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Full text of "Etudes franciscaines"

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ETUDES  FRANCISCAINES 


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ETUDES 

FRANCISCAINES 


REVUE  MENSUELLE 

Paraissant    le    i5    de    chaque    mois 
TOME  X.  — JUILLET-DÉCEMBRE  1903 


PARIS 
LIBRAIRIE   Cfl.   POUSSIELGUE 

15,    RUE    CASSETTE,    15 

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<^OIT  LOUÉ  NOTRE'SEIGNEVR  JÉSUS^CIIRIST  TOUJOURS! 


LA  NOBLESSE  DES  PAYS-BAS 

A  LÀ  FIN  DU  SEIZIÈME  SIECLE 


II  est  de  tradition  de  représenter  Thistoire  belge  à  la  fin 
du  XVI®  siècle  et  au  -  commencement  du  XVII''  siècle 
comme  une  époque  sans  importance.  Le  règne  des  archi- 
ducs Albert  et  Isabelle  n'a  pas  ouvert,  dit-on,  une  ère  de 
prospérité  ;  loin  de  là,  il  a  été  la  cause  d'un  marasme  absolu. 
S'occuper  de  cette  époque,  c'est  se  condamner  à  rééditer 
des  élucubrations  dans  Te  genre  de  Brantôme  ou  de  Talle- 
mant  des  Réaux. 

Théorie  reçue,  c'est  vrai,  mais  théorie  fausse.  Le  règne 
des  archiducs,  le  gouvernement  d'Albert  et  d'Isabelle  a  été 
une  résurrection,  suivie,  hélas  !  trop  tôt  d'une  rechute.  Il 
serait  facile  de  le  prouver  en  étudiant  la  vie  commerciale, 
le  développement  des  libertés  populaires.  Restreignons 
notre  cadre  à  la  noblesse. 

La  noblesse  joua  un  grand  rôle  en  Belgique  aux  XVI®  et 
XVII*  siècles.  A  la  fin  du  XVI®  siècle,  surtout,  elle  reprend 
l'ascendant  que  la  politique  des  rois  lui  avait  fait  perdre  de- 
puis le  moyen  âge.  Un  revirement  se  produit  :  les  souve- 
rains ont  besoin  d'elle  ;  à  leur  tour,  ils  sont  affaiblis.  La 
guerre  est  devenue  en  Europe  mal  endémique.  Il  faut  pour 
soutenir  le  fardeau  onéreux  des  troupes  mercenaires,  le  se- 
cours des  grands  vassaux,  de  leur  fortune,  de  leur  influence, 
et  pour  payer  leurs  services,  faute  d'argent,  il  faut  les  com- 
bler d'honneurs  et  de  titres,  fermer  les  yeux  sur  les  libertés 
qu'ilâ  s'accordent. 

L'organisation  militaire,  si  défectueuse,  est  la  principale 
cause  de  cette  puissance  renaissante.  Les  soldats  se  vendent 
au  plus  offrant  ;  il  faut,  pour  tirer  parti  de  pareilles  troupes, 
les  encadrer  d'officiers  de  choix:  la  noblesse  les  fournira.  Elle 


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6  U  NOBLESSE  DRS  PAYS-BAS 

devient,  par  cela  même,  le  plus  sûr  appui  du  souverain  et 
elle  comprend  les  avantages  de  cette  situation. 

Elle  exigera  désormais  ce  qu'elle  ne  faisait  que  demander 
et,  autrement  que  les  soldats,  il  est  vrai,  elle  se  fera  payer 
aussi  sa  fidélité,  son  dévouement,  son  sang  et  ses  finances. 

Toutefois  le  caractère  chevaleresque  dont  elle  était  jadis 
si  fière,  s'est  effacé  avec  l'énergie  de  la  foi.  Le  souffle  de  la 
Réforme  a  terni  les  âmes.  Il  semble  que  les  principes  les  plus 
traditionnels  de  morale  et  d'honneur  soient  noyés  dans  un 
brouillard  de  sophismes  et  d'égoïsme,  c'est  un  feu  de  bois 
vert  allumé  par  Thérésie  dont  les  conséquences  ont  été  un 
amoindrissement  du  sens  moral  marchant  de  pair  avec  les 
progrès  de  la  révolte.  L'intérêt  personnel,  Tambition,  de 
mowidres  causes  même,  priment  les  idées  de  patrie,  de  foi 
jurée,  d'honneur,  de  vertu.  Un  fils  de  Henri  IV,  un  Gaston 
d'Orléans  n'a  aucun  scrupule  de  s'allier  avec  TEspagne  contre 
son  frère  et  son  pays.  Un  Gondé  ou  un  Turenne,  pour  une 
blessure  d'amour-propre,  vont  offrir  leur  épée  aux  ennemis. 
Un  Mansfelt  combat  tour  à  tour  pour  les  catholiques  ou  les 
protestants.  Le  Prince  de  Savoie  tourne  à  tous  vents.  Il  ne 
reste  vraiment  plus  sur  le  vieil  édifice  de  l'antique  chevalerie 
qu'un  seul  bastion  :  le  point  d'honneur  personnel.  Tous 
ces  nobles  sont  vaillants  à  la  folie.  Ils  mettent  leur  fierté  à 
se  battre  avec  un  courage  héroïque,  sans  s'inquiéter  si  le 
motif  en  vaut  la  peine.  G'est  l'amour-propre  qui,  le  plus 
souvent,  guide  le  bouillant  guerrier.  Le  souverain  met  sa 
politique  à  embrigader  ces  amours-propres  par  tous  les 
moyens  çn  son  pouvoir.  Les  abbayes,  les  pensions,  les  évê- 
chés,  les  bénéfices,  les  titres,  voilà  sa  monnaie.  La  force  lui  fait 
défaut,  il  doit  prendre  ce  monde  turbulent  et  batailleur  par 
son  côté  faible  :  la  gloriole,  et  fermer  les  yeux  sur  les  dénis 
de  justice.  Et  comment  ferait-il  pour  sévir?  Les  armées  ne 
sont  plus  à  lui,  la  police  manque.  Richelieu  n'a  pas  encore 
montré  comment  on  peut  dompter  le  lion  sauvage,  on  se 
borne  à  le  flatter. 

G'est  que  les  caractères  de  cette  époque  sont  violents 
comme  l'existence  de  leur  temps.  L'Europe  est  devenue  un 
immense  chainp  de  bataille  sillonné  sans  cesse  par  la  dévas- 
tation. Les  guerres  de  Religion    ont  amené    cette  cruauté 


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A  LA  FIN.  DU  XVI*  SIKCLE  7 

fanatique  et  sombre  qui  fait  reculer  le  seizième  siècle  aux 
horreurs  de  la  Barbarie,  Jamais  à  aucune  époque  de  This- 
toire  la  guerre  ne  fut  plus  inutilement  cruelle.  Le  soldat  est 
un  bourreau  expert,  dépouillé  de  pitié.  Certaines  armées 
comme  celles  d'Halbersladt,  d'Ernest  de  Mansfelt  semblent 
n'être  qu'un  ramassis  des  plus  affreux  bandits.  Là  où  passe 
une  armée,  un  sillon  de  sang,  de  farmes,  de  boue,  reste 
creusé  derrière  elle.  C'est  le  désert.  Ami  ou  ennemi  sont 
à  peu  près  également  traités.  Aucune  ville  ne  se  prend 
sans  pillage,  et  quel  pillage  ?  Les  crimes  les  plus  hideux 
s'y  commettent,  les  tortures  les  plus  épouvantables  s'in- 
ventent. Après  la  prise  de  Metz,  on  coupe  les  deux  bras 
aux  femmes  et  on  les  force  à  courir  nues  sur  les  routes  jus- 
qu'à ce  qu'elles  tombent  mortes.  En  Frise,  les  paysans  sont 
attachés  à  une  certaine  distance  de  grands  feux  et  grillent 
lentement  sous  les  quolibets  des  soldats.  On  n'ose  pas  re- 
produire les  récits  qui  surgissent  à  chaque  page  des  anciens 
documents  et  l'on  recule  épouvanté. 

Les  chefs  de  ces  armées  peuvent-ils  ne  pas  participer  à 
cette  atmosphère  de  violence  sanguinaire?  A  voir  toutes  ces 
horreurs,  la  sensibilité  s'émousse  quaAd  la  bète  humaine  ne 
surgit  pas  elle-même  pour  commander  les  pires  supplices. 

Le  Taciturne,  le  duc  d'Albe,  Ernest  de  Mansfelt,  Bethlen 
Gobar  et  bien  d'autres  ont  été  des  vainqueurs  féroces  qui 
terrifiaient  leurs  contemporains  eux-mêmes.  Mais  les  autres 
sont-ils  plus  humains  ?  L'aimable  Prince  de  Parme,  ce  bril- 
lant Alexandre  Farnèse,  l'idole  des  soldats  et  le  héros  des 
dames,  livre  pendant  quatre  jours  la  ville  de  Mastricht 
au  plus  épouvantable  pillage.  L'élégant  Spinola,  général 
aussi  valeureux  qu'homme  de  mœurs  délicates  et  raffinées, 
est  cité  pour  son  excessive  bonté  qui  alla  même^  à  la  prise 
d'une  ville,  jusqu'à  réduire  les  supplices  des  vaincus,  à  la 
pendaison  de  sept  ou  huit  hommes  seulement.  Un  Tilly  ou  un 
Montmorency  qui  défendent  à  leurs  soldats  d'attenter  à  l'hon- 
neur des  femmes  ou  de  martyriser  les  ennemis  font  l'éton- 
nement  des   chroniqueurs  du  temps. 

De  là  une  violence  de  mœurs  qui  éclate  à  tout  instant  et  se 
manifeste  dans  la  recrudescence  furieuse  des  duels  et  dans 
les   crimes    que    se  permet   hardiment  tout  homme  assez 


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8  LA  NOBLESSE  DES  PAYS-BAS 

haut  placé  pour  se  croire  au-dessus  de  la  justice.  Les  duels 
deviennent  une  plaie  meurtrière  pour  la  noblesse  dont  ils 
fauchent  la  fleur,  ces  combats  singuliers  exigeant  que  les 
seconds  se  battent  à  côté  du  duelliste,  ce  qui,  d'une 
querelle  particulière,  fait  parfois  une  véritable  boucherie 
où  se  blessent  dix  ou  vingt  personnes. 

Quand  arrivera  Richelieu,  les  gentilshommes  seront  stu- 
péfaits d'être,  pour  un  duel,  jugés  comme  simples  manants. 
L'impunité,  d'ailleurs^  n'est-elle  pas  un  privilège  du  sang 
«  bleu  »  ?  Le  souverain  ne  doit-il  pas  quelque  condescen- 
dance à  ceux  qui  Qui  fournissent  armées  et  généraux  ?  A 
quoi  bon  s'appeler  Montmorency  s'il  faut  être  jugé  comme 
un  simple  clerc  de  basoche  ? 

Et  Richelieu,  lui-même,  n'échappe  pas  à  cette  influence 
du  titre.  Le  clerc  de  basoche  coupable  d'un  meurtre  de  ta- 
verne sera  soumis  à  la  question.  On  n'oserait  pas  même  y 
penser  pour  un  Boutteville. 

Ainsi  en  est-il  partout.  Le  prestige  du  nom  est  tel  que  le 
manant  lui-même  l'accepte  sans  murmurer.  La  vie  du  faible, 
son  honneur,  son  bien  semblent  d'abord  appartenir  aux 
puissants  du  monde.  A  chaque  page  des  chroniques  du  temps 
cette  vérité  se  fait  jour  avec  la  plus  tranquille  inconscience. 

Veux-t-on  des  faits  ?  En  voici  deux  pris  au  hasard  parmi 
les  nombreuses  pièces  de  procédure  des  archives  de  Bel- 
gique. Cent  autres  faits  du  même  genre  s'y  rencontrent. 

Trois  jeimes  seigneurs  portant  les  plus  grands  noms  du 
pays  se  promènent  un  matin  aux  environs  de  Bruxelles,  le 
long  du  canal  de  Willebroech{l).  En  ce  moment,  l'endroit 
est  désert,  et  ils  aperçoivent,  venant  à  eux  sur  le  chemin  de 
halage,  une  de  ces  lourdes  voitures  appelées  «  chars  »  où 
se  trouvent  trois  jeunes  femmes,  conduites  par  le  seul  co- 
cher. Ce  sont  des  demoiselles  de  la  petite  noblesse  des 
environs  qui  se  rendent  à  Bruxelles  pour  faire  des  achats. 
Elles  sont  fraîches  et  jolies  et  l'idée  vient  aux  trois  prome- 
neurs de  ne  pas  les  laisser  passer  sans  leur  adresser  quelques 


(1)  Cette  promenade  était  généralement  fréquentée,  le  canal  de  Willo- 
broech  servant  de  voie  de  communication  ordinaire  avec  Anvers.  Les  coches 
d'eaux  et  les  barques  s'y  remontraient,  nombreuses. 


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A  L\  FIN  DU  XVI-  SÏEGLF:  9 

galanteries.  La  plaisanterie  est  très  mal  reçue  des  trois 
dames  qui  renvoient  les  godeluraux  sans  façon  et  ordonnent 
au  cocher  de  hâter  le  pas. 

Cet  espèce  de  dédain  fait  tout  de  suite  monter  la  colère 
aux  cerveaux  inflammables  des  promeneurs.  Ils  se  jettent  à  la 
tête  des  chevaux  et  comme  le  cocher  fait  mine  de  se  dé- 
fendre, un  des  gentilshommes  tire  son  épée,  la  passe  à  tra- 
vers le  corps  du  pauvre  homme  qui  roule  mort  sur  le  sol. 
Excités  par  ce  meurtre,  les  misérables  se  jettent  sur  les 
jeunes,  femmes  terrifiées  et  leur  prouvent  brutalement  que 
la  force  prime  le  droit. 

Pendant  qu'ils  s'en  vont,  riant  de  l'aventure,  leurs  vic- 
times, à  demi  mortes  de  terreur  et  de  honte,  sont  secou- 
rues par  les  paysans.  Leurs  familles,  indignées,  portèrent 
plainte  à  TArchidut  Albert.  On  fit  une  enquête.  Mais  entre- 
temps les  auteurs  de  cette  ignominie  crurent  prudent  de 
faire  un  petit  voyage.  Quand  on  connut  leurs  noms,  on 
laissa  TafTaire  s'assoupir  et  peu  de  temps  après,  ils  repa- 
rurent sans  être  inquiétés  (1). 

A  peu  près  vers  le  même  temps,  Philippe  de  Robles,  époux 
de  la  fille  de  René  de  Chalons,  petite-fille  du  prince  Pierre 
Ernest  de  Mansfelt,  après  avoir  assisté  à  un  office  à  Sainte- 
Gudule,  reconduisait  avec  toute  la  noblesse  présente,  selon 
Tusage,  les  archiducs  Albert  et  Isabelle  qui  rentraient  à 
pied  à  leur  palais.  Philippe  de  Robles  demeura,  après  la  ren- 
trée des  souverains,  sur  la  place  du  Palais  appelée  «  les 
bailles  de  la  Cour  »  à  causer  avec  son  frère  le  comte  d'A- 
nappes,  le  fils  de  celui-ci  et  un  seigneur  espagnol,  Don  Luis 
de  Velasco. 

Pendant  qu'ils  s'entretiennent  ensemble,  passe  un  com- 
missaire aux  revues  appelé  Monet,  homme  paisible  et  estimé 
qui  s'était  déjà  chargé  de  quelques  affaires  de  la  Princesse 
Charles  de  Mansfelt,  tante  par  alliance  de  Philippe  de 
Robles,  concernant  la  succession  du  Prince  Pierre  Ernest. 

Le  robin  marchait  modestement  sans  lever  la  tête  lorsque 
Robles,  l'interpellant  durement,  lui  reproche  de  passer  sans 

(1)  La  Gazette  de  France  cite  les  noms  des  trois  coupables  :  ce  sont  le 
comte  de  Boussu,  le  comte  de  S*'  Aldegonde  et  le  comte  de  Meghen, 


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10  LA  NOBLESSE  DES  PAYS-UAS 

saluer.  Monet  se  défend  poliment,  et,  pressentant  une  que* 
relie,  veut  s'éloigner;  mais  Robles  que  la  colère  gagne 
redouble  ses  injures.  Monet,  vexé,  se  rebiffe  et  Tirascible 
Philippe  se  jette  sur  lui  pour  le  souffleter.  Par  un  geste  tout 
naturel  de  déiense,  Monet  met  la  main  à  la  garde  de  son 
épée,  mais  Robles  a  déjà  tiré  la  sienne  et  pendant  que  Tin- 
fortuné  cherche  à  dégager  la  garde  de  son  arme  embar- 
rassée dans  son  manteau,  le  gentilhomme  lui  traverse  la 
gorge  de  sa  lame  meurtrière.  Le  pauvre  commissaire  tombe 
et  Robtes  a  la  lâcheté  de  le  frapper  à  nouveau  dans  le  dos. 

Pendant  toute  cette  scène,  aucun  des  amis  de  l'assassin  ne 
fait  un  geste  pour  l'arrêter.  Ils  regardent,  curieux,  indiffé- 
rents ou  amusés,  trouvant  leur  intervention  inutile  puisqu'il 
s'agit  d'un  roturier  sans  importance  et  le  forfait  accompli, 
ils  se  séparent  tranquillement  sans  même  daigner  s'occuper 
du  cadavre  qui  git,  sanglant,  sur  le  sol. 

Ce  crime  perpétré  en  plein  jour  devant  la  demeure  des 
Archiducs  était  par  trop  insolent.  La  Princesse  Charles  de 
Mansfelt  s'en  montra  fort  irritée.  Son  crédit  à  la  Cour  et  les 
sentiments  de  justice  de  l'Archiduc  provoquent  une  enquête. 
Robles  est  cité  devant  le  Conseil  privé;  mais  selon  l'habitude 
des  gentilshommes  d'alors,  en  ces  occasions,  le  coupable 
avait  cru  prudent  de  disparaître.  On  le  condamna  par  défaut 
et  on  séquestra  ses  biens.  Au  bout  d'un  an,  la  famille 
ayant  fait  quelques  démarches  (les  Ghalons  étaient  des  Nas- 
sau), Robles  obtint  remise  entière  de  la  peine. La  circonstance 
atténuante  invoquée  était  l'infériorité  sociale  de  la  victime. 
Monsieur  de  Salnias,  Président  du  Conseil  de  Luxembourg 
ayant  fait  publier  le  ban  lancé  contre  Philippe  de  Robles,  fut 
averti  a  qu'il  ne  fallait  pas  en  agir  ainsi  avec  des  gens  de 
telle  qualité  »  (1). 

Ces  deux  faits  en  disent  long  ;  inutile  de  les  multiplier. 

Le  souverain,  d'ailleurs,  est  incapable  de  se  faire  obéir, 
car  il  n'en  a  pas  les  moyens.  Si  les  crimes  sont  trop  énormes, 
s'il  faut  enfin  se  saisir  d'un  coupable,  l'assassinat  ou  la  ruse 
lui  fournissent  des  armes. 


(1)  Voir  pour  les  détails  :  Ernest  de  Mansfelt  par  le  comte  de  Villeruont, 
tome  I*'. 


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  LA  n.\  DU  XVI»  SIKCLB  11 

C'68t  ainsi  que.  Philippe  IV,  pour  punir  la  trahison 'dn 
Comte  Henry  de  Berghes,  engage  ceux  qui  pourront  le  faire, 
à  assassiner  le  traître.  S^il  ose  se  saisir  d'un  grand  coupable 
c'est  en  le  trompant,  en  Tinvitant,  en  le  faisant  inviter  à  une 
fête  afin  de  le  prendre  comme  dans  une  souricière.  Et  en- 
core peut*on  toujours  craindre  que  les  parents  ou  amis  ne 
s'en  viennent  faire  le  siège  de  la  prison  où  ne  taillent  en 
pièces  Tescorte  armée  qui  conduit  le  criminel. 

Et  cependant  ce  monde  batailleur  et  hautain  est  loin  de 
ressembler  à  ces  barbares  dont  ils  ont  repris  certains  côtés 
de  mœurs.  Ces  gentilshommes  sont  charmants.  Avec  la  cui- 
rasse ensanglantée,  ils  ont  déposé  la  violence  et  sous  le 
velours  et  la  dentelle,  ce  ne  sont  plus  que  de  spirituels  cou- 
reurs, d'aimables  érudîts,  des  amateurs  délicats  de  beaux 
arts.  Ils  jouent  du  luth,  ils  composent  des  sonnets,  ils  dis- 
cutent un  mot,  une  idée  avec  toutes  les  subtilités  de  senti- 
ment, de  politesse  raffinée  dont  M*"*  de  Rambouillet  sera  la 
vivante  synthèse.  Us  sont  grands  chercheurs  de  curiosités, 
de  raretés,  de  belles  choses.  Ils  ont  des  cabinets  et  des  gale- 
ries dont  ils  se  font  gloire  ;  leurs  hôtels,  leurs  salons  sont 
remplis  de  somptueuses  tapisseries,  de  tableaux,  de  sculp- 
tures, de  meubles  de  grand  prix. 

La  chambre  à  coucher  du  duc  de  Bournouville  en  son 
ch&teau  de  Tamines  a  des  tentures  de  dorures  rouges  gar- 
nies M  d'un  estoffe  d'or  »>  avec,  sur  le  lit,  une  couverture 
brodée  d'or,  et  sous  un  dais  de  velours  rouge  parsemé 
d'étoiles  blanches  se  trouveun  fauteuil  pareil,  brodé  d'or  »  (1). 

Le  développement  de  l'art  en  Belgique,  à  cette  époque, 
montre  combien  généreux  étaient  alors  les  Mécènes  et  quel 
élan  ils  lui  donnèrent  en  dépit  des  circonstances  difficiles  où 
se  trouvaient  le  pays. 

Le  sombre  Taciturne  écrit  des  poésies  pleines  de  grâce 
et  de  douceur.  Spinola,  même  en  campagne,  ne  peut  manger 
que  dans  sa  vaisselle  plate,  éclairé  par  des  flambeaux  d'argent. 
Les  sciences  sont  également  estimées.  Les  archiducs  Albert 
et  Isabelle  les  protègent  et  s'y  intéres.sent  autant  que  leurs 


(1)  Bibliothèque  royale  de  Belgique,  mss.  fonds  Goethals,  farde  1755.  In- 
ventaire des  meuble»  de  A.  H.  de  Bournonville. 


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12  LA  NOBLESSE  DES  PAYS-BAS 

grands  vassaux.  On  se  fait  un  honneur  d'assister  aux  concours, 
organises  par  les  Jésuites,  aux  leçons  d'un  Juste  Lipse,  aux 
expériences  scientifiques.  En  même  temps  les  relations  mon- 
daines s'affinent;  on  se  réunit  souvent,  on  donne  des  bals, 
des  goûters,  des  fêtes  aussi  splendides  que  bien  ordonnées. 
Avec  l'arrivée  d'Isabelle  aux  Pays-Bas,  Bruxelles  devient 
un  centre  brillant  et  animé^  comme  jamais  la  «Belgique  n'en 
avait  possédé  encore. 

Mais  la  noblesse  belge  a  un  plus  grand  titre  de  gloire.  Elle 
a  su  garder  intacte  sa  foi  alors  que,  tout  autour  d'elle,  en 
Angleterre,  en  Hollande  et  en  Allemagne,  le  protestantisme 
trouvait  dans  les  classes  élevées  ses  meilleures- armées  de 
propagande.  Sans  doute  il  y  eût  des  défections,  le  triste 
Philippe  de  Marnix  essaya  d'établir  la  réforme  dans  .nos  pro- 
vinces, sous  le  masque  d'une  révolte  patriotique.  On  sait 
comment  cet  essai  avorta.  Cependant  les  hautes  classes 
eurent  quelque  mérite  de  résister  aux  offres  brillantes  que 
leur  faisaient  leurs  voisins.  L'Espagne,  alors  la  nation  catho- 
lique par  excellence,  opprimait  la  Belgique  et  abaissait  sa 
noblesse;  il  semblait  donc  qu'il  y  eût  un  moyen  de  vengeance 
et  d'émancipation  dans  l'union  avec  les  réformés.  Mais  ni  la 
colère,  ni  le  grossier  appât  de  la  curée  des  couvents  qui  avait 
fait  succomber  les  grands  d'Angleterre  et  d'Allemagne  ne 
purent  ébranler  la  fidélité  religieuse  de  la  nation  belge. 
D'ailleurs  la  vie  de  famille  a  gardé,  en  Belgique,  une  grande 
dignité.  L'esprit  de  foi  y  règne,  il  préserve  des  violents 
égarements.  L'exemple  des  archiducs  fortifie  ces  bonnes 
mœurs,  et  alors  qu  en  F'rance  les  anecdotes  piquantes  rem- 
plissent, chroniques  et  correspondances,  on  trouve  peu  de 
scandales  aux  Pays-Bas  espagnols. 

Autjur  des  jeunes  souverains  envoyés  par  l'Espagne 
pour  ramener  en  Belgique  la  paix  et  la  prospérité  se  groupe 
tout  de  suite  une  cour  formée  de  la  noblesse  indigène  sur- 
tout, pleine  d'espérance  en  l'avenir  du  nouveau  règne,  fer- 
mement décidée  à  donner  à  la  dynastie  qui  se  fonde,  une 
absolue  fidélité  La  stérilité  du  mariage  d'Albert  et  d'Isa- 
belle fut  le  motif,  pour  la  cour  d'Espagne,  de  reprendre 
l'ancienne  et  maladroite  politique.  A  la  mort  d'Albert,  l'Ar- 
chiduchesse Isabelle  ne  fut  plus,  aux  yeux  de  son   neveu, 


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A  LA  HN  DU  XVI«  SIKGLE  13 

qu'urie  gouvernante^  dont  chaque  jour,  il  rognait  les  pouvoirs. 

C'est  alors  que  les  grands  seigneurs  des  Pays-Bas,  frus- 
tes dans  leur  patriotique  espoir  d'une  Belgique  libre,  se 
voyant  humiliés  et  abaissés  journellement  par  les  nobles 
espagnols  redevenus  possesseurs  de  toutes  les  places,  ma- 
nifestèrent une  mauvaise  humeur  et  une  impatience  toute 
naturelle.  Elle  fût  habilement  exploitée  par  les  ennemis  de 
la  maison  d'Autriche,  je  veux  dire  les  protestants  d'un  côté, 
et  de  l'autre  Richelieu  et  ses  amis.  Les  tentations  ne  man- 
quèrent pas.  Elles  prirent  toutes  les  formes.  L'histoire  de 
cette  lutte  entre  le  devoir  et  les  aspirations  à  l'indépendance 
est  un  point  intéressant  de  nos  annales. 

Elle  peut  se  résumer  dans  les  vicissitudes  de  l'existence 
des  quatre  grands  seigneurs  accusés  de  trahison  par  le 
Président  Roose  :  le  duc  d'Arschot,  le  prince  de  Barbanson 
le  prince  d'Epinoy  et  le  duc  de  Bournonville. 

Nous  nous  occuperons  peut-être  un  jour  d'étudier  ces 
belles  et  nobles  figures,  surtout  le  duc  de  Bournonville  dont 
la  physionomie  est  le  miroir  vivant  de  toute  la  noblesse  de 
cette,  époque  aux  Pays-Bas  espagnols,  noblesse  dont  le  ca- 
ractère se  résume  en  quatre  lignes  :  la  recherche  du  luxe,  le 
mépris  du  danger,  la  fierté  dû  sang  et  de  sa  dignité,. l'amour 
du  sol  natal  et  de  la  patrie. 

CoMTKSSE    MaIIÏE   DE    VlLLERMONT. 


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NOTRE  ARCHITECTURE   RELIGIEUSE 

AU    MOYEN    AGE 


l'-'  Article 


Les  églises  élevées  sur  noire  sol  des  temps  mérovingiens 
au  début  du  règne  de  Charlemagne  furent  des  manifestations 
plutôt  fidèles  de  Tart  chrétien  né  à  Rome  après  Fédit  de 
Constantin.  On  commença  d'en  varier  les  types  dans  la  se- 
conde moitié  du  VIII*  siècle.  Les  constructeurs  appelés  par 
Carolus  le  grand  procédaient  d'après  le  parti  byzantin,  mais 
ne  s'astreignaient  pas,  bien  au  contraire,  à  le  suivre  scrupu- 
leusement. Leurs  continuateurs  eii  se  préoccupant  pardessus 
tout  de  voûter,  créèrent  peu  à  peu  les  éléments  d'une  archi- 
tecture originale.  Au  X*  siècle,  l'art  roman  possédait  ses 
caractères  essentiels  ;  au  XI*,  il  s'affirmait  par  des  chefs- 
d'œuvre. 

•  Comme  leurs  aînés  de  Byzance,  nos  architectes,  afin  d'al- 
lier, sans  nuire  à  l'harmonie,  les  formes  rectangulaires  et  la 
coupole,  édifièrent  celle-ci  sur  le  sommet  de  quatre  arcs  dis- 
posés sur  plan  carré.  Afin  d'annihiler  les  poussées  diver- 
gentes de  la  voûte  et  des  arcs  (1),  ils  établirent  ces  derniers 
au  dessus  de  piliers  assez  vigoureux  pour  en  supporter  la 
charge,  et  ils  les  contrebutèrent  par  d'ingénieuses  voûtes 
en  quart  de  sphère  et  en  berceau.  Toutefois,  s'ils  rompirent 
avec  la  tradition  latine,  ce  ne  fut  pas  sans  lui  avoir  pris  tout 
ce  qui  pouvait  leur  servir.  De  plus,  quelques-uns,  ceux  de 
l'Aquitaine,  empruntèrent  à  ce  système  un  syrien  que  l'on 
peut  dire  une  interprétation  délectable  de  l'architecture  ro- 
maine.' Car  leur  désir  d'assurer  des  dispositions  nouvelles 

(1)  On  entend  par  poussée  la  pression  oblique  cxerréc  par  une  voûu  contre 
les  murs  qui  la  portent,  lesquels  murs  bout  appelés  pieds-droits. 


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Notre  arcuitkctuhk  relIgigikuse  al-  moyen  aoe  ii> 

ne  les  entraîuait  pas  à  d'injustes  dédains  envers  le  passé  ; 
ils  avaient  trop  d'intelligence  de  leur  art  pour  répudier  ce 
que  les  éléments  de  construction  usités  avant  eux  présen- 
taient d'excellent.  Ils  sUngénièrent  donc  à  les  perfectionner 
et  à  les  appliquer,  en  artistes,  d'une  manière  inédite.  Et  ils 
y  réussirent  après  les  inévitables  tâtonnements  des  débuts, 
car  ces  assimilateûrs  avaient  l'esprit  inventif.  L'arc  doubleau 
fut  utilisé  par  eux  avec  une  adresse  sans  précédent  (1)  et  ils 
en  tirèrent  le  contrefort  auquel  leurs  continuateurs  allaient 
donner  une  force  extraordinaire  par  l'usage  des  voûtes  con- 
trebutantes. 

L'église  de  Germigny-des-Prés  (Loiret),  copie  exacte  d'un 
édifice  élevé  au  début  du  IX*"  siècle  (2),  représente  le  type 
byzantin  légèrement  modifié.  Sa  nef  centrale,  établie  sur 
plan  carré,  est  flanquée  de  quatre  bas  côtés  égaux,  et  sa 
voûte  annulaire  recouverte  d'une  toiture  en  charpente. 
D'autre  part,  elle  est  la  première  église  de  France  que  l'on 
ait  dotée  d'une  tour  lanterne  (3'.  Les  premières  manifesta- 
tions de  l'architecture  nouvelle  se  reconnaissent  dans  les 
églises  de  Vîgnory  (Haute-Marne),  consacrée  vers  969,  de 
Saint-Sever  (Gascogne),  commencée  en  982,  de  Saint-Michel 
d'Aiguilhe  (Velay),  consacrée  en  984  ;  dans  la  nef  de  l'église 
de  Montiérender  (Îlaute-Marne) ,  commencée  en  989 ,  la 
Basse-Œuvre  (cathédrale  primitive  de  Beauvais),  la  nef  de 
Saint-Pierre-de-Jumièges  (distincte  de  l'Abbatiale),  dans  les 
églises  de  Beaulieu-lès-Loches  (Indre-et-Loire),  bâtie  de  1007 
à  1002^  de  Saint-Généroux  (Deux-Sèvres),  de  Valcabrère 
(Haute-Garonne),  dans  la  crypte  de  Saint-Aignan  d'Orléans 
et  une  partie  de  celle  de  Saint-Denis. 

A  Jumièges  ,  k  Montiérender,  à  Vignory ,  on  ne  voûta 
que  certaines  parties  de   Téglise.   Le    chœur   de  Vignory, 

,1)  L'arc  doubleau  est  un  arc  construit  en  saillie  potir  soutenir  les  voûtes 
en  berceau.  Appuyés  sur  des  pilastres  ou  âetqi  colonnes  engagées  dans  la 
pierre,  les  arcs  doubleaux  constituent  ce  qu'on  appelle  les   travées. 

(2)  L'édifice  original  fut  démoli,  et  voici  plus  de  trente  ans  l'on  reconstrui- 
sit sur  son  plan  l'église  actuelle. 

(3)  C'est  le  baptistère  de  Saint-Georges  d'Ezra  (Syrie)  qui  présente  le 
premier  exemple  connu  de  tour-lanterne.  Ce  baptistère,  élevé  en  516,  est 
maintenant  une  église. 


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16  NOTRE  ARCHITECTURE  RELIGIEUSE  AU  MOYEN  AGE 

élevé  sur  le  même  plan  que  le  Saint-Sépulcre  de  Jésus,  et 
les  trois  chapelles  voisines  de  Tabside  oÂFrent  des  voûtes  en 
quart  de  sphère  ;  au  contraire,  la  nef  qui  reproduit  le  type 
des  basiliques  latines  est  couverte  en  bois  ainsi  que  ses  bas 
côtés. 


Au  début  du  XP  siècle,  toutes  les  nations  catholiques 
tinrent  à  honneur  d'augmenter  la  beauté,  la  splendeur  de 
leurs  égliees  et  de  leurs  plus  modestes  chapelles.  On  sait  le 
mot  de  Raoul  Glaber  ;  c'est  avec  une  ardeur  prodigieuse  que 
Ton  construisit  et  que  Ton  reconstruisit.  La  France  se  dis- 
tingua particulièrement. 

Les  nouveaux  procédés  furent  appliqués  à  peu  près  par- 
tout, mais  on  continua,  dans  certains  endroits,  à  reproduire 
quelques-uns  des  types  consacrés.  Il  reste  quelques  exemples 
d'édifices  ronds  ou  polygones  élevés  à  Tinstar  du  Saint- 
Sépulcre  de  Jérusalem  ;  ce  sont  le  «  temple  »  de  Lanleff 
(Côtes-du-Nord),  les  églises  de  Rieux-Mérinville  (Aude),  de 
Saint-Bonnet-la-Rivière  (Corrèze),  de  Neuvy-Saint-Sépulcre 
(Indre),  de  Sainte-Croix  à  Quimperlé  (1).  Ailleurs,  comme 
à  Saint-Genoux,  dans  Tlndre ,  les  constructeurs  se  bor- 
nèrent à  introduire  queiq\ies  variantes  dans  le  type  des 
basiliques,  ou,  comme  à  Montmajour,  près  d'Arles  (chapelle 
Sainte-Croix),  ils  combinèrent  les  principes  antiques  avec 
ceux  de  Byzance.  En  d'autres  lieux,  notamment  en  Bre- 
tagne,   on  n'innova  qu'avec  une  prudence  excessive/ 

.Après  avoir  adopté  la  voûte  d'arête  pour  couvrir  les  bas- 
côtés  des  églises,  les  architectes  choisirent  la  voûte  en  ber- 
ceau comme  couronnement  des  nefs  (2).  Afin  de  rendre 
celles-ci  plus  solides,  ils  se  gardèrent  de  leur  attribuer  plus 
de  largeur  qu'aux  bas-côtés,  et  ils  disposèrent  les  arcs  de 
ces  derniers  de  telle  sorte  que  le  berceau  fut  contrebuté  par 
les  voûtes  d'arête. 

(1)  Celle-ci  est  une  reconstruction  moderne. 

(2)  La  voûte  en  berceau  est  un  demi-cylindre  qui  repose  sur  des  murs  pa* 
rallèles  ;  la  voûte  d'arête  s'obtient  pai'  l'intersection  de  deux  cylindres  qui 
se  pénètrent  à  angle  droit  et  portent  sur  quali-c  points  d'appui. 


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NOTRE  ARCHITECTURE  RELIGIEUSE  AU  MOYEN  AGE  17 

Le  chœur,  l'abside  et  les  absidioles  de  l'église  de  Cerisy- 
la-forêt  (Manche),  élevée  au  début  du  Xl*^  siècle,  sont  voûtes 
en  berceau,  et  en  quart  de  sphère  ;  les  bas-côtés  ont  des 
voûtes  d'arête,  la  nef  est  couronnée  par  une  charpente. 
L'église  abbatiale  du  Mont-Saint-Michel  fut  coavnencée  en 
1020  d'après  un  plan  analogue  (1).  Et  les  mômes  dispositions 
se  retrouvent  dans  l'église  de  la  Trinité  (ancienne  Abbaye 
aux  Dames)  à  Caen,  dont  les  voûtes  sont  particulièrement 
remarquables  par  leur  structure. 

Le  nouveau  système  de  construction,  cette  architecture 
que,  depuis  1825,  on  appelle  romane,  triomplia,  aux  XI°  et 
Xll**  siècles,  par  l'admirable  église  abbatiale  Saint-Pierre  de 
Gluny  (2),  Saint-Martin  d'Ainay  (Lyon),  Saint-Appollinaire 
de  Valence,  Notre-Dame  de  Beaune,  les  églises  de  Paray-le- 
Monial  et  de  Semup  (Saône-et-Loire),  la  cathédrale  d'Autun, 
Nolre-Dame-du-Port  (Clermont),  les  églises  d'Issoire ,  de 
Saint-Nectaire,  d'Orcival,  de  Saint-Saturnin,  la  nef  de  Saint- 
Amable  de  Rîom,  l'Abbaye  de  Charlieu  (Loire),  Saint-Lazare 
(Avallon),  Saint-Martin  (Tours),  les  églises  de  la  Charité-sur- 
Loire  (Nièvre),  de  Sainl-Savin  (Vienne),  de  Sainl-Benoît-sur- 
Loire  (Loiret),  de  Fontgombault  (Indre),  de  Souvigny  (Allier), 
Saint-Germain-des-Prés  (Paris),  Saint-Rémi  (Ueims\  la  nef 
de  Saint-Etienne,  la  Trinité  et  Saint-Nicolas  (Caen),  Saint- 
Front  (Périgueux),  les  églises  de  Solignac  (Haute-Vienne), 
de  Souillao  (Lot),  de  Fontevrault  (Maine-et-Loire)  (3),  les  ca- 
thédrales de  Cahors,  d'Angoulême,  de  Saintes,  Sainte-Croix 
de  Bordeaux,  Notre-Dame-la-Grande,  Saint-Ililaire  et  Mon- 
lierneuf  à  Poitiers,  Saint-Sernin  à  Toulouse,  les  églises  de 
Conques  (Aveyron),  du  Dorât  (Haute-Vienne)  ;  les  portails 
des  églises  de  Beaulieu  (Corrèze),  du  Vouvent  (Vendée),  les 
tours  et  une  partie  de  la  nef  de  la  cathédrale  de  Bayeux,  la 
tour  de  Saint-Porchaire  (Poitiers),  les  clochers  de  Saint-Ger- 
main d'Auxerre,  de  Déols  (Indre)  et  de  Vendôme  ;  les  cloîtres 
de  Saint-Sauveur  d'Aix-en-Provence  et  des  anciennes  cathé- 

(1)  Sa  nef  centrale  reçut  une  charpente  apparente  cl  l'on  donna  au  chœur, 
à  l'abside  et  aux  absidioles  du  transept  des  voûtes  en  berceau  et  en  quart  de 
sphèrs.  Hildebert  II  était  alors  abb<^'. 

(2)  Commencée  en  1089^  terminée  en  1131. 
(S)  Aujoard'hai  détruite. 

E.  F.  —  X.  —  2 


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18  NOTRE  ARCHITECTURE  REUGIXUSB  AU  MOTËN  AGE 

drales  d'Arles,  de  Cavaillon  en  Provence,  d'Elne  en  Rous- 
sillon  et  de  Saint-Bertrand  de  Comminges. 

Saint-Pierre  de  Cluny,  que  son  immensité  et  ses  richesses 
Tendirent  célèbres  dans  toute  la  chrétienté,  comprenait  une 
avant-nef,cinq  nefs,  deux  transepts,  dont  l'un  à  bas-catés, 
et  un  rond-point  avec  chapelles;  sa  maltresse  voûte  s'élevait 
en  berceau,  à  plus  de  trente  mètres  du  sol.  Un  croisillon  du 
grand  transept  et  la  grosse  tour  centrale  sont  tout  ce  qui 
reste  de  cet  incomparable  monument  (1). 

Etabli  comme  l'église  des  Saints  Apôtres  de  Constanti- 
nople,  c'est-à-dire  avec  des  nefs  croisées  qui  dessinent  une 
croix  grecque  et  que  surmontent  cinq  coupoles  ovoïdes, 
Saint-Front  a  été  bâti  d'après  les  principes  de  la  construction 
syrienne,  mais  avec  une  ordonnance  originale.  Ses  cou- 
poles,, obtenues  par  une  succession  d'assises,  ont  été  com- 
binées de  telle  sorte  que  leur  poussée  se  trouve  très  dimi- 
nuée^ ses  grands  doubleaux  reçurent  la  forme  de  l'arc  brisé, 
cette  forme  dont  on  allait  tirer  bientôt  un  si  grand  parti,  et 
les  pendentifs  de  ses  coupoles  furent  disposés  avec  une 
heureuse  ingéniosité.  C*est,  d'après  ce  type,  quelque  peu 
modifié,  que  l'on  construisit  les  églises  de  Saint-Jean  à  Cole, 
de  Saint-Etienne  à  Périgueux  et  à  Gahors,  et,  d'après  le  plan 
et  la  coupe  de  ces  deux  dernières,  l'église  de  Saint-Avit- 
Sénieur  (Dordogne). 

A  Saint-Paul  d'issoire  (fin  XI"  ou  début  XIP),  ooi  contrebuta 
la  nef  centrale  par  des  demi-berceaux;  et  ce  mode  de  cons- 
truction donna  lieu  à  d'intéressants  édifices  comme  l'Abba- 
tiale deSaint-HilaireetNotre-Dame-la-Grande  à  Poitiers,  que 
recommande  surtout  sa  façade.  Un  autre  spécimen  de  voûte- 
mentqui  ne  manque  pas  de  puissance  se  voit  dans  le  narthex 
de  l'église  de  Saint-Benoît-sur-Loire  ;  mais  là,  l'effet  a  été 
gâté  quelque  peu  par  le  développement  abusif  donné 
aux   points    d'appui.    Saint-Sernin    de   Toulouse    présente 

(1)  Commencée  en  1089,  d'après  les  plans  des  moines  Gauzon  et  d'Héxo- 
lon,  ceUe  église  n'avait  été  terminée  qu'en  1131.  Encore  y  ajouta-t-on,  en 
1220,  un  vaste  narthex.  On  appelait  ainsi  les  vestibules  intérieurs  que  l'on 
élevait  en  avant  des  basiliques  monastiques  à  l'intention  des  hôtes  de  pas- 
sage. La  basilique  comprenait  cinq  nefs  voûtées  en  plein  cintre.  La  chapelle 
occidentale  date  du  XIII^  siècle. 


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NOTRE  ARGHITëCTURB  RELIGIEUSE  AU  MOYEN  AGE  19 

une    magnifique    ceinture   d'absides    bellement    décorées. 

On  peut  soutenir  que  U  voûte  caractérise  particulière- 
ment notre  architecture  des  XI*  et  XIV  siècles.  «  Dans  les 
conditions  normales,  explique  M.  Ânthyme  Saint-Paul,  une 
église  romane  se  rattache  au  plan  bs^silical  amplifié  et  pré- 
sente trois  nefs,  quelquefois  cinq  (comme  à  Cl^ny,  à  la  Gha- 
rité-sur-Loire,  à  Souvigny  et  à  Saint-Sernin  de  Toulouse  ; 
par  une  exception  unique,  il  y  avait  sept  nefs  à  Saint-IIilaire 
de  Poitiers),  un  transept  assez  développé,  flanqué  parfois  lui- 
même  de  bas-côtés  et  presque  toujours,  vers  TOrient,  d'une 
ou  deux  absidioles  à  chaque  croisillon  ;  quelque  travées 
continuent  aur-delà  du  trapsept,  l'ordonnance  de  la  nef,  et  ont 
pour  suite,  dans  les  grandes  églises,  le  rond-point,  avec  ses 
trois  ou  cinq  absidioles... 

«  La  façade  occidentale  s'ouvrait  par  trois  portes  ;  celle  du 
centre,  la  plus  grande  et  la  plus  belle  était  divisée  en  deux 
baies,  par  un  pilier  ou  trumeau.  Quand  les  portes  latérales 
n'existaient  pas,  elles  étaient  remplacées  par  des  arcades 
aveugles,  ou  bien  par  des  fenêtres  lorsqu'il  y  avait  des  tours. 
Au-dessus  des  portes  des  dispositions  variées  d'arcades  et 
de  fenêtres  remplissaient  le  reste  de  la  façade  (1).  » 

Dès  quelle  eut  ses  éléments  essentiels,  l'architecture  ro- 
mane, dont  l'évolution  avait  été  jusqu'alors  longue  et  dé- 
licate, se  développa,  se  perfectionna  rapidement  et  prit  un 
caractère  français.  La  première  moitié  du  XII°  siècle  fut  en- 
core une  époque  de  transformation,  pendant  laquelle  on  tra- 
vailla plus  laborieusement  que  jamais  à  modifier  le  système 
de  voûtement.  Les  architectes  du  XI'  siècle  avaient  excellé  à 
rejeter  sur  les  piles  la  charge  des  voûtes  au  moyen  des  pen- 
dentifs et  des  arcs  doubleaux,  leurs  continuateurs  voulurent 
les  dépasser  en  virtuosité  et  ils  y  parvinrent  en  répartissant 
avec  un  meilleur  équilibre  les  poussées  et  les  résistances. 
Les  églises  de  Saint-Avit-Sénieur  (Dordogne),  de  Fontevrault 
et  de  Saint-Pierre  (Saumur)  montrent  comment  fut  accompli 
le  passage  de  la  voûte  à  coupole  à  la  voûte'd'aréte  soute  que 
par  des  croisées  d'ogives.  D'autre  p?irt,  les  constructeurs 
ajoutèrent  au  traqsept  deux  bras  voûtés  en  berceau,  ce  quira- 

(1)  Histoire  monumentale  de  la  France,  p.  97*98. 


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20  NOTRE  ARCHITECTURE  RELIGIEUSE  AU  MOYEN  AGE 

mena  les  plans  à  la  forme  de  la  croix  latine.  Par  malheur 
certains  gâtèrent  leur  œuvre  en  dissimulant  Textérieur  des 
coupoles  sous  un  comble  à  deux  rampants.  Ainsi  firent  les 
auteurs  de  la  cathédrale  d'Angoulème  et  des  Abbatiales  de 
Fontevrault  et  de  Sôlignac. 

Une  église  qui  paraît  avoir  été  bâtie  au  XP  siècle,  mais 
dont  plusieurs  parties  sont  de  Tâge  suivant,  Notre-Dame  du 
Puy  en  Velay,  se  distingue  par  un  caractère  particulier.  Des 
coupoles  octogones  recouvrent  les  travées  de  sa  nef  et  la 
croisée  de  son  transept,  dont  les  ailes  offrent  une  voûte  en 
berceau.  Des  assises  de  grès  blanchâtre  et  de  lave  sombre 
parent  ses  murs  d'une  mosaïque  naturelle.  Et  ses  diverses 
parties  forment  un  ensemble  imposant  non  moins  que  cu- 
rieux. Ses  travées  orientales  ont  été  construites  en  plein 
cintre  et  les  autres  en  arcs  brisés.  Son  clocher,  analogue  à 
ceux  du  Limousin  et  du  Périgord,  présente  une  succession 
d'étages,  dont  les  supérieurs  vont  en  se  rétrécissant.  Son 
cloître,  reconstruit  sur  trois  côtés  au  XIP  siècle,  porte  l'em- 
preinte byzantine. 

Dans  les  provinces  du  midi,  où  Tart  romain  s'était  si  bien 
acclimaté,  les  architectes  restèrent  longtemps  fidèles  aux 
(Jispositions  antiques  tout  en  s'ouvrant  au  nouveau  système. 
Il  en  résulta^  dès  le  XII*  siècle,  une  conciliation  charmante 
du  passé  et  du  présent.  Car  ces  maîtres  d*œuvre  avaient  le 
sentiment  des  concordances  et  le  don  d'imprégner  de  poésie 
les  formes  qu'ils  imposaient  à  la  matière,  (^.e  sont  des  édi- 
fices d'un  art  exquis  que  l'église  de  Saint-Trophime  à  Arles, 
romane  par  ses  voûtes  et  basilicale  par  sa  nef;  que  l'abbatial  \ 
de  Saint-Cîilles  en  Languedoc,  dont  les  portes  ont  comme 
un  air  syrien  ;  que  l'église  de  Sainte-Marthe  à  Tarascon,  si 
romano-provençale  par  ses  colonnes  et  son  attique;  que 
l'église  de  Moissac  (Tarn-et-Garonne)  à  la  porte  merveilleuse 
par  sa  décoration.  Le  même  double  caractère  antique  et  ro- 
man se  reconnaît  sur  le  cloître  de  Saint-Trophime  et  sur  ses 
dérivés,  les  cloîtres  de  Montmayour,  près  d'Arles,  et  de 
Saint-Paul  du  Mausolée,  près  de  Saint-Remi  ;  des  voûtes  en 
berceau  recouvrent  leurs  galeries  et  des  arcs  doubleaux  y 
lancent  leurs  nervures. 

Cependant,  malgré  ses  qualités,  le  parti  roman  ne  pouvait 


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NOTRE  ARCHITECTURE  RELIGIEUSE  AU  MOYEN  AGE  21 

être  considéré  comme  un  type  définitif,  car  il  ne  piermettait 
guère  d'agrandir  les  églises  el  d'en  éclairer  Tintérieur  tout 
en  conservant,  comme  beaucoup  le  désiraient,  le  plan  basi- 
lical  et  la  voûte.  Dès  Saint-Front,  où  Togive  fut  très  heureu- 
sement employée,  maints  constructeurs  avaient  cherché  les 
moyens  d'accomplir  les  progrès  nécessaires.  Quelques  ré- 
sultats des  premières  recherches  apparaissent  dans  les  bas- 
côtés  de  la  nef  de  Saint-Etienne  de  Beauvais,  le  déambulatoire 
de  Morienval,  l'église  de  Bury,  la  crypte  de  Corneilles  en 
Parisis  (Seine-et-Oise),  le  narthex  de  Veszeirfy,  la  voûte  de 
l'église  de  Poissy,  (travaux  exécutés  entre  1120  et  1140  (1). 
Ainsi  peut-on  suivre  les  phases  de  la  formation  du 
système  qui  allait  enrichir  la  France  d'incomparables 
édifices. 

«  Toutefois,  dit  M.  Camille  Enlart,  l'histoire  de  la  transi- 
tion parait  devoir  rester  obscure  par  suite  du  manque  com- 
plet de  dates  certaines  pour  les  églises  rurales  de  l'Ile-de- 
France  et  de  la  Picardie  qui  sont  ses  plus  nombreux  et  peut- 
être  ses  plus  anciens  témoins  ainsi  que  pour  les  plus  anciennes 
voûtes  d'ogives  de  la  Normandie.  Du  concours  de  diverses 
présomptions,  on  peut  seulement  déduire  que  la  croisée 
d'ogives,  était  en  usage  dans  l'Ile-de-France  et  la  Picardie 
vers  1120  (2),  évidemment  depuis  très  peu  de  temps,  comme 
en  fait  foi  la  maladresse  avec  laquelle  on  l'employait  en- 
core (3).  » 

Selon  M.  Anthyme  Saint-Paul,  le  problème  qui  passionnait 
nos  architectes  les  plus  éminents  aurait  été  résolu  par  la  cons- 
truction du  chœur  de  la  basilique  de  Saint-Denis.  Cette  opi- 

(1)  On  pourrait  ajouter  à  cette  liste  la  cathédrale  d'Evreux,  rebâtie  après 
l'incendie  de  1119.  La  disposition  des  piliers,  selon  M.  C.  Enlart,  prouve 
que  les  bas-côtés  ont  reçu   alors  des  voûtes  d'ogives. 

^2;  «  L'église  de  MaroUes  (Seine-et-Oise)  fut  donnée  à  Saini-Martin-des- 
Champs  en  1117,  celle  de  Notre-Dame  d'Âiraincs  (Somme)  entre  1108  et  1119  ; 
il  semble  qu'elles  aient  été  rebâties  peu  après  ces  dates  ;•  le  chœur  de  Mo- 
rienval (Oise),  monument  du  XI*  siècle,  a  reçu  vers  la  même  époque  un  étroit 
déambulatoire  dans  le  même  style  de  transition  ;  ce  dégagement  pourrait 
avoir  été  motivé  par  l'installation  dans  ce  chœur  des  reliques  de  Saint-An- 
nobert,  1122.   » 

{d)  Manuel  d'archéologie  française  depuis  les  temps  merov  ptsqu'à  la  lie- 
nais.,  p.  '140. 


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â2  NOTRE  ARCHITECTURE  RELIGIEUSE  AU  MOYEN  AGE 

Uion  hou§  parait  fort  pUUsible  (l).  Si  la  basilique  élevée  par 
âUgef*  cotifeiét^ve  lin  fcaraclèt*e  ?omdtl  à  rëxték*ièur,  Ife  rond- 
point  pt^ésent^  là  solutioii  de  toutes  les  difficaltés  qui,  jus- 
(ju'albts,  avaiétit  eniravé  leS  maîtrefe  d'oeuvre.  «  îl  est  donc 
impbssible  d*eii  doUtteb  :  lorsqlitô  les  plati^  de  ce  chœur  furent 
fixés  sUi*  Ife  parchelttih  et  les  îbndemeilts  c^eilsés  dans  le  sol, 
le  style  Ojgi val,  côilime  pHttcipe  de  cbiistrtictioii,  était  trouvé, 
et  la  dalfe  de  1140  doit  être  acfceptéfe  cotnttife  celle  qui  en 
hiarqué  le  plus  exactement  l'origine.  Quatre  artà  plus  tard, 
le  chtfeur  bâti  par  Suger  était  cotisacré,  et  le  succès  de  plu- 
sieurs sîèfcles  d'efforts  tnanifesté  aux  yeux  de  tous  (2)  ». 

Plus  légèté  que  le  pendentif,  quoique  aussi  résistante,  la 
croisée  d'ogîvés  se  récommandait  par  maints  avantages. 
Aussi,  s'empressa-t'-on,  dans  la  plupart  des  provinces,  d'a- 
dopter le  mode  raisonné  de  voùtement  sur  ce  genre  de  croi- 
sée, c'fest-à-dit'e  sur  néJrvurès  ,  ^bu  plutôt  sur  membrures 
croisées  dîâgôndéirient  (3). 

Lés  fcathédraié's  de  ÎVoyon  et  de  Sentis,  le  cbœUr  de  Saint- 
riCi'main-des-Prés  de  Paris,  l'église  prieurâle  de  Saint-Leu 
d'Essei-ertt  (OiSe),  offtent  autant  de  répliques  de  Saint-Denis. 
Mais  on  he  s'appliqua  pas  moins  vite,  en  Champagne,  en  Pi- 
cardie, comme  dans  l'He-de-lFrànce,  l'Anjou  et  le  Poitou,  à 
perfectionner  le  système  naissant,  à  le  rendre  tout  à  fait  ori- 
ginal. La  cathédrale  de  Sens,  dont  le  rond-point  avait  été 
élevé  d'après  le  type  de  Poissy,  était  encore  bien  romane  (4). 
Ce  fut  sulr  dés  plans  houveâUx  inâîs  différents  d'e  celui  de 
Saint-benîs  que  furent  construits  l'abbatiale  de  Pohtigny 
(Yonne),  la  collégiale  de  Mantes  (Seine-et-Oise),  les  chœurs 
de  Notre-Dame  de  Châlons-sur-Marne  et  de  Saint-Rémi  de 


(1)  Jules  Quicherat  était  |)ersuadé^  lui  aussi,  que  la  croisée  d'ogives  avait 
passé  à  l'état  de  système,  tout  d'abord  dans  l'Île-de-France  ;  mais  il  croyait 
que  son  type  primitif  avait  disparu. 

(2)  Anthyme  Saint-Paulv  loc.  cit.,  p.  127. 

(8)  Les  Angevins,  ΀8  Poitevins,  quelques  Manctoanx  et  quelques  ïouran- 
geansL  n'acceptèrent  la  croisée  d'ogives  que  pour  la  «jodifief.  La  voûte  à  ner- 
vures, d*ailleurs  eaquiare,  qn'ils  composèrent,  offre  nwe  rôncarité  qui  ne 
laisse  pas  d'évoquer  les  coupoles. 

(4)  Pendant  quelque  temps,  on  conserva  le  plein  cintre  à  côté  de  Tare  brisé 
qu'alors  on  employa  dans  les  seuls  endroits  où  il  était  nécessaire. 


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NOTRB  ÀBCHITfiCTURE  RELIGIEUSE  AU  MOYEN  AGE  23 

Reims,  les  cathédrales  de  Meaux,  de  Laon  et  de  Liçieux,  le 
croisillon  circulaire  de  la  cathédrale  de  Soissons,  Téglise 
Saint-Laumer  de  Biois.  Ces  édifices  et  ces  parties  d'*édifices 
représentent,  avec  le  clocher  vieux  de  Notre-Dame-de- 
Chartres ,  de  Saint-Germer ,  dans  POise  ,  Saint-Maclou  de 
Pontoise,  Saint-EvremontdeCreil,  Saint-Martin-des-Champs 
(Paris),  Saint-Maurice  d'Angers,  la  période  rudimentaire  de 
la  nouvelle  architecture.  Sa  période  primitive  commence 
avec  les  églises  abbatiales  de  Longpont  (Aisne)  et  de  Mouzon 
(Ardennes),  les  cathédrales  de  Soissons,  de  Rouen  (1),  de 
Chartres,  une  partie  du  chœur  et  le  portail  Sainte-Anne  de 
Notre-Dame  de  Paris,  le  chœur  et  le  transept  de  Saint-Jean- 
de-Lyon,  la  nef  de  la  cathédrale  de  Bordeaux ,  la  tour  de 
Notre-Dame  d'Etampes  qui  n'a  de  roman  que  ses  arcades. 

On  peut  voir  aussi  un  commencement  d'application  des 
principes  affirmés  à  Saint-Denis  dans  Notre-Dame  de  la 
Goulture  au  Mans,  Sainte-Radegonde  à  Poitiers,  les  églises 
de  Sainte-Marie-du-Lac  à  Thor,  près  d'Avignon,  du  Saint- 
Sauveur  à  Saint-Macaire,  près  de  Bordeaux,  de  Saint-Caprais 
à  Agen,  de  Saint-Etienne  à  Toulouse  et  de  la  Sainte-Trinité 
à  Angers.  Dans  la  Sainte-Trinité,  la  croisée  d'ogives  a  été 
soulagée  par  un  arc  doubleau  qui  soutient  les  arcs  ogives  au 
point  où  ils  se  croisent.  A  Soissons,  dont  la  cathédrale  avait 
été  voûtée  avec  yne  rare  délicatesse,  on  ne  s'en  tint  pas  aux 
arcs  intérieurs,  on  établit  à  l'extérieur,  sur  de  puissants 
contreforts,  des  arcs  libres  dessinés  en  quart  de  cercle  qui 
divisèrent  chacune  des  travées  et  remplirent  l'office  d'étais 
permanents. 

La  combinaison  de  ces  étais  de  pierre,  —  de  ces  arcs-bou- 
tants,  pour  les  appeler  par  leur  nom,  —  avec  la  croisée 
d'ogives  constitue  le  système  improprement  dénommé  go- 


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2'i  NOTRE  ARCHITECTURE  RELIGIEUSE  AU  MOYEN  AGE 

on  peut  le  considérer  w  comme  Taboutissement  du  style 
roman,  puisqu'il  apporte  la  solution  des  recherches  qui 
préoccupaient  les  maîtres  d*œuvres  romans  :  seul,  il  a  permis 
d'élever  des  édifices  légers,  clairs,  spacieux  et  solides  quoique 
voûtés;  on' n'a  pas  encore  dépassé  la  science  des  maîtres 
d'œuvres  gothiques  et  toutes  les  solutions  trouvées  depuis 
sont  inférieures  (1)  ». 

Le  XIII"  siècle,  à  jamais  mémorable  par  l'épanouissement 
de  l'art  médiéval,  vit  presque  achever  Notre-Dame  de  Paris 
et  Notre-Dame  de  Chartres,  édifier  les  cathédrales  de 
Bourges,  de  Reims,  d'Amiens  (celle-ci  procédant  de  celle-là), 
de  Beauvais,  de  Bazas,  les  églises  d'Abondance  en  Savoie, 
des  Dominicains  et  des  Carmes  à  Toulouse,  Saint-Jacques  à 
Dieppe,  Saint-Urbain  à  Troyes,  Saint-Nicaise  à  Reims,  les 
nefs  de  Saint-Sauveur  à  Aix-eii-Provence  de  Sainl-Jcan  à 
Lyon,  le  portail  de  Saint-Jean-des  Vignes  (Aisne),  des  chœurs 
de  Saint-Julien  au  Mans,  de  Jumièges  (Seine-InférieunO, 
de  Saint-Etienne  à  Caen,  de  Montiérender,  de  Saint-Rémi  à 
Reims,  de  Vézelay,  de  Saint-Pierre  à  Troyes,  de  Saint- 
Etienne  à  Auxerre,  de  Saint-Maurice  à  Tours  (2).  Le  môme 
siècle  vit  réfectionner  la  basilique  de  Saint-Denis  et  Saint- 
Victor  à  Marseille  (3),  reconstruire  les.  cathédrales  de  Cou- 
tances,  de  Bayeux  et  de  Séez,  Saint-Bénigne  à  Dijon,  la  ba- 
silique de  Saint-Quentin  (4)  et  Téglise  du  Bec  ;  commencer 
Notre-Dame  de  Dijon,  les  cathédrales  d'Arras,  de  Toul,  de 
Châlons-sur-Saône,  de  Vienne,  de  Bayonne,  de  Clermont  (5), 
de  Rodez,  de  Limoges,  de  Toulouse,  de  Narbonne,  d'Albi^ 
de  Besançon,  l'Abbatiale  de  Saint-Maximin  (Var)  (6),  et  de 
multiples    églises,    dont    Saint-Séverin    et    Saint-Germain- 

(1)  Loc.  cit.,  ch.  V.,  p.  434. 

(2)  Jean  de  Chelles  éleva  le  porlail  méridional  de  Notre-Dame  do  Paris. 
Saint-Nicaise  est  d'Hugues  Libergier  ;  on  attribue  à  Guillaume  le  chœur  de 
Saint-Ktienne  ;  Etienne  de  Mortagne  éleva  la  cathédrale  de  Tours. 

(3)  C'est  le  moine  Hugues  qui  dirigea  cette  réfection  (1255).  Les  nouvelles 
constructions  de  Saint  Denis  (1231*1280)  furent  exécutées  par  Pierre  de  Mou- 
tereau. 

(4)  Chœur  élevé  par  le  cambraisien  Vilard  de  Honnecourt. 

(5)  La  cathédrale  de  Clermont  a  été  commencée  par  Jean  Deschamps. 

(6)  Commencée  en  1295  par  Pierre. 


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NOTRE  ARCHITECTUUE  RELKilKUSE  AU  MOYEN  A(iE  25 

TAuxerroisà  Paris,  Saint- Antoine  dans  Tlsère,  Saint-Barnard 
à  Romans,  Saint-Jean  de  Malte  en  Aix-en-Provence. 

Et  tous  ces  édifices,  conçus  danB  un  môme  esprit,  diffèrent 
entre  eux  par  mille  nuances.  Aucune  architecture  n'a  pré- 
senté, avec  autant  de  luxuriance,  la  variété  dans  Tunité. 

C'est  encore  pendant  les  années  1200  que  furent  dressées 
certaines  églises  fortifiées,  — nécessité  des  temps  —  comme 
celle  des  Saintes  Maries  (Bouches-du-Rhône)  et  ces  exquis 
bijoux  de  pierre,  ces  châsses  architecturées  avec  une  tou- 
chante dilection,  les  Saintes  (]hapelles.  Elles  embellirent,  en 
les  sanctifiant,  le  château  Saint-Germaîn-en-Laye,  Tabbaye  de 
de  Chàalis  près  de  Senlis,  le  palais  du  roi  à  Paris,  celui  des 
Ducs  de  Bourgogne  à  Dijon  ;t).  Partout  sauf  dans  certaines 
provinces  du  midi  et  en  Bretagne,  le  nouveau  système  pré- 
valut. Les  constructeurs  méridionaux  voûtèrent  bien  leurs 
églises  sur  croisée  d'ogives;  mais  ils  ne  leur  donnèrent  qu'une 
nef  et  ils  en  disposèrent  les  contreforts  à  l'intérieur.  Quant 
aux  Bretons,  ils  continuèrent  de  recourir  aux  principes  de 
l'architecture  normande  du  XI*"  siècle  ;  du  moins,  la  cathé- 
drale de  Dol  permet  de  le  supposer. 

Les  cathédrales  de  Chartres,  de  Reims  et  d'Amiens,  toutes 
trois  également  grandioses  par  leur  décoration  comme  par 
leur  structure,  sont  les  chefs-d'œuvre  de  Tarchitecture  à 
<:roisées  d'ogives  et  à  voûte  arc-boutée  (2).  La  rose  du  tran- 
sept nord  et  l'appareil  des  arcs-boutants  de  la  première,  la 
façade  occidentale  de  la  seconde,  le  chœur  de  la  dernière  pro- 
clament la  science  et  le  génie  artiste  de  nos  maîtres  d'œuvre. 
Quand  s'ouvre  l'ère  des  grandes  cathédrales,  notre  archi- 
tecture est  franchement  originale  et  bien  réellement  française. 
Le  plan  des  églises  présente  fbrce  innovations.  «  Le  chœur, 

(1)  La  Sainto-Chapcllc  dijonaise  éiv.  détruite.  Celle  de  Paris  est  l'œuvre 
de  Pierre  de  Montereau  ou  de  .Montreuil. 

(2)  La  cathédrale  de  Chartres,  commencée  ver»  le  milieu  du  XII»  siècle, 
fut  consacrée  le  17  octobre  1260  devant  saint  Louis.  C'est  le  cinquième  édi- 
iice  érigé  en  ce  lieu.  La  cathédrale  d'Amiens  fut  commencée  vers  1220  sur  les 
plans  de  Robert  de  Luzarchos,  qui  eut  pour  successeurs  Thomas  et  Renaud 
de  Cormont.  La  cathédrale  de  Reims,  commencée  en  1212,  a  pour  auteurs  : 
Bernard  de  Soissons,  Gautier  de  Reims,  Jean  d'Orbais  et  Jean  Loups,  que 
continua  Robert  de  Courv. 


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2«  NOTRE  ARCHITECTURE  RELIGIEUSE  AU  MOYEN  AGE 

dit  M.  Anthytne  Saint-PAul,  a  fini  par  égaler  la  superficie  de 
la  nef;  un  peu  moins  long,  il  devient  plus  large  dans  certaines 
églises  qui,  n'ayant  que  deux  collatéraux  dans  la  nef,  en 
prennent  quatre  dans  la  partie  rectangulaire  du  chœur,  entre 
le  transept  et  Tabside.  Il  y  a  beaucoup  de  petites  églises  qui, 
dépourvues  de  bas*côtés  dans  la  nef,  en  ont  dans  le  chœur, 
par  exemple  celles  de  Norrey  (Calvados)  et  d'Essones  (Seine- 
et^isel  ;  tin  grand  édifice,  la  cathédrale  de  Bordeaux,  se 
trouve  dans  le  même  cas.  C'était  Tinverse  dans  les^  églises 
romanes.  Les  chapelles  des  ronds-points,  au  lieu  d'être 
isolées  les  unes  des  autres  et  de  n'être  qu'au  nombre  de  trois 
ou  de  cinq,  comme  à  Tépoque  romane,  se  groupent,  forment 
une  série  continue,  et  Ton  en  trouve  sept,  neuf  et  jusqu'à  onze 
(cathédrale  d'Orléans)  autour  d'une  même  abside.  Ces  cha- 
pelles deviennent  de  plus  en  plus  profondés,  et  l'une  d'elles, 
celle  de  l'axe,  ordinairement  consacrée  à  la  Vierge,  dépasse 
en  longueur  toutes  les  autres.  La  partie  rectangulaire  du 
chœur  s'accompagne  à  son  tour  de  chapelles,  mais  celles-ci 
demeurent  carrées,  et  on  en  établit  de  semblables  le  long  des 
nefs  (1)  ». 

Le  nouveau  parti  de  construction  fut  appliqué  avec  non 
moins  de  bonheur  dans  l'architecture  monastique.  On  peut 
le  constater  par  les  cloîtres  de  la  Chaise-Dieu  (Haute-Loire  (2) 
et  de  Fontfroide  (Languedoc),  surtout  par  les  incomparables 
Lieux  réguliers  du  Mont-Saint-Michel,  ces  trois  étages  pro- 
digieux si  justement  appelés  la  Men^eiUe,  chef-d'œuvre  d'in- 
géniosité et  de  puissance  (3).  Il  n'existe  pas  d'autre  ouvrage 
ex<:lusivement  utile  qui  ait  été  réalisé  avec  autant  d'art  et  de 

(1)  Loc.  cil.,  p.  152. 

(2)  Le  cloître  du  XIII*  siècle  est  une  reconslilution.  L'abbaye  de  la  Chaise- 
Dieu  avait  une  école  artistique  justement  célèbre  ;  elle  fut  particulièrement 
illustrée  par  le  moine  Guinamand,  architecte-sculpteur  dont  la  p«'riode  d'ac- 
tivité s'étendit  dans  la  seconde  moitié  du  XI©  siècle. 

(:i)  "Restaurée  à  la  fin  du  X»  sièclô  et  agrandie  au  XII»,  l'abbaye  du  Mont- 
Saint- Nîichel  fut  presque  entièrement  détruite  1203  par  un  incendie.  Mais  les 
Bénédictins  se  mirent  aussitôt  à  relever  les  bâtiments  et,  vingt-cinq  ans  plus 
tard,  l'œuvre  était  achevée.  Les  trois  étages,  dont  deux  voûtés,  qui  forment 
les  lieux  réguliers  comprennent  l'aumônerie  et  le  cellier,  le  dortoir  et  le 
cloître,  le  rétccloire  et  la  salle  du  chapitre  (dite  des  Chevaliers).  Ils  ont  été 
bâtis  sous  l'inspiration  de  l'abbé  Jourdain. 


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NOTRR  ARCHITECTURE  RELIGIEUSE  AU  MOYEN  AGE  S7 

seniB  pratiqua  ;  nulle  part,  peut^^étt^,  l'harmonie  û^&i  été  obte- 
nue âter  udë  aussi  VigoureUsô  simpUt>ité« 

Le  succès  de  rarchitectufre  française  dépassa  très  vile  les 
fVoaUères.  Déjài,  au  début  d^  1%  conqudte  hôrmande,  les 
églises  et  lés  abbayes  de  l'Angleterre  Ax'^iient  été  élevées 
d'après  le  système  de  nos  architectest  Les  ôontîtiuateurs  de 
ces  defoiiers  firent,  au^  siècles  suivants^  triompher  nos 
principes  dans  les  cathédrales  de  Salîfebury,  d*Yùrk,  d'Ëly, 
de  Wille,  de  Lichfied,  de  Canturbery^  dont  Guillaume  de 
Sens  traça  le  plan  (1),  de  Lincoln,  dont  là  reconstruction  est 
attribuée  à  un  Blésois.  Dès  le  XII*  siècle,  la  plupart  des  na- 
tions chrétiennes  avaient  élu  les  procédés  français.  Certaines 
villes  firent  appel  à  nos  maîtres  d'œuvres,  d'autres  en- 
voyèrent leurs  constructeurs  étudier  chez  nous.  En  Dane- 
marck,  la  cathédrale  de  Rœskilde  fut  contruite  dans  le  carac- 
tère de  l'ancienne  cathédrale  d'Arras,  l'église  de  Ripen 
(Jiitland)  sur  le  type  dé  Saint-Front  de  Périgueux  et  l'on  peut 
considérer  comme  l'un  de  ses  dérivés  le  fameux  édifice  de 
Spire  en  Bavière.  L'àbbaye  de  Maulbronn,  en  Wurtemberg, 
fut  tracée  à  l'instar  de  celle  de  Clairvaux,.  et  Notre-Dame 
d'Amiens  servit  de  modèle,  au  moins  pour  le  chœur,  aux 
auteurs  de  la  cathédrale  de  Cologne.  Noire  art  inspira  les 
grandes  églises  de  Gand,  de  Tongres,  de  Louvain  et  de 
Bruges,  les  cathédrales  de  Bruxelles,  de  Lausanne  et  de 
Limbourg  ;  les  églises  de  Chiaravalle,  près  Milan,  de  Sainte- 
Marie  d'Arbona  (Abbruzzes),  de  San  Martino,  près  Viterbe, 
de  San  Galgamo,  près  Sienne,  de  Chiaravalle  de  Castagnola, 
près  Plaisance,  les  cathédrales  de  Lucera  et  de  Naples,  et 
encore,  dans  cette  dernière  ville,  Saint-Laurent  et  Saint-Do- 
minique ;  les  cathédrales  de  Tolède,  de  Burgos,  de  Léon, 
de  Badajoz,  la  façade  de  Saint-Marc  à  Séville,  l'église  cis- 
tercienne de  Val  de  Dios  (2). 

Mathieu  d'Arras  construisit  la  cathédrale  de  Prague  en 
Bohème,  le  parisien  Pierre  Bonneuil  celle  d'Upsal  en  Suède, 

(1)  C'est  à  ce  Guillaume  que  l'on  doit  la  cathédrale  de  Sens. 

(2)  Cette  église  a  été  bâtie  par  Gautier.  La  cathédrale  de  Tolède,  réplique 
de  celle  de  Bourges,  fut  édiliée  par  Pierre  (de  Corbie  ?)  La  cathédralo  de 
Burgos  rappelle  aussi  celle  de  Bourges.  Le  porche  occidental  de  Léon  dé- 
rive des  porches  latéraux  de  Chartres. 


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2S  NOTRK  ARCHITECTURE  UELKiJEUSE  AU  MOYEN  AGE 

Martin  Ravège  celle  de  Kolocsa  en  Hongrie.  Et  l'on  peut  con- 
jecturer qu'une  autre  grande  église  madgyûre,  Saint-Martin 
de  Kassovie,  est  Tœuvre  de  Vilard  d&  Honnecourt  (l). 
Quelques,-uns  de  nos  maîtres  parcoururent  avec  les  croisés, 
TAsie-Mineure  et  la  Terre-Sainte,  et,  partout,  ils  laissèrent 
une  merveille  comme  trace  de  leur  passage,  À  Trébizonde, 
on  voit  encore  dans  l'église  bysantine,  une  archivolte  des- 
sinée dans  le  style  de  notre  XIII*  siècle.  Dans  Chypre,  plu- 
sieurs édifices  magnifient  ce  style,  entre  autres  la  cathédrale 
de  Sainte-Sophie  à  Nicosie  (2). 

Alphonse  (îermain. 


(i)  On  sait,  en  effet,  que  et*  maître  fit  un  séjour  en  Hongrie  vers  1250. 

(2)  Cette  cathédrale  fut  commencée  en  1209  selon  le  parti  de  rile-dc-Kranro 
et  de  la  Champagne  :  il  se  pourrait  ((u'Eudes  de  Montreuil  eût  cdilié  l'un 
de  ses  portails  en  1247.  Voir,  sur  Tinfluence  artistique  de  nos  ancêtres 
dans  le  levant,  le  bel  ouvrage  de  M.  Melchior  do  Vogue  :  Los  Eglises 
de  la  Terre- Sainte. 


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LE 

LIEU   DE  LA  RENCONTRE   D'ABRAHAM 

ET    DE 

MELCHISÉDECH 

r- 

En  relatant  les  faits  mémorables  dont  fut  témoin  la  terre 
de  promission,  les  écrivains  sacrés  n'en  ont  paô  toujours 
déterminé  l'emplacement  avec  la  précision  du  géographe. 
De  là  pour  le  palestinologue  qui,  par  amour  de  la  science 
ou  esprit  de  foi,  cherche  à  localiser  certains  événements,  la 
source  de  perplexités  multiples.  11  lui  faut  interroger  les 
souvenirs,  écouter-  la  grande  voix  des  siècles,  compulser  les 
récits  des  pèlerins  des  différents  Ages,  porter  sur  la  confi- 
guration des  lieux  un  œil  scrutateur,  fouiller  le  sol,  se  livrer 
enfin  à  un  travail  qui,  s'il  lui  ménage  des  jouisstinces,  lui 
promet  aussi  des  peines,  des  fatigues,  des  déceptions  et 
parfois  d'amères  contradictions. 

C'est  une  œuvre  de  ce  genre  que  vient  d'entreprendre  le 
le  R.  Père  Barnabe  d'Alsace,  Franciscain  de  Terre  Sainte. 

Le  Père  Barnabe  d'Alsace  n'est  pas  pour  nos  lecteurs  un 
inconnu  que  nous  ayons  à  leur  présenter.  Les  travaux.pleins 
d'érudition  et  de  recherches  personnelles  sur  le  Thabor, 
sur  les  deux  Emmaiis,  suf  le  Prétoire  de  Pilate  et  la  forte- 
resse Antonia  que  nous  avons  étudiés  dans  cette  revue  lui 
assurent  une  place  distinguée  parmi  les  chercheurs  cons- 
ciencieux et  compétents  des  antiquités  palestiniennes. 

Il  est  rapporté  au  livre  de  la  (ienèse  que  Chodorlahomor, 
roi  d'Elam,  descendit  les  rives  du  Jourdain  avec  trois  de  ses 
vassaux  :  Arioch  d'EUassar,  Aramphel  de  Sennaar  et  Thabai, 
roi.  des  nations,  attaqua  les  rois  de  la  Pentapole  :  Sodome, 
Gomorrhe,  Adama,  Séloïm  et  Bala-Sigor,  les  défit,  pilla  le 
pays  et  emmena  en  esclavage  tous  les  hommes  dont  il  put 
s'emparer. 


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30  LE  LIEU  DE  LA  RENCONTRE  D'ABRAHAM 

Au  nombre  des  captifs,  se  trouva  Loth,  neveu  d'Abraham, 
avec  toute  sa  famille. 

Abraham,  informé  par  un  fuyard  du  malheur  arrivé  aux 
siens,  réunit  les  plus  vaillants  de  ses  serviteurs  au  nombre 
de  trois  cent  dix-huit,  se  mit  à  la  poursuite  du  vainqueur, 
le  joignit  près  de  Damas,,  le  surprit,  le  mit  le  déroute,  lui 
enleva  son  butin  et  délivra  les  prisonniers. 

A  son  retour,  il  rencontra  Melchisédech,  roi  de  Salem  et 
prêtre  du  Très-Hsfut.  Celui-ci  offrit  du  pain  et  du  vin  et  bénit 
le  père  des  croyants  en  disant  :  <«  Qu'Abraham  soit  béni  du 
Dieu  Très-Haut  qui  a  créé  le  ciel  et  la  terre.  Et  béni  soit  le 
Dieu  Très-Haut  qui,  par  sa  protection,  a  livré  tes  ennemis 
entre  tes  mains.  » 

Heureux  temps  où  une  si  petite  poignée  d'hommes  pouvait 
accomplir  un  si  brillant  fait  d'armes  î  Mais  en  quel  endroit 
se  fit  la  rencontre  des  deux  saints  personnages  :  le  patriarche 
et  le  pontife-roi  ?  C'est  là  un  des  problèmes  les  plus  ar- 
dus de  l'histoire  palestinienne  ?  Voilà  seiise  cents  ans  que 
le  débat  est  ouvert  et  les  plus  doctes  n'ont  point  encore 
pu  le  trancher.  A  son  tour,  le  Père  Barnabe  entre  en  lice  et 
en  quatre-vingt-onze  pages  fortement  documentées  apporte 
à  la  question  le  contingent  de  ses  lumières. 

Depuis  Hoba,  au  nord  de  Damas,  où  cessa  la  poursuite 
des  vaincus,  jusqu'au  pied  du  mont  Thabor,  rien  n'est  plus 
aisé  que  de  suivre  la  marche  triomphante  du  père  des  Hé- 
breux. Mais  là  commence  la  difficulté. 

A  ce  point,  la  route  bifurquait.  Une  voie  traversait  la  plaine 
d'Esdrelon  de  Test  à  l'ouest  pour  passer  par  Mégiddo  puis 
longer  les  bords  de  la  mer,  traversant  ainsi  le  territoire  de 
la  Samarie.  C'est  encore  aujourd'hui  la  plus  directe  et  la 
plus  facile  pour  se  rendre  de  Damas  à  Hébron  qu^habitait  le 
le  chef  heureux  de  l'expédition.  L'autre  s'étendait  à  Focci- 
dent  du  Jourdain  et,  bien  qu'elle  paraisse  moins  naturelle  que 
la  première,  c'est  au  cours  de  celle-là  que  la  tradition  cons- 
tante du  peuple  de  Dieu  place  invariablement  la  célèbre 
entrevue. 

Mais  ici  se  pose  un  nouveau  point  d'interrogation.  Nous 
ne  pouvons  hésiter  à  mettre  avec  l'unanimité  des  anciens 
auteurs  la  ville  de  Salem  et  la  vallée  de  Savé  qui  l'avoisinait 


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ET  D£  MELCHISGI>ECH  3t 

sur  la  rive  occidentale  du  fleuve,  mais  quel  étail  rempla- 
cement précis  de  la  ville  royale  ?  Ici  deux  traditions  sont  en 
présence,  toutes  deux  fort  anciennes,  mais  nécessairement 
contradictoires. 

La  première,  celle  des  juifs,  enseigne  que  cette  Salem 
devint  plus  tard  Jérusalem  ;  elle  est  soutenue  par  Flavius 
Josèphe,  le  Targum  d'Onkelos  et  la  plupart  des  auteurs 
sacrés  des  premiers  siècles  de   l'Eglise, 

La  deuxièijae  veut  que  cette  même  vilie  fût  située  dans  le 
pays  de  Samarie  ;  les  premiers  chrétiens  de  cette  contrée  et, 
à  leur  suite,  saint  Jérôme,  s'en  firent  les  ardents  défenseurs. 

Dans  le  cours  des  siècles,  une  troisième  opinion  vint  se 
greffer  sur  cette  dernière  et  augmenter  le  chaos.  Ce  ne 
serait  plus  la  vallée  de  Savé,  mais  le  mont  Thabor,  qui  aurait 
eu  la  gloire  de  recevoir  les  augustes  personnages.  Un 
sanctuaire  y  fut  môme  destiné  à  en  perpétuer  le  souvenir. 

Tâchons  de  débrouiller  cet  obscur  imbroglio... 

Nous  examinerons  d'abord  les  assertions  des  chrétiens 
de  Samarie. 

Qu'ils  plaçassent  le  lieu  qui  nous  occupe  sur  leur  terri- 
toire, c'est  un  fait  qui  ne  peut  faire  l'objet  d'aucun  doute. 
Dès  386,  sainte  Silvie  consignait  dans  ses  mémoires  cette 
croyance  erronnée.  Plus  tard,  saint  Jérôme  s'en  fera,  à  son 
tour,  le  champion  convaincu.  Ecoutons  le  saint  Docteur  : 

«  La  ville  de  Salem,  dit-il,  n'est  pas  comme  le  pense  Josèphe 
avec  tous  les  nôtres,  la  ville  de  Jérusalem  dont  le  nom  est 
composé  d'un  mot  grec  et  d'un  mot  hébreu  ;  ce  mélange  de 
langues  étrangères  démontre  Tabsurdité  d'une  telle  hypo- 
thèse. Salem  est,  au  contraire,  une  ville  située  près  de  Scy- 
thopolis  qui,  aujourd'hui  encore,  est  appelée  Salem  ;  on  y 
montre  le  palais  de  Melchisédech  dont  les  ruines^  par  leur 
grandeur,  attestent  l'antique  magnificence.  Il  est  question 
de  cette  Salem  à  la  fin  du  même  livre  (Gen. XXXIII,  17-18)  où 
il  est  dit  ;  Jacob  vint  à  Socoth,  c'est-à-dire  aux  pavillons  ; 
il  y  bâtit  des  maisons  et  y  dressa  des  tentes.  Ensuite,  il 
passa  à  Salem,  ville  du  pays  de  Sichem  dans  la  terre  de 
Chanaan.  L'on  doit  aussi  considérer  qu'Abraham,  retour- 
nant après  la  défaite  des  ennemis  qui  furent  poursuivis 
jusqu'à  Dan,   aujourd'hui  Panéas,   ne  trouva  pas  la  ville  de 


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32  LE  LIEU  DE  LA.  RENCONTRE  D'ABRAHAM 

Jérusalem  sur  son  chemin^  mais  celle  de  Saleni,  du  territoire 
de  Sîchem.    » 

Nous  avons  tenu  à  citer  ce  texte  dans  son  entier,  malgré 
son  étendue,  à  cause  de  la  grande  autorité  de  son  auteur,  La 
science,  la  vertu,  la  notoriété  du  fameux  solitaire  de  Beth- 
léem devaient  entraîner  la  conviction  de  son  entourage.  Tel 
fut  même  le  point  de  départ  de  la  légende  qui  donne  le  mont 
Thabor  pour  théâtre  à  cet  événement  biblique. 

Eh  bien  !  nous  n'hésitons  pas  àJe  dire  :  ce  fondement  est 
ruineux.  Saint  Jérôme  est,  sans  contredit,  de  tous  les  auteurs 
anciens,  celui  qui  connaissait  le  mieux  la  Palestine.  Mais 
remarquons-le  bien  :  la  préférence  qu'il  donne  à  la  tradition 
samaritaine  n'est  pas  le  résultat  d'une  étude  personnelle  de 
la  question  ;  c'est  d'après  les  indications  des  chrétiens  de 
la  région  qu'il  écrit  ;  ici,  il  n'est  pas  auteur,  il  n'est  qu'un 
écho.  Or,  nous  allons  le  voir  tout  à  l'heure,  le  son  est  faux  ; 
la  répercussion   du  son  Test  donc  également. 

Daus  cette  affirmation,  du  reste,  ces  chrétiens  ne  faisaients 
que  continuer  de  bonne  foi  une  tradition  qu'ils  tenaient  de 
leurs  anrctres,  les  anciens  habitants  de  la  Samarie. 

Tout  homme  droit  ne  doit  avoir  dans  ses  recherches  qu'une 
préoccupation  :  le  vrai.  L'intérêt,  le  parti  pris,  les  préjugés 
sont  des  conseillers  dont  il  n'écoutera  jamais  les  inspira- 
tions. Or,  cette  impartialité,  on  fut  loin  d'en  suivre  ici  la 
voix.  Telle  était  l'animosité  des  Samaritains  contre  le^  Juifs 
(|ue,  non  contents  de  la  possession  de  lieux  sacrés  parfaite- 
ment authentiques  :  le  puits  de  Jacob,  le  tombeau  de  Joseph, 
les  monts  Garizim  et  Hébal,  ils  s'en  attribuèrent  auxquels 
manquait  même  le  caractère  de  la  vraisemblance  et  allèrent 
jusqu'à  contester  à  leurs  rivaux  ceux  dont  l'emplacement 
dans  le  royaume  de  Juda  était  le  mieux  établi.  C'est  ainsi 
que,  d'après  leurs  chroniques, c'est  de  la  terre  de  Garizim  que 
fut  formé  le  corps  d'Adam,  c'est  sur  la  cime  de  cette  mon- 
tagne que  reposa  l'arche  de  Noé,  là  qu'Adam,  Seth  etJosué 
dressèrent  des  autels,  là  qu'Abraham  prépara  son  sacrifice. 

La  délicatesse,  le  souci  du  vrai  n'était  donc  pas  la  vertu 
dominante  en  Samarie.  Une  fois  lancé  dans  cette  voie, 
il  n'y  a  pas  de  raison  pour  s'arrêter.  Un  beau  jour,  un  per- 
sonnage quelconque  de  ce  pays  aura  trouvé  flatteur  pour  sa 


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ET  DE  MELCHISÉDEGH  33 

patrie  de  posséder  un  sanctuaire  en  plus  ;  de  là  à  y  placer  ce- 
lui que  nous  étudions,  il  n'y  a  qu'un  pas.  L'amour-propre  na- 
tional aidant,  la  légende  prit  corps  et  finit  par  devenir  une 
vérité  incontestable  qui  s'est  transmise  d'âge  en  âge.  Mal- 
heureusement la  base  en  est  sans  fondement.  Poursuivons 
donc  nos  recherches  en  nous  plaçant  sur  le  terrain  de  la 
géographie  et  de  l'histoire. 

Le.  nord  de  la  Palestine  renfermait  autrefois  plusieurs  lo- 
calités désignées  sous  le  nom  de  Salem. 

La  première  est  située  à  proximité  de  Tyr  et  de  Mérom, 
mais  par  sa  position,  ce  lieu  se  trouve  trop  en  dehors  du 
chemin  suivi  par  Abraham  pour  être  pris  en  considération. 

A  mi-chemin  entre  Taanak  et  Mégiddo,  V.  Guérin  si- 
gnale, sous  le  nom  de  Salem,  un  village  qui  porte  des 
traces  très  distinctes  d'antiques  constructions.  Mais  il  est 
placé  à  l'ouest  du  mont  Thabor,  et  c'est,  au  sud  de  cette  mon- 
tagne qu'il- faut  diriger  nos  recherches.  Cette  Salem  doit 
donc  être  encore  écartéq. 

Relatant  le  voyage  de  Jacob  à  son  retour  de  Mésopotamie, 
la  Genèse  signale  un  lieu  du  nom  de  Salem  au  cœur  même  de 
la  Samarie.  Mais  cette  Salem  ne  s'élève  qu'à  une  dislance  de 
six  à  sept  kilomètres  de  l'ancienne  Sichem.  Or,  comprendrait- 
on  sur  un  terrain  d'une  si  faible  étendue  deux  villes  capitales 
de  deux  peuples  différents  ?  Comment  la  résidence  du  roi  de 
Salem  se  trouverait-elle  au  milieu  d'un  peuple  de  race 
hévenne,  étrangère  à  lui  ?  Par  suite  de  quel  événement  Salem, 
ville  royale  du  prêtre  du  Très-Haut  au  temps  d'Abraham, 
n'aurait-elle  plus  été  qu'une  ville  des  Sichimites  au  temps  de 
son  petit-fils  Jacob  ?  C'est  donc  eacore  là  une  hypothèse  à 
évincer. 

Le  terrain  est  déblayé.  Les  traditions  apocryphes  sont 
sapées  ;  les  localités  dont  les  prétentions  n'ont  d'autre  titre 
qu'une  ressemblance  de  ^oms  sont  déboutées.  Il  est  temps 
d'élever  l'édifice. 

C'est  à  cette  construction  que  notre  auteur  consacre  les 
dernières  pages  de  son  travail.  Pour  lui,  l'ancienne  Salem, 
ville  royale  de  Melchisédech,  c'est  Jérusalem;  la  vallée  de 
Savé,  lieu  de  la  rencontre  des  deux  adorateurs  du  Très-Haut, 
n'est  autre  que  la  vallée  de  Josaphat. 

E.  F.  —  X.  -  3 


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d4 


LE  LIEU  I>£  hJk  HENCONTRR  D*ABRAHAM 


li 


La  principale  objection  que  présente  saint  Jérôme  pour 
déposséder  Jérusalem  de  ce  titre  de  gloire,  c'est  la  compo- 
sition hybride  de  son  nom  formé,  pense-t-il,  d'un  mot  grec 
et  d'un  mot  hébreu.  Cette  étymologie,  en  effet,  supposerait 
à  la  ville  une  création  postérieure  à  notre  incident.  Mais, 
grâce  à  des  découvertes  récentes  faites  dans  l'antique  Anti-  • 
noë,  ce  point  est  éclairci.  La  cité  existait  longtemps  avant 
Fépoque  mentionnée  dans  les  livres  saints.  Aux  temps  les 
plus  reculés  que  nous  connaissions  de  son  histoire,  c'était 
une  possession  assyrienne  qui  portait  le  nom  d'Urusalem, 
c'est-à-dire  ville  Salem.  Elle  passa  ensuite  sous  la  domination 
des  Egyptiens, puis  sous  celle  des  Jébuséens  d'où  elle  tomba 
au  pouvoir  des  Hébreux.  Salem,  Urusalem,  Jérusalem  et 
Jébus  sont  différents  noms  de  la  même  cité. 

Il  ne  serait  pas  sans  intérêt  de  connaître  les  origines  de 
cette  ville  si  justement  célèbre.  Plusieurs  auteurs  anciens 
les  ont  cherchées.  Citons  :  Ibn-kaldûn,  de  Tunis,  Mané- 
thon,  historien  de  l'Egypte,  Strabon,  Flavius  Josèphe  ;  mais 
tous  en  entourent  la  fondation  de  tant  de  récits  légendaires 
qu'il  est  impossible  de  discerner  le  vrai  du  faux.  Un  fait  ce- 
pendant est  remarquable  :  c'est  que  tous  lui  attribuent  un  ca- 
ractère sacré  parfaitement  en  harmonie  avec  l'union  sur  la 
même  tète  du  pouvoir  royal  et  du  pouvoir  sacerdotal.  Au- 
jourd'hui encore,  en  parlant  de  Jérusalem,  nous  disons  :1a 
ville  sainte  ;  c'est  aussi  le  nom  que  lui  donnent  ses  maîtres 
actuels,  les  musulmans. 

Ces  arguments,  sans  doute,  ne  sont  pas  péremptoires  en 
faveur  de  notre  thèse,  mais  ils  militent  pour  la  tradition 
judaïque,  qui  est  celle  de  notre  auteur,  représentée  par  Jo- 
seph et  suivie,  de  l'aveu  de  saint  Jérôme  lui-même,  le  plus 
ardent,  nous  l'avons  vu,  de  ses  contradicteurs,  par  les  écri- 
vains sacrés  des  premiers  siècles  de  l'Eglise. 

On  peut  donc,  sans  témérité,  conclure  que  Jérusalem  est 
véritablement  la  Salem  de  Melchisédech.  Mais  ce  n'est  pas 
dans  la  ville  même  qu'il  vit  Abraham.  Apprenant  son  ap- 
proche, il  se  porta  à  sa  rencontre  et  le  joignit,  dit  la  Genèse, 
«  dans  la  vallée  de  Savé  qui  est  la  vallée  du  roi  ». 

Quelle  est  cette  vallée  du  roi?  Sous  ce  rapport,  la  tradition 
juive  et  la  tradition  chrétienne  sont  unanimes  à  reconnaître 


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ET  DE  HELGHISÉBEGH  35 

SOUS  ce  nom  iâ  vallée  du  CédroOy  dite  aussi  :  rallée  de  Jdsà- 
fyfaat. 

La  partie  méridionale  de  cette  même  vallée  porta  dans  les 
livres  saints  le  nom  de  «  Jardin  du  roi  ^^  soit  avant  la  prise 
de  Jérusalem  par  les  Chaldéens,  soit  après  le  retour  de  Baby- 
lone.  Josèphe  veut  même  qu'elle  lût  déjà  ainsi  appelée  anté- 
rieurement  au  règne  de  Salomon. 

Prise  dans  le  sens  de  sa  longueur,  la  vallée  en  question 
ne  mesure  guère  plus  de  quatre  kilomètres.  Elle  s'étend  du 
sud  au  nord-ouest  en  décrivant  une  courbe  légère  jusque 
dans  le  voisinage  du  tombeau  dit  :  Tombeau  des  Juges» 

Profonde  à  son  extrémité  méridionale,  au  nord,  point  de 
sa  naissance,  elle  ne  forme  qu'une  légère  dépression  de 
terrain.  Cette  configuration  justifie  le  nom  de  vallée  de  Savé 
dont  le  sens  est  :  plaine.  Elle  s'adapte  encore  à  la  dénomi- 
nation de  :  Vallée  de  la  plaine  de  Savé,  ou  du  champ  du  roi, 
autres  traductions  du  texte  original.  Ce  n'est  donc  pas  sans 
raison  que  le  Père  Barnabe  conclut  ainsi  son  étude  : 

«  C'est  donc  entre  Jérusalem  et  le  tombeau  .des  Juges 
qu'Abraham,  entouré  de  ses  braves  serviteurs,  de  ceux  de 
ses  alliés  et  de  la  troupe  de  captifs  qu'il  venait  de  délivrer 
reçut  les  félicitations  et  les  bénédictions  de  Melchisédech. 
C'est  là  que  le  prêtre  de  Salem  offrit  au  Très-Haut,  en  actions 
de  grâces,  le  pain  et  le  vin  qui  sont  le  symbole  eucharistique 
que  le  Fils  du  Très-Haut  devait  instituer  plus  tard  dans  cette 
même  ville.  » 

A  la  suite  de  ce  travail  que  nous  venons  d'analyser  en  le 
suivant  pas  à  pas  et  le  citant  presque  partout  textuellement, 
l'auteur  donne  en  forme  d'appendice,  quelques  réflexions  rela- 
tives aux  tombeaux  des  saints  époux  Joachim  et  Anne,  parents 
de  la  Très  Sainte  Vierge.  Depuis  le  berceau  du  christianisme, 
ces  vénérables  sépultures  ont  été  montrées  dans  la  vallée  de 
Josaphat.  C'est  à  peine  si  quelques  sons  discordants  se  sont 
élevés  pour  les  placer  à  l'intérieur  de  Jérusalem  dans  la  de- 
meure même  de  ces  augustes  personnages.  Récemment  une 
voix,  à  laquelle  ne  semble  pas  étrangère  une  préoccupation 
de  clocher,  essaya  de  reprendre  cette  thèse  hasardée.  C'est 
pour  remettre  les  choses  au  point  et  montrer  que  Tantique 
tradition  n'a  rien  perdu  de  son  autorité  que  le  Père  Barna- 


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6      LE  LIEU  DE  LA  RENCONTRE  D'ABRAHAM  ET. DE  MELCHISEDECH 

)é  a  pris  la  plume.  Nous  n'avions  dessein  de  ne  parler  au- 
ouird'hui  que  de  la  rencontre  d'Abraham  et  de  Melchisédech, 
lous  ne  suivrons  donc  pas  Tauteur  dans  le  développetnent 
le  sa  seconde  argumentation. 

F.  Victor  Bernardin. 
O.  F.  M. 


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COUP  D'OEIL 

SUR  LE  TREIZIÈME   SIÈCLE    ITALIEN 


I*""  Article 


Giotto,  nous  Tavons  entrevu  au  cours  de  nos  promenades 
au  Louvre,  fut  le  plus  robuste  ouvrier  du  mouvement  artis- 
tique du  treizième  siècle,  dont  saint  François  avait  été  l'initia- 
teur. Mais  il  ne  fût  pour  ainsi-dire  que  le  produit  de  son  époque, 
son  résumé  le  plus  brillant.  Si  nous  voulons  le  comprendre,  lui 
et  le  mouvement  artistique  dont  il  fut  le  point  de  départ,  il 
faut  que  nous  jetions  un  coup  d'oeil  en  arrière  sur  le  siècle  où 
il  vivait.  N'y  a-t-il  pas,  en  effet,  entre  l'artiste  et  le  milieu 
dans  lequel  il  se  développe,  des  relations  qui  ne  permettent 
pas  d'étudier  l'un  sans  tenir  compte  de  l'autre  ? 

Qu'est-ce  d'abord,  pour  l'artiste,  que  créer,  sinon  distin- 
j  mystérieuses  profondeurs  de  son  être,  où  les 
es  et  les  types  flottent  confusément  par  milliers, 
rmes,  une  de  ces  idées,  un  de  ces  types  ;  s'en 
rer  des  couches  profondes  où  ils  étaient  enfouis, 
liaient,  où  ils  germaient  vaguement  en  cpmpa- 
bre  incalculable  d'autres  qui  resteront  toujours 
it  rudimentaire  ;  puis  les  amener,  ce  type,  cette 
rme,  avec  quels  efforts  et  quelles  angoisses^ 
qui  ont  produit,  même  des  choses  sans  valeur, 
3s  amener,  diâ-je,  à  la  grande  lumière  du  jour, 
il  de  la  vie,  et  les  exposer  tout  palpitants  aux 
)mmes  ? 

quons-le  bien,  cette  forme,  cette  idée,  ce  type, 
[pose  à  nos  regards,  ne  nous  émeuvent  que  s'ils 
t  à  une  forme,  à  une  idée,  à  un  type  qui  exis- 
;,  confusément  peut-être,  mais  qui  y  existaient, 
s  ne  les  ayons  vus  réalisés  par  l'artiste  ;  nous 


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88  COUP  D'ŒÎL  SUR  LE  TREIZIÈME  SIÈCLE  ITALIEN 

n'admirons  l'œuvre  de  celui-ci  que  si  elle  éclaire,  vivifie  et 
féconde  ce  que  nous  portions  déjà  en  nous. 

Je  m'explique.  Si  Phèdre  nous  trouble  si  profondément, 
c'est  parce  que  tous  iiQUP  pprtoiid  plqs  ou  moins,  dans  les 
profondeurs  mystérieuses  de  notre  être  et  avant  même  de 
l'avoir  vi^e  fé^Usép  sur  la  ^çène,  fene  PHèdpe,  qui  y  si^nimeille, 
obscure,  latente,  presqu'ignorée  de  nous,  jusqu'au  jour  où  sa 
vie  s'allume  au  contact  de  cette  autre  Phèdre  plus  grande  que 
Racine  a  tirée  de  son  cœur  et  jetée  toute  frémissante  sur  la 
scène.  Notre  Phèdre  prend  alors  conscience  d'elle-même, 
s'échauffe,  brûle  et  nous  brùlei  Elle  vit  ;  sans  la  Phèdre  de 
Racine,  elle  végétait. 

J'en  dirais  autant  de  Polyeucte,  d'Andromaque,  du  Cld  et 
.j'en  conclus  que  l'artiste  n'est  goûté  qu'à  condition  de  réa- 
liser un  idéal  commun. 

Plus  cet  idéal  est  universel,  plus  son  succès  est  durable. 

Expliquons-nous  encore,  cette  fois  par  une  comparaison. 

Lorsque  Polyclète  eut  créé  son  Diadumène,  qu'il  l'eut  tiré 
des  profondeurs  de  sa  pensée  pour  l'exposer,  marbre  imma- 
culé, au  clair  soleil  de  Grèce,  l'enthousiasme  de  ses  contem- 
porains fut  sans  bornes  :  car  tous  ils  portaient  dans  le  cœur 
l'idée  delà  beauté  que  l'artiste  venait  de  réaliser.  Mais  si» 
aujourd'hui,  dans  les  salles  du  British  Muséum,  nous  regar* 
dons  ce  chef-d'œuvre,  au  premier  abord,  —  osons  l'avouer,  — 
nous  ressentons  peu  de  chose.  Pourquoi  ?  Parce  que  cette 
image  de  la  parfaite  beauté  physique,  si  familière  aux  anciens, 
n"^  plus  son  correspondant  en  nous. 

Que  si,  au  contraire,  en  montant  l'escalier  du  Louvre, 
nous  jetons  un  regard  sur  la  Victoire  de  Samothrace,  fendant 
l'air  de  ses  ailes  frémissantes  pour  porter  aux  extrémités  du 
monde  la  gloire  de  sa  patrie,  nous  sommes  émus  comme 
l'était  l'Hélène  d'il  y  a  deux  mille  ans,  et  nous  sentons 
s'éveiller  dans  notre  cœur  un  désir  d'une  intensité  presque 
douloureuse,  celui  de  la  Patrie  victorieuse. 

Me  permettra-t-on  d'en  conclure,  en  passant,  que,  contrai- 
rement à  ce  qu'il  semblerait  au  premier  abord,  la  Victoire 
de  Samothrace  est  plus  vraiment  humaine  que  le  Diadumène 
de  PolyclètePEt  que  si  nous  vibrons  encore  en  la  voyant, 
c'est  parce  que  l'amour   de  la  patrie  est  plus  universel  que 


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COUP  D  ŒIL  SUR  LE  TREIZIÈME  SIÈCLE  ITALIEN  39 

celui  de  la  forme  corporelle  impeccable?  Car  celui-là  trouve 
en  nous  son  correspondant,  que  n^  trouve  plus  celui-ci. 

Or,  ces  idées,  obscures,  multiples,  latentes, plus  ou  moins 
universelles,  qui  flottent  confusément  dans  Tâme  de  Tar- 
tiste  et  parmi  lesquelles  nous  Tavons  vu  choisir  celles  aux- 
quelles il  voulait  communiquer  la  vie,  d'où  les  a*t-il  reçues^ 
sinon  de  Dieu,  et  du  milieu  dans  lequel  il  vit  ? 

Voyons  donc  au  treizième  siècle,  quel  était  ce  milieu. 

Le  treizième  siècle,  nous  le  savons  déjà  par  nos  précédents 
articles,  pourrait  se  résumer  ainsi  :'  à  la  nuit,  le  mouvement 
francisrain  fait  succéder  une  admirable  aurore.  Cette  aurore 
n'était  pas  sans  nuages,  car  il  n'y  avait  pas,  alors,  que  des 
frères  Léon,  que  des  Egide,  des  Massée,  des  Pacifique,  des 
Bernard  de  Quintavalle,  vivant  dans  la  clarté  paisible  de  la 
Portioncule  et  du  Val  de  Rieti  :  il  y  avait  des  hommes.  Pre- 
nons au  hasard,  dans  les  chroniqueurs  du  temps,  quelques 
traits  qui  les  peignent. 

Leurs  rivalités  étaient  atroces.  Je  ne  parle  pas  seulement  de 
rivalités  d'États  à  Etats,  de  ville  à  ville,  de  parti  à  parti,  de  fa- 
mille à  famille  ;  bagatelles  que  tout  cela  !  je  parle  de  rivalités 
au  sein  même  des  familles. 

Voici,  pour  Tan  1300,  ce  que  nous  raconte  un  contempo- 
rain, Villani  :  «  Dans  ces  temps-là  la  ville  de  Pistoie  était  dans 
un  état  heureux,  puissant  et  prospère,  dû  à  ses  avantages 
naturels....  L'extrême  bien-être  et  Tœuvre  du  diable  firent 
naître,  parmi  les  membres  de  la  famille  des  Cancellieri,  Tune 
des  premières  de  la  ville,  la  colère  et  l'inimitié,  et  l'un  des 
partis  prit  le  nom  de  Cancellieri  noirs,  et  l'autre  de  Cancel- 
lieri blancs.  Et  elles  s'accrurent  au  point  qu'ils  en  vinrent 
aux  mains,  mais  d'une  manière  encore  anodine.  L'un  de 
ceux  du  côté  des  Cancellieri  blancs  ayant  été  blesse,  ceux  du 
côté  des  Cancellieri  noirs,  pour  avoir  paix  et  concorde  avec 
eux,  envoyèrent  celui  qui  avait  fait  l'oiTense  se  mettre  à  la 
merci  de  ceux  qui  l'avaient  reçue,  afin  qu'ils  en  prissent 
amende  et  vengeance  à  leur  volonté.  Et  ceux  du  côté  des 
Cancellieri  blancs,  ingrats  et  superbes,  n'ayant  dans  le  cœur 
ni  piété  ni  charité,  tranchèrent,  sur  le  rebord  d'une  man- 
geoire de  cheval,  la  main  à  celui  qui  était  venu  se  mettre  à 
leur  merci...  »  N'est-ce  pas  affreux  ? 


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40  COUP  D'ŒIL  SUR  LE  TREIZIEME  SIECLE  ITALIEN 

Voici  qui  l'est  plus  encore  :  le  fait  est  raconté  par  un  con- 
temporain, Jacopo  délia  Lana,  dont  je  traduis  le  récit  en  en- 
tier ;  tous  les  termes  en  sont  à  méditer  : 

<(  La  chose,  écrit-il,  se  passa  à  Pistoie  il  n'y  a  pas  long- 
temps (1).  Gomme  il  est  d'usage  dans  les  cités  que  l'église 
de  Tévèché  possède  des  ornements  religieux  plus  solennels 
et  plus  riches  que  les  autres  églises  de  la  ville,  l'évêché  de 
Pistoie  est  bien  fourrii  et  doté  de  vêtements  sacerdotaux,  de 
calices  et  de  tableaux  de  grande  valeur.  Or,  un  certain 
Vanni,  bâtard  de  messer  Fucci  de'Lazzari,  était  un  person- 
nage fort  impudent.  Gomme  il  était  de  si  grande  maison,  on 
tolérait  de  sa  part  beaucoup  d'outrages,  et  bien  qu'il  fût  banni 
à  cause  des  homicides  qu'il  avait  commis,  et  qu'il  fût  de 
fréquentation  détestable,  il  séjournait  en  secret  dans  la  ville, 
et  de  nuit  commettait  de  nombreux  méfaits.  Entre  d'autres, 
un  jour  qu'il  était  avec  ses  semblables  et  des  compagnons  de 
condition  différente,  en  tout  dix-huit,  après  avoir  soupe  en- 
semble, ils  décidèrent  d'aller  donner  une  aubade  à  certaines 
personnes  qu'ils  avaient  à  cœur.  Parmi  eux  se  trouvait  ser 
DellaMonna,  le  notaire  le  plus  respecté  de  Pistoie.  Ils  allèrent 
donc  donner  une  aubade  à  une  femme  de  ce  notaire,  laquelle 
habitait  près  de  l'évêché,  et  tandis  qu'ils  chantaient  et  son- 
naient des  instruments,  Vanni  Fucci  prit  secrètement  avec 
lui  deux  de  ses  compagnons,  sans  que  le  reste  de  la  société 
n'en  sût  rien,  et  s'en  fût  avec  eux  à  l'évêché.  Ils  en  bri- 
sèrent les  portes,  pénétrèrent  dans  la  sacristie  et  la  dépouil- 
lèrent rapidement  de  ce  qui  s'y  trouvait.  Chargés  de  leur 
butin  ils  allèrent  alors  rejoindre  leurs  compagnons,  qui 
étaient  encore  en  train  de  donner  l'aubade,  et  leur  dirent 
ce  qui  s'était  passé.  Ils  en  furent  désolés.  Vanni  leur  dit 
alors  :  «  La  chose  est  faite,  voyons  à  emporter  tout  cela.  » 
Par  bonheur  ledit  notaire,  ser  Délia  Monna,  habitait  tout 
près,  de  sorte  que  c'est  à  sa  maison  que  le  tout  fût  porté. 

—  Le  matin  de  bonne  heure,  les  chanoines  et  les  prêtres 
de  l'évêché,  voyant  que  leur  sacristie  avait  été  dépouillée, 
allèrent  trouver  le  Podestat,  et  lui  notifièrent  le  crime.  Gelui- 

(I)  Le  vol  est  des  derniers  mois  de  l'année  1294,  probablement  de  sep- 
tembre. 


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COUP  D'ŒIL  SUR  LE  TREIZIÈME  Slï-GLK  ITALIEiN  'il 

ci  ût  aussitôt  publier  par  toute  la  ville  que  quiconque  savait 
quelque  chose  de  ce  qui  s'était  passé  eût  à  le  déclarer  de 
suite  sous  des  peines  sévères.  Cette  menace  ne  produisit 
aucun  effet;  de  sorte  que  le  Podestat  jura  de  trouver  le  mal- 
faiteur à  tout  prix.  Il  fit  rechercher  dans  la  cité  toutes  les 
personnes  qui  étaient  de  mauvaise  réputation  et  les  fit  mettre 
à  la  torture  ;  toutes   nièrent.  Il  est  vrai  que  quelques-unes 
avouèrent  d'autres  crimes,  pour  lesquels  elles  furent  con-^ 
damnées  à  mort.  De  sorte  que.  le  Podestat,  voulant  tenir  son 
serment,  interrogeait  avec  une  telle  rigueur  qu'il  ne  se  pas- 
sait pas  de  semaine  qu'il  ne  fit  mourir  vingt  personnes  et 
plus  ;  et  cette  peste  dura  bien  six  mois.  Enfin,  il  vint  aux 
oreilles  du  Podestat  que  Rampino,  fils  de  messer  Francesco 
de'Foresi,  gentilhomme    de  Pistoie,  était  un  jeune  homme 
de  mauvaises  mœurs.  Il  le  lit  saisir  et  mettre  à  la  corde  ;  celui- 
ci  jura  de  son  innocence.  On  insinua  donc  au  Podestat  que 
s'il  l'interrogeait  encore  plus  rigoureusement,  il  découvri- 
rait la    vérité.   Cependant  le   père  et  la*  mère   dudit  jeune 
homme  allaient  par  toute  la  ville,  priant  les  gentils  hommes 
et  les  puissants  du  parti  populaire  de  s'interposer  en  faveur 
de  leur  fils.  Ils  pleuraient  et  juraient  sur  la  croix  que  leur 
fils  n'avait  pas  trempé  dans  le  crime  et  suppliaient  qu'on  ne 
laissât  pas  mourir  un  innocent.  Le  Podestat  fut  inflexible. 
Il  proclama  que  s'il  n'avouait  pas  ce  vol  dans  les  deux  jours, 
il  serait  pendu  le  troisième.  Le  père,  ayant  entendu  ce  juge- 
ment, tint  conseil  avec  ses  parents  sur  ce  qu'il  y  avait  à  faire. 
Ils  décidèrent  enfin  que  la  nuit  qui  précéderait  le  jour  où 
le  jugement  devait  être  exécuté,  ils  entasseraient  autour  du 
palais  du  Podestat  une  quantité  de  bois  sec  et  y  mettraient 
le  feu,  de  façon  à  brûler  le  Podestat,  sa  famille,  leur  propre 
fils,  et  tous  les  prisonniers,  ainsi  que  les  officiers  qui  pas- 
saient la  nuit  au  palais.  Mais  le  second  jour,  Vanni  Fucci, 
qui  se  trouvait  sur  le  territoire  de  Florence,  à  Monte  Carelli, 
entendit  parler  du  jeune  homme.   Il  en  eût  pitié,  et  envoya 
dire  par    une  femme  à  messer    Francesco  de'Foresi,   son 
père,  qu'il  vint  lui  parler,  parce  que  lui  ne  pouvait  aller  le 
trouver  à  cause  de  la  sentence  de  bannissement  qui  le  frap- 
pait, et  qu'il  lui  indiquerait  un  moyen  de  sauver  son  fils.  Â 
la  réception   de   ce  message,  le  père   monta   incontinent  à 


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42  COUP  D'ŒII.  SUR  LE  TREIZIÈME  SIÈCLE  ITALIEN 

cheval,  et  alla  trouver  Vanni,  qui  lui  dit  :  «  Allez,  et  faites 
saisir  ser  Délia  Monna,  le  notaire,  lequel  sait  toute  Taffaire.  » 
Messèr  Francesco  retourna  donc  à  Pistoie  et  dénonça  de 
bon  matin  ledit  notaire  au  Podestat.  Celui-ci  le  fit  immédia- 
tement rechercher.  On  le  trouva  au  sermon  d'un  Frère 
Prêcheur,  car  c'était  alors  le  premier  lundi  de  Carême. 
Lorsqu'il  fût  conduit  au  palais,  il  y  eût  grand  murmurc\ 
tout  aussi  bien  de  la  part  de  ceux  qui  étaient  au  sermon  que 
de  ceux  qui  le  voyaient  emmener  par  les  rues.  On  disait  : 
«  Ce  Podestat  a  tort  de  mettre  la  main  sur  les  personnes 
dignes  de  foi,  et  dont  il  peut  être  sûr  qu'elles  n'ont  pas 
commis  ce  vol  !  »  Ledit  notaire,  arrivé  au  palais,  ne  se 
laissa  pas  mettre  à  la  question,  mais  avoua  tout  incontinent. 
Ceux  qui  avaient  fait  partie  de  la  société  qui  avait  donné 
l'aubade,  ayant  appris  que  le  notaire  avait  été  arrêté,  s'échap- 
pèrent tous  de  la  ville.  Ledit  notaire  raconta  que  plusieurs 
fois,  seul,  ou  accompagné  de  ses  amis,  il  avait  pris  de  son 
butin  dérobé  pour  tenter  de  le  faire  sortir  de  Pistoie  ;  mais, 
quand  ils  approchaient  des  portes  de  la  ville,  il  leur  sem- 
blait voir  le  Podestat  avec  son  entourage,  et  ils  croyaient 
s'apercevoir  que  tout  homme  qui  passait  était  épié  ;  de  sorte 
qu'ils  s'en  retournaient  chez  lui  sans  avoir  rien  pu  emporter. 
Le  Podestat,  ayant  ainsi  appris  la  vérité,  fit  relâcher  le 
jeune  homme,  et  procéda  contre  le  notaire  et  ses  complices 
comme  de  juste.  »  Que  vous  semble  de  toute  cette  histoire? 
Si  les  haines  étaient  atroces,  si  la  justice  était  implacable, 
les  mœurs  politiques  ne  l'étaient  pas  moins.  11  faut  lire  dans 
Dino  Compagni  au  moyen  de  quelles  basses  perfidies  on 
poussa  vers  la  ruine  Giano  délia  Bella,  le  grand  réformateur. 
Entre  mille,  eti  voici  une.  Nous  sommes  en  1293.  Giano 
délia  Bella,  assoifi^é  de  justice,  s'est  appuyé  sur  le  parti 
populaire  et  a  fait  voter  contre  les  grands  des  lois  terribles. 
Ceux-ci  cherchent  à  le  faire  assassiner,  puis,  n'y  réussissant 
pas,  à  le  discréditer  auprès  du  peuple.  Voici,  d'après  Dino 
Compagni,  qui  fût  lui-même  un  des  acteurs  du  drame,  le 
moyen  employé.  «  Les  grands,  écrit-il,  donnèrent  souvent 
ordre  de  tuer  Giano,  disant  :  «  Le  berger  frappé,  les  brebis 
se  disperseront».  Vn  jour  ils  préparèrent  son  assassinat, 
puis  revinrent  sur  leur  décision,  par  crainte  du  peuple.  Puis, 


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COUP  D  (hilL  SUR  LE  TREIZLCME  SIECLE  ITALIEN  43 

ils  cKerchèrent  et  trouvèrent  le  moyen  de  le  faire  mourir 
par  une  subtile  malice  ;  et  iU  dirent  :  «  Il  est.juste  ;  mettons 
devant  ses  yeux  les  œuvres  coupables  des  bouchers,  qui  sont 
gens  mal  disposés  et  féconds  en  méchancetés.  »  Parmi  ceux- 
ci  s'en  trouvait  un^  nommé  Pecora,  grand  marchand  de  viande 
soutenu  par  les  Tosinghi,  lequel  faisait  son  commerce  par 
des  moyens  répréhensibles  et  nuisibles  à  la  chose  publique  ; 
les  syndics  de  sa  corporation  le  pourchassaient  parce  qu'il 
faisait  le  mal  ouvertement  et  sans  crainte  ;  lui  cependant 
menaçait  les  Recteurs  et  les  officiers  et  continuait  à  faire  le 
mal,  avec  une  grande  puissance  d^hommes  et  d'armes. 
Un  jour  donc  que  ceux  de  la  conjuration  contre  Giano  étaient 
en  train  de  délibérer,  avec  lui,  sur  les  lois,  dans  Téglise 
d'Ogni  Santi,  ils  lui  dirent  :  «  Vois  les  œuvres  des  bouchers  ; 
comme  ils  se  multiplient  dans  le  mal  !  »  Giano  répondit  : 
«  Que  la  cité  périsse  plutôt  que  cela  ne  continue  !  »  Et  il  s'oc- 
cupa de  faire  des  lois  contre  eux.  Et  de  même  ils  disaient  des 
juives  :  «  Vois,  les  juges  menacent  les  Recteurs  de  les  forcer 
à  rendre  compte  de  leur  administration,  et  ils  se  servent  de 
la  crainte  qu'ils  leur  inspirent  pour  leur  soutirer  des  faveurs 
injustes.  Ils  tiennent  les  procès  suspendus  pendant  trois  ou 
quatre  ans  et  aucun  jugement  n'est  rendu.  Ils  empêchent 
les  partis  de  transiger,  ils  embrouillent  les  affaires,  et 
faussentles  prétentions  des  plaideurs,  sans  équité  ni  justice.  « 
Giano  s'en  irrita  et  dit  :  «  Que  l'on  fasse  des  lois  pour  mettre 
un  frein^à  tant  de  malice  !  »  Et  quand  ils  Teurent  ainsi  en- 
flammé pour  la  justice,  ils  envoyèrent  secrètement  auprès 
des  juges,  des  bouchers  et  des  autres  artisans,  leur  dire  que 
Giano  les  blâmait  et  préparait  des  lois  contre  eux.  »  A  de 
pareilles  manœuvres  Giano  succomba  ;  il  fut  banni  d'abord, 
puis  condamné  à  être  brùléivif  et  à  voir  ses  biens  confisqués. 

N'avais-je  pas  raison  de  dire  qu'il  n'y  avait  pas,  alors,  en 
Italie,  que  des  frères  Léon  ou  des  Bernard  de  Quintavalle, 
des  Massée  ou  des  Illuminé  ? 

Pour  sortir  de  ces  horreurs,  cherchons  des  excès 
moindres  ;  voyons  comment  vivait  le  monde  élégant,  celui 
que  la  passion  ne  jetait  pas  aux  extrêmes  du  crime. 

L'amour  du  luxe  et  de  l'ostentation  le  perdait  ;  voici, 
cueillis  au  hasard  des  vieilles  chroniques,  quelques-uns  do 
ses  exploits  : 


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k'i  COUP  D'ŒIL  5>Uri  Li:  TREIZIÈME  SIÈCLE  ITALIEN 

Filippo  degli  Adimari  faisait  ferrer  son  cheval  de  fers 
^l'argent.  —  Jacopo  da  Sant' Andréa  descendant  un  jour,  en 
bateau,  par  la  Brenta,  de  Padoue  à  Venise,  avec  ses  amis, 
dont  les  uns  jouaient  |de  différents  instruments,  d'autres 
-chantaient,  pour  ne  pas  paraître  oisif,  s'amusait  à  jeter  dans 
le  fleuve  des  pièces  d'argent,  à  la  grande  joie  de  tous.  —  Un 
jour  que  le  même  Jacopo  était  à  la  campagne,  on  lui  annonça 
<ju'uii  noble  du  voisinage  venait  lui  demander  à  souper  avec  sa 
suite.  N'ayant  plus  le  temps  de  faire  préparer  un  festin  digne 
de  sa  réputation  de  prodigalité,  il  ordonna  de  mettre  le  feu 
aux  chaumières  de  ses  paysans  pour  offrir  à  ses  hôtes,  à 
défaut  de  repas  somptueux,  une  brillante  illumination.  —  A 
Sienne,  dans  la  deuxième  moitié  de  notre  treizième  siècle, 
douze  jeunes  gens,  des  plus  riches  de  la  ville,  formaient 
entre  eux  une  société  à  laquelle  ils  donnèrent  le  nom  de  «  So- 
•ciété  noble  »  et  que  nous  appellerions  aujourd'hui  le  Club 
des  Prodigues.  Ils  mirent  en.  commun  chacun  1800  florins, 
soit  en  tout  21600  florins,  et  décidèrent  que  quiconque  parmi 
eux  serait  pris  en  flagrant  délit  de  parcimonie  serait  im- 
médiatement exclu  de  leur  réunion.  Ils  prirent  en  location 
un  de  ces  merveilleux  palais  qui  font  encore  aujourd'hui 
l'orgueil  de  Sienne,  le  meublèrent  splendidement,  le  four- 
nirent de  tout  ce  que-  l'on  put  trouver  d'objets  de  luxe,  s'y 
ménagèrent  à  chacun  une  chambre  somptueuse,  et  s'y  réu- 
nirent chaque  mois  une  fois  ou  deux  pour  y  festoyer  d'une 
manière  digne  d'eux.  Chaque  repas  comportait  iiMis  ser- 
vices, servis  dans  de  la  vaisselle  d'or  et  d'argent;  après  le 
premier,  les  pages  avaient  ordre  de  ramasser  coupes,  as- 
siettes, plats,  couteaux  d'or  et  d'argent  et  de  les  jeter  par  les 
fenêtres.  Ils  ne  buvaient  que  des  boissons  préparées  spé- 
cialement pour  eux,  variées,  insolites,  et  inconnues  des 
autres  mortels.  L'arrivée  dans  la  ville  d'un  prince  ou  d'un 
seigneur  étranger  était-elle  annoncée,  ils  le  guettaient, 
allaient  à  sa  rencontre,  le  conduisaient  en  grande  pompe  à 
leur  palais  commun  et  le  comblaient  de  présents  royaux.  Au 
bout  de  vingt  mois  ils  furent  ruinés  et  devinrent  la  fable  de 
la  ville.  On  fit  sur  leur  compte,  nous  dit  le  vieux  chroni- 
queur auquel  j'emprunte  ces  détails,  deux  chansons,  dont 
Tune  dépeignait  leur  vie  de  délices  et  de  joies,  Vautre  leurs 


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COUP  D  ŒIL  sua  LE  TREIZIÈME  SIPXLE  ITALIEN  45- 

misères.  Pour  dire  toute  la  vérité,  ajoate-t-il,  quelques-uns 
d'entre  eux  finirent  à  Thôpital. 

Je  m'arrête  ;  on  le  voit  assez,  de  gros  nuages  couraient 
dans  la  radieuse  aurore  ;  les  mœurs  étaient  souvent  atroces, 
la  justice  sans  entrailles,  la  politique  odieuse,  le  luxe  in- 
solent. Mais  dans  le  domaine  de  l'art  tout  germait,  tout  bour- 
geonnait, tout  éclatait  à  la  ibis. 

Ce  qu'il  en  était  advenu  de  la  peinture,  nous  le  savons 
déjà  ;  la  sculpture,  comme  elle,  se  transformait,  mais  sous 
des  influences  différentes. 

Au  lieu  de  se  réveiller  sous  les  enchantements  de  Tamour, 
—  amour  de  Dieu,  amour  du  prochain,  amour  de  la  nature, 
œuvre  de  Dieu,  —  elle  ressuscitait  par  Tadmiralion  et  Timi- 
tation  de  l'antiquité. 

Un  homme,  Niccolù  Pisano,  né  vers  1206,  mort  en  1280, 
fut  le  grand  artisan  de  celte  résurrection  ;  son  rôle  est  admi- 
rablement défini  par  Burckhardt  dans  son  Cicérone  :  «  Nic- 
colù suscita,  dit-il,  une  Renaissance  prématurée,  qui,  parce 
((u'elle  était  prématurée,  disparut  bientôt.  Inspiré  par  d'an- 
tiques bas-reliefs,  surtout  par  des  sarcophages,  il  éveilla 
de  son  sommeil  l'amour  de  la  beauté  des  formes.  11  prit  ses 
modèles  dans  l'antiquité,  les  copia,  les  combina  en  scènes 
de  l'histoire  religieuse  avec  un  tact  tel  que  ses  combinaisons 
semblent  des  touls  vivants,  puis  les  compléta  et  les  fondit  dans 
un  sentiment  de  la  nature  éveillé  en  lui  par  l'étude  de  l'anti- 
quité. Car  on  peut  dire  de  lui  qu'il  aima  la  nature  à  travers 
l'antique  ». 

Avec  lui,  nouG  sommes  loin  de  Giotto.  Celui-ci  voit  les 
choses  en  elles-mêmes.  Le  moindre  détail  de  l'œuvre  de 
Dieu  le  charme  ou  l'amuse,  un  cheval  qui  tire  sur  sa  bride 
pour  brouter  un  peu  d'herbe,  un  moineau  qui  ouvre  le  bec 
et  piaille,  un  âne  qui  passe  en  secouant  les  oreilles,  un 
homme  assoiffé  qui  se  penche  pour  boire.  Toutes  ces  sensa- 
tions lé  frappent  directement  et  se  traduisent  instanta- 
nément^ sous  sa  main,  enligneset  encouleurs,  telles  qu'elles 
ont  été  perçues.  Niccolo  ne  les  perçoit  que  s'il  lésa  vues  dé- 
jà dans  ses  chers  bas-reliefs  et  il  n'oublie. jamais  ceux-ci  en 
les  traduisant  à  son  tour.  Sa  lumière  est  une  lumière  réflé- 
chie ;  elle  n'est  pas  le. grand  soleil  (|ui  échaulle  cl  vivifie. 


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46  COUP  D'ŒIL  SUR  LE  TREIZIÈME  SIÈCLE  ITALIEN 

Son  influence  cependant  fut  capitale,  car  il  délivra  la  scul- 
pture des  entraves  de  la  tradition  byzantine  et  fit  de  son  champ 
une  table  rase  sur  laquelle  ses  successeurs  pussefit  édifier. 

Son  fils  Giovanni  Pisano  fut  le  plus  grand  parmi  eux;  il 
fut  plue  grand  que  ses  contemporains  et  plus  grand  que  ne 
l'avait  été  son  père.  L'influence  franciscaine  Tavait  touché, 
il  osa  puiser  son  inspiration  dans  la  nature  elle-même.  En- 
traîné par  le  courant  qui  jetait  alors  le  siècle  tout  entier  à 
l'admiration  de  Tœuvre  de  Dieu,  il  renonça  à  rimitation 
desséchante  des  sarcophages  et  des  bas-reliefs^  et  regarda 
la  vie.  L'art  fit,  avec  lui»  un  pas  immense.  Un  détail  le 
fera  comprendre.  Dans  sa  chaire  du  baptistère,  à  Pise,  son 
père  copie  des  œuvres  antiques  que  nous  possédons  encore  : 
tel  démon  est  la  reproduction  de  tel  masque  comique,  tel 
apôtre  se  voit  sur  tel  vase  de  marbre,  telle  sainte  femme 
surtelsarcophage.Aulieude  ces  froides  grandeurs  romaines, 
son  fils  Giovanni,  dans  la  chaire  qu'il  sculpte  pour  le  Dôçie, 
ose  représenter  cette  scène  .si  humble  et  si  touchante  :  la 
Vierge-Mère  donnant  de  l'air  aux  langes  de  son  divin  Fils  ! 

Aussi  le  marbre  rigide  s'amollit,  s'imprègne  de  grâce, 
sourit;  le  souffle  d'Assise  semble  le  pénétrer.  Quant  il  re- 
présente la  passion,  Giovanni  est  incomparable.  L'ivresse  de 
pensées  neuves  et  puissantes  qui  bouillonne  alors  en  lui  est 
si  forte  qu'elle  lui  fait  oublier  parfois  la  beauté  plastique  et 
les  proportions;  mais,  dans  ces  œuvres  incomplètes,  deux 
siècles  plus  tard,  Michel- Ange,  le  Titan,  ira  encore  puiser 
son  inspiration. 

L'architecture  sut  encore  moins  que  la  sculpture  échapper 
à  l'influence  du  Pauvre  de  Jésus-Christ.  Au  commencement 
de  rOrdre  (1),  on  ne  découvrait  qu'avec  peine,  au  milieu  des 
imposantes  églises  et  des  palais  hautains,  les  humbles  rési- 
dences des  premiers  frères  et  leurs  minuscules  chapelles. 
Mais  après  le  formidable  développement  des  Mineurs,  déve- 
loppe ment  unique  dans  Thistoire  par  son  ampleur  et  sa  rapidité, 
,  les  cellules  devinrent,  par  la  force  des  choses,  des  couvents, 
et  les  chapelles,  des  églises  aussi  vastes  et  plus  fréquentées 

(1)  Pour  tout  ce  qui  suit 'je  me  suis  servi  surtout  du  remarquable  travail 
de  Thode  :  Frauz  von  Assisi  und  die  Anfange  der  Kunst  der  Renaissance. 
J'en  ai  usé  et  abusé  sans  partager  toutefois  toutes  les  opinions  dé  Tauteur* 


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COUP  D'ŒIL  SUR  LE  TREIZIÈME  SIÈCLE  ITALIEN  47 

que  les  cathédrales  et  les  églises   métropolitaines.  Car  les 
fidèles  désertaient  par  milliers  celles-ci  pour  celles-là. 

Mes  lecteurs  connaissent  les  causes  de  ce  mouvement  ;  ne 
les  recherchons  donc  pas,  mais  songeons  à  la  nouveauté 
qu'était  alors  une  église  conventuelle  ouvrant,dans  une  ville, 
largement  ses  portes,  et  des  moines  disant  à  tous:  «  Entrez, 
vous  êtes  ici  chez  vous  ;  à  toute  heure  de  la  journée  nous 
serons  à  votre  disposition,  dans  tous  vos  embarras  nous 
serons  vos  conseillers,  dans  tous  vos  ennuis,vos  consolateurs  ; 
vos  douleurs  seront  les  nôtres,  et  vos  joies  aussi  !  »  —  Et, 
non  seulement  le  disant,  mais  le  pratiquant  ! 

Car,  sans  manquer  en  rien  à  la  vénération  que  nous  de- 
vons à  un  ordre  aussi  éminent  que  celui  des  Bénédictins  ; 
sans  méconnaître  les  services  qu'il  a  rendus  à  la  civilisation 
et  à  TEglise  ;  sans  oublier  non  plus  la  large  et  chrétienne 
hospitalité  qu'il  offrait  alors  et  offre  encore  à  tous  ;  il  nous 
est  permis   de  remarquer  que  ses  églises  ne  répondaient 
pas  aux  mêmes  besoins.  La  puissante  abbaye  n'était  pas  si- 
tuée dans  la  ville  ou  dans  ses  faubourgs.  Elle  en  était  loin, 
au  milieu  de  la  vaste  plaine,  dans  le  pli  d^une  haute  vallée, 
ou  sur  le  sommet  d'une  montagne,  d'où  elle  commandait  une 
admiration  respectueuse  mêlée  d'un  peu  de  crainte.   Dans 
ses  lourdes  constructions,    le    bénédictin  vivait  d'une  vie 
sainte,  mais  retirée  ;  il  ne  se  mêlait  en  rien  à  la  vie  intime  et 
journalière  du  peuple  ;  il  ne  fraternisait  pas  avec  lui  ;  il  en 
était  éloigné  de  fait,  car  sa  demeure  était  loin  des  siennes, 
et  plus  encore  par  ses  occupations  et  son  genre  de  vie.  Aussi 
comme  il  Tignore  !  Je  me  souviens  avoir  lu  une  chronique 
bénédictine  du  dixième  siècle,  dont  l'auteur  écrit  l'histoire 
du  Mont-Cassin  où  il  vivait;  dans  l'espace  de  25  ans  il  ne 
trouve  que  deux  faits  à  noter  et  ne  consacre  qu'une  ligne  à 
chacun. En  926  il  écrit  :  a  En  cette  année  est  mort  le  Seigneur 
abbé  Radechis  ».  Et  en  l'année  931  :  «  En  cette  année  a  été 
restauré  l'autel  de  Saint-Benoît.  »  En  25  ans,  c'est  tout.  Des 
terribles  événements  qui  bouleversaient  alors  le  monde  aux 
approches  de  l'an  mil  aucun  ne  l'a  frappé.  Visiblement  il  a 
vécu,  comme  beaucoup  de  ses  frères  en  religion,  sans  jamais 
ouvrir  sur  la  vie  commune  la   plus   petite  lucarne  de  son 
couvent.  A  la  sécheresse  terrifiante  de  cette  chronique  com- 


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48  COUP  D'ŒIL  SUR  LE  TREIZIÈME  SIÈCLE  ITALIEN 

parez  la  joyeuse,  lumineuse  et  ondoyante  variété  de  celle  de 
Fra  Salimbene,  vécue  au  plein  soleil  de  la  vie,  et  vous  com- 
prendrez, par  la  comparaison  de  ces  extrêmes,  combien  les 
deux  ordres  différaient  dans  leurs  rapports  avec  le  peuple. 

A  ce  concept  différent  de  la  vie  religieuse  correspondait, 
de  toute  nécessité,  une  couceplion  différente  de  Tarchitec- 
ture  de  Téglise  conventuelle.  L'église  bénédictine  est  cons- 
truite surtout  pour  le  religieux  ;  ce  n'est  pas  assez,  elle  est 
construite  pour  le  religieux  séquestré  du  public  ;  ce  n'est 
pas  tout  :  à  cause  de  la  situation  même  de  Tabbaye  ce  pu- 
blic, Tarchitecle  le  sait,  sera  toujours  restreint,  et  il  cons- 
truit en  conséquence. 

L'église  franciscaine  ne  peut  pas  plus  ressembler  à  Té- 
glise  bénédictine  que  la  chronique  de  Fra  Salimbène  à  celle 
du  moine  du  Mont-Cassin.  Elle  n'aura  ni  chœur  énorme  et 
mystérieux,  élevé  de  plusieurs  marches  au-dessus  du  pavé 
de  la  nef,  et  soigneusement  clos,  presque  caché  aux  regards 
et  rigoureusement  interdit  au  profane,  ni  voûtes  hautaines^ 
ni  sombres  bas-côtés,  ni  nef  étroite  où  ne  trouvent  place  que 
la  centaine  de  paysans  dépendant  de  l'abbaye.  Elle  sera 
l'immense  bâtiment  carré,  quatre  murs  couverts  d'un  toit 
de  bois,  où  l'air  et  la  lumière  circulent  librement,  où  Je 
peuple  entier  d'une  ville  pourra  se  rassembler,  à  l'abri  des 
intempéries,  au  pied  de  la  chaire  ou  de  l'autel,  côte-à-côte 
avec  ces  Mineurs,  qui  sont  ses  frères,  qu'il  aime  et  dont  il 
est  aimé,  et  dont  Tidéal  le  plus  élevé  est  de  ressembler  au 
plus  pauvre  parmi  eux. 

Aussi  l'instinct  populaire  ne  s'y  trompe-t-il  pas  :  il  le  sent 
bien  :  construire  une  église  aux  Mendiants,  c'est  construire 
pour  lui-même.  Et  les  églises  surgissent  partout,  dans  les 
villes,  dans  les  bourgs,  dans  les  '  villages  mêmes,  plus  ou 
moins  grandes,  plus  ou  moins  vastes  selon  que  la  cité  est 
plus  ou  moins  riche.  Ce  phénomène  est  si  général  qu'on  a 
pu  dire  que  faire  l'histoire  de  l'architecture  italienne  au 
XIll®  siècle,  c'est  écrire  l'histoire  des  ordres  mendiants  ;  et 
encore  :  «  Voulez-vous  savoir  si,  au  treizième  siècle,  en 
Italie,  une  ville,  un  bourg,  un  village  étaient  riches  ou 
pauvres,  prospères  ou  malheureureux,  voyez  si  son  église 
Saint-François  est  vaste  ou  étroite,  immense  ou  modeste^ 
le  critérium  est  infaillible  î  » 


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y  COUP  D*ŒIL  SUR  LE  TREIZIÈME  SIÈCLE  ITALIEN  49 

Ce  type  de  Téglise  franciscaine  au  XIII®  siècle,  il  faut  le 
chercher  en  Ombrîe  et  en  Toscane  (1)  ;  dans  le  nord  de  la 
péninsule,  Tarchitecture  reste  longtemps  encore  sous  l'in- 
fluence du  style  cistercien,  venu  de  France  ;  dans  le  sud,  • 
elle  n'atteint  pas  à  la  véritable  originalité.  Dans  le  centre  au 
contraire  le  type  s'épanouit  dans  toute  sa  -pureté.  San-Fran- 
cesco,  à  Arezzo,  construit  avant  1230,  était  par  excellence, 
avant  les  additions  dont  il  a  souffert,  l'église  selon  le  cœur 
de  François:  un  simple  vaisseau  oblong,  couvert  d'untoitde 
bois  posé  à  même  les  quatre  murs,  avec,  dans  le  mur  de  l'est, 
une  petite  chapelle  absidale  carrée  et  voûtée.  Ni  chœur,  ni 
vitraux,  ni  transept,  ni  pilier,  ni  colonnes,  ni  bas-côtés,  ni 
déambulatoire,  rien  qui  intercepte  la  vue  pendant  le  Saint- 
Sacrifice  ou  la  voix  du  prédicateur  pendant  le  sermon  ;  rien 
que  la  belle  lumière,  les  belles  lignes,  les  belles  proportions. 
Toutes  les  splendeurs  décoratives,  toutes  les  recherches 
d'éclairage  du  gothique  le  plus  flamboyant  sont  moins 
émouvantes  que  cette  simplicité. 

C'est  à  cette  humble  église  jd'Arezzo  que  devait  songer  S. 
Bonaventure,  c'est  elle  qu'il  devait  avoir  à  Tesprit,  lorsqu'en 
1260  il  inscrivit  les  règles  suivantes  parmi  les  Statuta  Capituli 
Generalis  Narbonensis  :  «  Que  les  églises  ne  soient  pas 
voûtées,  si  ce  n'est  au-dessus  de  l'autel,  et  avec  l'autorisa- 
tion du  Ministre  Général.  —  La  curiosité  et  la  superfluité 
étant  directement  opposées  à  la  pauvreté,  nous  ordonnons 
que  toute  recherche  curieuse  dans  les  édifices,  telles  que 
peintures,  sculptures,  vitraux  et  colonnes,  ainsi  que  dans 
les  proportions  même  de  la  construction  soit  strictement 
évitée.  —  Que  jamais  non  plus  on  ne  construise  des  clo- 
chers en  forme  de  tours.  En  plus  que  jamais  on  ne  fasse 
de  vitraux  historiés  ou  peints,  sauf  dans  la  grande  fenêtre 
derrière  le  maître-autel,  où  Ton  pourra  peindre  les  images  du 
Crucifix,  de  la  Sainte-Vierge,  de  S.  François  et  de  S.  Antoine.  » 

Ce  type,  dans  son  admirable  simplicité,  se  développa,  hum- 
blement, logiquement,  harmonieusement,  jusqu'à  produire 
cette  merveille  qu'on  appelle  Santa-Croce  de  Florence,  avec 

(1)  De  ce  que  je  dis  des  églises  franciscaines  au  XIII*  siècle,  il  faut  excep* 
1er  la  BasiHquc  d'Assise,  dont  roriginalilé  répugne  à  tout  classement. 

E.  F.  —  X.  —  'i 


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COUP  D'ŒIL  SUR  LE  TREIZIÈME  SIÊOLE  ItALlBH 


ses  dix  chapelles  flanquant  Tabside  et  limitant  à  Test  les 
nefs  immenses.  L'architecte  qui  les  construisit,  —  Ozanam 
déjà  le  remarquait,  —  accoutumé  à  ne  rien  concevoir  que 
'de  grand,  se  souvint  toutefois  qu'il  travaillait  pour  des 
pauvres  ;  ses  larges  nefs,  il  renonça  à  les  charger  d'une 
voûte  et  les  couvrit  d'une  charpente  qui  rappela  dans  sa  nu- 
dité l'étable  de  Bethléem.  Et  rien  n'est  plus  doux  que  la 
paix  que  dégage  l'austère  grandeur  de  cette  pauvreté. 

L'édifice  donc  s'était  modelé  sur  l'esprit  du  Patriarche. 
De  compliquée,  mystérieuse,  écrasante,  son  architecture 
était  devenue  simple,  claire,  accueillante.  La  même  transfor- 
mation se  produisit  dans  l'art  de  la  prédication. 

H.  Matrod. 


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DE  LA  FRATERNITE  SACERDOTALE 


i 

Les  associations  religieuses  sont  en  France  Tavaiït-garde 
de  la  sainte  Eglise.  Les  ennemis  passionnés  le  savent  très 
bien.  Pour  détruire  l'Eglise  du  Christ^   pour  abolir  toute 
religion  positive  ils  attaquent  d'une  façon  barbare  les  ordres 
et  les  congrégations  religieuses.   C'est  pour  celte  raisdrù 
qu'ils  se  sont  attaqués  également  aux  vœux  de  religion  :  ils 
n'ont  pas  d'expression   assez  énergique  pouf  traduire   leur 
mépris  et    leur  horreur  des  vœux.  A  leurs  yeux  ils  soiit 
un  outrage  à  la  raison,  ils  éteignent  toute  liberté,  ils  forment 
un  état  contraire  à  la   nature,   aux  droits  de  l'homme  et  à 
l'exercice  de  ses  facultés  ;  ils  sont  une  cause  de  décadefncè 
pour  les  individus  comme  pour  les  sociétés.  Le  premier  doc- 
teur de  l'Eglise,  le  Pape  Léon  XIU  ?l  réfuté  toutes  ces  acdti- 
sations  dans  sa  lettre  sur  l'Américanisme  (22  janv.  1899)  en 
quelques  paroles  simples,  profondes  et  lumineuses  eomtne  la 
vérité.  Entrant  dans  les  intentions  du  Saint-Père,  le  R.  P. 
Edouard  Hugon,  des  Frères  Prêcheurs,  a  montré,  par  une 
petite  brochure  très   substantielle  et  pleine  d'aetualité  {Les 
vœujc  de  Religion  contre  les  attaques  actuelles)^  que  les  vœux, 
bien  loin  d'être  un  outrage  à  la  raison  répondent  à  une  cot*- 
ception  et  à  un  idéal  sublimes,  qu'ils  ne  sont  contraires  ni  à  la 
liberté  ni  à  la  nature,  ni  aux  droits  de  l'homme  ni  à  l'exercice 
des  facultés  naturelles  ;  et  enfin,  quelle  est  leur  portée  so- 
ciale. Partout  où  l'on  trouve  la  France,  on  trouve   le  catho»- 
licisme  ;  et  nous  devons  ajouter  qu'on  y  trouve  aussi   les 
ordres  religieux  dont  les  trois  vœux  organisent  toutes  les 
forces.  Le  désintéressement  de  la  pauvreté  et  l'idéal  de  la 
chasteté  donnent  des  ailes  à  ces  soldats  du  dévouement,  et 
c'est  Tobéissance  qui  mobilise  cette  grande  armée  au  service 
de  la  patrie.  Les  associations  religieuses  sont  la  gloire  dô  la 
France  :  «'Si  la  France  venait  à  perdre  ce  qu'elle  doit  à   ses 
moines  agriculUeurs  qui  ont  défriché  et  fécondé  notre  sol  ; 


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52  DE  LA  FRATERNITÉ  SACERDOTALE 

à  ses  moines  évêques  qui  l'ont  faite  à  Forigine  comme  les 
abeilles  font  leur  ruche  ;  à  ses  moines  apôtres  qui  lui  ont  ap- 
porté TEvangile  et  la  civilisation  ;  à  ses  moines  écrivains,  doc- 
teurs, théologiens,  philosophes,  historiens,  poètes,  orateurs, 
artistes,  savants,  qui  ont  jadis  fondé  ou  illustré  ses  univer- 
sités, et  qui  forment  encore  une  de  ses  couronnes  littéraires  ; 
à  ses  religieuses  missionnaires  qui  vont  porter  au  loin  son 
nom  avec  celui  du  Christ,  ami  de  France  ;  à  ses  nombreuses 
congrégations  qui  incarnent  chez  elle  fidéal  de  la  miséri- 
corde, et  ont  fait  dire  d'elle  cette  parole  dont  tant  d'autres 
peuples.sont  jaloux  :  la  Charité  est  française  ;  si  elle  perdait 
tout  cela,  serait-elle  bien  triomphante  et  bien  fière  devant 
Tunivers  ?...  Qu'elle  apprenne  donc  à  respecter  ces  vœux  sa- 
crés, source  de  tant  de  biens,  qui,  loin  d'être  contre  nature 
sont  la  réalisation  du  sublime  idéal  qui  est  la  perfection  de 
la  charité  ;  aident  à  fortifier  et  à  transfigurer  la  liberté,  con- 
sacrent les  plus  inviolables  des  droits  de  l'homme,  dirigent 
et  fécondent  l'exercice  des  facultés  naturelles,  coixcourent 
à  la  prospérité  des  nations  et  rendent  à  la  société  le  triple 
service  de  l'exemple  du  sacrifice  du  dévouement  sous  toutes 
ses  formes.  Il  suffit  de  faire  connaître  les  vœux  pour  le  jus- 
tifier comme  il  suffit  de  montrer  ce  qu'elles  sont  pour  louer 
nos  vieilles  cathédrales.   » 

La  haine  sectaire  et  féroce  qui  depuis  longtemps  poursuit 
les  religieux  ne  respecte  pas  davantage  le  prêtre  ;  on  com- 
mence par  les  moines  avec  l'intention  bien  arrêtée  de  finir 
par  l'écrasement  complet  du  clergé.  L'ennemi  a  une  double 
tactique.  Son  jeu  est  d'isoler  et  de  séparer  les  prêtres,  afin 
de  les  ruiner  plus  facilement.  En  face  de  ce  danger  les 
prêtres  doivent  s'unir  et  s'organiser  de  toutes  parts  :  il  y  a 
là  des  raisons  théologiques  et  profondes  qui  justifient  cette 
union  et  peuvent  en  assurer  en  quelque  manière  la  durée  et 
le  succès.  Une  autre  manœuvre  consiste  à  diviser  les  prêtres 
et  les  religieux  en  deux  camps  rivaux  et  opposés,  car  on 
sait  bien  qu'ils  sont  unis,  qu'ils  forment  une  armée  puissante 
et  peuvent  défier  longtemps  la  fureur  et  les  assauts  des  loges. 

Qu'on  le  sache  bien ,  aucun  prêtre  n'est  véritablement 
isolé  sur  la  terre  ;  il  compte  une  légion  de  frères  qui  ont  les 
mêmes  traits  que  lui  et  présentent  la  même  physionomie 
surnaturelle  :  Jésus-Christ  les  a  tous  réunis  dans  l'admirable 


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DK  LA  FRATERNITÉ  SACERDOTALE  53 

fraternité  de  son  sacerdoce  éternel  (l).*Mais,  pour  bien 
comprendre  cotte  fraternité  déjà  si  douce  et  si  féconde,  il 
faut  la  comparer  avec  celle  de  la  vie  monastique,  montrer 
comment  elle  est  compatible  avec  elle  et  comment  ce  su- 
blime idéal  du  sacerdoce  uni  à  Tétat  religieux  s'est  réalisé 
dans  l'histoire  deTEglise.  La  force  et  le  bonheur  des  prêtres 
seraient  d'être  unis  très  intimement  entre  eux  et  avec  leurs 
frères  du  cloître. 

11  n'y  a  pas  deux  sacerdoces  :  prêtres  séculiers  et  prêtres 
réguliers  ont  le  même  caractère ,  les  mêmes  traits  de  fa- 
mille. Frères  par  l'ordination,  ils  restent  frères  dans  la  pra- 
tique de  la  vie  et  dans  les  luttes  de  chaque  jour  :  ils 
marchent  la  main  dans  la  main,  n'ayant  qu'un  cœur  et  qu'une 
âme,  ne  formant  qu'un  seul  corps,  qu'une  seule  armée  pour 
courir  sus  à  l'ennemi.  Ils  constituent  un  clergé  indivisible 
comme  le  caractère  de  l'ordre  qu'ils  ont  reçu. 

En  face  des  luttes  nouvelles  qui  se  préparent,  ils  sont 
tous  là,  séculiers  ou  réguliers,  debouts  et  serrés  les  uns  près 
des  autres  ;  et  guidés  par  les  évêques,  pères  de  leur  sa- 
cerdoce, ils  sauront  toujours  défendre  la  France,  l'Eglise 
et  la  civilisation. 

Souvent  Léon  XIll,  à  qui  la  France  depuis  le  jour  où  il 
fut  élevé  à  la  chaire  pontificale  a  été  constamment  l'objet 
d'une  sollicitude  et  d'une  affection  toute  particulière,  sou- 
vent Léon  XllI  a  invité  et  appelé  les  catholiques  français  et 
surtout  le  clergé  à  l'union  et  à  la  concorde  parfaite.  Le  pape 
dit  dans  sa  lettre  encyclique  aux  archevêques,  évêques  et 
au  clergé  de  France  (8  septembre  1899)  :  »  Nos  ennemis 
peuvent  nous  servir  d'exemple.  Ils  savent  très  bien  que  l'u- 
nion fait  la  force,  visunita  fortior  ;  aussi  ne  manquent-ils  pas 
de  s'unir  étroitement,  dès  qu'il  s'agit  de  combattre  la  sainte 
Eglise  de  Jésus-Christ.  Si  donc,  Nos  chers  Fils,  comme  tel 
est  certainement  votre  cas,  vous  désirez  que,  dans  la  lutte 
formidable  engagée  contre  l'Eglise  par  les  sectes  anti-chré- 
tiennes et  par  la  cité  du  démon,  la  victoire  reste  à  Dieu  et 
à  son  Eglise,  il  est  d'une  absolue  nécessité  que  vous  com- 
battiez tous  ensemble,  en  grand  ordre  et  en  exacte   disci- 

(1)  Revue  Thomiste,  juillet  et  s«'|)iembre   1900. 


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5^  DE  LÀ  FfiiTERNITÉ  SAX^ERDOTALfi 

plûse,  SQHS  le  commandement  de  vos  chefs  hiérarchiques.  » 
Dans  ae  combat  contre  les  ennemis  impies  et  sataniques 
de  la  sainte  ]^glîse  en  France,-  n'est-il  pas  permis  de  prendre 
poiir  modèle  saint  Dominique  et  saint  François  ?  Le  qua^ 
trième  concile  œcuménique  de  Latran  tenu  en  1215  fut 
rheure  choisie  de  Dieu  pour  unir  ces  deux  apôtres  du  XIII*' 
siècle.  Tous  deux  ont  jeté  presque  en  même  temps  les  fon- 
dements de  leurs  ordres  ;  tous  deux  ont  eu  comme  pierre 
ap.gulaif  e  de  leur  édifice  un  antique  sanctuaire  dédié  à  la 
Mère  de  Dieu,  Notre-Dame  iies  Anges  et  Notre-Dame  d^e 
Prouille  ;  tous  dei^x,  comme  les  chevaliers  de  Marie,  ont  fait 
remonter  jusqu'à  leur  auguste  protectrice  tout  Thonneur  de 
leurs  victoires  surhumaines  en  criant  avec  TEglise  : 
«  Gaude,  Maria  Virgo  !  cunctas  hœreses  sola  iateremisti  in 
unwerso  mundo  :  Gloire  à  vous,  ô  Vierge  Marie  !  C'est  vous 
qui  avez  broyé  toutes  les  hérésies  sur  la  surface  du  globe  !  » 
Les  harmonies  intimes  établies  par  le  ciel  entre  ces  deux 
saints  fondateurs  ont  été  la  cause  de  plus  d'un  rapprochement. 
Le  pape  Innocent  III  les  a  vus  dans  une  vision  miraculeuse 
spi^tepant  tous  d^ux  la  basilique  d^e  Latran.  Il  a  béni  cette 
amitié,  et  cette  bénédiction  du  vicaire  de  Jésus-Christ  a 
porté  des  fruits  merveilleux.  Tous  deux  encore  ont  ressus- 
cité l'estime  de  la  pratique  de  la  sainte  pauvreté  ;  tous  deux 
ont  fondé  un  ordre  essentiellement  apostolique  ;  et  tous 
deux  enfin  embrassant  dans  leur  zèle  tous  les  temps  et  tous 
les  peiiples,  tous  les  âges  et  toutes  les  conditions  ont  en- 
voyé leurs  milices  à  la  conquête  du  monde.  Le  même  cardi- 
i>4l  Hugolin,  eut  la  charge  de  Protecteur  des  deux  ordres  ; 
le  môme  pape,  Honorius  Fil,  les  confirma  par  des  bulles 
apostoliques  ;  le  même  pape,  Grégoire  IX,  les  inscrivit  au 
catalogue  des  saints.  Sur  les  tombeaux  de  saint  Dominique 
et  de  saint  François  ont  fleuri  deux  fleurs  incomparables, 
deux  des  plus  grands  docteurs  de  l'Ëglise  de  tous  les  siècles, 
saint  Thomas  d'Aquin  et  saint  Bonaventure,  sans  compter 
une  légion  de  saints  et  de  martyrs. 

Une  vision  prodigieuse  rapproche  ces  deux  grandes  âmes. 
Une  nuit,  saint  Dominique  était  en  oraison,  il  voit  le  Sei- 
gneur irrité  qui  brandit  trois  dards  enflammés  pour  extermi- 
ner le  monde  coupable.  Marie  se  jettant  à  ses  pieds  et  im- 


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DB  LK  FRATIBRNfTÉ  SAGERDOTALE  5( 

plorant  le  pardon,  présente  au  Seigneur  deux  Religieux,  saint 
Dominique  et  saint  François,  et  dit  :  «  Voici  deux  serviteurs 
fidèles  qui  feront  refleurir  partout  la  foi  et  les  vertus  évan- 
géliques.  »  Dominique  s'était  reconnu  pour  l'un  des  deux, 
mais  il  ignorait  qui  était  l'autre.  Seulement  l'image  de  son 
compagnon  était  restée  profondément  gravée  dans  sa  mé- 
moire. Le  lendemain  il  sortait  de  la  basilique,  où  il  avait  prié 
dans  la  nuit,  et,  levant^  les  yeux,  aperçut  sous  un  froc  de 
mendiant  la  figure  de  cet  ami  mystérieux  que  le  Ciel  lui  avait 
montré.  Aussitôt,  il  court  à  lui,  et  les  deux  Saints,  se  recon- 
naissant sans  s'être  jamais  vus,  se  tiennent  longtemps  em- 
brassés sans  rien  dire.  Enfin  Dominique  raconte  la  vision  de 
la  nuit  précédente  et  s'écrie  :  «  Vous  êtes  mon  compagnon, 
soyons  unis,  travaillons  de  concert,  et  personne  ne  pourra 
jamais  nous  vaincre  !  »  Saint  Dominique  voulut  toujours 
porter  la  corde  séraphique  sous  ses  vêtements  et  donna  son 
rosaire  à  son  frère  d'armes  :  ce  fut  le  lien  indissoluble  qui 
devait  les  unir  dans  le  camp  du  Seigneur. 

Le  baiser  de  Dominique  et  de  François  est  transmis  de 
génération  en  génération  sur  les  lèvres  de  leur  postérité,  et 
l'inaltérable  amitié  qui  les  unissait  se  survit  toujours  dans 
le  cœur  de  leurs  enfants.  Les  Frères  Prêcheurs  et  les  Frères 
Mineurs  ont  planté  leurs  tentes  sous  tous  les  climats  ;  en- 
semble ils  ont  prié,  ensemble  ils  ont  défriché  la  vigne  du 
Seigneur,  et  plus  d'une  foi,  le  sang  de  leurs  martyrs  s'est 
mêlé  dans  le  même  holocauste  pour  la  foi.  Ils  ont  peuplé  à 
l'envi  la  terre  de  leurs  couvents  et  le  ciel  de  leurs  saints. 
C'est  une  amitié  six  fois  séculaire  et  souvent  cimentée  par  le 
sang  sur  les  champs  de  bataille  du  mart3rre.  Voilà  donc  une 
amitié  solide  parce  qu'elle  a  pour  principe  les  intérêts  de 
Dieu.  <(  L'amitié,  dit  saint  Antoine  de  Padoue,  c'est  l'union 
parfaite  et  réciproque  pour  le  bien  ».  L'union  pour  le  mal 
qui  a  la  haine  pour  base,  ce  n'est  pas  de  l'amitié  ;  mais 
lorsque  deux  âtnes  s'accordent  pour  faire  avancer  lé  règne 
de  Jésus-Christ,  alors  elles  ressemblent  à  cette  ville  forte 
dont  l'ennemi  ne  peut  franchir  les  murailles  :  «  Frater  qui 
adjuvatur  a  fratre  oivitas  firma  »  (Prov.  XVlll,  19).  Après  de 
longs  égarements  saint  Augustin  las  des  créatures  s'écriait  : 
<c  0  Dieu,  lumière  des  cœurs,  l'amitié  n'est  qu'une  débauche 


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5G  DE  LA  FRATERNITÉ  SACKRDOTALE 

lorsque  vous  en  êtes  çxclu.  »  Personne  ne  peut  servir  deux 

maîtres  (1). 
Pour  être  durable,  Tamitié  doit  avoir  pour  base  la  gloire 
e  Dieu  et  le  salut  des  âmes.  Les  amitiés,  qui  ont  Dieu  pour 
ase  et  le  sang  de  Jésus-Christ  pour  ciment,  ne  défaillent 
as.  L'amitié  vraie  et  solide  regarde,  comme  dit  saint  Fran- 
ais  de  Sales,  le  prochain  à  travers  la  poitrine  du  Sauveur, 
arce  que  son  âme  est  rachetée  par.le  sang  de  Jésus.  Mais 
ienheureux  qui  trouve  un  vrai  ami  :  «  Beatus  qui  invenit 
micum  verum.  »  (Eccli.  XXV,  12). 

I^i'union  des  deux  ordres  s'est  traduite  dans  leur  liturgie 
âspective,  et  jusque  dans  les  traditions  de  la  vie  privée, 
haque  année  à  la  fête  de  saint  Dominique,  l'office  solennel 
es  Frères  Prêcheurs  est  chanté  par  un  Frère  Mineur.  Après 
i  messe  les  religieux  des  deux  ordres  s'unissent  dans  de 
maternelles  agapes  et  après  le  repas  dans  le  chant  d'actions 
e  grâces  ils  répètent  alternativement  ce  refrain  :  «  Seraphi- 
us  Pater  Franciscus  et  Evangelicus  Pater  Dominicus  ipsi 
os  docuerunt  legem  tuam  Domine  :  François,  le  Père  sé- 
aphique,  et  Dominique,  le  Père  évangélique,  nous  ont  en- 
eigné  votre  loi ,  ô  Seigneur  !  »  Au  jour  de  la  fête  de 
e  saint  François  d'Assise  on  fait  l'échange  de  ces  cérémo- 
ies  dans  le  couvent  des  Frères  Mineurs.  Ainsi  en  est-il  dans 
3utes  les  villes  où  les  couvents  des  dçux  Ordres  sont  assez 
approchés  pour  que  les  religieux  puissent  se  rendre  tour  à 
3ur  ce  témoignage  de  réciproque  affection.  Touchant  usage 
ui  nous  reporte  aux  plus  beaux  jours  de  l'Eglise,  et  qui 
résente  aux  regards  de  la  génération  moderne  le  spectacle 
ûimitable  de  milliers  d'hommes  n'ayant  qu'un  cœur  et 
[u'une  âme  ! 

Ces  deux  pauvres  de  Jésus-Christ,  Dominique  et  François 
lans  leurs  adieux  sur  les  collines  de  Rome  conçoivent  un 
►lan  d'une  audace  plus  qu'humaine  :  ils  se  partagent  l'u- 
livers  pour  le  reconquérir  au  divin  Roi.  Leur  ambition, 
omme  celle  des  deux  Apôtres,  de  saint  Pierre  et  de  saint 
^aul,  embrasse  toutes  les  nations,  leurs  succès  dépasseront 
outes  les  prévisions  humaines.  Ils  ramèneront  en  effet  les 

(1)  Cf.  Jac.  IV,  ^f. 


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DE  LA  FRATERNITK  SACERDOTALE  57 

peuples  sous  le  joug  de  l'Evangile^  et  cela  par  les  deux 
formes  les  plus  grandes  quUl  y  ait  au  monde  :  la  science  et 
Tamour.  Saint  Dominique  et  ses  enfants  comme  les  chéru- 
bins blessés,  propageront  la  science  divine  et  défendront  la 
vérité  (11  ;  saint  François  et  ses  fils  (!omme  les  séraphins  cé- 
lestes verseront  dans  le  monde  des  torrents  de  lumière  et 
d'amour.  Les  sentiments  réciproques  des  Patriarches  des 
Prêcheurs  et  des  Mineurs  se  retrouvent  en  saint  Thomas 
d'Aquin  et  en  saint  Bonaventure.  Comme  leurs  Pères  spi- 
rituels ils  étaient  ces  amis  vrais  et  fidèles,  qui  sont  loués 
parle  Sage  (2).  La  même  patrie  s'honore  d'avoir  donné  le 
jour  aux  deux,  et  il  y  a  ontre  eux  les  plus  belles  similitudes. 
Le  docteur  angélique  et  le  docteur  séraphique  se  sont  ren- 
contrés :  le  baiser  de  saint  Dominique  et  de  saint  François 
se  retrouve  sur  leurs  lèvres,  et  leur  indissoluble  amitié  rap- 
pellera l'union  toute  sainte  de  Basile  de  Césarée  et  de  Gré- 
goire de  Nazianze,  à  l'école  d'Athènes.  Les  destinées  de  ces 
deux  hommes  semblent  désormais  s'unir,  sans  toutefois  se 
confondre  dans  les  similitudes  de  leur  e^cistence  ;  jusqu'en 
ses  contrastes,  le  même  souffle  les  anime,  le  même  esprit 
les  meut  :  le  souffle  du  génie  et  l'esprit  de  sainteté.  On 
dirait  deux  fleuves  majestueux,  roulant  dans  leurs  lits  pa- 
rallèles, vers  le  même  océan,  leurs  eaux  limpides  et  fécondes. 
Thomas  et  Bonaventure  !  Tous  deux  sont  engendrés  à  la 
science  vers  le  même  temps,  par  deux  maîtres  des  plus 
illustres,  Alexandre  de  "  Halès  et  Albert  le  Grand.  Les 
maîtres  ont  prévu  les  succès  futurs  des  disciples.  Ce  sont 
les  deux  oliviers  croissant  à  l'ombre  du  cloître,  les  deux 
flambeaux  éclairant  la  maison  du  Seigneur,  les  deux  princes 
de  la  théologie,  les  deux  anges  de  Téçole.  Tous  deux  puisent 
leurs  flammes  au  même  foyer  qui  est  Dieu,  à  la  fois  lumière 
et  amour.  Ils  sont  Frères  par  le  génie  et  par  Théroïsme  de 

(1)  Ordo  veritatis. 

(2)  Amicus  fidelis,  protcctio  fortis  :  qui  autem  invcnit  illum,  invenit  the- 
sauram.  Amico  fideli  nuUa  csl  comparatio,  et  non  est  digna  ponderatio  auri 
et  argenti  contra  bonitatem  (idci  illius.  Amicus  iidelis,  medicamentum  vitie 
et  immortalitatis  :  et  qui  metuunt  Dominum,  inveuieut  illum.  Qui  timct 
Deum,  aeque  habebit  amicitiam  bonam  :  quoniam  sccundum  illum  erit 
amicus  illius.  Eccli.  VI.  l4  et  s. 


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5»  D15  LA.  VRATKRNrTR  SACERDOTALE 

leurs  vertus.  Même  piété  tendre  et  forte,  même  dévouement 
à  la  cause  de  la  vérité,  même  esprit  de  désintéressement  /st 
d'humilité.  Us  sont  Tun  et  l'autre  la  gloire  de  leurs  familles 
religieuses,  tous  deux  aimables  et  beaux,  «  se  levant  dès  le 
matin  de  leur  existence  pour  combattre  le  bon  combat,  insé- 
parables dans  la  vie. et  dans  la  mort,  dans  les  travaux  et  dans 
les  récompenses  »,  comme  le  dit  David  (2.  Reg.  1.  23  seq.) 
de  Saûl  et  Jonathas.  Jamais  l'Université  de  Paris  n'avait  jeté 
un  plus  grand  éclat  qu'aux  jours  des  saints  Thomas  et 
Bonaventure.  Personne  n'admirait  plus  sincèrement  Thomas 
que  Bonaventure  et  Bonaventure  que  Thomas.  Ce  dernier 
voulut  savoir  un  jour  où  son  confrère  avait  puisé  Tonetion 
merveilleuse  qui  se  cache  dans  ses  écrits.  Lui,  le  prodige 
de  son  siècle,  il  croyait  ne  rien  savoir  lorsqu'il  se  comparait 
à  saint  Bonaventure.  Et  pénétrant  dans  sa  cellule,  il  le  prie 
modestement  de  lui  dire  où  il  a  découvert  sa  science  si  vaste 
et  si  profonde.  Notre  Docteur  séraphique  au-dessus  de 
quelques  livres  lui  montre  un  crucifix  :  «  Ecce  liber  meus  ; 
Voilà  mon  livre  »,  qui  me  remplace  toutes  les  bibliothèques. 

Un  autre  jour  saint  Thomas  se  rend  au  couvent  des  Fran- 
ciscains, où  son  pieux  ami  composait  l'histoire  de  saint  Fran* 
çois  d'Assise.  Il  frappe,  sans  que  personne  réponde,  eiitr'- 
ouvre  la  porte  et  aperçoit  Bonaventure  en  extase,  élevé  au- 
dessus  de  terre,  immobile  et  rayonnant  d'une  beauté  surhu- 
maine. Il  bénit  le  ciel  de  l'avoir  rendu  témoin  de  ce  prodige 
et  s'en  retournant  sans  bruit  il  dit  à  son  compagnon  : 
«  Laissons  un  saint  écrire  la  vie  d'un  saint.  »  Un  peu  plus 
loin  nous  les  retrouverons  combattant  côte  à  côte  intrépide- 
ment dans  le  conflit  universitaire  à  Paris. 

De  nos  jours,  on  se  piaît  à  revenir  aux  enseignements  tra- 
ditionnels de  la  scolastique,  à  l'étude  des  grands  docteurs 
du  XIII®  siècle,  de  saint  Bonaventure  et  de  saint  Thomas 
en  particulier.  Leur  doctrine  refleurit,  non  seulement  dans 
les  cloîtres,  mais  dans  les  séminaires  et  dans  les  Universités. 
C'est  un  signe  des  temps  nouveaux  et  la  pleine  réhabilita- 
tion de  cette  méthode  que  Sixte  V  considère,  comme  le  bou- 
levard et  la  citadelle  de  la  foi  catholique  :  munitissimam 
scholasUcâs  theologiœ  arcem. 

Jean  de  Parme,  ministre  général  des   Frères  Mineurs,  et 


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DE  LA  FRATERNITE  SACKRDOTALK  59 

Homberi  de  Romans,  maître  général  des  Frères  Prêcheurs, 
adressèrent  aux  membres  de  leur  Famille  respective  une 
lettre  conservée  de  génération  en  génération,  véritable  testa- 
ment de  la  charité  fraternelle  de  saint  Dominique  et  de  saint 
François:  «  Le  Sauveur  des  hommes  a  suscité  nos  deux- 
Ordres  pour  sauver  la  terre  par  la  parole  et  par  l'exemple. 
Ce  sont  les  deux  Chérubins  remplis  de  science,  qui  lisent 
dans  leurs  âmes  les  mêmes  pensées  et  les  mêmes  désirs  ; 
étendant  leurs  ailes  sur  le  peuple,  ils  le  protègent  et  le  nour- 
rissent de  vérités  salutaires.  Combien  grand  est  l'amour  qui 
nous  unit,  puisqu'il  a  été  incommensurable  entre  nos  deux 
Fondateurs  !  Mais  Tantique  ennemi  cherche  à  briser  cette 
ancienne  charité.  Evitons  ce  qui  pourrait  troubler  la  paix. 
Que  les  bienfaiteurs  de  Tun  et  Tautre  Ordre  soient  bénis  en 
commun.  Qu'un  Ordre  ne  cherche  pas  à  enlever  à  l'autre  ses 
couvents  ni  ce  qui  peut  lui  être  offert.  Qu'il  n'y  ait  aucune 
jalousie  dans  le  ministère  de  la  prédication.  Sans  cela,  où 
est  la  charité  ?  Qu'un  Ordre  n'exalte  pas  d'une  manière  ou- 
trageante ses  grands  hommes  et  ses  privilèges.  Que  les 
Frères  évitent  par  dessus  tout  de  dévoiler  au  public  les  mi- 
sères et  les  défauts  des  autres,  mais  plutôt  qu'ils  avertissent 
charitablement  les  coupables.  Nous  vous  supplions  de  faire 
avec  soin  tout  ce  qu'on  pourra  pour  entretenir  la  paix  ». 

Le  peuple  catholique  français  est  aujourd'hui  livré  aux  phi- 
listins modernes,  aux  francs-maçons,  en  punition  de  son  in- 
docilité à  regard  du  Souverain  Pontife. 

Nous  hommes  du  Pape,  nous  devons  nous  montrer  par- 
tout les  disciples  de  Jésus-Christ  et  du  Pape.  Nous  devons 
nous  unir,  et  marcher  bras  dessus,  bras  dessous,  tous 
prêtres  tant  que  pous  sommes,  pour  résister  au  mal.  Le  dé- 
mon cherche  à  diviser  pour  régner.  Rassemblons  toutes  nos 
forces.  Le  faisceau  se  rompt  difficilement.  La  main  dans  la 
main^  nous  réussirons  alors  à  faire  rentrer  l'esprit  de  foi 
dans  le  monde  :  dans  le  monde  des  affaires  pour  y  rétablir 
le  règne  de  la  justice  et  dans  les  ateliers  pour  y  ramener  la 
liberté  et  le  respect  des  petits  et  des  humbles.  Le  XX'"®  siècle 
verra  alors  le  retour  des  peuples  au  centre  de  l'unité,  cette 
source  véritable  de  progrès,  de  prospérité  et  de  liberté.  Le 
mouvement  a  déjà  commencé  ;  à  l'appel  du  Pape  Léon  XIII 


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DE  LA  FRATERNITÉ  SACERDOTALE 

monde  s'est  ébranlé  et  de  toutes  les  parties  de  la  terre  les 
:ions  ont  envoyé  leurs  délégués  pour  saluer  dans  le  Pape 
justice  qui  élève  les  nations,  le  chef  et  le  père  des  nations, 
chef  et  le  Père  de  Thumanité.  La  parole  du  Saint  Père  sera 
tendue  ;  les  peuples  lassés  de  Tabîme  de  maux  où  les  a 
îcipités  Terreur,  se  retourneront  enfin  vers  TEglise  tou- 
irs  rayonnante  de  jeunesse,  pour  saluer 'en  elle  une  mère, 
guide  et  une  force. 

F.  Joseph  de  Bavière, 
O.  M.  Cap. 


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L'INFINI,  CATEGORIE  ET  REALITE 


La  notion  de  Tinfini  hante  Tesprit  de  l'homme.  Elle  ap- 
paraît au  sommet  de  toute  spéculation  mathématique  ;  elle 
fait  rêver  l'astronome  qui  sonde  les  profondeursdu  firmament; 
elle  s'impose  au  naturaliste,  étonné  par  les  secrets  du  monde 
organique  que  lui  dévoile  le  microscope  ;  elle  surgit  des 
profondeurs  de  la  matière  pour  déconcerter  le  chimiste  aux 
abois;  elle  illumine* le  philosophe  et  lui  donne  l'explication 
dernière  de  toute  chose.  Il  n'est  personne  qui  ne  répète  un 
jour  ou  l'autre  le  vers  du  poète  : 

'  .^.Malgré  moi  l'infini  me  tourmente, 

Je  n'y  saurais  penser  sans  crainte  et  sans  espoir. 

Cette  notion  de  l'infini  vient  d'être  étudiée  avec  beaucoup 
de  compétence  et  de  clarté,  par  un  des  rédacteurs  des  An- 
nales de  Philosophie  chrélienney  M.  Véronnet.  Ses  articles 
réunis  en  brochure,  ont  formé  l'ouvrage  que  nous  présen- 
tons à  nos  lecteurs  :  ouvrage  assez  court,  à  la  vérité,  m^is 
plein  de  doctrine,  d'aperçus  nouveaux  et  ingénieux. 

Afin  de  bien  préciser  et  de  définir  exactement  cette  notion, 
cette  catégorie  de  Tinfîni,  l'auteur  place  résolumentla  question 
sur  le  terrain  mathématique  :  et  il  a  raison  ;  car  c'est  là  que 
l'infini  est  vraiment  à  sa  place,  in  situ.  L'infini  mathématique 
est  un  nombre,  si  l'on  veut,  mais  un  nombre  sui  generis. 
Avec  M.  Véronnet  nous  croyons  fausse  la  définition  donnée 
par  M.  Renouvier  et  qui  fait  de  l'infini  «  un  nombre  tel  que 
rien  ne  puisse  lui  être  ajouté.  »  L'infini  est  à  notre  avis,  une 
simple  idée  rationnelle,  mystérieuse  dans  son  origine,  légi- 
time et  féconde  dans  sa  conception,  logique  et  nécessaire 
dans  son  développement.  L'infini  se  trouve  toujours  au-delà 
de  la  série  des  nombres;  il  ne  peut  pas  être  l'unité  synthétique 

(1)  L*  Infini  y  catégorie  et  réalité  par  A.Véronnet  1  broch.  in-80  de  88  pages. 
Roger  et  Chernovitz,  Paris, 


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(i2  L'INFINt  CATÉGORIE  KT  RËALtTE 

d*une  pluralité  immense  d'unrtés  :  on  fait  donc  un  contre- 
sens, quand  on  parle  «  du  nombre  infini.  »  M.  Véronnet  se 
plaità  montrer  la  fécondité  de  cette  catégorie  <f  l'infini  »,dans 
le  monde  mathématique.  Il  apporte  des  exemples  tirés  de 
l'Analyse,  delà  Géométrie,  de  la  Physique,  de  la  Mécanique. 
Bien  que  cette  route  pavée  de  formules  et  encombrée  de 
termes  scientifiques  soit  encore  un  peu  dure  et  âpre  à  la 
montée,  on  suit  cependant,  avec  une  certaine  joie,  le  savant 
auteur  et  on  s'arrête  bien  volontiers  à  Técouter^  lorsque,  au 
seul  point  de  vue  mécanique^  par  exemple,  il  démontre  la 
possibilité  d'un  moteur  immobile  et  de  la  création. 

Le  philosophe,  entraîné  sur  ce  domaine,  n'est  pas  dépaysé, 
mais  il  se  sent  un  peu  hors  de  son  terrain.  M.  Véronnet  a  lui- 
même  pitié  de  son  lecteur  et  le  ramène  vite  sur  une  terre 
plus  abordable.  Il  reprend  le  problème  déjà  touché  du 
nombre  infini ,  et ,  bien  entendu  ,  pour  en  combattre  «  le 
concept  contradictoire  ».  Les  lumières,  précédemment  four- 
nies par  l'analyse  mathématique  éclairent  sa  démonstration, 
remettent,  dans  son  vrai  jour,  l'argument  de  Cauchy  contre 
le  nombre  infini ,  et  avec  lui,  on  conclut  sans  hésiter  : 
«  entre  la  pluralité  et  l'infini ,  il  y  a  un  abîme,  abîme  qui 
«  s'agrandit  et  se  creuse  à  mesure  qu'on  s'avance,  abîme 
«  d'autant  plus  large  et  plus  profond. qu'on  s'eff^orce  davan- 
«  tage  de  faire  violence  à  la  raison  en  voulant  rapprocher  ces' 
«  deux  idées.  Cette  synthèse  supposée,  «  le  nombre  infini  » 
«  n'est  donc  rien  moins  que  contradictoire  »  (p.  40-41). 

On  devine  sans  peine  les  conséquences  d'un  principe 
aussi  général  et  aussi  catégorique.  Puisque  l'infini  et  la  plu- 
ralité s'excluent,  «  une  collection,  une  multitude  infinie,  soit 
<(  simultanée,  soit  successive  est  contradictoire.  En  d'autres 
«  termes,  tout  ce  qui  est  soumis  au  nombre  est  fini,  borné, 
«  a  un  commencement  et  une  fin.  Le  monde  matériel,  com- 
«  posé  de  parties  divisibles,  et  dont  l'existence^^ est  succes- 
«  sive  a  donc  des  limites  dans  l'espace,  il  a  eu  un  commen- 
<c  cément  dans  le  temps  ».  M.  Véronnet,  avec  une  liberté 
d'esprit  qui  lui  fait  honneur,  abandonne  la  thèse  et  les  argu- 
ments de  ceux  qui  croient  encore  à  la  possibilité  de  la  créa- 
tion <(  ab  aeterno  n.  Il  affirme  clairement  son  opinion  et  la 
prouve  sans  peine.  Si  la  philosophie  démontre  l'existence  de 


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ymPiNI,  GATÉGORtE  ET  RÉALITÉ  63 

Dieu  par  la  contingence  du  monde,  elle  peut  sans  crainte, 
appuyer  et  éclairer  ce  dogme  «  par  ce  préliminaire  néces- 
saire^ que  le  monde  a  eu  un  commencement  dans  le  temps. 
L'impossibilité  d'une  régression  indéfinie  daris  le  passé, 
sans  se  heurter  à  la  contradiction  du  nombre  infini,  ta  dégra- 
dation constante  de  Ténergie  vive  qui  tend  vers  un  état 
d'équilibre  stable ,  réclament  un  commencement  dans  le 
temps.  Ces  raisons,  simplement  exposées,  sont  éminemment 
scientifiques.  Devant  elles,  s'évanouissent  les  preuves  tou- 
jours tourmentées,  tortueuses  et  obscures  des  philosophes 
thomistes.  Après  le  livre  de  M.  de  Curley,  les  Origines^  dont 
nous  avons  parlé  ici-même  (n°  de  mai),  la  brochure  de  M.  Vé- 
ronnet  vient  donc  confirmer  la  vieille  doctrine  bonaventu- 
riste  :  «  Le  monde  a  dû  être  créé  dans  le  temps,  —  il  n'est 
pas  possible  que  le  monde  soit  créé  <f  ab  aeterno  ».  Si 
quelques  arguments,  apportés  par  cette  école  illustre,  n'ont 
pas  une  valeur  apodictique,  —  comme  nous  le  croyons  —  le 
génie  du  séraphique  Docteur  avait  néanmoins  pleinement 
saisi  le  point  cardinal  de  cette  question  :  la  contradiction  du 
nombre  infini  dont  les  parties  sont  prises  soit  simultanément, 
soit  successivement,  la  finité  nécessaire  d'un  nombre  auquel 
s'ajoutent  sans  cesse  des  unités 

Mais  à  parler  ainsi  de  l'école  franciscaine,  j'oublie  un  peu 
mon  rôle  de  critique.  J'y  reviens.  La  notion  d'infini  est  trop 
féconde  pour  s'épuiser  en  ces  quelques  affirmations  de  la 
finité  du  monde  dans  l'espace  et  le  temps.  Fini,  le  monde 
suppose  un  premier  moteur  immobile,  un  premier  moteur 
infini  et  créateur.  Sa  catégorie  mathématique  de  l'infini  en 
avait  laissé  voir  la  possibilité,  la  réalité  du  monde  en 
démontre  la  nécessité.  A  ce  propos  on  doit  admirer  combien 
profonde  est  cette  idée  d'infini  et  comment  les  mathéma- 
tiques et  la  philosophie,  toutes  deux,  filles  de  l'esprit 
humain,  s'harmonisent  en  une  synthèse  parfaitement  liée. 

Aussi,  est-ce  toujours  à  la  lumière  de  cette  idée  d'infini, 
une  et  tout  à  la  fois  mathématique  et  philosophique,  que  l'au- 
teur continue  d'étudier  la  nature  de  Dieu,  l'infini  réel.  Elle 
lui  inspire  des  analogies  fort  curieuses,  tirées  des  principes 
généraux  de  la  mécanique  et  relatives  à  la  simplicité,  l'omni- 
présence, l'immutabilité  et  les  principaux  attributs  de  l'être 


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64  LINFïNI,  CATÉGORIE  ET  RÉALITÉ 

divin.  Il  n'est  pas  jusqu'au  mystère  de  la  sainte  Trinité, 
ré^^élé  par  ia^  foi,  qui  ne  trouve  dans  Tordre  mathématique 
sa  ressemblance,  et,  pour  ainsi  dire,  sa  formule.  «  Dieu, 
«  c'est  rUnité  absolue,  qui,  en  vertu  même  de  cette  perfec- 
<(  tion  de  son  unité,  peut^èe  multipler,  tout  en  restant  iden- 
«  tique  à  lui-même,  sans  devenir  ni  plus  grand,  ni  plus 
((  petit,  sans  former  plusieurs  unités  séparées,  mais  une 
a  seule  unité.  De  sorte  que  le  mystère  de  la  sainte  Trinité, 
«  représenté  parla  formule  1x1x1  =  1,  n'est  pas  le  moins 
c<  du  monde  contradictoire,  mais  parfaitement  rationnel, 
a  même  au  point  de  vue  mathématique.  » 

Telle  est  l'idée  féconde  de  «  Tinfini  »,  étudiée  en  cette 
brochure.  M.  Véronnet  aurait  pu  terminer  là  son  travail.  Il 
a  cru  devoir  aller  plus  loin.  11  avait  averti  ses  lecteurs  en 
commençant,  que  ses  conclusions  étaient  «  absolument 
«  indépendantes  de  toute  hypothèse,  faite  sur  l'objectivité 
«  de  ce  que  nous  appelons  le  réel  ».  Avant  de  finir,  il  revient 
à  cette  question  de  l'objectivité  du  ciel.  On  soupçonne  qu'elle 
le  trouble.  II  la  touche  donc,  mais  d'une  façon  originale. 
On  trouve,  dans  son  procédé,  quelque  chose  de  la  manière 
platonicienne,  on  sent  l'influence  du  P.  Gratry,  et  plus 
encore,  celles  des  philosophes  qui,  en  ces  derniers  temps, 
ont  préconisé  «  la  méthode  de'  Timmanence  ». 

La  catégorie  de  l'infini  —  (je  crois  rendre  exactement  la 
pensée  de  l'auteur  en  l'abrégeant)  —  la  catégorie  de  l'infini 
n'est  pas  seulement  le  couronnement  nécessaire  de  toute 
notre  activité  intellectuelle.  Cet  infini  est  si  fécond  «  qu'il 
(f  brise  les  cadres  étroits  de  notre  esprit,  fait  irruption  au 
«  dehors  et  prend  pied  dans  la  réalité,  envers  et  contre  tout. 
«  Il  est  trop  vivant,  trop  personnel,  pour  être  englobé  adé- 
«  quatement  dans  un  esprit  aussi  borné,  hélas  !  que  le  nôtre. 
«  Nous  nous  sentons  obligés  de  le  laisser  s'échapper  de  son 
«  propre  mouvement  et  s'objectiver,  même  malgré  nous 
«  (p.  77)  »,  ou  beaucoup  plus  souplement,  l'infini  postule 
son  objectivation.  Ce  premier  stade  d'objectivation  en  amène 
un  second,  par  voie  de  conséquence.  L'infini  ne  s'objective 
pas  tout  seul.  «  En  sortant  de  notre  esprit,  il  entraîne  avec 
«  lui  toutes  nos  représentations  expérimentales  qui  ont  ser- 
«   vi   à  nous  le  révéler,  à  nous  l'imposer  et  dont  il  demeure 


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L'INFINI,  CATÉGORIE  ET  RÉALITÉ  65 

<(  la  seule  et  unique  explication  et  raisoild^ètre  (pag.  79).  ». 
«  Son  objectivité  entraîne  l'objectivité  du  monde  extérieur, 
comme  «  la  condition  conditionne  le  conditionné  ». 

Voilà  certes  de  bien  grandes  obscurités.  L'intention  de 
M.  Véronnet  est  louable  ;  il  veut  faire  œuvre  d'apologiste.  De 
l'analyse  du  concept  de  Tinfini,  il  cherche  à  faire  sortir  la  né- 
cessité^ l'objectivité  réelle,  incontestable  de  ce  même  infini, 
sur  laquelle  repose  encore  l'objectivité  dû  monde  extérieur. 
C'est  là  un  terrain  bien  peu  solide,  à  notre  avis,  il  est  diffi- 
cile d'y  prendre  un  point  d'appui  inébranlable.  Saint  Anselme, 
Descartes,  Leibnit  Pavaient  choisi,  mais  leurs  arguments 
sont  depuis  longtemps  démodés.  Le  P.  Gratry  n'a  pas  réussi 
davantage  en  remettant  en  vogue,  mais  d'une  manière  exces- 
sive, le  procédé  dialectique  de  Técole  platonicienne.  J'ai  peur 
quç  M.  Véronnet  n'échoue  lui  aussi  dans  cette  situation 
«liflicile. 

D'ailleurs,  s'est-il  même  placé  vraiment  en  dehors  de  toute 
hypothèse  ?  Oui,  lorsqu'il  étudiait  la  catégorie  de  l'infini  ma- 
thématique, la  possibilité  d'un  moteur  immobile  et  créateur, 
la  contradiction  du  nombre  infini.  Mais  il  raisonnait  bien 
dans  l'hypothèse  d'un  monde  réel  extérieur,  objectif,  et, 
sans  doute,  déjà  connu  comme  tel,  quand  il  démontrait  l'im- 
possibilité du  monde  ab  eeterno  par  la  nature  du  mouvement 
auquel  sont  soumis  les  astres,  les  planètes,  les  atomes,  et 
par  la  dégradation  constante  de  l'énergie  dans  l'univers^  au 
travers  des  espaces  éthérées,  parmi  les  agents  de  ce  monde 
terrestre.  Pourquoi  donc  ne  vouloir  ensuite  démontrer  l'ob- 
jectivité du  réel  extérieur  que  par  l'infini....  pourquoi  dire 
«  que  l'infini;  l'inconnaissable,  le  mystère  est  le  dernier  cri- 
ce  terium  du  réel?... 

Mais,  peut-être,  ai-je  mal  compris  l'auteur.  La  faute  en  est 
à  lui,  autant  qu'à  moi.  Puisqu'il  m'invitait  à  le  suivre,  il  aurait 
dû  me  rendre  le  chemin  facile,  en  l'éclairant  jusqu'au  bout. 
Il  est  toujours  dangereux  de  faire  passer  son  lecteur,  de  la 
pleine  lumière^  à  laquelle  on  l'a  habitué,  à  un  antre  obscur, 
où  l'on  ne  peut  que  s'égarer.  Si  par  hasard,  M.  Véronnet  avait 
voulu  simplement  me  rappeler  que  Dieu,  l'infini  réel  et  per- 
sonnel, est  la  condition,  ou  mieux,  l'auteur  nécessaire  de  ce 
qui  est,  que  l'esprit  le  retrouve  partout,  que  cet  infini  est 

K.  F.  —  X.  -  5 


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66  LilWINÏ,  GATÉGORIB  ET  RÉALITÉ 

en  BOUS  et  autonT  de  hoqs,  qu'il  a  mis  en  n-otre  intellîgeiice 
infinité,  et  marqué  du  sceau  de  son  infinie  puissance  les 
res  de  ce  monde,  il  eût  certes  affirmé  les  vérités  les 
ETS  contestables.  Mais  alors,  à  quoi  bon  tous  ces  détours 
îes  efforts  pour  faire  sortir,  d'une  pensée  immanente 
5  laquelle  on  veut  sCenfermer  en  vain,  l'infini  réel  et  le 
fini,  extérieur  à  notre  propre  esprit. 
.  Véronnet,  j'en  suis  sûr,  ne  sera  pas  froissé  de  ces  re- 
ques.  Je  n'ai  pas  ménagé  mon  admiration  pour  son  ou- 
je,  j'avais  donc  le  droit  de  faire  ces  critiques,  qui  n'en- 
nt  rien  d'ailleurs  à  la,  valeur  de  cette  petite  brochure, 
e  dans  son  ensemble. 

Fr.  Raymond. 
0.  M.  C. 


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NOTES  THEOLOGIQUES 

SUR  L'UNION  DE  L'HOMMR  A  JÉSUS-CHRIST 

(Suite)  {l). 


CHAPITRE    SIXIEME 


Pour  que  la  sanctification  de  rhomme  soit  complète,  il 
tant  qu'il  soit  sanctifié  dans  les  deux  éléments  qui  com- 
posent sa  nature  à  la  fois  corporelle  et  spirituelle,  et  qu'il 
sôit  assimilé  tout  entier  à  THomme-Dieu,  son  divin  exem- 
plaire :  «  tel  l'Homme  céleste,  dit  saint  Paul,  tels  les  hommes 
«  célestes  ».  1  Cor.  XV,  48.  Le  Saint  Concile  de  Trente  dit 
que  Dieu  ne  hait  rien  dans  celui  qui  a  été  régénéré  par  le 
baptême.  Et  Saint  Augustin  :  «  Oh  !  si  tu  avais  connu  la  grâce 
«  de  Dieu  par  Jésus-Christ  Notre  Seigneur,  et  comment  dans 
«  son  incarnation  il  a  pris  l'âme  et  le  corps  de  l'homme,  tu 
«  aurais  pu  contempler  la  grâce  dans  son  suprême  exem- 
«  plaire  ».  De  civit.  Dei',  Lib.  X.  c.  19. 

1 
De  la  sanctification  de  l'homme  quant  au  corps 

ET    quant    a    l'aME 

Saint  Cyrille  :  «  Notre  chair  corruptible,  étant  mêlée  au 
corps  vivifiant  du  Seigneur,  participe  aussi  à  la  vie.  Il  ne 
suffisait  pas  en  efifet  que  nos  âmes  fussent  ramenées  à  la  vie 
nouvelle  par  le  Saint-Esprit  ;  il  fallait  que  notre  corps 
terrestre  fût  ramené  à  l'immortalité  par  la  participation  à 
une  substance  plus  conforme  à  sa  nature,  c'est-à-dire  par 
le  corps  de  Jésus-Christ  ».  In  Cap.  VI  Jo.  Lib.  IV.  v.  54. 

«  Comme  deux  morceaux  de  cire  fondus  ensemble  par  le 

(1)  Voir  le  fascicule  de  juin  1903. 


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68  NOTES  THEOLOGIQUES 

iexij  ne  forment  plus  qu'un  même  tout  :  de  même,  par  la 
participation  au  corps  de  Jésus-Christ,  lui-même  est  en  nous 
et  nous  en  lui.  Et  en  effet,  ce  qui  est  corruptible  par  nature 
ne  peut  être  autrement  vivifié  qu'en  s'unissant  corporelle- 
ment  du  corps  du  Fils  unique  de  Dieu.  »  —  In  Jo.  Lib.  X. 

Saint  Grégoire  de  Nysse  :  «  L'homme  étant  composé  de 
deux  parties,  d'un  corps  et  d'une  âme  mêlés  et  unis  ensemble, 
il  faut  nécessairement  que  ceux  qui  doivent  être  sauvés  com- 
muniquent par  l'un  et  par  Tautre  avec  celui  qui  donne  la  vie, 
c'est-à-dire  avec  Jésus-Christ.  L'âme  en  s'unissant  à  lui  par 
la  foi,  arrive  au  salut  par  cette  voie,  car  ce  qui  est  uni  à  la 
vie  participe  sans  doute  à  la  vie.  Mais  il  faut  que  le  corps 
trouve  un  autre  moyen  pour  se  mêler  et  s'unir  avec  celui 
qui  doit  le  sauver.  Car  de  même  que  pour  combattre  la  vio- 
lence mortelle  d'un  poison,  il*  faut  qu'un  contre-poison  salu- 
taire pénètre  dans  le  corps,  comme  le  poison  lui-même,  afin 
d'insinuer  sa  vertu  dans  toutes  les  parties  du  corps  ;  de 
même,  comme  nous  avons  pris  le  poison  funeste  du  péché, 
qui  a  détruit  notre  nature,  il  est  absolument  nécessaire  que 
nous  prenions  un  remède  qui  l'expulse  de  nos  corps.  Et 
quel  est  cet  antidote  puissant  ?  Il  n'y  en  a  point  d'autre  que 
ce  divin  corps,  qui  est  plus  fort  que  la  mort  et  qui  est  le  prin- 
cipe de  notre  vie.  Comme  un  peu  de  levain  communique  à 
toute  la  pâte  une  vertu  semblable  à  la  sienne,  ainsi  le  corps 
de  Jésus-Christ  n'entre  pas  plus  tôt  dans  Je  vôtre,  qu'il  le 
charge  et  le  transforme  tout  en  lui-même.  Mais  parce  qu'il 
est  impossible  que  quelque  chose  entre  dans  notre  corps  pour 
s'insinuer  dans  toutes  ses  parties,  par  une  autre  vie  que  le 
manger  et  le  boire  ;  ainsi  est-il  nécessaire  que  ce  soit  par 
cette  même  voie  naturelle  que  notre  corps  reçoive  la  vertu 
vivifiante  du  Saint-Esprit.  » 

«  Le  Verbe  de  Dieu  s'est  «ni  à  notre  nature  mortelle  pour 
la  déifier  par  la  communication  de  sa  divinité.  C'est  pour 
cela  que,  selon  l'ordre  et  la  dispensation  de  sa  grâce,  il  se 
communique  à  tous  les  fidèles  par  le  moyen  de  sa  chair,  en 
s'insinuant  et  se  mêlant  dans  leurs  corps,  afin  que  l'homme 
mortel,  étant  uni  à  ce  corps  immortel,  devienne  aussi  lui- 
même  par  cette  unioa  isimortel  et  incorruptible.  »  Orat. 
Catech.  cap.  37. 


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SUR  L'UNION  DE  L'HOMME  A  JESUS^CHRIST  (Î9 

Ainsi  notre  corps,  auquel  le  péché  avait  donné  la  mort,  est 
rendu  à  la  vie  par  le  corps  vivifiant  de  Jésus-Christ,  et  c'est 
parce  qu'il  est  un  aliment  spirituel,  que  le  corps  de  Jésus- 
Christ  donne  la  vie  à  notre  corps  en  s'unissant  à  lui  et  en 
s'insinuant  dans  toutes  ses  parties.  C'est  donc  par  une  man- 
ducation  spirituelle  du  corps  de  Jésus-Christ,  que  le  corps 
de  rhomme  retrouve  la  vie  et  Timmortalité,  et  il  était  abso- 
lument nécessaire  que  le  corps  fut  ramené  à  la  vie  par  cette 
voie.  La  sanctification  du  corps  se  fait  donc  par  une  voie  qui 
lui  est  propre  et  qui  est  distincte  de  la  sanctification  de  Tàme. 
La  sanctification  du  corps  n'est  donc  qu^me  simple  dériva- 
tion de  la  sanctification  de  Tâme  et  de  Tunion  de  Tâme  à  Dieu 
par  la  grâce,  mais  un  effet  direct  de  sa  communion  au  corps 
de  Jésus-Christ.  De  plus,  comme  le  corps  ne  peut  être  ra- 
mené à  la  vie  et  sauvé  que  par  ce  moyen,  il  faut  que  cette 
manducation  spirituelle  du  corps  de  Jésus-Christ  se  trouve 
dans  la  grâce  du  baptême,  qui  unit  l'homme  tout  entier  à 
son  divin  rédempteur. 

Dans  l'incarnation,  le  Verbe  s'est  uni  son  corps  aussi  bien 
que  son  âme  par  une  opération  immédiate,  et  la  sanctification 
personnelle  de  son  corps  n'est  pas  une  dérivation  de  la 
grâce  habituelle  par  laquelle  l'Esprit-Saint  a  sanctifié  son 
âme.  De  même,  quand  le  Christ  s'adjoint  un  de  ses  membres, 
il  prend  simultanétnent  l'homme  tout  entier,  et  l'unit  d'une 
manière  immédiate,  corps  et  âme,  à  son  humanité  et  à  sa 
divinité. 

Si  la  réconciliation  de  l'homme  à  Dieu  avait  eu  lieu  sans 
l'incarnation,  la  sanctification  de  l'homme  aurait  consisté 
uniquement  dans  la  grâce  habituelle  répandue  dans  Tàme 
par  le  Saint-Esprit  ;  et  alors,  le  corps  n'aurait  appartenu  à 
l'ordre  surnaturel  que  d'une  manière  indirecte,  en  raison  de 
son  union  naturelle  avec  l'âme,  en  raison  du  concours  qu'il 
lui  prête  dans  l'accomplissement  des  œuvres  saintes,  et 
parce  qu'il  devait  participer  un  jour  à  sa  récompense.  11 
n'aurait  pas  été  sanctifié  d'une  manière  directe  et  par  une 
voie  spéciale,  et  l'homme  n'aurait  eu  par  la  grâce  aucun  rap- 
port particulier  avec  la  personne  du  Verbe. 

Mais  ce  n'est  pas  ainsi  que  le  salut  de  l'homme  est  opéré. 
Le  Verbe  s'est  fait  chair,  et  sa  chair  est  vraiment  un  aliment 


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7«  NOTES  THEOLOG1QUES 

ûi  c'est  en  mangeant  cet  aliment  spirituel,  que  Thomme  est 
uni  dans  une  certaine  unité  de  chair  à  son  divin  médiateur 
et  chef,  et  qu'en  lui  il  retrouve  la  divinité  qui  habite  corpo- 
rellement  cette  chair  adorable  et  viviGante. 

Or  tous  les  saints  Pères  enseignent  que  c'est  par  ce  moyen 
que  rhomme  est  sauvé  et  ramené  à  la  vie,  et  qu'il  est  sanctifié 
quant  au  corps  et  quant  à  Fâme.  Ce  n'est  donc  pas  précisé- 
ment en  tant  que  nous  sommes  les  temples  du  Saint-Esprit, 
que  nous  sommes  les  membres  de  Jésus-Christ,  de  sa  chair 
et  de  ses  os  ;   mais  nous  sommes  les  membres  de  Jésus- 
Christ,  et  le  Christ  habite  en  nous  et  nous  en  lui,  parce  que  nous 
avons  mangé  spirituellement  sa  chair  vivifiante,  et  que  nous 
lui  sommes  incorporés  dans  une  mystérieuse  unité  de  chair. 
La  tradition  insiste  continuellement  sur  cette  sanctification 
du  corps  de  l'homme  par  son  union  8|u  corps  de  Jésus-Christ, 
et  elle  attribue  cet  effet,  tantôt  à  reucharistie,oùle  corps  de 
Jésus-Christ  est  notre  aliment  spirituel,  tantôt  simplement 
à  rincarnation,  dont  l'eucharistie  est  comme  le  complément 
naturel  et  l'extension  à  chaque  homme  en  particulier. 
*    Saint    Léon    :    «  La  solennité  de  Noël   renouvelle    pour 
nous  la  naissance  de  Jésus  par   la  Vierge  Marie;  et   en  ado- 
rant cette  naissance  du  Sauveur,  il  se  trouve  que  c'est  notre 
propre  origine  que  nous  célébrons.   En  effet  cette  généra- 
tion temporelle  du  Christ  est  la  source  du  peuple  chrétien,  et 
le  jour  de  la  naissance  de  la  tète  est  aussi  le  jour  delà  nais- 
sance du  corps.    Sans  doute,  chacun  des  élus  a  son  corps 
propre  et  les  fils  de  l'Eglise  sont  distincts  les  uns  des  autres 
suivant  la  succession  des  temps.  Cependant  les  élus  forment 
tous  ensemble  une  masse   commune,  sortie  de  la    fontaine 
baptismale  :  et  de  môme  qu'ils  ont  été  crucifiés  avec  Jésud- 
Christ  dans  sa  passion,  ressuscites  avec  lui  dans  sa   résur- 
rection et  placés  avec  lui  à  la  droite  du  Père  dans   son  as- 
cension; de  même  en  ce  jour  de  sa  naissance,  ils  sont  en- 
gendrés tous  ensemble  avec  lui.  Tout  homme  en  quelque 
partie  du  monde  des  croyants  qu'il  habite,  est  régénéré  dans 
le  Christ  ;  l'ancienneté  de  sa  première  génération  est  tran- 
chée :  il  renaît  en  un  homme  nouveau,  et  désormais  il  ne  se 
trouve  plus  dans  la  filiation  de  son  père  charnel,  mais  bien 
dans  la  nature  même    de  ce  sauveur,    qui  s'est  fait  fils  de 


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SUR  L'UNIOOr  ï^  L'ffOarME  A  JÉSUS.GHRIST  71 

rkomme  afin  que  Thonune  put  devenir  enfant  de  Dieu  ». 
Serm.  VI .  de  Nativit.  Dni. 

En  raison  de  notre  unité  de  nature  avec  Adam  et  avec 
Jésus  Ckrist  nous  sommes  morts  dans  le  premier  et  ram^enés 
à  la  vie  par  le  second.  Par  l'incarnation^  nous  sommes  trans*- 
férés  da  vieil  homme  à  rhomme  nouveau,  et  c'est  là  pouar 
nous  la  vie  du  salut  et  de  la  vie.  Or  cette  régénération 
de  rhomme,  c'est  un  aliment  spirituel,  c'est  le  corps  de 
Jésus-Christ  qui  le  produit. 

B.  Alb£rt  le  GRÀJiD  :  «  Tous  ceux  qui  l'ont  reçu^  il  leur 
a  donné  «  le  pouvoir  de  devenir  enfants  de  Dieu  »,  parce 
que  ceux  qui  l'ont  reçu  dans  l'eucharistie  par  une  manduca- 
tion  spirituelle,  deviennent  i^oncorporels  au  Fils  unique  de 
Dieu  et  deviennent  eux-mêmes  des  dieux..  Dans  cette  régé^ 
nération,  le  corps  du  Seigneur  est  comme  une  semence  qui 
par  sa  vertu  transforme  l'homme  en  ce  qu'elle  est.  w  Celui 
qui  est  né  de  Dieu  n«  fait  pas  de  péché,  parce  que  la  se* 
mence  d«  Dieu  demeure  ea  lui.  »  C'est  ainsi  que  nous 
sommées  changés  au  corps  et  au  saug  du  Christ  lui-même, 
que  nous  lui  sommes  adjoints  en  unité  de  substance,  et  que 
nous  sommes  de  sa  race,  étant  transformés  en  lui-même  par 
SO& corps  vivifiant.  »  De  Euch.   dist.  111.  tract.  1.  c.  8. 

Nous  sommes  incorporés  à  Jésus-Christ  dans  une  certaine 
uAÎIé  de  corps,,  et  cette  unité  suJ»stantielle  est  produite  di« 
rectemeikt  par  le  corps  du  Christ,  mangé  spirituellemenl. 

Terminons  par  cette  belle  sentence  de  saint  Augustin: 
«  En  naissant  d'Adam  prévaricateur,  l'homme  est  tout  entier 
eharnel,  même  quant  à  l'âme  :  et  par  sa  régénération  en  Jé- 
sus-Christ, il  devien;t  tout  entier  spirituel,  même  quant  à  la 
chair.  » 

II 

De  notre  sanctification  par  Jésus-Christ  et  par  le 
Saint-Esprit 

Sij!i*T  Jban  CfiRYsosTOME  :  «Comment  devenons-nous  en- 
fants de  Dieu  ?  D'une   double  mianière  :  d'abord,  '  parce  que 
no«Ls  sommes  revêtus  de  Jésns-Christ,  qui  est  le  Fils  ;  et  en- 
ce  que  nous  recevons  l'esprit  d'adoption.  »  Parce 


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72  NOTES  THÉOLOGIQUJSS 

que  vous  êtes  des  fils,  Dieu  a  envoyé  dans, vos  cœurs  l'Esprit 
de  «son  fils».  C'estainsi  que  par  Jésus-Christ  nous  ne  sommes 
plus  des  serviteurs  mais  des  fils.  »  (In  Epist.  ad  Gai.  IV.) 

Nous  sommes  d'abord  unis  à  Jésus-Christ,  qui  est  fils  de 
Dieu  par  nature.  C'est  par  là  que  notre  filiation  initiale  en 
Jésus-Christ,  l'Esprit  d'adoption  des  enfants  de  Dieu,  nous 
est  communiqué  etconsomme  notre  adoption  divine.  Ce  n'est 
donc  pas  seulement  par  le  don  du  Saint-Esprit  que  nous 
sommes  adoptés,  mais  TEsprit-Saint  nous  est  donné  parce 
qu'en  nous  revêtant  de  Jésus-Christ,  nous  avions  commencé 
à  être  enfants  de  Dieu.  C'est  l'interprétation  que  saint  Jean 
Chysostome  donne  au  texte  de  saint  Paul. 

Saint  Cyrille  :  «  Nous  sommes  unis  entre  nous  et  avec 
Dieu.  Mais  de  quelle  manière  ?  Le  Seigneur  Ta  déclaré  lui- 
même  manifestement  par  ces  paroles  :  «  Je  suis  en  eux,  et 
vous  êtes  en  moi,  afin  qu'ils  soient  consommés  «  en  un  v. 
En  effet,  le  Christ  est  en  nous  corporellement,  en  tant 
qu'homme,  étant  uni  et  mêlé  avec  nous  par  l'eucharistie,  et  il 
est  en  nous  spirituellement,  comme  Dieu,  en  vivifiant  nos 
âmes  par  la  grâce  et  la  vertu  du  Saint-Esprit,  et  en  nous  ren- 
dant participant  de  la  vie  divine  »  (In  Jo.  Lib.  XI,  c.  12.)  ^ 

a  Voyons  comment  il  se  fait  que  nous  soyons  tous  un  entre 
nous  avec  Dieu,  corporellement,  et  spirituellement.  Nous 
sommes  unis  au  Christ  corporellement,  nous  tous  qui  partici- 
pons à  sa  sainte  chair.  Nous  sommes  concorporels  les  uns 
avec  les  autres  dans  le  Christ,  et  non  seulement  les  uns  avec 
les  autres,  mais  avec  celui  qui  est  en  nous  par  sa  chair  ;  car 
le  Christ  est  le  bien  de  notre  unité,  étant  à  la  foi  Dieu  et 
homme.  Quant  à  notre  union  spirituelle,  procédant  de  la 
même  manière,  nous  disons  que  nous  tous,  ayant  en  nous 
le  même  et  unique  Esprit-Saint,  nous  sommes  unis  spirituel- 
lement entre  nous  et  avec  Dieu.  De  même  en  effet,  que  la 
chair  de  Jésus-Christ  rend  concorporels  ceux  en  qui  elle  se 
trouve;  de  la  même  manière  l'unique  et  individuelle  Esprit 
de  Dieu,  habitant  en  nous,  produit  en  nous  tous  l'unité  spi- 
rituelle. »  Un  seul  corps,  un  seul  esprit,  un  seul  «  Père  de 
tous,  au-dessus  de  tous  et  en  tous».  (In  Jo.  Lib.  XI,  c.  11). 

Ce  qui  fait  que  nous  sommes  tous  un  entre  nous  et  avec 
Dieu,  corporellement  et  spirituellement,   c'est  que    la  chair 


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SUR  L'UNION  DE  L'HOMME  A  JÉSUS-CHRIST  73 

du  Christ  et  TEsprit-Saint  se  trouvent  en  nous.  La  cjiair  eu- 
charistique du  Christ  et  TEsprit-Saint,  tel  est  le  double  prin- 
cipe de  la  sanctification  de  l'homme. 

Saint  Cyrille  :  «  De  même  que  le  corps  du  Christ  est 
vivifiant  en  raison  de  son  union  avec  le  Verbe  ;  de  même 
sans  aucun  doute,  c'est  par  la  participation  à  ce  corps  très 
saint,  que  nous  sommes  vivifiés.  Le  Verbe  demeure  en  nous, 
non  seulement  d'une  manière  divine  par  le  Saint-Esprit,  mais 
aussi  d'une  manière  humaine  par  sa  sainte  chair  et  son 
sang  précieux  ».  (Adv.  Nest.  Lib.  IV.  c.  5.) 

«  Nous  sommes  faits  concorporels  à  Jésus-Christ  par  l'eu- 
charistie, nous  lui  sommes  unis  aussi  d'autre  manière  parce 
que  nous  sommes  faits  participants  de  sa  nature  divine  par 
le  Saint-Esprit  »  (Glaphyr.  in  gen.  lib  1.).  , 

((  Jésus-Christ  est  le  vrai  pain  du  ciel,  qui  nous  nourrit 
à  la  vie  éternelle,  et  par  la  grâce  du  Saint-Esprit,  et  par  cette 
participation  à  sa  chair,  qui  nous  donne  la  participation  à  la 
divinité  et  qui  détruit  la  mortalité  venue  de  l'ancienne  ma- 
lédiction ».  (In  Cap.  VI  Jo.  V.  35.) 

ToLET  :  «  Moi  en  eux  et  vous  en  moi,  afin  qu'ils  soient 
consommés  en  un.  »  (Jo.  XVII, 23).  Moi,  dit  le  Seigneur,  je 
suis  en  eux  par  ma  chair,  que  je  leur  ai  donnée  comme  ali- 
ment véritable  ;  et  vous,  Père^  vous  êtes  en  moi,  parce  que 
votre  divinité  est  unie  à  ma  chair.  Or,  si  la  divinité  est  dans 
ma  chair,  et  si  ma  chair  est  dans  ceux  qui  croient,  la  divinité 
est  donc  dans  ceux  qui  croient,  par  le  moyen  de  ma  chair. 
Les  fidèles  ont  donc  en  eux  la  chair  du  Christ,  et  par  elle  la 
divinité  ;  et  par  là,  ils  sont  un,  ils  ont  leur  unité  par  Jésus- 
Christ,  en  raison  de  sa  chair,  ils  sont  consommés  en  un,  ils 
deviennent  un  d'une  manière  parfaite,  étant  unis  entre  eux 
et  avec  Dieu,  non  seulement  quant  à  l'âme,  ce  qui  se  fait  par 
TEsprit-Saint,  mais  aussi  quant  au  corps  même  par  TEu- 
charistie.  »  (Cf.  Corn,  a  Lap.  in  h.  loc). 

Le  cardinal  Tolet  dit  que  les  fidèles  ont  en  eux  la  chair 
du  Christ  et  par  elle  la  divinité,  et  qu'ainsi  ils  sont  un  avec 
Jésus-Christ,  quant  à  la  chair  et  quanta  l'âme,  et  cela  par 
l'eucharistie  et  par  le  Saint-Esprit.  C'est  ainsi  que  par  la 
foi  et  par  la  charité,  l'homme  est  rendu  participant  de  la 
vie  divine. 


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74  NOTES  TUÉOLOGIQUES 

Corneille  de  la  Pierre  :  u  Le  Christ  demande  que,  par 
la  communion  à  son  corps,  les  fidèles  soient  u&  av^ec  lin 
et  entre  eux,  et  cela  véritahlemeiity  corporellement  et  substan- 
tielieiBest.  De  même  en  effet  que  le  Fils  est  uni  au  Père 
dans  Tessence  de  la  même  divinité,  ainsi  les  fidèles  sont 
unis  entre .  eux  dans  la  même  substance  de  Thumanité  et 
de  la  divinité  du  Christ,  qu'ils  reçoivent  dans  l'eucharis- 
tie. »  In  h.  loc. 

«  Il  y  a  pour  le  salut  éternel,  dit  saint  Thomas,  une  vraie 
participation  au  corps  du  Christ.  »  (Opusc.  57.  c.  19).  a  11  y  a 
aussi  une  vraie  participation  au  Saint-Esprit.  »  Ibid.  c.  20. 

L'Eglise  a  une  double  unité,  Tune  dans  la  chair  spirituelle 
de  Jésus-Christ,  l'autre  dans  l'Esprit-Saint.  Alexandre  de 
Halès  dit:  <(  La  chose  de  l'eucharistie,  c'est  la  chair  spirituelle 
«  du  Christ,  qui  est  l'unité  des  fidèles.  »  IV.  Q.  43.  membr. 
«  2.  Et  saint  Thomas  :  «  L'unité  de  l'Eglise  se  fait  par  l'Esprit- 
a  Saint.  M  In  cap.  VI,  Jo.  lect.  7.  n.  3. 

Les  saints  Pères  disent  fréquemment  que  Jésus-Christ 
habite  en  nous  par  sa  chair,  et  que  cette  habitation  est  pour 
nous  le  moyen  du  retour  à  la  vie.  Cette  doctrine  est  difficile. 
Nous  dirons  ce  que  l'on  en  peut  penser,  quand  nous  donne- 
rons les  conclusions  de  la  première  partie  de  ces  notes 
théologiques. 

III 

L'Incorporation   a  Jésus-Christ 
précède-t-elle  l'union  A.U  Saint-Esprit. 

Lorsque  saint  Cyrille  expose  le  mystère  de  la  sanctifica- 
tion de  rhomme,  il  explique  toujours  d^abord  comment  nous 
sommes  unis  à  Jésus-Christ,  et  ensuite  comment  nous 
sommes  unis  au  Saint-Esprit  ;  et  il  ne  procède  jamais  autre- 
ment, dans  les  textes  nombreux  où  il  se  complaît,  comme  il 
le  dit  lui-même,  à  développer  cette  doctrine.  Or  l'autorité  de 
saint  Cyrille,  particulièrem.ent  en  ces  matières,  est  fort  con- 
sidérable. Le  père  Petau  affirme  que  de  tous  les  docteurs^ 
c'est  lui  qui  a  exposé  le  plus  pleinement  la  double  union  de 
l'homme  à  Jésus-Christ  et  au  Saint-Esprit,  que  c'est  un  don 


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SUR  L  UNION  0R  L'HOMKE  A  JfiSU^-CHRISt  75 

qu'il  a  reçu  du  ciel,  et  que  but  ce  sujet  il  est  sans  contredit 
le  roi  de  la  théologie.  La  doctrine  de  saint  Cyrille  d'ailleurs 
ne  lui  est  pas  particulière  ;  c'est  aussi  celle  de  saint  Hilaire, 
de  saint  Augustin  et  des  autres  Pères,  lesquels  s'accordent  à 
dire  que  si  nous  participons  au  Saint-Esprit,  c'est  en  raison 
de  notre  union  à  Jésus-Christ  par  Teucharistie. 

Saint  Augustin  :  «  Pour  vivre  de  l'Esf^it  de  Jésus-Christ, 
il  faut  faire  partie  de  son  corps,  car  il  n'y  a  que  le  corps  de 
Jésus-Christ  qui  vive  de  son  Esprit.  U»e  comparaison  vous 
fera  comprendre  ce  que  je  vous  dis.  Vous  êtes  hommes, 
vous  avez  un  esprit  et  un  corps.  Lequel  des  deux,  dites-moi, 
donne  la  vie  à  l'autre  ?  Vous  dites  san«  doute  que  c'est  votre 
&mô  qui  donne  la  vie  à  voire  corps.  Si  donc  vous  voulez  vivre 
de  l'esprit  de  Jésus^Christ,  soyez  dans  le  corps  du  (Christ. 
Or,  selon  saint  Paul,  c'est  en  mangeant  le  Pain  céleste  que 
nous  sommes  tous  un  même  corps  et  un  même  pain.  0  mys- 
tère de  piété  !  O  signe  d'unité  !  O  lien  de  charité  !  Celui  donc 
qui  veut  vivre  d'une  vie  sainte,  sait  maintenant  où  il  doit  la 
chercher  et  comment  il  peut  l'obtenir.  Qu'il  communie  avec 
une  foi  vive,  qu'il  s'incorpore  à  Jésus-Christ  et  il  vivra  de 
son  Esprit.  »  In  Jo.  Tract.  XXVI.  n.  13. 

Voici  le  raisonnement  de  saint  Augustin.  L'Esprit  de 
Jésus-Christ  donne  la  vie  à  tout  le  corps  du  Christ,  comme 
l'âme  donne  la  vie  au  corps.  Il  faut  donc  être  le  corps  du 
Christ,  être  incorporé  au  Christ  pour  vivre  de  son  Esprit. 
Il  ne  dit  pas  :  unissez-vous  à  l'Esprit  de  Jésus-Christ  et  vous 
deviendrez  le  corps  du  Christ  ;  mais  unissez-vous  au  corps 
du  Christ  et  vous  vivrez  de  son  Esprit. 

Quelqu'un  dira  peut-être  :  saint  Augustin  s'adresse  aux 
chrétiens;  et  il  les  exhorte  à  communier,  afin  d'augmenter 
leur  union  au  Saint-Esprit  ;  cela  ne  prouve  pas  que  la  partici- 
pation à  l'eucharistie  soit  le  principe  même  de  la  participa- 
tion au  Saint-^Esprit.  Mais,  il  faut  bien  le  remarquer,  le  saint 
docteur  dit  que  pour  participer  au  Saint-Esprit  il  faut  appar- 
tenir au  corps  du  Christ,  et  il  dit  cela  d'une  manière  abso- 
lue ;  si  bien  que,  selon  lui,  l'enfant  même  au  baptême  ne  re- 
çoit la  vie  divine  et  l'Esprit-^Saint,  que  parce  qu'il  a  mangé 
et  bu  la  chair  et  le  sang  du  Fil»  de  l'homme.  Or,  comme 
nous  le  verrons,  c'est   toujours    ainsi   que  saint   Augustin 


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76  NOTES  THÉOLOGIQUES 

expose  notre  mode  d'union  à  Jésus-Christ  et  à  TEsprit-Saint. 

Saint  Augustin  :  «.  Le  Christ  est  ce  Pain  qu'il  faut  man- 
ger pour  avoir  la,vie  éternelle,  et  dont  lui-même  a  dit  :  «  Le 
«  Pain  que  je  donnerai,  c'est  ma  chair  pour  la  vie  du 
«  monde  )>.  Et  en  effet,  la  chair  de  l'homme,  soumise  au  péché 
et  à  la  mort,  étant  unie  et  incorporée  à  la  chair  très  pure 
du  Christ  et  devenant  un  avec  lui,  vit  de  l'esprit  du  Christ 
comme  le  corps  vit  de  son  esprit.  »  De  consecrat.  dist.  II. 
C.  57.  Christus  panis. 

Paschase  Radbert  :  «  Le  baptême  est  la  porte  par  laquelle 
les  fidèles  sont  entrés  dans  l'adoption  des  enfants  de  Dieu. 
D'abord,  par  une  nouvelle  naissance,  ils  sont  délivrés  du 
mal,  ils  deviennent  membres  de  Jésus-Christ  et  un  même 
corps  avec  lui  ;  et  ensuite  l'Esprit-Saint  est  répandu  dans 
l'âme  de  celui  qui  renaît, afin  que  toute  l'Eglise  du  Christ  soit 
vivifiée  par  un  seul  espoir  et  soit  faite  un  même  corps.  » 
De  corp.  et  sang.  Dni.  cap.  3. 

L'homme  est  d'abord  incorporé  à  Jésus-Christ,  ce  qui 
se  fait  par  la  foi,  et  cette  incorporation  initiale  est  complé- 
tée par  la  charité,  afin  que  l'homme  soit  pleinemenl  et  véri- 
tablement membre  vivant  de  son  corps  vivifiant. 

Saint  Thomas  :  «  Il  n'y  a  aucun  sujet  de  condamnation  pour 
«  ceux  qui  sont  dans  le  Christ  Jésus  »  (Rom.  VIII-l),  c'est- 
à-dire  pour  ceux  qui  sont  incorporés  au  Christ  par  la  foi  et 
la  charité  et  par  les  sacrements  de  la  foi.  —  L'apôtre  ajoute 
«  dans  le  Christ  Jésus  »,  parce  que  l'Esprit-Saint  n'est  don- 
né qu'à  ceux  qui  sont  dans  le  Christ  Jésus.  De  même  en 
effet  que  l'âme  ne  s'unit  aux  membres  que  s'ils  sont  ad- 
hérents au  corps,  de  même  aussi  l'Esprit-Saint.  »  In  Epist. 
ad   Rom.   cap.  VIII.  lect.  1. 

Lessius  :  «  C'est  ainsi  que  par  un  mystère  admirable  Dieu 
nous  ramène  à  lui,  il  nous  unit  tous  à  un  seul  corps,  à  un 
seul  chef,  à  une  seule  personne,  à  laquelle  nous  sommes  in- 
corporés et  dont  l'Esprit-Saint  nous  vivifie.  Le  Christ  en 
eff'et  est  la  tête  de  tous  les  justes,  et  nous  qui  sommes  son 
corps,  nous  recevons  de  lui  la  vie.  Le  Christ  est  la  personne 
de  tous  les  élus,  et  par  cette  union  à  sa  personne,  son  es- 
prit qu'il  a  reçu  de  son  Père,  nous  est  communiqué  ;  il  nous 
vivifie  et  nous  fait  enfants  de  Dieu.  L'Esprit-Saint  ne  se  res- 


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SUR  L'UNION  DE  L'HOMME  A  JÉSUS-CHRIST  77 

treint  pas  à  rhumanité  de  Jésus-Christ,  mais  il  s'étend  «tu- 
delà  comme  à  Tinfini,  pour  nous  vivifier  tous.  »  De  per- 
fect.  div.  Lib.  XII.  N.  75.  —  «  Représentez-vous  FEsprit  du 
Christ  comme  une  àme  immense  qui,  dépassant  les  limites 
de  rhumanité  de  Jésus-Christ  se  répand  dans  les  membres 
qui  adhèrent  à  leur  chef,  et  qui  les  vivifie  et  les  fait  enfants 
de  Dieu.   »  Ibid.  n.  74. 

Ces  paroles  de  Lessius  expriment  d'une  manière  parfaite 
la  doctrine  des  Pères  sur  notre  union  à  Jésus-Christ  et  au 
Saint-Esprit. 

L'homme  est  ramené  à  lai  vie  par  une  double  vie,  par  le 
«  corps  vivifiant  »  du  Christ  et  par  l'Esprit  du  Christ,  qui 
est  «  l'Esprit  vivificateur  ».  L'Esprit-Saint  est  le  principe 
suprême  de  la  vie  divine,  pour  tous  les  êtres  qui  participent 
à  cette  vie.  «  Tout  ce  que  Dieu  opère,  dit  saint  Jean  Damas- 
cène,  c'est  par  l'Esprit-Saint  qu'il  l'opère  ».  L'incarnation, 
la  transsubstantiation,  l'incorporation  de  Thomme  à  Jésus- 
Christ,  la  grâce  sanctifiante,  tout  cela  est  l'œuvre  du  Saint- 
Esprit.  D'autre  part,  le  corps  de  Jésus-Christ  est  une  chair 
vivifiante,  un  esprit  vivifiant  :  il  faut  donc  qu'il  soit  aussi 
d'une  certaine  manière  un  principe  de  vie.  Mais  comment  le 
corps  du  Christ  est-il  un  principe  de  vie  ?  Parce  qu'il  est 
l'organe  de  la  divinité  dans  les  œuvres  de  la  grâce,  parce 
qu'il  est  un  aliment  spirituel,  qui  étant  mangé  spirituellement 
produit  l'incorporation  de  l'homme  à  Jésus-Christ.  Le  corps 
du  Christ  a  donc  une  efficacité  véritable  dans  la  vivification 
de  rhomme  ;  mais  TefTet  qu'il  produit  comme  cause  instru- 
mentale, c'est  la  divinité  qui  l'opère  comme  cause  princi- 
pale. «  L'Esprit-Saint,  habitant  dans  le  corps  du  Christ,  dit 
«  Paschase  Radbert,  opère  ces  mystères  sous  le  voile 
«  des  choses  visibles  pour  le  salut  des  fidèles.  »  De  corp.  et 
sang.  Dîii.  Cap.  III,  1. 

L'Incorporation  à  Jésus-Chrjst  étant  pour  nous  le  com- 
mencement du  salut  et  de  la  vie,  la  première  opération  du 
Saint-Esprit  dans  la  déification  de  l'homme,  est  de  l'incor- 
porer à  Jésus-Christ;  et  cette  incorporation,  l'Esprit-Saint 
l'opère  par  le  corps  de  Jésus-Christ  qui  est  son  organe.  Et 
après  que  l'Esprit-Saint  nous  a  ainsi  incorporés  à  Jésus- 
Christ,  Fils  de  Dieu  par  nature  et  notre  chef  à  tous,  lui-même 


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7S  NOTés  THÉOLOGIQUES 

alors,  qui  est  l'Esprit  du  Christ  et  TEsprit  d'adoption  des 
enfants  de  Dieu,  se  répand  en  nous,  comme  en  des  membres 
de  Jésus-Christ,  il  nous  fait  son  corps  vivant  et  parfait  et  il 
couronne  en  nous  l'adoption  divine. 

C'est  donc  à  l'Esprit-Saint,  principe  de  la  vie  divine  et  de 
toute  sanctification,  que  revient  comme  à  sa  cause  principale 
cette  incorporation  qui  est  produite  instrumentalement  par 
le  corps  de  Jésus-Christ. 

De  plus,  il  faut  remarquer  que  le  corps  du  Christ  étant  uni 
hypostatiquement  avec  la  seule  personne  du  Verbe,  ce  que 
TEsprit-Saint,  ce  que  la  divinité  opère  par  ce  corps  vivifiant 
appartient  à  un  titre  personnel  au  Verbe  qui  est  aussi  par 
lui-même  la  vie,  et  qui  est  avec  Dieu  le  Père  le  principe  du. 
Saint-Esprit.  L'incorporation  de  l'homme  à  Jésus-Christ  appar- 
tient donc  à  un  titre  particulier  au  Verbe,  de  même  qu'elle 
nous  unit  d'une  manière  spéciale  à  sa  personne.  Et  c'est 
pourquoi,  lorsque  Notre-Seigneur  traite  de  la  vivification 
de  l'homme  par  l'Eu^charistie,  il  ne  fait  mention  qu'e  de  sa 
propre  personne  :  «  Celui  qui  mange  ma  chair  et  boit  mon 
<(  sang  a  la  vie  éternelle,  et  je  le  ressusciterai  au  dernier 
«  jour.  ))  «  Celui  qui  mange  ma  chair  et  boit  mon  sang 
«  demeure  en  moi  et  înoi  en  lui  >*.  «  Celui  qui  me  mange 
«  vivra  par  moi.  » 

Nous  sommes  déifiés  par  le  Christ  et  par  l'Esprit-Saint  ; 
nous  sommes  déifiés  dans  le  Christ  et  dans  l'Esprit-Saint.  La 
divinité  est  la  vie  et  .l'unique  principe  de  vie,  et  c'est  Dieu 
le  Père  qui  vivifie  toutes  choses  par  son  Christ  et  par  son 
Saint-Esprit.  A  Dieu,  Père  de  Jésus-Christ  et  notre  Père,  au 
Verbe  incarné,  notre  divin  chef  et  médiateur  et  au  Saint- 
Esprit,  qui  nous  unit  à  Jésus-Christ  et  qui  en  lui  se  donne  à 
nous,  honneur,  amour  et  gloire  dans  les  siècles  des  siècles. 

Nous  devons  maintenant  avec  les  saints  Pères  pénétrer 
plus  avant  dans  ce  mystère  de  notre  union  à  Jésus-Christ. 
Comment  la  foi  nous  unit-elle  à  Jésus-Christ?  Comment  l'Eu- 
charistie opère-t-elle  cette  union  ?  C'est  ce  qui  nous  reste  à 
déterminer. 


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SUR  L'UNION  OE  L  HOMME  A  JÉSUS-CHRIST  79 

CHAPITRE    SEPTIÈME 
Doctrine  de  Bossuet  sur  l'umox  de  l'homme  a  Jésus-Christ     i^ 

Avant  de  poursuivre  cette  étude  et  de  dire  comment 
nous  sommes  unis  à  Jésus-Christpar  la  foi  et  par  l'eucharistie, 
arrêtons-nous  un  instant  et  voyons  comment  Bossuet  ré- 
sume la  doctrine  des  Pères  sur  cette  union  de  l'homme  au 
Verbe  incarné. 

Bossuet  reconnaît,  comme  nous  le  verrons,  que  d'après 
saint  Augustin  et  les  autres  Pères  et  même  d'après  l'ensei- 
gnement formel  du  siège  apostolique,  Teucharistie  est  de 
nécessité  de  moyen,  et  que  c'est  elle  qui  opère  la  première 
incorporation  à  Jésus-Christ  et  la  vie  divine.  Cependant  il 
ne  professait  pas  cette  doctrine  ;  et  précisément  à  cause  de 
cela,  Tétude  que  nous  allons  faire  de  son  enseignement  offre 
un  intérêt  particulier,  parce  qu'elle  montrera  jusqu'où  la 
théologie  peut  aller  sur  la  déification  de  l'homme  par  Jésus- 
Christ,  sans  admettre  cette  nécessité  de  l'Eucharistie.  Bossuet 
d'ailleurs,  reproduit  si  pleinement  îa  doctrine  des  saints 
Pères,  qu'il  s^exprime  en  plusieurs  endroits,  comme  s'il 
croyait  que  l'Eucharistie  fut  de  nécessité  de  moyen. 

Pour  ne  pas  donner  trop  d'étendue  à  ce  chapitre,  nous 
citerons  seulement  quelques  textes  de  ses  méditations  sur 
TEvangile  et  de  ses  élévations  sur  les  mystères.  On  sait  que 
ces  deux  admirables  ouvrages  sont  un  trésor  de  doctrine  et 
comme  la  moelle  de  la  tradition. 

1^  La  chair  de  Jésus-Christ  est  le  seul  moyen  par  lequel 
r homme  peut  af teindre  à  la  divinité, 

c<  Il  ne  faut  pas  que  les  hommes  espèrent  atteindre  Jésus 
Christ  par  sa  divinité,  ni  de  s'y  unir  en  elle-même  ;  c'est  un 
objet  trop  haut  pour  une  nature  pécheresse.  Le  Verbe  s'est 
fait  homme  pour  s'approcher  d'eux,  et  la  chair  qu'il  leur  a 
donoée  pour  s'unir  à  lui  et  pour  cela,  il  l'a  remplie  de  la  di- 
vinité même  ».  La  Cène,  1"  part.  29«  jour. 


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«p  NOTES  THÉOLOGIQUES 

<(  Unissons-nous  donc  à  Jésus,  corps  à  corps,  esprit  à  es- 
prit. Qu'on  ne  dise  point  :  Tesprit  suffit.  Le  corps  est  le 
moyen  pour  s'unir  à  Tespril.  C'est  par  sa  chair  que  nous  de-" 
vons  le  reprendre  pour  nous  unir  à  son  esprit,  à  sa  divinité. 
Nous  sommes  faits  participants  delà  nature  divine  parce  que 
Jésus-Christ  a  aussi  participé  à  notre  nature.  Il  faut  donc 
nous  unir  à  la  chair  que  le  Verbe  a  prise  afin  que  par  cette 
chair  nous  jouissions  de  la  divinité  de  ce  Verbe,  et  que  nous 
devenions  des  dieux  en  prenant  des  sentiments  divins  !  » 
24'*  jour. 

2**  La  chair  de  Jésus-Christ  est  vivifiante  et  elle  est 
pour  nous  le  principe  de  la  vie, 

«  La  chair  que  nous  mangeons,  ce  n'est  pas  la  chair  du  fils 
de  Joseph,  c'est  la  chair  du  Fils  de  Dieu,  une  chair  conçu4e 
du  Saint-Esprit  el  formée  du  sang  d'une  Vierge.  «  Quod  nas- 
cetur  ex  te  sanctum  ».  C'est  une  chair  substantiellement 
sainte  ;  c'est  une  chair  sainte  de  la  sainteté  du  Fils  de  Dieu, 
qui  se  l'unit.  Elle  est  pleine  de  vie,  source  de  vie,  vivante 
et  vivifiante  par  elle-même.  »  27*^  jour. 

«  Autant  que  nous  désirons  la  vie,  autant  devons-nous  dé- 
sirer cette  chair  qui  nous  la  donne,  qui  la  contient,  qui  est 
ia  vie  même.  »  «  C'est  la  substance  du  Fils  de  l'homme  qu'il 
nous  faut,  car  c'est  à  sa  substance  qu'est  unie  la  divinité  et 
la  vie.  »  26"  jour.  «  Là  où  est  la  substance  de  Jésus-Christ, 
là  aussi  pour  ainsi  parler  est  toute  la  substance  du  salut  et 
de  la  vie.  »  55"  jour. 

«  Nous  avons  en  Jésus-Christ  la  vraie  vie,  la  vie  éter- 
nelle, la  vie  de  l'âme  et  du  corps,  et  non  pas  précisément  en 
lui  comme  Fils  de  Dieu,  mais  en  lui  comme  Fils  de  l'homme  ; 
car  c'est  par  là  qu'il  commence  »,  29*  jour. 

3**    JésuS'Christ^  notre  chef,  nous  ramène  à  Dieu 
par  la  manducation  de  son  corps. 

«  Jésus-Christ  est  notre  chef,  comprenons-le  bien  ;  car 
c'est  là  le  grand  mystère  de  notre  salut.  Il  est  notre  chef  et 
ce  qui  est  fait  pour  nous,  il  le  prend  lui-même.  Il  commence 
en  sa  personne  l'usage  du  baptême  ;  il  commence  aussi  en 


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SUR  L'UNION  DE  LjHOMME  A  JÉSUS-CHRIST  81 

sa  personne  Tusage  de  TEucharistie...  C'est  là  sa  Pâque  et 
la  nôtre  ,♦  c'est  son  passage  et  c'est  le  nôtre...  Nous  passons 
avec  lui  du  monde  à  Dieu.  Ma  Pâque  est  aussi  la  vôtre,  et 
parce  que  je  suis  votre  chef  et  que  vous  êtes  mes  membres, 
il  faut  que  vous  fassiez  le  même  passage.  Mangez  donc  la 
victime  du  passage,  mangez  mon  corps  et  passez  à  Dieu  avec 
moi.  »  IS'^  jour.  «  Mangeons,  buvons,  vivons,  nourrissons- 
nous,  unissons-nous  à  la  vie  par  cette  chair,  par  ce  sang  vivi- 
fiant. C'est  par  là  qu'il  s'unit  à  nous,  c'est  par  là  qu'il  nous 
sauve  ».  26^  jour. 

«  Nous  l'avons  dit  souvent,  et  il  ne  faut  pas  se  lasser  de 
le  dire  :  Cette  chair  et  ce  sang  sont  devenus  le  lien  de  notre 
unité  avec  Jésus-Christ,  l'instrument  de  notre  salut,  la  source 
de  notre  vie  :  parce  qu'il  les  a  pris  pour  nous,  parce  qu'il 
les  a  offerts  pour  notre  salut,  parce  qu'il  nous  les  donne  encore 
à  la  sainte  table  pour  nous  vivifier.  »  26*  jour. 

Ainsi  la  cause  du  salut  de  l'homme^  c'est  l'Incarnation,  la 
passion  et  l'Eucharistie,  et  c'est  en  mangeant  cette  chair  vivi- 
fiante et  immolée  de  notre  Sauveur,  que  nous  retrouvons  la 
divinité  et  que  nous  recevons  le  salut  et  la  vie 

4*"  De  Vextension  de   l'incarnation  par  la  manducation  de 
la  chair  de  Jésus-Christ, 

«  La  vie  est  pour  nous  dans  cette  chair  qu'il  a  prise  ;  Jésus- 
Christ  ne  se  lasse  pas  de  le  répéter...  11  en  vient  jusqu'à  dire 
qu'il  faut  manger  sa  chair  et  boire  son  sang,  et  c'est  là  notre 
salut,  c'est  notre  vie  ;  car  par  ce  moyen  il  ne  prend  pas  seu- 
lement en  général  une  chair  humaine,  il  prend  la  chair  de 
chacun  de  nous,  lorsque  chacun  de  nous  reçoit  la  sienne. 
Alors  il  se  fait  homme  pour  nous,  il  nous  applique  son  Incar- 
nation, et  comme  disait  saint  Hilaire,  il  ne  porte,  il  ne  prend 
la  chair  que  de  celui  qui  prend  la  sienne.  11  n'est  point  notre 
Sauveur,  et  ce  n'est  point  pour  nous  qu'il  s'est  incarné,  si 


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82  NOTES  THÉOLOGIQUES 

/prend  notre  chair  quand  nous  prenons  la  sienne.  Or  prendre 
la  chair  du  Christ,  c'est  la  manger.  C'est  donc  par  la  mandu- 
cation  de  la  chair  de  Jésus-Christ,  que  son  incarnation  nous 
est  appliquée,  (jue  nous  devenons  ses  membres  spirituels, 
et  qu'en  lui,  notre  sauveur  et  chef,  le  salut  et  la  vie  nous 
sont  rendus. 


5"  Nous  ressusciterons,  en  vertu  de    notre  participation  au 
-     corps  de  Jésus-Christ. 

«  Ne  faut-il  pas  que  notre  corps  mortel  sorte  un  jour  du 
tombeau  et  de  la  corruption  ?  Et  qui  peut  mieux  nous  en  tirer 
que  ce  corps  qui  ne  l'a  jamais  sentie  ?  Pour  devenir  avec 
Jésus-Christ  un  «  corps  spirituel  »,  comme  l'appelle  saint 
Paul  (1  Cor.  XV),  qu'y  avait-il  de  plus  efficace,  que  son  union 
avec  ce  même  corps  et  l'impression  de  ses  divines  qualités  ? 
—  Mais  les  enfants  qui  n'ont  pas  communié;  ne  ressuscite- 
ront-ils donc  pas  ?  Grossiers  et  charnels,  qui  n'entendez  pas 
que  ce  corps  est  donné  à  toute  l'Eglise,  et  que  ce  levain 
mystérieux  est  capable  de  vivifier  toute  la  masse,  ces  enfants 
dont  vous  parlez,  n'ont-ils  pas  reçu  avec  le  baptême  un  droit 
sur  ce  corps  ?  Il  est  à  eux,  encore  qu'ils  ne  le  reçoivent  pas 
d'abord,  selon  la  coutume  présente  ;  mais  ce  qui  est  reçu 
par  quelques-uns  est  à  tous  un  gage  d'immortalité.  »  50*' jour. 

G^  Nous  avons  la  vie  par  la  Foi  et  par  l'Eucharistie, 

«  Celui  qui  croit  en  moi  a  la  vie  éternelle.  »  Il  est  donc 
constant  que  c'est  par  la  foi  que  nous  devons  profiter  de  cette 
nourriture  céleste,  pour  en  recevoir  la  vie  éternelle  ». 
u  Jésus-Christ  enseigne  qu'il  faut  croire  deux  choses  :  la 
première,  que  le  Fils  de  Dieu  a  pris  notre  chair  ;  la  seconde, 
que  pour  avoir  part  à  la  vie  qu'elle  contient,  il  faut  la  man- 
ger ».  32o"*'jour. 

«  Quoi  qu'il  en  soit  des  autres  passages  de  l'Ecriture  où 
manger  et  boire,  c'est  croire,  ici  il  n'est  plus  permis  de  dire 
que  le  manger  et  le  boire  soit  un  manger  et  un  boire  improprç 
et^  allégorique  et  autre  chose  qu'un  manger  et  un  boire  vé- 


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SUR  L  UNION  I>B  L'HOMME  A  JÉSUS-CHRIST  83 

ritable  et  proprement  par  la  bouche  du  corps.  Vous  nous 
donnerez  votre  corps  et  votre  sang  pour  nous  unir  substance 
à  substance  à  la  chair  que  vous  avez  prise.  La  foi  me  vivifie, 
cela  est  certain  ;  mais  cette  foi  qui  rae  vivifie,  c*est  de  croire 
que  vous  avez  pris  une  chair  humaine,  un  sang  humain,  et 
que  vous  me  les  donnez  aussi  véritablement  à  manger  et  à 
boire,  même  par  la  bouche  du  corps,  que  vous  les  avez  pris 
dans  le  sein  de  votre  bienheureuse  Mère  ».  33*™*  jour. 

7®  Nous  participons  au  Saint-Esprit  en  raison  de 
notre  union  à  Jésus-Christ, 

Le  Cardinal  Pie  qui  a  exposé  avec  force  le  mystère  du 
Christ,  invoque  le  témoignage  de  Bossuet  pour  établir  que 
notre  adoption  divine  commence  par  notre  union  avec  celui 
qui  est  le  Fils  de  Dieu  par  nature,  et  que  c'est  par  suite  de 
cette  union  que  l'Esprit  de  Jésus-Christ  nous  est  communi- 
qué. 

«  Dieu,  sans  doute,  dit-il,  s'il  l'avait  voulu,  aurait  pu  nous 
appeler  à  l'éternelle  gloire  sans  la  médiation  de  son  Fils 
incarné.  La  vision  intuitive  implique  d'elle-même  une  assi- 
milation divine  :  «  Similes  ei  erimur,  quia  videbimus  eum 
sicuti  est  ».  Mais  cette  divine  affinité  eut-elle  entraîné  non 
seulement  le  nom  mais  la  réalité  de  la  filiation  divine,  et 
pouvions-nous  sans  le  Fils  de  Dieu  fait  homme  devenir  pro- 
prement et  réellement  les  fils  de  Dieu,  en  la  façon  dont  nous 
le  sommes  devenus  par  suite  du  mystère  de  Tlncarnation  ? 

«  Bossuet,  ce  sévère  disciple  de  saint  Augustin  et  de  saint 
Thomas  ;  Bossuet,  écho  grave  et  fidèle  de  toute  la  tradition, 
répond  :  «  Pour  nous  faire  devenir  enfants  de  Dieu,  il  a  fallu 
«  que  son  Fils  unique  se  fit  homme.  C'est  par  le  Fils  unique 
«  et  naturel,  que  nous  devions  recevoir  TEsprit  d'adoption. 
«  Cette  nouvelle  filiation  qui  nous  est  venue,  n'a  pu  être 
«  qu'un  écoulement  et  une  participation  de  la  filiation  véri- 
«  table  et  naturelle.  »  Elevât,  sur  les  myst.  12"  semaine. 
Elevai;  10.  Et  ailleurs  :  «  L'héritage  ne  nous  regarde  qu'à 
«  cause  que  nous  sommes  les  enfants  de  Dieu.  Nous  ne 
«  sommes  les  enfants  de  Dieu,  que  parce  que  nous  sommes 
«  un  avec  son  Fils  naturel  ;  d'autant  que  nous  ne  pouvons 


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84  NOTES  THÉOLOGIQUES 

«  participer  à  la  qualité  d^enfants  de  Dieu,  que  par  dépen- 
«  dance  de  celui  à  qui  elle  appartient  par  préciput.  C'est 
«  pourquoi  Dieu  a  envoyé  dans  nos  cœurs  l'Esprit  de  son 
«  Fils,  qui  crie  :  Père,  Père.  Donc,  poursuit  le  grand  évèque, 
«  en  notre  qualité  de  fils,  et  la  nouvelle  vie  qui  procède  de 
<(  la  régénération  spirituelle,  et  la  prétention  à  l'héritage, 
.  «  nous  ne  l'avons  que  par  société  avec  Jésus-Christ,  «  quas 
«  in  uno.  »  Comme  dans  un  seul,  dit  l'apôtre.  »  Card.  Pie, 
Homél.  sur  l'identification  de  Jésus-Christ  et  des  élus  (T.  VIII, 
p.  226). 

Ce  qui  fait  que  nous  sommes  à  proprement  parler  enfants 
de  Dieu,  c'est  notre  unité  avec  le  Verbe  incarné,  unité  en 
raison  de  laquelle  Tesprit  d'adoption  nous  est  communiqué, 
en  Jésus-Christ  et  par  lui.  La  cause  propre  et  immédiate  de 
notre  filiation  divine  n'est  pas  notre  participation  à  TEsprit- 
Saint,  mais  notre  participation  à  l'Homme-Dieu,  Fils  de  Dieu 
par  nature,  de  qui  TEsprit  d'adoption  dérive  en  nous. 

8*  Comment  les  élus  sont  consommés  dans  Vunité, 

a  Je  suis  en  eux  et  vous  en  moi,  afin  qu'ils  soient  consom- 
més en  un.  »  Jo.  XVII,  23.  Jésus-Christ  revient  toujours  à 
cette  sainte  unité  ;  elle  fait  les  délices  de  son  cœur  et  il  ne 
peut  quitter  un  sujet  qui  lui  plaît  si  fort.  Il  va  toujours  appro- 
fondissant de  plus  en  plus  cette  matière,  et  il  nous  apprend 
ici  que  la  source  de  cette  unité,  c'est  qu'il  est  en  nous  comme 
son  Père  est  en  lui. 

«  Les  saints  Pères  ont  interprétés  ces  paroles  de  cette 
sorte  :  «  Je  suis  en  eux  »  par  mon  Esprit;  «Je  suis  en  eux  » 
par  ma  chair  que  je  leur  donne  dans  l'Eucharistie.  Je  leur 
rends  par  ce  moyen  tout  ce  que  j'ai  pris  d'eux;  je  leur  donne 
en  même  temps  tout  ce  que  j'ai  reçu  de  vous  ;  ma  divinité  est 
à  eux  aussi  bien  que  mon  humanité.  Dans  mon  humanité, 
qui  est  à  eux  et  en  eux,  ils  trouvent  la  divinité  qui  lui  est 
unie,  et  ils  en  peuvent  jouir  comme  de  leur  bien.  C'est 
donc  ainsi  que  je  suis  en  eux,  et  vous,  mon  Père,  vous  êtes 
en  moi.  Tout  est  donc  en  eux,  tout  est  à  eux.  »  61®  jour. 

Ainsi  donc  tout  est  à  nous,  l'humanité  et  la  divinité  de 


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SUR  L'UNipN  DE  L'HOMME  A  JÉSUS-^HRlST  85 

Jésus-Christ,  Dans  §on  humanité,  qui  esta  nous  et  en  nous, 
nous  trouvons  la  divinité  qui  lui  est  unie.  Jésus-Christ  est 
en  nous  par  TEucharistie  et  par  son  Esprit-Saint,  et  c'est 
ainsi  que  nous  sommes  consommés  dans  l'unité  avec  lui.  Or 
ce  n'est  pas  seulement  par  la  communion  sacramentelle  et 
pendant  le  temps  de  la  communion  sacramentelle  que  ce 
mystère  existe,  bien  qu'alors  il  reçoive  toute  sa  perfection  ; 
mais  il  existe  déjà  dans  la  grâce  du  baptême,  où  l'homme 
est  incorporé  à  Jésus-Christ  et  devient  avec  lui  un  même 
corps  et  un  même  esprit. 

Toute  cette  doctrine  de  Bossuet  est  un  admirable  résumé 
de  ce  que  nous  avons  recueilli  jusqu'ici  dans  la  tradition. 

(A  suivre.)  „    ^  ,r  , 

F.    FnANÇOlS    DB   VOUILLE. 


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LE   CATHOLICISME 

DANS  LA  PATRIE  DE  SAINT  PAUL 


aonde  a  vu  de  tout  temps  les  civilisations  se  déplacer  ; 
lies,  jadis  célèbres  sous  différents  rapports,  sont  de- 
î,  dans  la  suite  des  siècles,  d'insignifiantes  bourgades 
irs  habitants  ignorent  l'antique  grandeur  de  leur 
'autrefois  ;  parfois  la  déchéance  est  à  tel  point  que 
mt  lui-même  a  de  la  peine  à  retrouver  le  nom  antique 
e  mot  barbare  qui  le  remplace  et  qui  n'est  connu  de 
ine. 

[nonde  est  habitué  à  cela,  dirais-je,  et  si  parfois,  en 
it  remplacement  de  ces  villes  déchues,  en  parcourant 
Lix  auxquels  se  rattache  le  souvenir  de  faits  mémorables, 
it  une  certaine  tristesse,  un  certain  regret  de  n'avoir 
ies  yeux  que  des  ruines,  ce  regret  et  cette  tristesse  ne 
•ien  en  comparaison  de  l'impression  profondément 
tireuse  que  l'on  éprouve  en  se  trouvant  dans  des  villes 
elles  se  rattachent  des  souvenirs  chrétiens,  quand  ces 
ne  présentent  plus  l'aspect  religieux  que  l'on  serait  en 
l'espérer.  C'est  que  ce  dernier  sentiment  tient  au  cœur, 

que  le  premier  ne  parle  le  plus  souvent  qu'à  l'esprit  : 
'esprit  de  l'historien  qui  cherchera  le  plus  de  vestiges 
)le  du  passé,  dans  l'antiquité,  mais  c'est  le  cœur  du 
en  qui  se  trouve  accablé  d'une  tristesse  profonde  dans 
lies  aux  vieux  souvenirs  religieux,  lorsqu'il  n'y  ren- 
î  plus  qu'absence  de  religion. 

est  le  sentiment  qui  oppresse  le  cœur  quand  on  se 
ïompte  de  létat  du  Christianisme  et  en  particulier  du 
icisme  dans  la  patrie  du  grand  Apôtre  des  nations. 
Paul  a  porté  bien  loin  dans  le  monde  le  flambeau  de  la 
lais,  à  voir  l'état  présent  du  Christianisme  dans  sa 
e  patrie,  on  dirait  qu'il  l'aurait  oubliée  ! 


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DANS  LA  PATRIE  DE  SAINT  PAUL  H' 

En  entrant  dans  la  petite  ville  de  Tarsous,  Tantique 
Tarse  (1),  on  voudrait  se  sentir  heureux  de  se  trouver  dans 
la  patrie  de  saint  Paul  !  Les  nombreuses  églises  qu'on  y 
aperçoit,  le  joyeux  carillon  des  cloches  qu'on  paraît  y  sonner 
avec  une  certaine  affection  pourraient  faire  croire  au  pre- 
mier abord  que  Ton  se  trouve  dans  une  ville  foncièrement 
chrétienne,  mais,  hélas  !  l'illusion  ne  dure  pas  longtemps  ! 

Et  pourtant  les  communautés  chrétiennes  ne  manquent 
pas  dans  la  ville  de  Tarse  ;  presque  tous  les  rites  et  toutes 
les  sectes  y  ont  leurs  représentants.  Pour  les  catholiques, 
on  y  trouve  des  Latins,  des  Arméniens,  des  Maronites,  des 
Grecs-Melchites,  des  Tyriens,  des  Chaldéens  ;  comme  sectes 
dissidentes  il  y  a  des  Grecs  Orthodoxes,  des  Arméniens 
grégoriens,  des  Protestants,  des  Syriens,  des  Chaldéens. 
Cette  simple  nomenclature  semblerait  annoncer  en  effet  un 
état  très  florissant  du  christianisme  dans  notre  ville  ;  mal- 
heureusement ce  ne  sont  là  que  des  noms,  et  puis  ce  qui 

(1)  La  ville  actuelle  est  bâtie  sur  une  petite  éminence  non  loin  de  l'embou- 
chure du  Cydnus  ou  Tarsous-tchaï,  renommé  par  la  rapidité  et  la  fraîcheur 
de  ses  eaux.  Au  temps  de  Jésus-Christ  elle  était  métropole  de  la  Cilicie 
champêtre  et  une  des  villes  les  plus  importantes  et  les  plus  célèbres  de 
l'Asie- Mineure.  Son  site  était  magnifique  et  le  nombre  de  ses  habitants  con- 
sidérable. Elle  avait  reçu  du  triumvir  Antoine  le  privilège  de  ville  libre,  en 
considération  de  ses  bons  sentiments  pour  Jules  César,  en  l'honneur  duquel 
elle  avait  môme  demandé  à  porter  le  nom  de  Juliopolis.  A  Tépoque  d'Auguste 
c'était  une  ville  florissante,  non  seulement  par  son  commerce  qui  y  avait 
attiré  un  grand  nombre  de  Juifs,  mais  aussi  par  son  amour  pour  les  belles- 
lettres.  Elle  avait  le  goût  des  beaux-arts  et  de  la  philosophie  ;  elle  aimait 
l'éclat  des  lettres,  possédait  un  grand  nombre  d'écoles^  avait  donné  le  jour 
à  beaucoup  d'hommes  célèbres  et  surpassait  Athènes,  Alexandrie  et  les 
Académies  les  plus  en  renom.  Rome  lui  devait  ses  plus  brillants  professeurs. 
Antipater,  Archelaûs,  Nestor,  le  rhéteur  llermogène  et  les  deux  Athénodores 
stoïciens  dont  le  dernier  avait  été  maître  d'Auguste,  Arius  le  médecin  était 
de  Tarse. 

Ombre  d'elle-même,  cette  ville,  qui  ne  compte  plus  que  vingt  mille  habi- 
tants, serait,  malgré  son  ancien  éclat,  complètement  oubliée  de  nos  jours, 
si  saint  Paul,  né  dans  ses  murs,  ne  l'avait  rendue  célèbre  par  sa  conversion 
au  christianisme  et  son  zèle  ardent  à  le  propager  dans  le  monde.  Le  voya- 
geur peu^  aujourd'hui  se  rendre  facilement  à  Tarsous  par  la  voie  ferrée  qui 
rejoint  le  petit  port  de  Mersine  à  Adaua.  La  distance  à  parcourir  entre  ces 
deux  villes  n'est  q^ue  de  60  kilomètres   et  Tarse  se  trouve  à  mi-chemin. 

(Vie  de  saint  Paul  par  l'abbé  Rambaud.) 


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M  LE  CATHOLICISME 

lious  intéresse  surtout  et  doit  nous  occuper  ici,  c'est  l'état  de 
la  religion  catholique. 

Le  catholicisme  a  dû  fleurir  à  Tarse  dès  le  temps  des 
apôtres,  car  saint  Paul  s'y  est  retiré  après  sa  conversion 
pour  calmer  la  méfiance  des  frères  de  Jérusalem  qui  ne 
pouvaient  se  faire  à  l'idée  qu'un  persécuteur  si  acharné 
fût  devenu  tout  à  coup  prédicateur  sincère  de  la  religion 
qu'il  venait  de  persécuter.  Or  il  n'a  pas  dû  y  rester  oisif,  lui 
qui  à  Damas  même  s'était  hâté  de  prêcher  aux  Juifs  la  divi- 
nité du  Christ  et  qui  à  Jérusalem  disputait  avec  les  Juifs  et 
les  Grecs  pour  leur  démontrer  la  vérité  de  la  doctrine  du 
même  Jésus-Christ  qu'il  venait  à  peine  de  connaître.  Du 
reste,  les  Actes  des  Apôtres,  quoi  qu'ils  ne  parlent  pas  en 
particulier  de  Tarse,  font  cependant  mention  de  mission  en 
Cilicie,  dont  Tarse  était  une  des  villes  les  plus  importantes. 

Plus  tard  au  moyen  âge  le  catholicisme  a  continué  à  y  fleu- 
rir si  bien  que  plusieurs  des  Pères  de  l'église  arménienne, 
champions  ardents  de  la  religion  catholique,  ont  reçu  leurs 
surnoms  de  ces  pays  soit  à  cause  de  leur  origine,  soit  à  cause 
du  ministère  apostolique  qu'ils  y  ont  exercé,  ou  des  couvents 
qu'ils  y  habitaient.  Mais  il  faut  dire  qu'entre  le  catholicisme 
d'alors  et  celui  d'aujourd'hui  il  y  a  eu  complète  solution  de 
continuité. 

Le  catholicisme  actuel  n'est  pas  très  ancien  à  Tarse.  Il  y 
a  une  cinquantaine  d'années  seulement,  cette  ville  ne  possé- 
dait que  quelques  familles  catholiques,  originaires  d'Alep, 
que  les  besoins  de  leur  négoce,  y  avaient  amenées.  Les  se- 
cours spirituels  leur  étaient  procurés  par  des  Pères  capucins 
qui  s'occupaient  de  tous  les  catholiques  sans  distinction  de 
rites.  Mais  quelque  temps  après  les  Maronites  qui  formaient 
alors  la  majorité  de  la  population  catholique  eurent  un  prêtre 
de  leur  rite,  et  le  Père  Louis  dernier  missionnaire  capucin 
dont  la  chapelle  servait  pour  tous  les  catholiques,  s'étant  re- 
tiré, ils  construisirent  une  église  qui  fut  fréquentée  partons 
les  catholiques  sans  distinction. 

Après  les  Maronites,  c'était  autour  des  Arméniens  catho- 
liques d'avoir  un  prêtre  de  leur  rite,  lequel  vint  au  moment 
où  des  divisions  parmi  les  Grégoriens  avaient  occasionné 
quelques  conversions  et  ajouté  quelques  familles  originaires. 


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DANS  LA  PATRIB  DE  SAIMT  PAUL-  ^9 

« 

de  Tarse  à  celles  venues  d'Alep.  A  ces  deux  prêtres  catho- 
liques sont  venus  se  joindre  plus  tard  un  prêtre  de  rite  Grec- 
Melchite  et  un  autre  de  rite  Syrien  ;  et  il  y  a  deux  ans,  les 
PP.  Capucins  de  Beyrouth  rétablissaient  leur  mission  aban- 
donnée de  Tarsous. 

Malgré  tout  le  zèle  des  missionnaires  de  tous  rites  qui  ont 
exercé  ici  le  ministère  apostolique  depuis  cinquante  ans, 
le  catholicisme  n'a  guère  fait  les  progrès  qu'on  était  en  droit 
d'en  attendre.  La  raison  principale  de  cette  stérilité  se  trouve, 
chez  les  pauvres  chrétiens,  dans  leur  désolante  indifférence 
pour  tout  ce  qui  regarde  la  religion.  Ce  qui  les  touche  bieii 
plus  que  leurs  intérêts  religieux,  c'est  la  question  de  leurs 
intérêts  matériels. 

J'ai  déjà  dit  que  le  catholicisme  est  représenté  actuelle- 
ment à  Tarse  par  les  communautés  arménienne,  maronite, 
grecque-melchile,  latine,  syrienne,  et  chaldéenne.  Mais  les 
syriens  et  les  chaldéens  ne  possèdent  pas  de  prêtre  de  leur 
rite,  c'est  le  curé  grec-catholique  qui  s'en  occupe.  Parmi  ces 
différentes  communautés,  les  plus  importantes,  quant  au 
nombre,  ce  sont  les  communautés  arménienne  et  maronite  ; 
les  maronites  jouissent  en  outre  d'une  assez  grande  influence 
dans  la  ville.  Quant  au  nombre  de  fidèles,  ce  sont  les  Latins 
qui  sont  les  moins  nombreux  ;  c'est  à  peine  si  Ton  en  compte 
trois  ou  quatre  familles  confiées  aux  soins  d'un  Père  Capucin 
de  la  mission  de  Beyrouth  ;  mais  en  revanche  la  mission  latine 
a  fondé,  pour  l'éducation  des  jeunes  filles,  un  établissement 
important  que  fréquentait  plus  d'une  centaine  d'élèves. 
•  La  communauté  arménienne  catholique,  qui  existe  à  Tarse 
depuis  plus  de  quarante  ans,  n'a  pas  encore  d'église. 

Les  offices  religieux  se  font  dans  un  local  qui  n'est  guère 
digne  de  la  majesté  divine.  Le  terrain  nécessaire  pour  la 
construction  d'une  église  convenable  est  acheté  depuis  deux 
ans  ;  mais  les  travaux  d'édification  ne  pourront  commencer 
que  lorsque  Monseigneur  Tévêque  d'Adana,  reterxu  à  Cons- 
tantinople  pour  des  raisons  indépendantes  de  sa  volonté, 
•etourner  dans  son  diocèse  (1). 

B  venons  d'apprendre  que,  grâce  à  la  bienveillante  intervention  de 
ns,  ambassadeur  de  France  à  Constantinople,  un  iradé  impérial  a 
autorisant  le  retour  de  Ml'  l'évoque  d'Adana  dans    son  diocèse. 

^aint-Louis). 


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9p  LE  CATHOLICISME 

•  La  communauté  arménienne  possède  elle  aussi  une  maison 
de  sœurs  qui  se  dévouent  à  Téducation  des  jeunes  filles 
pauvres.  Je  dirai  même  que  c'est  là  une  œuvre  d'une  impor- 
tance capitale  pour  nous,  car  la  communauté  arménienne 
catholique  étant  de  fondation  relativement  récente  et  presque 
tous  ses  membres  étant  des  convertis,  les  jeunes  filles  n'au- 
raient la  plupart  du  temps  aucune  connaissance  exacte  du 
catholicisme  sans  cette  éducation  donnée  sous  la  direction 
de  personnes  absolument  sûres  par  rapport  à  la  foi  et  aux 
pratiques  religieuses.  En  môme  temps,  ces  sœurs  peuvent 
répandre  la  connaissance  du  catholicisme  parmi  les  schis- 
matiques,  dont  un  grand  nombr^  envoient  leurs  enfants  à 
leur  école. 

Outre  cette  maison  de  sœurs  institutrices,  la  communauté 
arménienne  possède  encore  une  école  pour  les  garçons. 
Cette  école,  (malgré  le  local  insuffisant  qui  lui  aussi  fait  dé- 
sirer ardemment  le  retour  du  chef  du  diocèse)  a  compté  cette 
année-ci  une  cinquantaine  d'élèves,  dont  le  plus  grand 
nombre  est  schismatique.  On  y  enseigne  l'arménien,  le  turc, le 
français,  le  catéchisme,  l'arithmétique,  la  géographie  ainsi  que 
des  notions  pratiques  sur  les  sciences.  Pour  le  moment,  c'est 
la  seule  école  catholique  qui  existe  à  Tarsous  pour  les  garçons. 

La  communauté  arménienne  catholique  compte  une  qua- 
rantaine de  familles,  c'est-à-dire  de  250  à  300  fidèles  envi- 
ron ;  toutes  les  autres  communautés  catholiques  réunies 
n'arriveraient  pas  à  avoir  ce  chiffre,  mais  elles  ont  cet  avan- 
tage que  leurs  fidèles  sont  tous  d'anciens  catholiques. 

Parmi  ces  communautés,  les  Maronites  seuls  ont  une  église 
construite,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  il  y  a  une  quarantaine 
d'années,  mais  ils  n'ont  point  d'écoles  ni  pour  les  garçons 
ni  pour  les  filles.  Celles-ci  fréquentent  l'établissement  des 
sœurs  latines,  mais  les  garçons  sont  privés  d'une  école  ca- 
tholique qui  leur  convienne,  car  l'école  arménienne  ne  leur 
plaît  guère  à  cause  de  la  différence  de  langue.  Il  ne  reste 
pour  eux  que  les  écoles  protestantes  lesquelles  ont  en  effet 
les  ressources  nécessaires  pour  avoir  des  professeurs  de 
langue  arabe  qui  est  la  langue  des  Maronites  et  en  général 
celle  de  tous  les  catholiques  autres  que  les  Arméniens  origi- 
naires de  Tarse. 


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DANS  LA  PAÏRfE  DE  SAINT  PAUL  91 

Les  Grecs-Melchites  célèbrent  les  oJEBces  divins  dans  une 
dépendance  du  presbytère  et  le  R,  P.'  Capucin  dit  la  inesse 
dans  une  petite  chapelle  fort  gentille  qui  ne  peut  guère  suf- 
fire qu'aux  sœurs  et  à  leurs  élèves. 

En  résumé,  les  catholiques  de  tous  rites  existant  à  Tarsous 
possèdent  quatre  églises  ou  chapelles,  deux  écoles  pour  les 
filles  et  une  seule  pour  les  garçons  et  ils  comptent  en  tout 
de  70  à  80  familles,  c'est-à-dire  de  450  à  500  fidèles. 

Mais  disons  aussi  quelques  mots  des  communautés  dissi- 
dentes qui  constituent  le  champ  restreint  de  notre  prosély- 
tisme catholique.  En  premier  lieu  il  faut  parler  des  Grecs 
orthodoxes  qui  sont  les  plus  nombreux.  Ils  possèdent  une 
assez  grande  église  et  une  école  élémentaire.  Cette  commu- 
nauté, dont  une  assez  grande  partie  est  de  langue  arabe,  est 
la  plus  nombreuse  de  toutes  communautés  chrétiennes,  et 
plusieurs  de  ses  membres  jouissent  d'une  très  grande  in- 
fluence par  leur  situation  financière  ou  officielle. 

Les  protestants,  eux  aussi,  ont  une  situation  malheureu- 
sement trop  florissante;  Chaque  soir,  à  la  nuit,  leur  temple 
se  remplit  d'une  foule  nombreuse.  Il  faut  dire  que  beaucoup 
ne  vont  à  ces  réunions  que  par  curiosité  ou  pour  passer  le 
temps,  mais  cela  ne  manque  pas  quadd  même  de  faire  de 
rimpression  sur  ces  pauvres  populations.  Le  nombre  des 
familles  vraiment  protestantes  est  d'une  centaine  environ.  A 
côté  de  leur  temple  ils  possèdent  un  collège  important  qui 
est  très  fréquenté.  Ils  y  reçoivent  des  pensionnaires  un  peu 
de  tous  les  côtés  dont  plusieurs  sont  reçus  gratuitement  ; 
mais  tous  ces  élèves  qui  entrent  chez  eux  dans  la  simplicité 
ignorante  de  leur  foi  en  sortent  tout  à  fait  protestantisés  sans 
cependant  renoncer,  comme  ils  disent,  à  leur  religion  mater- 
nelle. 

Les  Arméniens  schismatiques  forment  aussi  une  assez  im- 
portante communauté  ;  ils  comptent  environ  400  familles  ;  ils 
possèdent  une  très  belle  église  construite  il  y  a  une  quaran- 
taine d'années  ;  c'est  sans  contredit  la  plus  belle  construc- 
tion de  la  ville  ;  on  en  aperçoit  le  dôme  de  très  loin  dans  la 
plaine.  A  part  cela,  leur  situation  est  loin  d'être  brillante.  Ils 
qui  ne  mérite  guère  ce  nom,  si  Ton  en  croit 
2.  La  plupart  de  leurs    enfants   fréquentent  le 


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92  LE  CATHOUGISME 

collège  protestant,  et  un  certain  nombre  vont  à  l'école  ca- 
tholique qui  en  recevrait  davantage  si  elle  avait  un  local  suf- 
fisant pour  les  contenir.  Cette  communauté  est  dirigée  par 
deux  prêtres  qui  sont  loin  de  briller  par  leur  science,  à  tel 
point  que  des  jeunes  gens  se  croient  obligés  de  les  rempla- 
cer pour  la  prédication,  souvent  même  ce  sont  des  élèves  du 
collège  protestant  qui  remplissent  ce  ministère. 

Par  ce  qui  précède  on  voit  que  cette  pauvre  communauté 
sera  tôt  ou  tard  la  proie  du  protestantisme  qui  a  du  préparer 
le  terrain  de  longue  date.  Sans  avoir  Tair  de  toucher  à  la  foi 
de  ces  chrétiens  orientaux,  en  ne  préchant  que  la  fraternité, 
en  poussant  la  condescendance  jusqu'à  se  conformer,  pour  la 
célébration  des  fêtes,  au  calendrier  julien,  les  protestants 
ont  su  prendre  une  très  grande  influence  sur  la  population 
arménienne  en  particulier  par  cet  extérieur  brillant  qu'ils 
ont  su  et  pu  donner  à  toutes  leurs  œuvres. 

11  n'y  a  qu'une  chose  qui  pourrait  empêcher  la  réussite  de 
ce  plan  humainement  si  bien  dressé  pour  arriver  au  but 
qu'on  se  propose  d'atteindre,  ce  serait  que  le  catholicisme  lui 
aussi  pût  enfin  avoir  un  certain  éclat  ;  et  cela,  nous  ne  l'at- 
tendons que  de  Dieu  et  de  son  grand  apôtre  saint  Paul.  C'est 
au  ciel  à  accorder  la  réussite  de  tant  de  projets  qui,  réalisés, 
auraient  eu  une  si  puissante  influence  pour  la  propagation 
du  catholicisme,  et  qui  se  trouvent  à  attendre  leur  exécution 
sans  qu'il  soit  possible  de  la  hâter  par  des  moyens  hu- 
mains (1). 

Grégoire  Hadighian. 


(1)  L'auteur  de  l'article  fait  allusion  ici  au  projet,  formé  par  l'évoque  actuel 
(lu  diocèse,  de  faire  bâtir  à  Tarse  une  vaste  basilique  en  l'honneur  de  saint 
Paul. 


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MÉLANGES 


LE  SACRUM  COMMERCIUM  B.  FRANCISCI 

Il  y  a  bientôt  trois  années,  le  P.  Edouard  d'Alençon  a  pu- 
blié une  édition  sérieuse  à\x  Sacrum  Commercium  beatiFran- 
cisci  cum  domina  paupertate  (1).  Je  ne  puis  trop  me  repro- 
cher d'en  avoir  soufflé  mot  parce  qu'une  publication  nouvelle 
vient  d'apporter  un  élément  important  dans  la  matière  :  il 
sert  quelquefois  d'attendre. 

Le  Sacrum  Commercium  fut  écrit  en  latin  en  1227.  C'est 
une  œuvre  purement  allégorique,  composée  dans  le  but  d'exal- 
ter Tamour  de  saint  François  pour  sa  vertu  favorite,  la  pau- 
vreté. Eut-elle  également  un  but  politique,  celui  d'écarter 
frère  Elie  du  généralat,  ou  du  moins  de  la  dénoncer  à  la  vin- 
dicte des  frères  ?  L'opinion  est  peu  probable  et  Ton  ne  trouve 
point  de  témoignage  d'écrivains  du  XIII*^  siècle  qui  l'autorise. 
Et  au  préalable,  il  faudrait  savoir  au  juste  quel  est  l'auteur 
de  Sacrum  Commercium, 

D'après  la  chronique  des  XXIV  généraux,  c'est  Jean  de 
Parme  (2)  ;  ce  sentiment  a  été  partagé  par  Mariano  de  Flo- 
rence et  Marc  de  Lisbonne.  Mais  ni  Barthélémy  de  Pise,  qui 
énumère  les  œuvres  de  Jean  de  Parme,  ni  surtout  Hubertin 
de  Casale  et  Salimbene  ses  contemporains  ne  permettent  de 
conserver  cette  opinion  ;  et  leur  silence  s'explique  par  une 
raison  apodictique  :  en  1227  date  de  la  composition  du 
S.  Commercium,  Jean  de  Parme  n'était  pas  encore  entré  dans 
rOrdre. 

On  attribue  encore  l'ouvrage  à  Crescence  de  Jési.  C'est 
l'auteur  que  lui  assigne  un  ms.  du  commencement  du 
XVI*  siècle  conservé  à  la  bibliothèque  Magliabecchi  de 
Florence  {XXXV,  20)  ;  mais  cette  attribution  ne  paraît  pas 

(1)  Sacrum  commercium,,.  opus  anno  domini  P227  conscriptum  ad  fidem 
i'ariorum  codicum  ms.  adjuncta  vers.ione  iialica  inedita  curante  P.  Eduardo 
Alinconiensi  ord.  min.  capucciaorum  Archivo  generali  praeposito.  Romae 
Kleinbub.  1900.  m-4o  à  2  col.  de  XVIII-51  p.  avec  un  fac-similé.  —  Le 
texte  Italien  est  tiré  du  ms.  B.    131  de  la  Vallicellane  à  Rome. 

(2)  Anal,  franciscana,  tom.  III,  p.  282. 


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94  MÉLANGES 

inattaquable  s'il  faut  s'en  fier,  sans  parler  des  autres  motifs, 
à  la  Chronique  des  Tribulations  qui  nous  montre  en  Cres- 
cence  un  persécuteur  des  Zelanti. 

L'auteur  du  S.  C.  est-il  au  moins  un  général  de  l'Ordre  ? 
On  pourrait  le  croire,  car  les  témoignages  différents  quant 
au  nom  semblent  s'accorder  sur  cette  qualité  de  Técri- 
vain  ;  et  tel  est  l'avis  du  R.  P.  Edouard  :  s'appuyant  sur  la 
date  de  4227  il  pense  que  Fauteur  du  Sacrum  Commercium 
est  le  général  d'alors,  Jean  Parent,  élu  au  mois  de  mai  de  cette 
année.  Et  si  l'on  a  attribué  la  paternité  de  l'écrit  à  Jean  de 
Parme,  c'a  été  par  suite  d'une  confusion  de  nom  (Parmensis, 
Parentis). 

C'est  assez  possible.  Mais  voici  que  M.  A.  G.  Lîttle,  ancien 
professeur  à  l'Université  de  Galles  (Cardiff)  vient  de  publier 
la  description  très  détaillée  et  très  bien  faite  du  manuscrit 
miscelL  fyJC)  de  la  bibliothèque  bodléienne  (coll.  opusc,  d^ 
critique  hist.  Paris,  Fisbacher  1903,  in-S**  de  47  p.).  Or  du 
folio  105  B  de  ce  manuscrit  au  folio  117  B  se  trouve  letexte 
latin  du  Sacrum  Commercium,  et  l'on  Ht  en  tête  de  cette 
copie  :  «  Incipit  k^  pars primœ  partis  et  ultima  libri  gestorum 
beatiFrancisci  et  sociorum  ejus  quœ  est  de  ipsius  cum  sancta 
paupertate  commercio^  facto  M"*  CC^  XXVII^  mense  Julio  a 
beato  Antonio,  defuncto  existente  per  annum  ante  eodem 
beato  Francisco.,.  »  Autrement  dit,  le  texte  bodléien  525, 
attribue  à  saint  Antoine  la  propriété  littéraire  du  Sacrum 
Commercium.el  c'est  de  ce  religieux  que  doit  parlei;Hubertin 
de  Casale  dans  son  Arbor  idtœ,  de  1305  (1),  quand  il  rapporte 
le  texte  connu  sous  le  nom  de  prière  de  saint  François  pour 
obtenir  la  pauvreté  :  «  lï/ec  sunt  verba  et  significata  quœ 
quidam  sanctus  doctor  hujus  sanctœ  paupertatis  professor  et 
zelator  strenuus  in  quodam  suo  tractatu  quem  de  Commercio 
Paupertatis  fecit^  inseruit.  »  Il  est  à  remarquer  que  ces  trois 
mots  du  ms  525  :  a  beato  Antonio  sont  écrits  en  marge  et 
en  rouge,  mais  d'une  écriture  contemporaine  au  reste  du 
manuscrit  et  apparemment  de  la  même  main  (2). 

Reconnaissons  au  fond  que  nous  ne  savons  pas  au  juste  le 

(1)  Edition  de  Venise,  1485,  lib.  V.  cap.  III.  fol.  210  vo. 

(2)  Ilenseigneinents  fournis  par  M.  Litlle. 


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STATISTIQUE  FRANCISCAINE  DE  1385  ^ 

nom  de  Fauteur  du  Sacrum  commercium^  qu'en  attendant 
la  découverte  de  textes  décisifs,  il  ne  nous  reste  pour  le 
deviner  que  la  critique  interne  ou  la  comparaison  de  cejtexte 
avec  les  œuvres  authentiques  de  saint  Antoine  et  de  Jean 
Parent. 

Un  point  du  moins  semble  acquis  :  la  composition  de  Tal- 
légorie  en  1227,  et  je  crois  que  le  R.  P.  Edouard  a  eu  parfai- 
tement raison  de  ne  pas  hésiter  à  admettre  la  date  donnée 
par  le  manuscrit  qui  sert  de  base  à  sa  publication. 

Ce  manuscrit,  une  copie  naturellement  (ms.  3560  Casata- 
neuse  (Minerva)  date  de  la  fin  du  XIll^  ou  du  commencement 
du  XIV  siècle  (1).  L'éditeur  l'a  comparé  avec  cinq  ou  six 
autres  codices  très  soigneusement  et  Ton  possède  mainte- 
nant, grâce  au  R.  P.  Edouard,  une  bonne  édition  latine  de 
ce  bijou  de  la  littérature  franciscaine  des  temps  primitifs. 
L'édition  de  1539  donnée  à  Milan  per  Joannem  Antoniiun  de 
Castillione  (Bibl.  Ambros.  S.  B.  F.  II.  27,  18 feuillets)  est 
quasi  introuvable,  et  la  publication  d'Edouard  Alvisi  dans 
la  collection  des  opuscules  dantesques  rares  ou  inédits  (2) 
était  loin  d'être  parfaite  bien  que  non  sans  mérite. 

STATISTIQUE  FRANCISCAINE  DE  1385 

Dans  le  manuscrit  canonic.  mise.  525  de  la  bibliothèque 
bodléienne  si  richement  décrit  par  M.  Little,  manuscrit  qui 
date  de  1384-1385  et  qui  est  l'œuvre  faite  à  Raguse  d'un 
certain  frère  Pierre  de  Trau  (fratrem  dompnium  (3)  de  Tra- 
gurio),  manuscrit  qui  comprend  le  Spéculum  per fectionis,  un 
traité  d'anecdotes  de  la  vie  de  S.  François  et  de  ses  compa- 
gnons, enfin  une  miscellanea  de  documents  et  de  traités 
franciscains  ;  on  trouve  à  la  fin  une  très  curieuse  statistique 
des  trois  ordres  pour  cette  même  date  de  1385.  Nous  en 
donnons  ici  une  traduction,  en  corrigeant  les  quelques  er- 
reurs de  chiffres  glissés  dans  les  totaux  : 

(1)  Opéra  S,  Bonav,  Quaracchi,  lom.  VIII.  Prolcg.  c.  II.  §.  11.  n.  9. 

(2)  Nota  al  canto  XI  versi  (^i3-75)  del  Paradiso.  1894.  Citta  del  Caslello. 
in-12. 

(3)  Cette  orthographe  se  rencontre  dans  plusieurs  manuscrits  du  XI  V«  et 
du  XV»  siècle. 


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MU 


MELANGES 


CHAPITRE  I.  —  Des 


PAYS  d'Italie 

L 


Provinces 


Saint-François.     . 

Rome 

Toscane 

Gênes 

Milan. 

Padoue 

Esclavonie 

Bologne 

Marcnes 

Abruzzes. 

Saint- Ange 

Apulie 

Calabre 

Sicile.     .•    .     .     .     .  '  . 
Terre  de  Labour..    .     . 

Terre  Sainte 

Roumanie 

Totaux  :  17  provinces 


CUSTODIES 


9 
7 
7 
6 
5 
4 
4 
5 
7 
6 
4 
4 
3 
5 
5 
3 
3 


87 


Couvents 
DE  Frères 


76 
41 
51 
34 
27 
37 
30 
43 
100 
43 
30 
28 

20 
30 
56 
12 
15 

673 


lONStèlM 

de  Clarisses 


34 

38 

32 

16 

7 

14 

6 

20 

34 

15 

4 

3 

3 

9 

16 

2 

3 


256 


du  Tie»-(Nre« 
dfs  Pénileols. 


20 

18 

20 

12 

5 

8 

4 

10 

12 

5 

3 

4 

3 

(> 

5 

3 

3 


141 


CHAPITRE  II.  —  Des  pays  d'outremont. 


Provinces 


Hongrie 

Autriche 

Bohème 

Saxe 

Dacie 

Irlande 

Angleterre 

Cologne 

Strasbourg 

Bourgogne 

France 

Toupaine 

Aquitaine 

Santiago   (Espagne). 

Gastille 

Aragon 

Provence 

Totaux  :  17  provinces 


Custodies 

Couvents 
DE  Frères 

looastères 
de   Clirisses 

10 

50 

5 

6 

30 

7 

7 

49 

3 

12 

100 

6 

8 

37 

3 

4 

35 

3 

7 

57 

3 

7 

48 

3 

6 

.53 

23 

6 

36 

6 

9 

60 

14 

8 

36 

4 

11 

63 

7 

9 

43 

7 

8 

43 

22 

6 

39 

22 

8 
132 

52 

8 

831 

146 

€ei|régatioiis 
du  tiers-Ortire 
des  Péoitents  . 


4 
4 
5 
5 
6 
4 
4 
4 
8 
4 
8 
3 
8 
5 
8 
10 
6 


96 


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STATISTIQUE  FRANCISCAINK  DE  1385 


CHAPITRE  III.  —  ViCAKiATs. 


Vicariats. 

Ci;8TODIE8 

CoUVEÎtTS 
DE  FRàRBS 

iNastèra 
de  Clarisscs 

il  Titn-trin 
4t!MiilNb 

Tartarie  orientale.     .     .     . 

4 

18 

• 

Chine 

3 

9 

Tartarie  septentrionale.     . 

4 

18 

Bosnie. 

7 

35 

Russie 

4 

15 

Livonie  (1).     .     . 

2 

5 

Ecosse 

3 

9 

2 

3 

Maroc 

2 

5 

Corse 

3 

11 

2 

Sardaigne 

3 

10 

2 

Totaux  :  10  vicariats. 

35 

135 

2 

7 

Totaux  généraux  : 

254 

1640 

404 

244 

Cette  statistique  est  9  rapprocher  de  celle  que  le  P.  Eubel 
a  insérée  dans  Tun  des  derniers  tomes  de  son  Bullarium. 

F.  Ubald,  d'Aiençon. 


(1)  Lioniif  dit  le  texte  do  M.  Little.  II  dit  v  avoir   faute  de  copiste,  ou  er* 
reui  de  lecture.  Il  y  a  pcut-ctre  Livonii  ou  mieux  Lwoniœ. 


t.  F.  -  X.  - 


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BIBLIOGRAPHIE 


The  Friars  and  how  they  came  to  England,  being  a  transla- 
tion of  Thomas  of  Eccleston's  adeadventu  F.  F.  minorum 
in  Àngliam  »  done  into  english  with  an  introductory  essay 
on  the  spirit  and  genius  of  the  franciscan  friars,  by  Father 
,  Cuthbert  of  the  order  of  saint  Francis,  capuchin.  Sands  and 
Co,  12,  Burleigh  St.-Strand.  London,  1903,  in-12,  relié  toile 
de  viii,  252  p. 

Cette  édition  de  Thomas  d'Ëccleston  est  faite  par  un  auteur  bien  au 
courant  des  choses  franciscaines  d'Angleterre.  Elle  comprend  un  essai 
de  philosophie  historique  sur  le  caractère  et  le  génie  de  saint  François 
et  de  son  ordre^  la  traduction  d'Eccleston,  trois  appendices,  la  liste 
des  provinciaux  d'Angleterre  depuis  Agnello  de  Pise  jusqu'à  Jean  Forest 
brûlé  sous  Henri  VIIL  enfin  une  table  rédigée  assez  intelligemment. 

La  traduction  est  faite  sur  Je  texte  publié  par  Brewerdans  la  série 
des  Rôles,  confronté  avec  l'édition  des  Pères  de  Quaracchi  {AnaL 
francise,  vol.  1).  Deux  des  appendices  sont  consacrés  à  reproduire  des 
passages  que  l'éditeur  regarde  comme  apocryphes,  sans  en  donner 
précisément  ia  raison,  à  moins  que  ce  ne  soit  parce  que  ces  passages 
sont  écrits  simplement  en  marge  dans  le  manuscrit  Cottonien  du  British 
Muséum.  Au  fond  il  y  a  une  étude  critique  à  faire  sur  l'ouvrage  d'Ec- 
cleston ;  mais  d  ores  et  déjà,  on  présume  qu'elle  ne  portera  que  sur 
des  détails.  Son  livre  n'a  pas  le  charme  poétique  des  Pioretti  ;  la  tris- 
tesse du  ciel  anglais  se  reflète  dans  son  style,  tout  comme  l'éclat  du 
soleil  levant  d'Italie  illumine  la  mosaïque  d'Hugolin  de  Sainte-Marie  : 
mais  dans  l'un  et  dans  l'autre  c'est  la  même  fraîcheur  d'esprit,  la  même 
grâce^  la  même  simplicité  ;  Eccleston  a  tout  le  charme  d'une  vieille 
chronique,  il  raconte  les  faits  sans  arrière-pensée,  avec  humour  aussi. 

On  aurait  aimé  trouver  en  ce  volume  une  biographie  de  l'auteur.  Le 
P.  Cuthbert  aurait  pu  en  puiser  les  éléments^surtout  dans  Hearne, 
Script,  varii  de  hist,  Anglic.  Oxonii,  1732,  l.  XXIX,  p.  XGII-G  ;  dans 
.  Oudin,  Comment,  de  script,  eccles.  antiquis.  Lipsiae,  1722,  tom.  III, 
p.  962-964,  et  probablement  aussi  dans  le  dictionary  of  national  bio- 
graphy  que  je  n'ai  pas  présentement  sous  la  main. 

On  ne  peut  songer  à  résumer  ici  l'introduction  de  l'éditeur,  notons 
quelques  pensées  :  l'esprit  large  ouvert  de  saint  François  qui  sympa- 
thise avec  les  tendances  nouvelles  opposées  à  l'ordre  de  choses  établies 


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BIBLIOGRAPHIE  99 

dans  TEglise  et  dans  l'Etat  (1)  ;  l'élection  temporaire  des  supérieurs 
(p.  19).  Ici  on  eut  pu  excepter  le  ministre  général  qui  dans  l'idée  du 
fondateur  devait  être  nommé  à  vie.  Le  P.  Cuthbert  indique  mieux  la 
différence  entre  le  bénédictin  et  le  franciscain.  Ce  dernier  n'est  pas 
rivé  à  son  monastère  comme  le  moine,  son  couvent  n'est  qu'un  lieu  de 
retraite,  de  repos  et  de  préparation  ;  l'idée  dominante  chez  le  francis- 
cain, c'est  de  reproduire  personnellement  et  individuellement  la  vie 
du  Christ;  la  vie  commune  du  Frère  dififôre  essentiellement  de  la  vie 
commune  du  moine,  et  si  l'influence  du  moine  dépend  de  l'organisation 
administrative  de  son  monastère  pour  tourner  toute  à  la  gloire  de 
Tabbaye,  l'influence  du  Frère  est  davanUige  subordonnée  à  sa  pure  ac- 
ction  personnelle  et  elle  n'a  pour  but  unique  que  la  seule  gloire  de 
Dieu  (p.  30-31). 

Trois  qualités  apparaissent  plus  vives  en  l'âme  des  premiers  Frères  : 
le  mépris  des  biens  de  la  terre  et  généralement  de  toute  propriété  — 
la  bonne  humeur  constante  au  milieu  des  privations  et  des  souffrances 
—  un  grand  amour  les  uns  des  autres  (p.  42).  Ce  n'étaient  pas  des 
ermites  vivant  à  l'écart  des  foules  humaines,  ils  allaient  au  milieu  du 
peuple,  comme  des  enfants  du  peuple^  partageant  la  vie  du  monde,  et 
s'efforçant  par  leur  langage  simple  et  familier,  de  mettre  dans  l'esprit 
des  gens  de  saintes  et  salutaires  pensées.  Ils  avaient  des  couvents  très 
petits,  des  oratoires  très  pauvres,  et  une  des  causes  de  décadence  a  été 
précisément  le  désir  de  posséder  des  églises,  des  monastères  gran- 
dioses, d'assimiler  l'idée  franciscaine  à  l'idéal  monastique,  d'oublier 
enfin  que  la  pauvreté  est  le  signe  sacramentel  de  l'ordre,  et  que  le  fran- 
ciscain n'a  qu'une  chose  bien  à  luit:  la  droiture  et  la  simplicité  dans  ses  . 
rapports  avec  Dieu  et  le  prochain. 

On  trouvera  plus  au  long  dans  Vlniroduction  essay  ces  mêmes  pen- 
sées et  d'autres  encore.  Il  va  sans  dire  qu'elles  pourraient  être  le 
terrain  d'intéressantes  discussions.  Le  P.  Cuthbert  n'accorde-t-il  pas 
trop  de  foi  au  récit  des  trois  compagnons?  pourquoi  ne  souffler  mot 
de  Celano  ?  N'aurait-il  pas  été  utile  aussi  d'étudier  le  rôle  de  S.  Bona- 
venture  dans  l'histoire  de  la  législation  franciscaine  ? 

(1)  In  S^  Francis  this  spirit  of  piety  united  itself  with  the  new-world  spi- 
rit  which  was  now  abroad,  and  which...  was  as  yet  largely  in  opposition  to 
the  estahlished  order  of  things  in  Church  and  State.  Francis  was  a  child  of 
the  new  democracy.  p.  18.  Cette  pensée  est  embrassée  dans  certains  mi- 
lieux protestants.  A  la  page  54,  le  P.  Cuthbert  semblerait  aussi  croire  que 
saint  François  ne  songea  à  soumettre  son  organisation  au  Pape  que  lorsque 
son  ordre  prit  une  extension  importante. 


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100  BIBLIOGRAPHIE 

Mais  somme  toute,  et  quoi  que  j'en  dise,  l'étude  du  P.  Guthbert  est. 
pleine  d'aperçus  originaux,  de  pensées  vives,  il  mérite  de  figurer  en 
bonne  place  dans  la  littérature  franciscaine  de  la  Grande-Bretagne. 

F.  Ubald,    d'Alençon. 


Saint  Léonard  de  Port-Maurice  par  le  P.  Léopold  de  Ghé- 
rancé.  Nouvelle  bibliothèque  franciscaine,  maison  Saint- 
Roch,  (Couvin,  Belgique),  in-12,  l',50  et  l',80  franco. 

Le  R.  P.  Léopold  de  Chérancé  est  un  peintre  de  talent.  Après  avoir 
contemplé  l'admirable  fresque  de  Flandrin  à  Saint- Vincent  de  Paul  de 
Paris,  cette  merveilleuse  théorie  de  saints  en  marche  vers  le  divin  Ré- 
dempteur, il  a  voulu  lui  aussi  retracer  la  marche  et  la  figure  des  Saints 
franciscains  à  travers  les  âges.  Ils  sont  là,  d'abord  le  Séraphique  Père 
François,  fondateur  de  l'ordre,  le  doux  saint  Antoine  de  Padoue,  le 
Saint  aux  miracles,  saint  Bonaventure,  le  docteur  séraphique»  sainte 
Claire  d'Assise,  fondatrice  des  pauvres  dames  ;  sainte  Marguerite  de 
Gortone,  la  Madeleine  séraphique,  tous  revêtus  de  la  même  bure,  ceints 
de  la  même  corde  ;  tous,  avec  le  cachet  des  vertus  franciscaines  pous- 
sées jusqu'à  l'héroïsme.  Et  cependant  dan&--cette  procession,  chacun 
d'eux  a  sa  physionomie  particulière,  son  caractère  distinct. 

Ici,  pour  SaintLéonard  de  Port-Maurice,  on  découvre  le  franciscain 
apôtre,  bienfaiteur  de  son  pays  au  XVI ll«  siècle,  le  missionnaire  doué 
des  dons  de  la  sainteté,  de  l'intelligence,  lequel,  lorsque  les  moyens  or- 
dinaires ne  suffisent  pas  pour  toucher  les  pécheurs,  fait  appel  aux  mi- 
racles les  plus  extraordinaires.  Au  point  de  vue  historique,  Tinfluence 
du  saiiit  sur  l'Italie  du  XVIII"  siècle  est  appréciée  à  sa  juste  valeur;  en 
étudiant  cette  époque,  l'auteur  de  cette  nouvelle  biographie  nous  si- 
gnale les  points  de  ressemblance  avec  les  temps  présents  si  agités  : 
Tesprit  public  se  pervertit,  le  vice  s'étale  avec  insolence,  la  justice 
se  vend,  la  vérité  est  proscrite,  l'erreur  prévaut,  et  alors,  selon  la  pa- 
role de  Bossuet,  il  faut  parler  au  monde  par  des  plaies,  il  faut  l'émou- 
voir par  du  sang,  le  sang  de  la  pénitence  volontaire. 

Cette  nouvelle  vie  de  Saint  Léonard  de  Port-Maurice  écrite-  dans  un 
style  alerte,  imagé,  apporte  un  joyau  de  plus  à  la  bibliothèque  francis- 
caine. 

Fr.   Th. 


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BIBLIOGRAPHIE  101 


Nos   Enfants,    Lettres  d'un  Jésuite  proscrit  en  1901  à  un 
jeune  professeur,  Paris,  Téqui,  1903. 

Voici,  déroulée  k  nos  yeux,  la  corresporulance  d'un  ancien  Père  de 
la  Compagnie,  vieux  professeur  pétri  d'expérience,  et  d'un  jeune  débu- 
tant surveillant  de  collège,  professeur  novice  encore  dans  renseigne- 
ment, désireux  d'acquérir  Texpérience,  Le  maître  et  le  jeune  professeur 
échangent  des  idées  sérieuses,  des  vues  utiles  sur  l'enseignement  mo- 
derne, sur  les  programmes  nouveaux,,, y  les  méthodes  d'éducation  et  de 
formation  pour  la  jeunesse.  Quelques  traits  délicieux,  tel  «  le  torchon 
du  Père  Labonde  »  et  d'autres  de  ce  genre  ne  nuisent  pas,  loin  de  là, 
à  l'intérêt  de  ces  lettres.  Fr.  Th. 


Les  Idées  de  MatutiiVaud,  par  Tabbé  E.  Duplessy,  1"  vicaire 
de  Neuilly,  Paris,  Téqui,  1903. 

Ce  livre  s'adresse  aux  enfants  des  patronages,  aux  ouvriers  des  villes. 
On  le  lit  avec  plaisir  et  aussi  avec  profit.  Les  objections  courantes 
contre  la  religion,  quelques-unes  un  peu  vieilles,  il  faut  l'avouer,  sont 
ici  résolues  d'une  manière  neuve  et  piquante.' Les  articles  inédits  et 
pittoresques  :  Matutinaud  et  Voltaire,  Mon  chien  n'est  qu'une  béte,  rn 
confesseur  qui  ne  confesse  plus^  captivent  et  intéressent. 

Ce  livre  est  l'œuvre  d'un  prêtre  et  d'un  apôtre;  il  défendra  là  religion 
et  la  fera  aimer  dans  le  monde.  Fr.  Th. 


La  Bienheureuse  Marie  de  l'Incarnation,  Madame  Acarie 
(1566-1618),  par  Emmanuel  de  Broglie ,  Paris,  Le- 
coffre,  1903. 

Une  enfant  de  la  vieille  bourgeoisie  parisienne,  née  et  élevée  à  Paris, 
qui  en  a  toute  la  vivacité  d'esprit,  toute  la  spirituelle  bonhomie,  est 
choisie  par  la  Providence  pour  établir  en  France  l'Ordre  mystique  et 
austère  du  Carmel.  Mariée  à  l'âge  de  seize  ans  à  Messire  Pierre  Acarie, 
vicomte  de  Villemor,  elle  élève  ses  six  enfants,  répand  autour  d'elle  la 
bonne  odeur  des  vertus  chrétiennes,  contribue  à  fonder  le  Carmel  ; 
puis,  assurée  de  son  œuvre,  se  jugeant  désormais  une  ouvrière  inutile, 


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102  BIBLIOGRAPHIE 

elle  disparaît  du  inonde,  s'ensevelit  dans  le  cloître,  détail  que  beaucoup 
ignorent,  dans  l'humble  rang  des  Sœurs  converses,  elle  meurt  quatre 
ans  plus  tard  comme  savent  mourir  les  saints. 

Cette  vie  édifiante  offre  des  attraits  et  des  charmes  à  ceux  qui  sont 
appelés  à.  la  vie  active,  un  enseignement  et  une  force  à  ceux  que  Dieu 
appelle  à  la  vie  contemplative  :  la  Bienheureuse  Marie  de  l'Incarnation 
a  mené  successivement  les  deux  vies  ;  cette  Marthe  a  tant  travaillé 
dans  le  champ  du  Père  de  famille  à  amener  à  Dieu  des  Marie,  qu'elle 
finit  à  son  tour  par  mériter  de  devenir  lune  d'entre  elles. 

Les  talents  et  les  qualités  de  Tillustre  auteur  de  cet  ouvrage  ne 
contribuent  pas  légèrement  à  faire  apprécier  et  admirer  cette  vie  utile 
et  curieuse  à  connaître  en  elle-même.  Fr.  Thkotime. 


Les  Sanctuaires  de  la  Vierge  au  RoussillOxN.  Premier  mois 
de  Marie,  par  le  H.  P.  Ernest-Marie  <Ie  Beaulieu,  O.  M.  C. 
Perpignan.  Impr.  Latrobe,  1903,  in-32  de  VIII-311  p. 

L'idée  est  excellente  de  grouper,  en  un  même  livre,  l'histoire  des 
sanctuaires  de  Marie  élevés  par  la  piété  du  peuple  sur  le  territoire  d'un 
diocèse  ou  d'une  province.  Le  Congrès  mariai  tenu  à  Lyon  en  1900 
avait  applaudi  à  cette  pensée.  Et  voici  qu'un  pieux  auteur  nous  pré- 
sente déjà  un  premier  volume  tout  embaumé  de  parfums,  tout  embelli 
des  paysages  Roussillonnais.  On  compte  une  centaine  de  sanctuaires 
dédiés  à  Marie  au  diocèse  de  Perpignan. 

O  terra  felis 

La  terra  que  tria 

Per  son  paradis 

La  Verge  Maria  !  (Verdaguer). 

Sur  chaque  sanctuaire,  le  R.  P.  nous  donne  une  courte  notice,  il  sV 
montre  critique  plein  de  bienveillance  et  mélange  avec  bonheur  la 
science  et  la  piété.  Combien  d'auteurs  se  soucient  peu  de  donner  à  la 
dévotion  un  fondement  solide  et  raisonnable  I  F.   U. 


Le   sentiment   de  l'Art    et  sa  formation  par  l'étude    des 
œuvres,  par  Alphonse  Germain.    Paris.    Bloud,   in-12  de 
385  p.  Prix  :  3'50. 
Ceci  n'est  qu'un  rappel.  La  revue  a  déjà  rendu  compte  de  l'ouvrage 


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BIBLIOGRAPHIE  103 

de  M.  Germain  (janvier  1903,  p.  91-93).  Un  prix  Montyon  vient  d'être 
décerné  par  Tlnstitut  à  l'auteur  du  Sentiment  de  Vart.  En  portant  cette 
nouvelle  à  la  connaissance  de  nos  lecteurs,  nous  sommes  heureux  d'of- 
frir toutes  nos  félicitations  à  notre  érainent  collaborateur. 

F.  U. 


Emilienne.  Lettres  d'une  mère  par  Jean  Charruau,  Paris, 
Téqui,  1903,  in-12  de  472  pages,  3'50. 

Emilienne  avec  une  étourderie  doublée  d'entêtement  donne. sa  main 
à  Lucien  Leroy-Servigny.  Elle  est  éblouie  par  ses  attraits  extérieurs, 
lui  a  vu  surtout  l'héritière.  Elle  est  foncièrement  catholique,  lui  ne  croit 
à  rien.  C'est  l'histoire  de  ce  mariage,  des  suites  douloureuses  de  cette 
scission  inévitable  des  cœurs,  que  nous  présente  l'auteur  dans  une  sé- 
rie de  lettres  charmantes,  dramatiques,  touchantes,  tour  à  tour,  La 
trame  mouvementée  du  récit  nous  conduit  à  travers  les  épreuves  diverses 
que  l'âme  chrétienne  peut  rencontrer  sur  son  chemin,  au  milieu  des  in- 
crédules, des  indifférents,  des  sectaires  ;  et  si  Emilienne  a  commis  une 
première  faute  en  voulant,  malgré  l'avis  de  tous  ceux  qui  l'aimaient, 
contracter  une  union  dangereuse,  elle  expie  cruellement  son  erreur 
par  de  longues  années  de  luttes,  d'humiliations,  de  souflVances.  On  se 
prend  d'intérêt  pour  cette  pauvre  créature  qui  rachète  si  vaillamment 
sa  faiblesse,  et  montre  tant  de  courage  tui  face  du  malheur.  M.  Char- 
ruau a  réussi  à  faire  d'un  simple  roman  une  œuvre  de  haute  portée  mo- 
rale, tout  en  lui  gardant  les  ornements  variés  de  son  imagination  pit- 
toresque et  de  son  style  attachant.  Il  touche  d'une  main  sûre  et  ferme 
la  plaie  inévitable  qui  existera  toujours  dans  les  mariages  où  la  ques- 
tion religieuse  divise  les  époux  et  en  montre,  d'une  manière  frappante, 
les  désastreuses  conséquences. 

Nous  nous  permettons  une  toute  petite  critique  cependant  :  le  récit, 
tout  attachant  qu'il  soit  aurait  pu  gagner  à  prendre  çà  et  là  une  autre 
forme  que  la  «  lettre  »  qui,  à  la  longue,  fatigue  le  lecteur.  II  est  vrai 
que  M.  Charruau  a  varié  avec  un  art  souple  et  fin,  les  styles  des  cor- 
respondants, mais  on  aurait  d'autant  plus  goûté  cette  souplesse,  si  elle 
eût  été  coupée  par  une  rapide  narration. 

F.  Mavil. 


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104  BIBLIOGRAPHIE 


Un  juste  Saint-Quentinois.  Alfbed  Santerrb  (1832'i^l), 
Elude  sociale  et  locale  par  Adrien  Rasset  missionnaire 
diocésain.  Saint-Quentin,  1902  in-12  de  XI-214  p.  2  fr. — 
Une  AME  DE  PAYSAN.  François  Gougé  de  Villebarou,  (1830- 
1901)  parL.  Chesneau,  licencié  ès-lettres,  curé  de  Villeba- 

.     ron  Blois  Migault,  1902  de  158  p. 

Deux  courtes  biographies  d'excellents  chrétiens,  de  Tértiair&é  fer- 
ventes, narrées  par  des  gens  qui  ont  vécu  avec  leurs  héroà  et  qui  savent 

les  faire. aimer.  F,  U. 

* 

Saint  Alphonse  de  Liguori  (i6*97-i787),  par  le  baron  J.  Angol 
des  Rolours.  Paris.  Lecoffre,  1903,  in-13  de  XVII-183  p. 
2  fr.  (Coll.  Les  Saints), 

11  y  avait  deux  difficultés  à  écrire  la  biographie  de  saint  Alphonse  : 
la  première  était  de  réduire  en  un  si  petit  volume  une  vie  riche  en 
faits,  le  portrait  en  réduction  pouvait  n'être  qu'une  infidélité  ou  une  ciP- 
ricature  ;  la  seconde  difficulté  était  d'aboutir  à  une  étude  passable^  |)ré- 
sentable  après  l'œuvre  du  maître  le  P.  Berthe.  Disons  que  M.  Angot 
des  Rotours  ne  s'en  est  pas  trop  mal  tiré,  loin  de  là,  que  son  portrait 
du  saint  n'est  privé  d'aucun  trait  caractéristique.  L'auteur  doit  même 
être  spécialement  loué  d'avoir  cherché  à  dégager,  avant  tout,  la  phy- 
sionomie complète  de  son  héros ^  et  de  l'avoir  poussée  tout  entière 
bien  en  relief.  On  aime  les  saints  tels  qu'ils  furent,  de  chair  et  d'os 
comme  nous,  avec  leurs  qualités  et  leurs  défauts. 

Le  style  est  attachant,  parfois  un  peu  inide.  Quelques  appréciations 

théologiques  mériteraient  d'être  mises  au  point,  il  n'est  rien  de  tel  en 

ces  matières  que  la  précision  et  la  netteté.  Dans  l'introduction,  une  eX" 

cellente  bibliographie. 

F.  Ubald  d'Alençon.  • 

CUM  LICENTIA  SUPERIORUM 

Le  gérant  : 
F.  CHEVALIER. 

Vann«8.  —  Imprimerie  LAF0LYË  Prèrkk,  2,  place  des  Lices. 


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E.  F.  —  X. 


A   SA   SAINTETK 

LE  PAPE  PIE  X 

NÉ  A  RIESE,  DIOCÈSE  DE  TRÉVISE 
LE   2   JUIN    1838 

KLU  ÉVÊQUE  DE  MANÏOUK 

LE    10   NOVEMBRE    1884 

CRÉÉ   CARDINAL    PRÊTRE 
DU    TITRÉ    DE    SAINT-BERNARD-AUX-THERMES 

LE   12  JUIN   1893  . 

PROMU    AU    SIÈGE    PATRIARCAL    DE    VENISE 
LE  15  JUIN  1893 

ÉLU  AU  SOUVERAIN  PONTIFICAT 

LE    4    AOUT    1903 
TERTIAIRE    FRANCISCAIN 

'  Très  respectueux  et  très  filial 
Hommage 

DES    ÉTUDES   FRANCISCAINES 


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—  8 


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LEON  XTTI 


Sa  Sainteté  le  Pape  Léon  XIII  est  mort  lundi  20  juillet 
1903,  à  quatre  heures  quatre  minutes.  Il  était  âgé  de 
quatre-vingt-treize  ans,  quatre  mois  et  dix-huit  jours. 

C'est  Tâme  tout  en  deuil  que  les  Etudes  Franciscaines 
déposent  au  pied  du  tombeau  du  grand  Pontife  l'hom- 
mage de  leur  respect,  de  leur  vénération,  de  leur  sou- 
venir et  le  tribut  de  leurs  prières.  L'univers  entier  s'est 
ému  à  la  nouvelle  de  la  maladie  du  Père  commun  des 
fidèles,  tant  il  est  vrai  que  la  Papauté  tient  encore  aux 
entrailles  des  nations,  et  Funivers  entier  a  pleuré  en 
apprenant  la  mort  de  Léon  XIII. 

Joachim  Pecci,  de  la  noble  famille  des  comtes 
Pecci  de  Sienne,  était  né  à  Carpineto,  dans  le  diocèse 
d'Anagni  le  2  mars  1810. -Docteur  en  théologie  et  en 
.philosophie  (1830-1832),  prêtre  le  31  décembre  1837,  il 
fut  nommé  le  17  février  1738  délégué  apostolique  à 
Bénévent,  et  préconisé  le  27  janvier  1843  archevêque 
(i.  p.  i.)  de  Damiette.  Nonce  à  Bruxelles  de  1843  à  1846, 
il  est  élu  le  19  février  1846  évéque  de  Pérouse  et  créé 
cardinal  le  19  décembre  1853  avec  le  titre  de  Saint-Ghry- 
sogone.  C'est  alors  qu'il  se  fit  inscrire  aux  registres  des 
Tertiaires  franciscains  et  qu'il  commença  de  propager 
les  idées  franciscaines  dont  il  se  fit  le  champion  dans 
ses  encycliques  Auspicato ,  Misericors  Dei  Filius  et 
Ilumaninn  genus.  Il  fut  élu   Pape  le  20  février  1878. 

Est-ce  bien  à  nous  de   reconnaître  que  l'action  de 


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108  LÉON  XIII 

Léon  XIII,  pendant  un  quart  de  siècle,  n'a  rien  aban- 
donné ni  relâché  des  justes  revendications  de  la  Pa- 
pauté ?  Reprenant  à  son  compte  une  parole  fameuse  de 
Pie  VII  :  Siate  buoni  cristiaui  e  sareie  ottimi  democratici ^ 
Léon  XIII  a  cherché  perr  tous  les  moyens  à  réconcilier 
avec  TEglise  la  société  ihoderne,  et  cela  sur  tous  les. 
terrains  :  philosophie,  histoire,  Ecriture-Sainte,  poli- 
tique, questions  sociales,  questions  économiques  et 
questions  matrimoniales.  Il  a  rêvé  le  retour  à  l'union 
de- toutes  le«  ég-lîses,  il  a  cherché  et  voulu  là  grandeur 
morale  de  la  France*,  de  cette  France  ingrate  qui'  hii 
tentait   t^nt  au  cœur. 

Celui  que  nous  pleurons  surtout*  ici',  c'est  le  Pape 
tertiiaire,  c'est  te  protecteur  de  Pord're  des  Frères 
Mineurs,  c'est  Tauteur  de  la  magnifique  bulle /^e/ic^ftr/e 
quadûm.  Saint  Français  avait  veillé  sur  son  tombeaw,  ri 
a  protégé  Léon  XllI  à  ses  derniers  moments.  Lots  d^s 
appréhensions  et  des  angoisses  des  dernières  heures; 
nous  dit  le  correspondant  romain  d"e  la  Croix^  «  Ifes  car-^ 
dinaux  pressèrent  le  cardinal  Vives  d'entrer  dbn»  Ifa 
chambre  du  Sainl>-Père'  et  de  rassister  en  cette  heure 
suprême...  Le  cardinal  Vives  est  si  tendrement  affet^* 
tionné  dbui  Saint*- Père  !  C'était  dteaner  à  Léon  Xlll  ane 
douoe  consolartiEm  que  de  luien^ioyer  un  de  ^es^  fils-  dfe 
prédilteotion;  celui  qu'il  aimait  à^ appeler  :  il  s&nto  earrli^ 
nale, 

<c  Le  Pape  entendre  les  pieuses  pensées  qu-e  lui» sug- 
gérait le  saint  cardina»!.  Il  meniféstti'  qu'il  en  était  ttout 
refinpli,  et  il  y  répondit.  Le  Pape  Teittiaire^  en*  ainsi  Ita 
joie^d'ètp»  assisté  en  ces  dernières  journées  par  un  fite 
dfâoe- saint- François  qu'il-  avait  tant  aimé:  Le  caprdinal  , 
pairie  à  Léon'XJIl  des  saints  pour  lesquels  celui-ci  avait 
une  dévotion  spé^alfe-. 

w  Si  le  Palpe  en  fut  reconnaissant,  le  trait'suivant?  vous 
le  montdnera)..  Est^ee  hier^  ou  ce  matin  qu'il*  eut.li«u»?je 


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LEON  Mil 


m 


n'ai  point  eu  le  temps  de  m'en  assurer, mais  ce  détail  im- 
porte peu.  Le  Saint-Père  ouvrit,  tout  grands,  ses  bras  au 
fils  -desakit  JRrnançîois,  qu'il  avait  revrèla  de  4a  pourpre 
cardinalice,  et  11  l'embrassa  avec  une  paternelle  affec- 
tion. Au  seuil  cil'  l'éternité,  l'étiquette  s'évanouissait. 
Et  le  Pape  se  séparait  du  cardinal  franciscain,  m  oscuio 
'sancfo^  qu'M  devait  porter  bientôt  aux  habilatils  du  ciel.» 
S'il  fut  un  esprii  plus  doux,  plus  corDci<lian.t  qtie  celui 
de  Léon  XIII  au  caractère  si  dogmatiste,  il  est  difficile 
de  le  dire,  et  sur  sa  tojnbe  qui  se  ferme  Ton  songe  que 
c'est  bien  le  Saint-Esprit  qui  gouverne  l'Eglise  quand  on 
se  rappelle  qu'il  n'y  eut  peut-être  pas  de  Pape  plus  dog- 
matisant que  le  calme,  pieux  et  saint  Pontife  Pie  JX,  le 
prédécesseur  de  Léon  XllL 

Lti   REDACTION. 


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FRERE   BERNARD   D'ANDERMATT 

Ministre  général  (quoiqu  indigne)  de  tout  VOrdre  des 
FF.  MM.  Capucins  de  Saint-François  y  à  tous  les  Frères 
de  notre  Ordre ^  Salut  et  Bénédiction. 


Révérends  Frères  et  Frères  bien-aimés(I). 

Le  peuple  d'Israël  pleura  de  longs  ^jours  lorsque  se 
répandit  la  douloureuse,  nouvelle,  que  Judas,  le  vaillant, 
rhabile  capitaine,  était  tombé  sur  le  champ  de  bataille, 
après  avoirhéroïquement  résisté  aux  assauts  de  l'ennemi  : 
Comment  cet  homme  imdncible  est-il  tombée  lui  qui  saurait 
le  peuple  d'Israël  (2). 

Une  douleur  semblable  affligeait  en  ces  derniers  jours 
le  peuple  de  la  nouvelle  Alliance,  quand  le  télégraphe, 
avec  la  rapidité  de  l'éclair,  répandit  jusqu'aux  extrémités 
de  la  terre  la  nouvelle  que  son  chef  et  pasteur,  Léon  XIII, 
avait  succombé  aux  assauts  d  une  inexorable  maladie. 

Comment  cet  homme  invincible  est-il  tombé,  lui  qui 
sauvait  le  peuple  de  Dieu  et  qui  semblait  commander  à  la 
loi  de  la  mort  ?  s^écriaient  en  pleurant  les  fidèles  du 
monde  entier  ;  ce  cri  d'angoisse,  nous  le  faisons  retentir 
avec  vous,  Frères  bien-aimés.  La  mort  cruelle,  pendant 
plus  de  deux  semaines,  s'efforçait  en  vain,  hésitante  et 
craintive,  de  s'approcher  de   la  personne  vénérablç  du 

(1)  Traduction  faite  par  la  Rédaction  des  Etudes  Franciscaines, 

(2)  Macch.  1,9,  20  et  21. 


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LÉON  XIII  111 

Souverain  Pontife,  et  lui  l'attendait  avec  une  admirable 
résignation  et  tranquillité  d'àme.  Enfin,  le  20  de  ce  mois, 
à  quatre  heures  du  soir,  elle  achevait  son  œuvre;  par  une 
inflammation  pleurétique  et  la  vieillesse,  elle  mettait  fin 
à  cette  longue  existence  de  quatre-vingt-quatorze  ans. 

Il  s'est  couché,  le  soleil,  placé  parla  divine  Providence 
au  firmament  de  l'Eglise  !  Pendant  plus  de  vingt-cinq 
années  il  a  illuminé  de  ses  magnifiques  rayons  le  monde 
catholique,  tous  les  peuples,  toutes  les  nations.  Il  s'est 
couché  celui  qui,  d'une  main  forte  et  prudente,  menait  en 
haute  mer  la  barque  de  Pierre  et  commandait  aux  vents 
et  aux  tempêtes  de  l'erreur  et  de  la  persécution  1 

Nous  pleurons  la  disparition  de  cet  astre.  Pour  relever 
notre  courage,  contemplons  durant  quelques  instants  son 
éclat.  Ses  multiples  couleurs  nous  rappelleront  les  ves- 
tiges de  sa  course  et  feront  encore  resplendir  à  nos  yeux 
son  image  bien-aimée. 

Parmi  tant  de  splendeurs,  à  côté  de  l'éclat  d'une  émi- 
nente  sainteté  reconnue  par  les  anti-catholiques  eux- 
mêmes,  signalons  surtout  la  publication  de  soixante- 
quatre  Lettres  encycliques.  Durant  le  cours  d'un  glorieux 
et  fructueux  Pontificat,  Léon  XIII,  retenu  dans  les  chaînes 
d'une  longue  captivité  morale,  les  a  adressées,  à  l'Univers 
catholique,  à  des  nations,  et  à  certains  groupes  de  fidèles. 
Par  elles,  il  s'est  efforcé  avec  un  zèle  apostolique,  de  tout 
renouveler  dans  le  Christ  ;  ici  il  a  montré  les  dangers  qui 
menaçaient  la  chrétienté,  là  il  a  indiqué  les  moyens  de 
bâtir  des  fondements  solides  à  l'idée  chrétienne,  là  enfin 
il  a  expliqué,  exalté  les  vertus  cachées,  les  énergies  sur- 
naturelles de  l'Eglise  de  Dieu.  Ainsi,  il  a  vengé  T Eglise 
•des  calomnies  de  ses  adversaires,  et,  plus  d'une  fois,  forcé 
les  calomniateurs  à  la  vénérer  et  à  l'aimer.  Sa  sollicitude 
pastorale  s'est  étendue  à  tous  comme  à  tout  ce  qui  pouvait 
de  près  ou  de  loin  concourir  à  la  gloire  de  Dieu  et  au  salut 
des  âmes.  En  sorte  qu'il  pouvait,  en  toute  vérité,  se  redire 
à  lui-même  les  paroles  de  TApôtre  :  «  Qui  est  faible  sans 


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112  USOK  Klll 


que  je  m'affaiblisse?  (^ui  est  scandalisé  saas  que  je 
brûle?  ».(1). 

Il  enseigne  aux  conducteurs  de  peuples  les  lois  par  les- 
quelles les  nations  se  gouvernent  et  grandissent  ;  il  pe- 
comniande^uK  évéques  l'union,  le  oeie  apostolique  et  la 
vigilance  ;  il  les  exhorte  à  donner  tous  Leurs  soins  à  une 
éducation  et  à  une  instruction  du  clergé,  solide  et  en 
rapport  avec  les  nécessités  des  temps  ;  il  montre  aux 
maîtres  et  aux  savants  la  philosophie  de  saint  Thomas 
comme  le  plus  solide  fondement  des  sciences  et  les 
pousse  à  la  suivre,  il  recommande  au  clergé  séculier  et 
régulier,  la  théologie  scolastique,  telle  qua  la  prati- 
quèrent saint  Thomas  et  saint  Bonaventure  ;  et  lui  adresse 
conseils  et  avertissements  salutaires,  pQn:r  Tempêcher 
dans  l'ardeur  dw  études  Bibliques  de  pencher  trop  à 
droite  ou  à  gauche  ;  bien  plus,  il  institue  à  cet  effet  une 
Commission  de  Cardinaux,  qui ,  aidée  des  conseils  de 
savants  personnages,  veillera  à  la  direction  de  ces  hautes 
études. 

,Aux  historiens,  il  ouvre  les  trésors  des  Archives  Vaii- 
canes  pour  les  aider  à  réfuter  les  erreurs  et  les  calomnies 
et  promouvoir  le  triomphe  de  la  vérité  ;  aux  amateurs 
des  belles-lettres  et  des  arts  libéraux,  il  rappaUe  le  sou- 
venir des  lois  éternelles  qui  constituent  la  fin  et  la  no- 
blesse de  leur  sublime  vocation  ;  aux  ouvriers  et  aux  pa- 
tvons^  il  recommandera  concorde  ;  il  leur  apprend  à  Tob- 
tenir  par  la  justice  et  la  charité  mutuelle  ;  aux  époux,  il 
enseigne  la  sainteté,  Tunité,  l'indissolubilité  du  mariage  ; 
aux  familles  chrétiennes  il  propose  Texemple  de  la  sainte 
Famille  de  Nazareth  ;  à  tous  les  disciples  du  Christ  enfin 
îl  montre  le  chemin  du  bonlieur  temporel  et  éternel,  et  les 
avertit  de  «e  garder  des  faux  prophètes,  des  seetes  ma- 
çoniques,  des  théories  du  naturalisme,  du  socialisme  et 
de  l'erreur  appelée  américanisme. 

(4)  9h  Cor.  14,  î*9. 


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LEiYT^  XJII  113 

AÀit«>i  ii  eond«ii^t  tous  les  ikiéles  fi4i  Chri^  Ré<iefnpteur 
qui  «  dit  :  Je  d&nn/ermi  gratuitement  à  èoire  de  la  source 
d'e^ciM  idK'e  à  celui  qui  a  s<^if,  C'^st  ce  Oirist  qui,  uni  à  «on 
•Père^/éleste,  «  envoyé  à  l'Eglise  i'Ësprît-Saitit,  dî«trib«- 
tettrde  tiou«  tes  ilows  et  de  toutes  les  gràee«.  C  «Rt  lyi  qui 
par  le  très-saint  Sacrement  de  TEucharistie  habite  au  mi- 
lieu «de  nous^  et  alimente  de  sa  chair  «ëleste  notre  vie 
spirituelle  <:  jusquà  ce  que  nous  pat^enions  tous  à  r unité 
de  la  foi  et  de  la  connaissance  du  Fils  de  Dieu,  à  Cétat 
d  homme  parfait  ;  à  la  mesure  de  Vâge  et  de  la  plénitude 
êeton  laquelle  le  Christ  doit  i}tre  formé  en  nous  (4)  ^. 

Porur  que  tou«  se  pres^^ent  avec  plus  de  confiance  auprès 
<iu  Sauveur  bien-aimé,  il  rappelle  à  la  mémoire  des  fidèles 
sa  très  douce  Mère,  la  bienheureuse  Vierge  Marie,  notre 
Mère  à  moue  ;  il  les  exhorte  dans  onze  de  ses  Lettres  En- 
cycliques à  honorer,  à  invoquer  avec  piété  et  ^çonstaTice 
eette  Mère  du  Ciel. 

)Rt afin  que  lesfidèle«(  n'ignorent  pas  le  moyen  pratique 
d'apf)rocher  de  Notre-^Seigneur  Jésus- Christ  et  de  sa  très- 
glorieuse  Mère,  et  que  tous  puissent  leur  rendre  le  culte 
Térîtable  qui  leur  est  dû  et  atteindre  par  là  le  «omiwet  de 
la  perfection  ichrétienne,  il  leur  donne  comme  modèle  le 
fiéraphique  Pét^  saint  François  ,  et  désigne  la  Règle  du 
Tiers-^Ordre  laissée  par  lui,eomiiie  le  obemîn  le  plus  court 
et  le. plus  sâr  pour  atteindre  le  but  proposé. 

Léon  Xill  n  appelle  pas  auprès  de  J^ésus,  et  dans  TE- 
glise,  les  seuls  disciples  du  <!hri6t  ;  «on  oœur  de  Pasteur 
suprême  se  rappelle  les  paroles  duSçigneuria/Wrfaw^r^^ 
brebis  qui  ne  .sont  pas  de  cette  bergerie  ;  il  me  faut  les 
amemrj>l^)A\  embrasse  dan»  m  paternelle  chadtétles  âmes 
qui  esvexA  iota  du  seîa  de  riîglise  ou  qui  >iteftteRt  assises 
dans  les  ombres  de  la  mort;  par  des  lettres  encycliques 
pleines  d'opportunité,  il  tente  de  les  ramener  è  l'unité  de 

(1)  Eph.  4,  13. 

(2)  Joan.,  10,  16. 


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114  LEON  Xm 

la  foi  et  à  l'unique  bercail.  Un  seul  Seigneur ,  une  seule  foi^ 
un  seul  baptême  y  un  seul  Dieu,  Père  de  tous  et  qui  est  en 
nous  tous{{),  et  par  conséquent  un  seul  troupeau  du  Christ 
un  seul  Pasteur  :  telle  est  la  fin  sublime  à  laquelle 
Léon  XIII  consacra  toutes  ses  forces  et  sa  sollicitude  pas- 
torale. 

Il  ne  travailla  pas  en  vain.  Pêcheur  apostolique,  il 
prit  de  nombreux  poissons,  si  bien  que  son  filet  man- 
quait de  se  rompre  ;  il  dut  même  l'agrandir,  c'est-à-dire 
augmenter  la  hiérarchie  catholique  ;  il  a  érigé  dans 
l'Orient  et  l'Occident  deux  sièges  patriarcaux,  trente- 
quatre  sièges  archiépiscopaux,  cent  treize  sièges  épisco- 
paux,  soixante-cinq  vicariats  apostoliques  et  trente-cinq 
préfectures. 

Léon  XIII  recula  les  limites  de  son  bercail  et  rassasia 
son  troupeau  de  l'aliment  salutaire  de  la  parole  de  vérité. 
Mais  que  de  travaux  pénibles,  que  de  douleurs  n'eut-il 
pas  à  supporter  pour  défendre  les  droits  de  son  bercail 
contre  d'injustes  agressions!  Que  d'injures,  que  de 
pièges,  tantôt  visibles,  tantôt  cachés,  n'apprit-il  pas  à 
connaître,  pour  venger  la  liberté  de  l'Eglise  et  défendre 
le  Patrimoine  de  Pierre  ?  N^a-t-il  pas  ainsi  été  calom- 
niéusement  appelé  par  un  ministre  italien,  ennemi  de 
l'Italie,  et  par  un  autre,  cancer  de  la  Nationt  Ne  Ta- 
t-on  pas  brûlé  en  effigie,  à  Padoue,  la  tête  en  bas  !  Mais 
l'âme  invincible  de  Léon  ne  faiblissait  pas;  il  a  pu  en 
toute  vérité  écrire  de  lui-même  : 

J'ai  aimé  la  justice;  longs  combats,  labeurs, 
Outrages,  embûches,  j'ai  tout  supporté, 
Mais,  défenseur  de  la  Foi,  je  ne  fléchirai  pas  ;  pour  le  troupeau  du  Christ 
Il  m'est  doux  de  souffrir,  dans  la  prison  même  il  m'est  doux  de  mourir  ^2). 

(1)  Ephes.,  4,  5. 

(2)     Justitiam  colui  ;  certamina  longa,  labores, 
Ludibria,  insidias,  aspera  quaeque  tuli 
At,  Fidei  vindex,  non  flectar;  pro  grege  Christi 
Dulcepati,  ipsoque  in  carcere  dulce  mori  ! 


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LÉON  XHI  115 

Cène  fut  pas  seulement  en  Italie,  mais  aussi  en  Alle- 
magne, en  Suisse,  en  France  et  en  d'autres  pays  qu'il  se 
montra  le  défenseur  de  la  liberté  ecclésiastique.  Il  apai- 
sait les  tempêtes  qui  s'élevaient  dans  le  monde  ;  et  Bis- 
mark, ce  redoutable  adversaire  qui  envoyait  en  exil  ou 
jetait  en  prison  prêtres  et  évêques,  fut  amené  par  lui 
à  le  choisir  comme  arbitre  dans  le  conflit  élevé  entre  le 
puissant  empire  germanique  et  le  royaume  d'Espagne  au 
sujet  des  Iles  Carolines.  La  France  elle-même  ne  serait 
peut-être  pas  secouée  aujourd'hui  par  la  tourmente  de 
la  persécution,  si  elle  avait  suivi  les  conseils  si  sages  de 
Léon  XIII. 

Quoi  d'étonnant,  si  aujourd'hui  le  nom  de  Léon  est  en 
vénération,  si  l'Eglise  universelle  et  tout  le  monde  chré- 
tien lui  décerne  des  louanges. 

Pour  nous,  frères  bien-aimés,  nous  devons  être  parmi 
les  premiers  à  honorer  d'un  cœur  reconnaissant  la  mé- 
moire dugrand  Pontife.  Comme  religieux,  en  effet,  il  nous 
entoura  d'un  amour  intense  ;  il  défendit  avec  vigueur 
nos  droits  non  seulement  par  la  magnifique  lettre  ency- 
clique qui  a  pour  titre  Au  milieu  des  consolations^  lettre 
adressée  le  23  décembre  1900  à  SonEminence  le  Cardinal 
Richard,  Archevêque  de  Paris,  et  par  cette  autre  qui  a 
pour  titre  Le  religiose  faniiglie y  lettre  envoyée  le  29  juin 
1901  aux  supérieurs  des  Ordres  et  des  Congrégations 
religieuses  ;  mais  encore  par  d'autres  documents  et  sur- 
tout par  des  notes  diplomatiques  adressées  au  gouverne- 
ment français. 

Comme  Frères  Mineurs,  nous  avons  toujours  eu  en 
Léon  XIII  un  Père,  un  frère  éminent.  Les  preuves  sura- 
bondent :  citons,  entre  autres,  sa  constitution  Auspicato, 
lancée  le  17  septembre  1882,  à  l'occasion  du  septième 
centenaire  de  saint  François,  et  ses  Constitutions  du  Tiers- 
Ordre  Franciscain  ;  bien  plus,  il  a  daigné  devenir  notre 
frère  en  revêtant,  lui,  le  Souverain  Pontife,  les  livrées  du 
Tiers-Ordre.  Il  voulut,  près  de  mourir,  donner  à  l'Ordre 


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llii  LEON  Xill 

dcB  MUieure  un  exemple  frappait  de  &a  prédilection  à 
son  ^gard.  Qua&d,  en  effet,  Son  ËmineBee  le  Gardiaai 
Vives  y  Tuto,  notre  très  méritant  confoère,  prié  à^ceteilet 
par  le  Saint-Père,  lui  'eut  appliqué,  coûaiiae  aux  .autitres 
tertiaires  franjciscains,  la  bénédiction  avec  indulgence 
plénière,  il  supplia  Sa  Sainl^eté  de  daig^ner  accpirder  à  Août 
rOrdre  franciscaiia  ainjsiqu'aux  tentiair.es  de  Sainit-Fxanoois 
la  UéAédJLction  «aj)OsJx>ll(jaie,  Léon  XIII  s  aoapres&a  d'ac- 
céder de  .touJL.cûeur  a  ceite  requête  et  à  pLusieAurs  reprises 
il  s'efforça  d  elevei'  ses  nerains  défaillanies,  pourdojuier 
une  ainple  bénédiction  à  toujs  et  à  chacufi  des  fils  dii 
Séraphique  Père. 

CojKmae  Capucins,  nous  sommes  panUculièremeHt  re- 
devablas  au  Souverain  PanJLile  Léon  XIH  ;  car  il  a  déc^né 
les  honneurs  des  Bienheureux  à  trois  de  nos  Frères,  il  en 
a  iniBéré  un  ^utre  au  Catalogji.e  des  Saints  ;  il  Jà  fait  eatrer 
trois  membres  de  notre  Qrdr^e  dans  le  Sacré  Collège  des 
Eminentiasixues  Cardinaux,  il  en  a.èLeyé  ciio/jàla  dignité 
arcbiéj>iacopal*e-,  vingt-deux  à  la  dignité  épiscopale.,  iLea 
a  nommé  trente  Consulteurs  ou  imemlires  de  rOfilcialUé 
de  la  Curie  .Romaine  4  ejo£n^  en  divea^ses  occasions,  il  a 
donné  des  preuves  «pécstaios  «de  sa  /bionveiliance  .tant  à 
l'Ordre  qu a  plusieurs  de  &es  anembres.  La  mémoire  de 
LéouiXIll  restera  doMî  en  bénédiction  dans  notre  Ordre. 

Cependanl,  pénétné  de  reconnaissance  A  son  égafnd, 
(n*ions  insianunenît  pour  son  àme  bénie,  appliquan<t  s»ad> 
tout  en  âa  faveur  les  trois  soilrages  ordinaires.  Anssien 
vertu  des  présentes,  nous  enjoignons  à  tous  ies  dupé- 
rieurs  proviaciaux  ^t  conventuels,  autf-eçn  de  cette  lettre, 
de  .faire  célébrer  par  chaque  prêtre,  leur  sujet,  .trAis 
messes.,. at  de. faire. récitex par  tous  les  .Clercs,  ttr^s^ûflioes 
fles  Morts  et.pai-  *aus  les  Frênes  Lais. trois  xents  .Paàûrret 
Ave,  pour  le  cepqs  de  l'âme  du  SnouvÉa-ain  Pontife  «défunt. 

lËnfin^  nous  tudbbortons  vivementidans  le  .Seigneur  tous 
les  re%ienixxoniiésà  nos^oins^  à  répandue  auprès d^Aieu 
d'incessantes. prières.,  et^  en  union  avec  la  sainte  JE^Use 


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LEON  XIII  117 

romaine,  à  demander  à  Sa  Majesté  Infinie  un  Pontife 
agréable  à  ses  yeux,  qui  marche  sur  les  traces  de  ses  pré- 
décesseurs, instruise  son  peuple  en  toutes  les  vertus  et 
répande  dans  Tesprit  des  Fidèles  l'odeur  des  parfums 
spirituels.  Et  en  vous  priant  au  milieu  des  calamités  des 
temps  présenrtsi  dé  vofus  souvenir  au  sa»int  autel  de  nous 
et  des  nécessités  de  l'Ordre,  bîen-aimés  Frères,  nous  vous 
accordons  à  tous  et  à  chacun  notre  paternelle  Bénédiction. 
Donné  à  Rome,  en  notre  Couvent  de  Saint-Laurent  de 
lîrindes,  le  22*  jour  du  mois  de  juillet  1903. 

F.   Berward  d'Andcrmatt, 
Ministre  général. 


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BRUXELLES 

ET 

LA  COUR  DES  ARCHIDUCS 


Les  toutes  premières  années  du  XVII'*  siècle  marquent 
Tapogée  de  la  phase  la  plus  brillante  des  archiducs  Albert 
et  Isabelle. 

Les  succès  de  Spinola  décourageaient  les  Hollandais.  Les 
ouvertures  officieuses  du  Père  Jean  Nyen  faites  au  prince  de 
Nassau  n'avaient  pas  été  repoussées,  tout  le  monde  désirait 
la  paix  et  si  elle  fût  discutée  pendant  deux  ans  et  ne  fût  en  fin 
de  compte  qu'une  trêve,  c'est  que  la  France  et  l'Angleterre 
s'étaient  empressées  d'envoyer  des  ambassadeurs  en  Hollande 
pour  essayer  de  prévenir  une  entente  qui  contrariait  leur 
politique.  L'adresse  et  le  talent  de  Richardot  et  de  Spinola  qui 
se  montrèrent  dans  les  négociations  dont  ils  étaient  chargés, 
aussi  fins  diplomates  que  prudents  et  bons  patriotes,  enle- 
vèrent enfin  la  signature  d'une  trêve  de  douze  ans  (1609)  qui 
allait  permettre  aux  Archiducs  de  s'occuper  tranquillement 
du  bien  du  pays. 

Ce  pays  leur  était  acquis  depuis  longtemps  en  toute  obéis- 
sance et  affection.  Il  ne  s'y  trouvait  plus  aucun  esprit  de  ré- 
volte car  on  était  assuré  désormais  des  dispositions  géné- 
reuses des  grands,  de  leur  dévouement  absolu  à  la  nation 
belge. 

La  vie  d'Albert  et  d'Isabelle  se  partageait  dans  les  trois 
belles  résidences  de  Mariemont,  de  Tervueren  et  du  palais 
de  Bruxelles  ;  Tervueren  leur  plaisait  à  cause  de  sa  proximité 
de  Bruxelles  et  de  ses  belles  chasses,  Isabelle  surtout  pré- 
férait Mariemont  dont  les  beaux  ombrages,  les  eaux  vives, 
le  château  grandiose  lui  rappelaient  peut-être  davantage  les 
résidences  d'Espagne. 


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.  BRUXELLES  ET  LA  HOUR  DES  ARCHIDUCS  11^ 

Mais  les  obligations  du  gouvernement  les  rappelaient 
plus  encore  à  Bruxelles  qui  devenait  ainsi  la  capitale  de  la 
Belgique. 

A  cette  époque,  Bruxelles,  comme  toutes  les  autres  villes 
se  resserrait  en  une  enceinte  fortifiée  qui  empêchait  tout 
développement.  Quand  les  Archiducs  arrivèrent  d'Espagne , 
ils  avaient  encore  beaucoup  à  relever  des  ruines  causées 
par  la  courte  et  terrible  persécution  d'Olivier  van  Tempel  et 
par  les  surprises,  les  pillages,  les  combats  qui,  depuis  cin- 
quante ans,  s'étaient  livrés  autour  de  la  ville  et  même  au 
milieu  de  ses  rues,  La  générosité  d'Albert  et  d'Elisabeth  de- 
vait réparer  beaucoup  de  ces  dommages.  C'est  à  eux  que 
l'on  doit  la  plus  grande  partie  des  restaurations  des  églises 
et  des  couvents. 

Le  Palais,  «  la  Cour  »  ainsi  qu'on  l'appelait  dans  le  peuple, 
avait  lui-même  grand  besoin  de  restauration.  Depuis  Charles- 
Ouint,  aucun  gouverneur  n'y  avait  séjourné  autrement  qu'en 
passant  et  pendant  les  troubles,  le  peuple,  deux  ou  trois 
fois,  l'avait  envahi  et  pillé  (1). 

Les  Archiducs  résolurent  de  le  réparer  et  d'en  faire  une 
habitation  digne  d'eux,  car  leur  bonté,  leur  piété,  s'alliait 
avec  le  sentiment  bien  espagnol  de  la  grandeur  de  leurs  per- 
sonnes. Non  qu'ils  fussent  fiers  ou  hautains,  mais  parce 
qu'ils  regardaient  le  pouvoir  comme  une  émanation  du  ciel 
qui  les  rendait  dignes  de  tout  respect  et  qu'eux-mêmes  ne 
pouvaient  laisser  abaisser.  Sans  morgue  pour  eux-mêmes, 
ils  croyaient  être  obligés  de  se  montrer  magnifiques  et  de 
vivre  avec  splendeur,  La  fille  de  Philippe  11  ne  pouvait  ou- 
blier l'Escurial. 

Le  vieux  palais  des  ducs  de  Brabant  avait  subi  beaucoup 
de  vicissitudes.  Embelli  et  agrandi  par  les  ducs  de  Bour- 
{j^ogne  il  avait  été  remanié  par  Charles  Quint.  11  occu- 
pait à  peu  près  la  Place  du  Palais  Royal  actuel  et  se  trou- 
vait entouré  presqu'entièrement  par  un  enclos  considérable 
dont  le  Parc  est  un  des  derniers  vestiges.  C'était  un  en- 
semble de  bâtiments  fort  divers  sans  doute,  car  ils  portaient 
la  marque  des  styles  variés  de  l'époque  de  leur  construction. 

(I)  Bruxelles  à  travers  les  âges.  Tome  i. 


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lao  BRUXELLES  ET  LA  COUR  DES  ARCHIDUC» 

Mais  eelte  masse  était  maj^estiieuae  et  ne  marn^u^rit  pas  de 
caractère.  Elle  formait  un  carré  aubour  d'unie  vn.^tor  ccroriiiH 
tériçure  au  milieu  de  laquelle  s'élevait  un  puits  monum^atarL 

Du  coté  de  la  ville,  le  palais  étendait  sa  façade  énorme 
sur  la  place  ai|>pelée  :  lea  bailles  de  he  <*our,  belle  place  en^ 
tourée  de- balustrades  gothiques»  et  de  statues.  A>côèé-  &'éle- 
vait  la*  superbe  chapelle  ogivale  qu'Isabelle  aillait  d«corei! 
avec  une  piété  si  grandfiose  ;  partout  le  covps  de  bâtimen:! 
s'embellissait  de  tourelles,  Av.  haJ-ustvades  ajourée^^  de  sta- 
tues, d<8  portails  sculptés,  de  galeries  voûtées,  de  balcons 
qui  offraient' un  coup  d'œrl  aussi  riche  que  pâttoresquie. 

Du  côté  du  Parc,  le»  terrasses-  se  superposaient;  Un  ruis- 
seau jietait  sa  fiiai<(heur  sous  tes  magnifiques  oiasiJDrages  for- 
mant la  promenade  préférée  d'Isabelle.  Les  animaux  saciw 
vag^Sf.  lièvresi,  cerfs,  faisans^  volaient  ou  bondissaienjt  au  Loin 
perniettaTit  à  l'i^irchiduchesse  de  s'exeuceir  au  ti*r  sa»fr  co«h- 
rir  hors  de  la  ville  et  Tembellissement  de  cetËden  devint  u»e 
des  distractions  fav©*i4es  de  la  Souveraine. 

On  créa  des  viviers,  on  dressa  des  jets  d'eaux,  o»  forma 
des  grottes  avec  des>  easeades,  des  fontainesr  avec  des  sta- 
tues* ;  on  installa  tout  un  potager  avec  des  serres-,,  on  ût  dès  ber- 
ceaux, des- bosquets,  des  parterres  de  nvosaïquesy  des  «  c»bi^- 
nets*))  pour  aller  prendre,  le  frais,  pour  goûter,  lire,  entendre 
delà  musiq,ueet  le  Parc  du  palais  de  Bruxelles  devint  une 
des  curiosités  de  la  ville,  Tobjet  de  ^admirat^ion  de  tous'  les 
étrafl'gers-  (1), 

Dans  le  palais  il  y  euit  beaucoup  à  faire  aussi  pour  le  rendre 
suffisadiiment  commode.  Le  dernier  pillage  avait  détruit  quan- 
tité d'œuvres  d'arts.  Les  belles  tapisseries  qui  ovnaient  la 
chapelle  du  palais  avaient  été  anéanties  et  les  fameuses,  ten- 
tures tissées,  d'or  et  de  soie  exécutées  pour  les  du)c»de  Bour- 
gogne et  pour  Charles-Quint  se  trouvaient  fort  abimées;  Oti' 
orîit  même  un.  instant  avoir  perdu  les  fameuses  tapisserie» 
dites  de  a  la  toison  d'or  »  que  Philippe  11  avait  fait  faire  pour 
orner  la  salle  des  chevaliers  de  la  Toison.  On  les  relrouva^ 
telles  qu'on  les  avait  roulées  à  la  hâte  pour  les  soustraire  à  la^ 

(l)  Voir  historique  et  description  du  palais  dans  Bruxelles  à  travers  les 
dges  de  Louis  Hymans.  Tome  i,  chap..  IV. 


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BRUXELLES  ET  LA  COUR  DES  ARCHIDUCS  121 

sauvagerie  des  calvinistes  et  on  les  remit  à  la  place  qu'elles 
occupaient  jadis. 

Les  Archiducs  aimaient  et  estimaient  les  beaux  arts  :  les 
maîtres  belges  et  étrangers  eurent  place  dans  la  belle  collec- 
tion qu'ils  formèrent.  Rubens  reçut  Tordre  de  peindre, 
pour  la  galerie  d'honneur,  un  immense  tableau  :  le  triomphe 
de  la  Religion.  Tous  les  appartements  étaient  meublés  avec 
cette  sobre  magnificence  et  cette  richesse  distinguée  de 
style  qui  caractérise  les  meubles  de  cette  époque.  On  aimait 
alors  surtout  la  belle  ordonnance,  une  régularité  froide  d'ar- 
rangement intérieur  qui  n'excluait  pas  la  richesse  :  vastes 
fauteuils  sculptés  recouverts  de  velours  à  crépines  d'or, 
tables  massives  aux  pieds  tournés,  cabinets  italiens  incrustés 
de  pierres  fines,  étagères  de  buffets  chargés  d'argenterie  ou 
de  verrerie  précieuse,  tout  cela  rangé  avec  méthode  et  régu- 
larité, formait  un  cadre  d'un  beau  coloris  aux  riches  cos- 
tumes et  à  la  gravité  d'allure  des  personnages  du  temps. 

Les  appartements  particuliers  d'Albert  et  d'Isabelle  n'é- 
taient pas  les  moins  somptueux.  Un  inventaire  mentionne 
les  toiles  d'or  et  les  velours  brodés  d*op  qui  recouvraient 
les  murs  de  la  chambre  et  des  salons  d'Albert  et  l'étoffe  des 
tentures  de  la  chambre  à  coucher  d'Isabelle  :  un  satin  blanc 
brodé  de  «  pots  de  fleurs  au  naturel  »  (1). 

On  variait  les  tentures  de  lits  selon  les  circonstances,  la 
saison,  la  fantaisie.  Cet  usage  venait  de  l'habitude  de  re- 
cevoir au  lit,  si  fréquente,  souvent  même  obligatoire. 
Au  Palais  on  avait  des  lits  de  velours  brodés  d'or  avec  cou- 
vertures pareilles,  lits  de  soie  blanche,  lits  à  l'espagnole,  lits 
pour  l'été  en  Indienne  brodée  de  soie  ou  en  <(  Indienne  ap- 
pliquée de  taffetas  rose  avec  des  crevés  de  taffetas  jaune  » 
ou  même  en  «  Indienne  appliquée  de  velours  rouge  brodé 
d'or  et  d'argent  »,  Pour  les  jours  de.  deuil,  lit  de  drap  noir  (2). 

Sur  les  tables,  des  tapis  de  Perse,  plusieurs  rebrodés  d'or 
ou  d'argent  ou  bien  des  tapis  de  cuir  gaufré. 

Dans  les  appartements  particuliers  des  Archiducs  beau- 
coup de  bibelots  :  tables,  guéridons,   étagères,  armoires  à 

(1)  Bruxelles  à  travers  les  âges,  déjà  cité. 

(2)  Inventaire  du  palais  de  Bruxelles,  archives  duroy  :  Registres  1196  et  1197. 

E.  F.  -  X.  -  9. 


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îias  BRUXELLES  £T  LA  COUR  DES  ARGHBHK» 

AaettreieBaxichi^es,  écritoires  etc.,  puis  les  petits  portraits  ée 
famille,  en  métal,  en  cire,  en  émail,  objets  pieux,  «tartuette» 
d'or  ou  d'argent  enrichies  de  pierreries,  chapelets  précieux^ 
conques  mafrines  ^montées  en  or,  tablettes,  calendriers  *fm 
émail,  nef  d'argent  à  trois  hunes  assise  sur  deux  eirènes, 
tasses  de  cristal  bordées  d'or^  agathes  ntontées  en  or,  enrî- 
'ohies  de  pierreries,  saint  Georges  en  or  incrusté  de  dia<mants, 
'boitelettes  pour  bdjoux,  poudres,  fards,  en  or,  argent,  ol^et*i 
de  travail  et  objets  pour  écrire,  porte-feuiUes  à  ferniaii^s 
.riches,  cachets  armoiries,  tout  cela  en  or,  en  argent.  Et  la 
niche  de  la  vierge  .tapissée  de  riches  broderies  et  de  imes 
dentelles  avec  la  madone  en  or,  une  gloire  d'or*,  des  ch«n- 
deliers  d'or  et  des  petits  vases  en  pierres  fines,  en  argent  ci- 
selé et  les  reliquaires  tout  d'or,  d'argent,  de  pierreries,  les 
.agnus  Dei  montés,  entourés  de  rubis  et  de  perles  (1). 

Au  milieu  de  ces  magnificences  se  détacfhent,  austères  et 
calmes,^  les  personnes  augustes  d'Albert  et  d'Isabelle.  Ils 
sont  graves  de  la  gravité  acquise  par  l'éducation  espagnole 
et  autrichienne,  par  la  conscience  de  leur  dignité,  par  le 
poids  du  pouvoir,  si  lourd  de  soucis  pour  eux.  Ils  sont 
graves  aussi  parce  que  la  joie  leur  est  inconnue,  parce  que 
depuis  qu'ils  ont  mis  le  pied  sur  le  sol  belge  le  sentiment 
de  leur  devoir  a  été  leur  unique  préoccupation.  11  a  été  le 
motif  de  leur  mariage  et  si  l'afFection  est  venue  de  l'estime, 
en  môme  temps  ils  ont  goûté  l'amertume  de  l'inutilité  de 
leurs  sacrifices.  .Faute  d'héritiers,  la  Belgique  retournera  au 
Roi  d'Espagne  et  le  bien  qu'ils  opéreront,  un  -fils  ne  le  con- 
tinuera pas  ;  mais  les  vieux  errements  du  souverain  orgueil- 
leux qui  «'isole  dans  sa  puissance  détruiront  tout  ce  qu^ils 
auront  si  péniblement  édifiés.  Et  ils  accomplissent  leur  mé- 
tier avec  l'abnégaltion  courageuse  des  missionnaires. 

Au^si  tous  les  portraits  que  la  postéorité  .a  gardés  d'Afbert 
•et  d'Jsabelle  repréeentent  an  couple  pensif  et  sérieux.  Us  ne 
sont  pas  beaux  peut-être-,  ayaat  encore  tous  deux  la  lèvre 
JiTop  autrichienne,  mais  combien  attachants  et  sympathiques  : 
Que  ces  deux  tètes  royales  peintes  par  Corneille  de  Vos  «ont 


(1)  Inventaire  divers  du   mobilier  du  paiaifi.   Apohi¥eB  flu  poyHume.  Nu- 
ménoB  1196  et  lia/. 


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BRUXELLES  ET  LK  COUR  DES  ARCHIDUCS  123 

d'attrait  mélancolique  ?  (1)  Tous  deux  ont  dans  le  regard 
la  profondeur  mystique  des  résignés  et  des  croyants.  La 
physionomie  d'Albert  est  énergique  et  sereine  ;  celle  d'Isa- 
belle plus  douce  a  Texpression  sérieuse  de  la  femme  désa- 
busée des  vanités  de  la  vie,  mais  qui  en  supporte  noblement 
les  charges.  Les  portraits  de  Rubens(2)  ont  une  allure  plus 
brillante  et  plus  fière.  Un  pâle  sourire  se  dessine  sur  la  lèvre 
d'Isabelle,  ses  yeux  s'animent  comme  si  elle  écoutait  les  ac- 
clamations populaires,  mais  chez  elle  comme  dans  l'expres- 
sion ouverte  et  forte  du  visage  d'Albert  on  sent  la  plaie 
latente  et  douloureuse  supportée  avec  le  fier  courage  chré- 
tien. 

Cette  union  commencée  par  la  politique  a  été  la  plus  parfaite 
union  de  deux  âmes.  Sous  des  dehors  un  peu  froids  Isabelle 
cache  un  cœur  ardent  et  fidèle  et  Albert  aime  sa  femme 
avec  d'autant  plus  de  force  qu'elle  est  son  unique  affection. 
Ils  sont  vraiment  unis  de  cœur  et  d'esprit  et  telle  est  cette 
parfait^e  union  de  tout  leur  être  que  leur  gouvernement  est 
l'émanation  simultanée  de  tous  les  deux  ;  le  peuple  ne  les  sépare 
pas.  Il  dit:  les  Archiducs  ont  ordonné,  les  Archiducs  ont  fait, 
ont  dit,  comme  s'il  était  impossible  que  l'un  dise  ou  fasse 
acte  quelconque  sans  l'autre. 

Autour  d'eux  s'est  formée  une  cour  animée  et  brillante.  Sans 
être  mondaine  dans  le  sens  frivole  du  mot,  la  vie  y  est  variée. 
A  Tervueren  et  à  Mariemont  les  chasses,  les  jeux  de  bagues, 
à  Bruxelles  les  réceptions  plus  solennelles  mais  fréquentes, 
les  fêtes  pastorales  et  aussi  les  joutes  car  le  palais  possède  une 
courspéciale  pour  ces  nobles  jeux.  Pas  de  banquets,  l'étiquette 
espagnole  ne  permet  pas  à  un  souverain  de  dîner  avec  des 
inférieurs  ;  pas  de  bals,  là  aussi  Tétiquette  espagnole  est  con- 
forme aux  sentiments  des  Archiducs. 

Mais  ils  ne  sont  pas  sévères  au  point  de  se  désintéresser 
des  plaisirs  qu'on  peut  prendre  autour  d'eux.  Ils  aiment  que 
la  noblesse  s'amuse,  donne  des  fêtes,  des  repas,  des  bals. 
Ils  assistent  volontiers  aux  courses  en  traîneaux  qui  sont  très  à 
la  mode,  à  toute  réunion  que  peut  se  permettre  leur  dignité. 

(t)  Collection  du  Comte  de  Mérode  Westerloo. 
(2)  Musée  de  Bruxelles. 


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124  BRUXELLES  ET  LA  COUR  DES  ARCHIDUCS 

Le  grand  plaisir  d'Isabelle,  c'est  de  donner.  Elle  ne  laisse 
passer  aucune  occasion  d'offrir  des  cadeaux. 

Il  y  a  les  cadeaux  officiels  aux  ambassadeurs,  il  y  a  les 
cadeaux  aux  dames  pour  la  Saint-Nicolas,  à  Pâques,  à  la  foire 
aux  verres.  Il  y  a  les  cadeaux  de  bienvenue  et  de  départ  et 
tous  ces  présents  sont  offerts  avec  une  délicatesse,  un  souci 
de  plaire  qui  doublent  le  mérite. 

Les  réceptions  à  la  Cour  sont  toujours  empreintes  d'une 
grande  solennité.  Quand  un  ambassadeur  étranger  arrive, 
un  des  plus  grands  personnages  du  palais  est  envoyé  fort 
loin  à  sa  rencontre,  Thébergeant  jusqu'à  ce  qu'il  soit  admis  en 
audience  publique  où  il  doit  faire  un  beau  discours  (1). 

Pour  la  noblesse  il  y  a  des  jours  de  réception  destinés  sur- 
tout à  la  noblesse  de  province  et  c'est  un  vif  plaisir  pour  des 
courtisans  d'intimider  les  novices  dans  Tart  de  se  mouvoir 
sans  maladresse  et  selon  l'étiquette,  sousles  yeux  moqueurs 
de  toute  la  Cour.  De  là  parfois  de  petites  scènes  amusantes, 
témoin  cette  dame  citée  par  la  Gazetts  de  France  qui  vient 
de  province  et  doit  être  présentée  en  audience  publique. 
Comme  elle  est  petite,  elle  ne  trouve  rien  de  mieux  pour  se 
hausser  que  de  mettre  de  hauts  patins  (2).  Elle  arrive  fort 
gracieusement  au  pied  du  trône,  elle  débite  son  compliment 
sans  gaucherie  mais,  lorsqu'il  faut  faire  les  trois  révérences, 
les  patins  s'échappent  des  pieds  et  voilà  la  dame  subitement 
raccourcie .  Avec  un  grand  sang-froid  elle  ramasse  prestement 
les  malencontreux'  objets  et  s'en  va  pieds-nus  à  petits  pas, 
une  chaussure  dans  chaque  main,  à  la  grande  joie  de  la  cour 
entière.  ^ 

L'admission  d'une  dame  d'honneur  ou  d'une  ménine  est 
une  grande  cérémonie. 

La  (iazette  de  France  encore,  qui  eut  en  Belgique  des  re- 
porters minutieux,  mentionne  en  détail  la  réception  de  la 
fille  du  Comte  de  Frézîn(3)  en  qualité  de  ménine  de  Tlnfante, 

(1)  Gazette  de  France.  Voir  les  trois   premières  années. 

(2)  JInd.  Le  patin  est  une  semelle  de  bois  ayant  sous  le  talon  et  sou«  la 
plante  du  pied  une  sorte  de  haute  rondelle  de  bois.  On  l'attachait  à  la  chaus- 
sure surtout  lorsqu'on  avait  à  traverser  les  rues  boueuses  des  villes,  géné- 
ralement mal  entretenues. 

(3)  Fille  de   Pierre  de  Gavre  et  de  Catherine  de  la  Marck. 


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BKUXEUES  ET  LA  COUR  DES  AHGHIDUCS  125 

A  six  heures  du  soir  toute  la  cour,  tous  les  chevaliers  de  la 
Toison,  toute  la  noblesse  est  réunie  dans  la  galerie  d'honneur 
où  paraît  rinfante  qui  vient  s'asseoir  sur  un  trône  élevé  placé 
sous  un  dais. 

Mademoiselle  de  Frézin  est  introduite  aussitôt.  Parée  ma- 
gnifiquement, éblouissante  de  tous  les  bijoux  de  la  famille 
dontonraornée,elleaselon  l'étiquette  la  toque  à  plumes  espa- 
gnole. Toute  sa  famille  a  été  la  chercher  chez  elle,  lui  formant 
une  escorte  avec  ses  plus  beaux  carrosses.  La  comtesse  de 
Boussu,  tante  de  la  jeune  fille,  la  tient  par  la  main  tandis 
que  tous  ses  autres  parents  la  suivent  en  cortège. 

Don  Emmanuel  de  Portugal  (1),  le  plus  haut  personnage 
présent  après  les  Archiducs,  s'avance  pour  prendre  la  main 
de  la  nouvelle  ménine  que  lui  abandonne  la  comtesse  de 
Boussu  et  va  la  conduire  à  Tlnfante  qui  lui  donne  sa  main  à 
baiser  quand  elle  s'agenouille  à  ses  pieds.  Puis  la  comtesse 
de  Boussu  et  les  dames  de  la  famille  viennent  à  leur  tour  bai- 
ser l'auguste  main.  Le  comte  de  Frezin  ^et  ses  parents  s'ap- 
prochent ensuite  et  s'agenouillent,  mais  ils  n'ont  pas  la  faveur 
du  baise-main. 

Ces  relations  journalières  des  souverains  est  un  devoir  ré- 
ciproque pour  ainsi  dire  avec  la  noblesse,  mais  il  met  celle- 
ci  dans  une  situation  peu  indépendante.  Les  mariages  ne  se 
peuvent  faire  sans  la  permission  des  Archiducs,  voire  même  , 
du  roi  d'Espagne.  Le  roi  surtout  s'en  préoccupe  parce  qu'il 
veut  encourager  les  alliances  entre  Belges  et  Espagnols  et 
Jéfendreles  unions  avec  les  Français.  La  turbulente  comtesse 
de  Berlaymont  souleva  presque  un  incident  diplomatique  en 
s'obstinant  à  vouloir  marier  sa  fille  avec  un  gentilhomme 
français.  En  revanche,  l'ingérence  extrême  des  souverains 
dans  la  vie  intime  de  la  noblesse  les  oblige  à  distribuer  une 
foule  de  pensions,  de  dots,  de  récompenses.  Souvent  même, 
c'est  à  la  cour  que  se  célèbrent  les  mariages  et  les  baptêmes, 
aux  frais  des  Archiducs. 


(1)  Le  Prince  de  Portugal,  cousin  germain  de  Philippe  de  Nassau,  venait 
alors  en  Belgique  pour  essayer  de  faire  lever  le  séquestre  mis  sur  les  biens 
de  Philippe  qui  venait  de  mourir  et  que  le  roi  d'Espagne  se  refusait  à  re- 
mettre aux  Nassau  protestants  de  Hollande. 


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126  BRUXELLES  ET  LA  COUR  DES  ARCHIDUCS 

Ce  n'est  pas  un  des  moindres  tracas  d'Albert  et  d'Isabelle 
que  cette  cour  nombreuse  où  affluent  les  éléments  étrangers: 
.  éléments  dangereux  pour  la  politique  et  qui  leur  donnent 
]nille  soucis. 

Après  la  prise  de  Paris  par  Henri  IV,  les  ligueurs  refluent 
en  Belgique.  Un  des  plus  intraitable  s'y  installe  pour  le 
reste  de  ses  jours.  C'est  le  duc  d'Aumale  (l)  qui,  avec  lui, 
amène  la  tète  d'une  procession  ininterrompue  de  mécontents 
français.  Ils  prendront  désormais  l'habitude  de  venir  intri- 
guer ou  maugréer  en  Belgique.  Peq  après,  le  Prince  ée 
Condé  s'y  réfugie  pour  sauver  sa  femme  de  la  trop  vive  ad- 
miration du  roi.  Plus  tard  Marie  de  Médicis  cherche  un  abri 
auprès  de  Tlnfante,  son  fils  Gaston  vient  y  combiner  ses 
jnenées  compliquées  et  infécondes.  La  Princesse  Marguerite 
Lorraine  s'empresse  d'y  rejoindre  son  léger  époux.  Après 
elle  sa  sœur  la  belle  et  impérieuse  Princesse  de  Phals- 
bourg  y  vient  poursuivre  l'inconstant  Puylaurens.  Et  tout 
ce  grand  monde  eçt  escorté  d'une  nuée  de  gentilshommes 
turbulente  et  folle  qui  possède  tous  les  charmes  de  Tesprit 
français  mais  aussi  tous  ses  défauts. 

Ace  flot  incessant  qui  vient  de  France  s'ajoute  l'élément  es- 
pagnol. C'est  Don  Inigo  de  Borgia,  un  des  confidents  du  Roi 
que  Philippe  III  impose  comme  châtelain  d'Anvers,  c'est  le 
sombre  Vargas,  jadis  l'âme  damnée  du  duc  d^Albe,  c'est 
Fuentez,  Sannazar,  Santa  Cruz,  Gamalièra,  Velasco,  Ormi- 
no,  Lerme,  c'est  enfin  le  marquis  d'Ayetone  que  Phi- 
lippe IV  enverra  avec  la  mission  secrète  de  surveiller  sa 
tante  et  de  poursuivre,  malgré  elle,  la  politique  oppressive 
qu'il  veut  faire  dominer  aux  Pays-Bas  (2).  A  cette  imposante 
troupe  méridionale  il  faut  encore  joindre  les  nombreux  ca- 
tholiques anglais  qui  fuient  la  persécution  et  un  certain 
nombre  d'Allemands. 

(1)  Charles  (Je  Lorraine,  duc  d'Auinale,  nommé  par  les  Seiïe  g^ouvemear 
de  Paris,  fut  défait  à  Arques  et  à  Ivry  par  Henri  IV,  condamné  à  mort  par 
le  Parlement,  il  fût  exécuté  en  effigie.  Il  mourut  à  Bruxelles  en  1631. 

(2)  Registres  de  U  Sainte-Hermandad,  Arch.  du  roy.  Etabl.  relig.  n*  1990. 
—  Etat  de  la  maison  de  l'Archiduc  Albert,  mortnaîre  déjà  cité.  —  Corres- 
pondance des  archiducs^  archives  de  Simancas.  ^  Lettre  de  Marig^ny  à 
Gaston  d'Orléans,  Cabinet  historique,  ÏX«  année.  Tome  ne,  p.  32$. 


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HftUXJIIiLRS  ET  LA^  COUR  DES  ARCHlffUCS  tfi7 

Aussi  que  de  iluels  dans  un  temps  où,  sans  cause,  ills 
étaient  iléyx  ïvéquenisrl  Qu'est-ce  donc  maintenant  que  te 
heudrt  d«  Tesprii  de  clucher  est  journalier  ?  Que  toutes  les 
pvébeiiitioQS  se  déchaiiitent  ?  Et  comme' on  ne  se  contente  pas 
de  »H  ballne  seult,  que  lefv  secooids  se  battent  uussi^  touâ  Les 
jours  un  drame  no:r  f*au  vient  ensanglanter  les  environs  de  La 
ville.  L'Ârehiduc  fait  ce  qu  il  peut  pour  empéchev  ou  pour 
panic,  maie  que  peut-il  ? 

Dans  ujn  duel  entre  les  ducs  de  Mar»e  et  de  Lerme  on 
se  bfht  trois  contre  trois  et  tout  Le  monde  est  blessé.  Un 
autre  jour  le  comité  de  Rochebrune  est  tué  par  Saint  JVLesg^in. 
Don  Carlos  Colonna,  l'un  des  meilleurs  généraux  espagnol» 
qui  ait  commandé  aux  Pays-Bas  depuis  Spinola,  est  tué  dans 
un  dAiel  avec  un.  des  gentilshommes  du  Macquis  d'Ayetone  (1). 
Tout  le  monde  m'a  po&  la  £einneté  d'un  Ricbelieu  et  ainsi  s& 
décime  la  Sieur  de  la  noblesse. 

Le  cadre  où  se  mouvait  tout  ce  monde  brillant  est  pitto>> 
resque.  Bruxelles  en  1600  est  encore  une  villo  d'aspect  a«r 
tâque  gardant  tout  le  cachet  du  moyen  âge,  elle  n'a  qu'une 
seule  rue  pavée  qui  la  traverse  dans  toute  sa  longueur  et 
qu*oa  appelle  La-  Chaussée.  Le  reste  de  ses  rues  sont  des 
cloaques  par  la  pluie,  des  amas  de  poussière  par  Le  beau 
temps.  C'est  encore  les  rues  tortueuses,  étroites  ici,  plus 
lapées  là  où,  péle-nuèle,  se  coudoieat  le  grandiose  hôtel 
noble  et  la<  petiite  maison  basse  et  sombre  du  savetier.  Il  y 
H/^  dans  la  manière  dont  on  bâût  encore  aloi;s>,  une  bonhomie 
DflH.ve  et  charmante  (|ui  laisse  uiu  chacun  planter  sa-  maison 
coesine  bon  lui:  semble,  sans  sounci  d<>  Talignemeni.  Chacun 
se  livre  à  sa  fanitaisie  pour  décorer  son  habitation  et  si  l'on 
ignore  le  confort  on  a  le  sentiment  d'une  certaine  esthétique, 
les  plus  huiniblefv  demeures  ont  letir  cachet  spédaL  Bruxelles 
nua  pas  encore  de  grandes  ru<'s^  droites,  de  perspeetiives  bien 
alignées^  mais  de  tous  côtés  surgissent  des  maisons  chav- 
mambeâSi,  des  hôtels  immenses  et  soin^^tueux  aux  pignons 
aig^,.  aux  tours  et  aux  donjons. comme  des  châteaux^forts. 
Voici  les  hôtels  d'Orange  et  d'Hoogstraeten.  Voici  l'hôtel 
d'Arschot  avec  ses  jolis  Balcons  et  ses  fenêtres  sculptées, 

(1)  Gazette  de  France,  voir  les  trois  premières  années. 


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128  BRUXELLES  KT  LA  COUR  DES  ARCHIDUCS 

l'hôtel  de  Croy,  Thôtel  d'Egmont  reconstruit  en  1548,  le  bel 
hôtel  de  Granvelle  qui  ressemble  à  une  villa  d'Italie,  l'hôtel 
tout  moderne  de  Xour  et  Taxis  avec  ses  magnifiques  jardins, 
et  c'est  un  luxe  de  l'époque  que  ces  jardins  taillés,  plantés, 
ajustés  avec  d'autant  plus  de  symétrie  qu'on  n'a  de  symétrie 
nulle  part  ailleurs  (1). 

Tous  ces  hôtels  sont  restés  longtemps  fermés  quand  la 
noblesse  fuyait  les  gouverneurs  espagnols  ;  maintenant,  les 
portes  s'ouvrent  au  large  pour  laisser  passer  les  carrosses, 
pour  recevoir  les  invités  des  bals  ou  des  banquets,  et  depuis 
Cbarles-Quint  on  n'a  plus  revu  si  belles  réunions,  tant  de 
beaux  noms  et  tant  de  fêtes. 

L'un  des  premiers  hôtels  ouverts  a  été  celui  d'Hoogstrae- 
ten.  C'est  là  que  la  princesse  de  Mansfelt  s'est  installée,  vivant 
plutôt  de  la  fortune  de  ses  fils  que  de  la  sienne  propre  car 
les  biens  de  son  père  sont  toujours  sous  séquestre  et  il  lui 
faudra  faire  beaucoup  de  démarches  avant  d'obtenir  la  main- 
levée (2). 

Ma'is  la  Princesse  de  Mansfelt  est  très  fière  de  ses  deux  fils 
qui  sont  des  cavaliers  accomplis  et  ont  une  situation  brillante 
à  laquelle,  certes,  elle  a  bien  contribué.  C'est  bien  à  elle  que 
l'aîné,  Alexandre,  doit  ce  titre  de  duc  de  Bournonville  qu'elle 
a  obtenu  par  sa  cousine  la  Reine  Louise,  et  si  elle  a  eu  plus  de 
peine  à  le  faire  reconnaître  aux  Pays-Bas,  si,  même,  malgré 
cette  reconnaissance,  on  affecte  à  la  cour  de  ne  l'appeler  que 
le  comte  de  Hennin,  il  n'en  est  pas  moins  à  la  tête  de  la  jeu- 
nesse brillante  et  mondaine.  Son  fils  Antoine,  moins  fort, 
moins  beau  que  son  aîné,  est  cependant  très  aimable  cavalier  ; 
lui,  et  Alexandre,  ils  ont  le  nom  et  la  fortune  qui  fait  les 
beaux  partis. 

Aussi  combien  sont-ils  choyés  de  tous  ceux  qui  ont  filles 
ou  pupilles  à  marier  ?  Mais  Alexandre  n'est  pas  pressé  et 
Antoine  est  presque  fiancé  avec  Ysabelle  de  Berlaymont. 

Le  jeune  duc  de  Bournonville  n'en  prend  pas  moins  une 
part  très  grande  à  tout  ce  qui  se  passe  à    la  cour*  et  dans  le 

(1)  Bruxelles  à  travers  les  âges  déjà  cite. 

(2)  Gazette  de  France.  —  Apologie  du  duc  de  Bournonville,  Archives  du 
royaume  de  Belgique.  Papiers  du  Président  Roose,  Cartulaires  et  Manus- 
crits. 524. 


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BBUXELLES  ET  LiV  COUR  4)ËS  ARCHIDUGB  129 

monde.  Tout  d'abord  il  est  chambellan  et  excerce  ses  fonc- 
tions, il  a  toujours  la  faveur  des  Archiducs,  cette  faveur  que 
rinfante  lui  gardera  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie,  qui  est  presque, 
maternelle  (i).  Il  est  parfait  courtisan  ;  il  a,  de  Tltalie,  les 
grâces  séduisantes.  Il  est  bel  homme,  adroit,  fort,  élégant  et 
habile  à  la  course  comme  à  cheval,  comme  dans  le  maniement 
de  la  lance  des  joutes  ou  de  l'épée  de  combat.  Il  est  gai,  aime 
le  plaisir  et  le  monde  et  il  devient  le  bout-en-train  de  toutes  les 
fêtes,  l'organisateur  infatigable  de  carrousels  et  de  tournois, 
de  bals,  de  courses,  de  chasses. 

Spinola  est  à  la  fois  son  concurrent  et  son  ami.  Nul  n'é- 
gale la  magnificence  du  marquis  de  los  Balbases.  Son  train  de 
maison  est  princier,  il  a  pour  l'époque  les  raffinements  de 
luxe  qui  font  l'admiration  et  Tenvie  de  ses  contemporains. 
Ce  guerrier,  endurci  aux  plus  rudes  campagnes,  est  un  pré- 
cieux de  l'école  de  Rambouillet.  S'il  est  grand  général,  diplo- 
mate habile,  politique  éclairé  et  sage,  il  est  aussi  excellent 
danseur,  causeur  spirituel  et  galant  généreux,  de  cette  ga- 
lanterie du  temps  qui  est  un  luxe  plutôt  qu'une  séduction, 
qui  se  montre  par  des  inventions  charmantes  ou  étranges,  pour 
plaire  aux  dames  au  moyen  de  surprises  coûteuses  pour  les 
régaler  ou  les  amuser.  Aussi  combien  lui  est  utile  ce  comte  de 
Hennin  toujours  prêt  à  le  seconder  quand  il  faut  organiser 
une  fête.  Avec  lui  ilentraîne  tout  Bruxelles  dans  un  tourbillon. 
Arrêtons-nous  un  instant  à  cette  réception  que  Spinola  offre 
à  la  jolie  Princesse  de  Condé  et  à  sa  belle-sœur  de  Nassau, 
c'est  un  coup  d'œil  typique  sur  les  mœurs  d'antan.  (2) 

Philippe  de  Nassau  se  réinstale  à  l'hôtel  d'Orange,  y  ra- 
menant la  jeune  femme  qu'il  vient  d'épouser:  Eléonore  de 
Bourbon,  fille  d'Henri  de  Condé  (3).  Le  jeune  ménage  aime 
le  monde  et  reçoit  la  Cour  et  la  ville.  On  y  va  par  politique 
autant  que  pour  fêter  la  nouvelle  mariée.  On  veut  montrer 

(1)  Apologie  et  défense. 

(2)  Les  détails  de  cette  fête  se  trouvent  dans  Meteren,  Hist,  des  Pays-Bas. 

(3)  Philippe,  fils  aîné  de  Guillaume  de  Nassau,  dit  le  Taciturne,  est  ap- 
pelé ordinairement  le  comte  de  Buren  du  chef  de  sa  mère,  Anne  comtesse 
de  Buren.  Elevé  à  Madrid  où  il  avait  été  donné  en  otage,  il  resta  toujours 
fidèle  catholique,  ennemi  de  la  réforme  et  serviteur  de  l'Espagne.  C'est  à 
son  mariage  k  Fontainebleau  qu'Henri  IV  commença  à  admirer  la  jeune  Diane, 


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130  B&IJXJ3MlBa  WJi  l/L  COUR  DES^  AjaCHliUJGS^ 

au  fils  du  Taciturne  qju^oa»  le  tieat  en  haute  estime  pacce 
qu'il  est  catliolique'  et  qu'on  aime  à  luvfaîce  oublier  l'espèce 
d'exil  où  iL  res%e  ^olonîtaÎTeinjent,  loi]i<  d'une  famille  qui  par^^ 
tage  si  peu  ses  sentiments. 

Ëiéonore  de  Bourbon  apporte  avec  elle  an  peu  de  cette am^- 
matioQ  fcançaiaeK|ui  chavme  toue^les  BelgeSvElle  aime  Le  uLonde 
et  sait  plaise  par  sa  bonne  gi^âce  et  son  amabilité.  EUle  a 
ridée  die  faise  venio  de'  Paris  des  tcoupes.  de  eomédiena  et  oc- 
ganise  à  l'hôtel  de  I^iassau  des  soirées  théâtrale»  qui  ont  un 
succès  d'autant  plus  grand  qu'on  n'est  pas  blasé  à  Bruxelles 
sur  le»  plaisirs  scéniques>  Mais  combien  ces  réunions 
doublent  d'attrait  lorsqu'on  y  voit  paraître  la  belle  Charlotte 
de  Montmorency,  qui  arrive  entourée  du  nimbe  romanesque 
de  son.  enlèvement,  de  sa  fuite,    de  l'amour  de  Henri  IV  (1). 

C'est  à  qui  se  déclarera  son  chevalier^  à  qui  lui  offrira  la 
plus  belle  fête  et  Spinola,  grand  appréciateur  de  la  beauté, 
se  met  au  premier  rang.  Comment  ne  serait-il  pas  enflammé 
tout  de  bon,  lui  si  inflammable^  quand  Taustère  Archiduc 
qui  ne  regarde  jamais  une  femme,  s'est  oublié,  en  faisante 
la  Princesse  de  Gondé  les^hoaneurs  de  sa  galerie  jusqu'à  lui 
dire  en  lui  montrant  un  poctrait  de  dame  : 

—  «  Autrefois  on  a  tenu  ces  femmes-là  pour  belle»  mais 
à  cette  heure  il  ne  faut  plus  parler  d'autres  beautés  que  de 
la  vôtre  »  (2). 

Spinola.  veut  donc  offrir  une  fête  aux  Princesses  de  Nassau 
et  de  Condé,  il  a  choisi  pour  cette  pompe  le  6  janvier  1609^ 
le  jour  des  Rois. 

A  l'heure  fixée,  le  marquis  de  Balbases  sort  de  ch«z  lui 
avec  ses  plus  beaux  cacrosses  accompagné  de  Don  Luis  de 
Velasco  (3),.du  Comte  Ottavio  (4)  et  du  Comte  de  Bucquoy  (5). 

(1)  Voir  Ilenrards  Henri  IV  et  la  Princesse  de  Condé. 

(2)  Lettres  de  Malherbe,  p.  107. 

(3)  Général  de  la  cavalerie  des  Pays-Bas. 

(4)  Ouavio  Visoontij  comte  de  Gamaliera  deuxLèine  époux,  de  Claire  d'A- 
renberg,  sœur  du  duc  d'Arschot. 

(5)  Charles  de  Longueval,  Comte  de  Bucquoi,  avec  Spinola,  Ib  plus  vail- 
lant défenseur  des  Pays-Bas.  Il  venait  d'épouser  Madeleine  de  Biglîa,  dont 
la  mère  était  une  Visconti,  cousine  de  Spinola.  En  ce  moment,  un  puissant 
parti  italien  se  trouvait  organisé  en  Belgique  sous  la  protection  du  nonce 
Bentivoglio, 


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BftUXBLLBS  ET  LA  COUR  DES  ARCHIDUCS  13t 

I1&  ont  lous  les  quatre  de  riches  costumes,  dorés  et  brodés 
«  avecq  des  hauts  de  chausses  rondes,  des  bas  de  chausses 
fort  longs,  une  cape  espagnole  et  un  bonnet  à  pennagè  »  (1). 
La  politesse  de  Tépoque  veut  que  Thôle  aille  lui-mÔme 
quérir  ses  invités  de  marque,  c'est  pourquoi  Spinola  et  ses 
amis  s'en  vont  à  Thôtel  à  Nassau  y  prendre  les  Princes  et 
Princesses.  ^ 

Quand  les  équipages  reviennent,  la  porte  se  trouve  gardée 
par  vingt  arquebusiers  en  grand  costume  et  trente  autres 
de  même  font  la  haie  à  l'intérieur  du  vestibule/ 

En  bas  de  Tescalier  deux  élégants  gentilshommes  sont 
chargés  par  le  maître  de  la  maison  d'offrir  la  main  aux  Prin- 
cesses :  c'est  Do«  Rodrigue  de  Lasso  (2),  et  le  duc  de  Bour- 
nonville. 

En  haut  sur  le  palier,  la  Princesse  de  Mansfelt,  Mesdames 
de  Velasco  et  de  Venezey  attendent  les  Princesses  et  après 
les  révérences  de  bienvenue  on  se  dirige  vers  les  salons. 
Tout  d'abord  on  traverse  une  première  salle  où  quatre  tables 
dressées  étalent  une  profusion  de  vaisselle  d'argent  et  de 
vermeil,  des  verres  taillés  ou  vénitiens  réputés  alors  pres- 
qu'aussi  précieux  que  l'argent.  On  passe  dans  une  seconde 
salle  tendue  de  riches  tapisseries  et  enfin  on  s'arrête  dans 
un  troisième  appartement  tendu  d'étoffes  de  soie,  avec  au 
milieu  de  l'un  des  murs  un  dais  de  même  étoffe  sous  lequel 
se  placent  les  princesses.  Après  quelques  instants  de  con- 
versation les  portes  d'iine  quatrième  salle  s'ouvrent  et  on 
annonce  le  dîner.  Aussitôton  donne  la  main  aux  dames  pour  les 
conduire  à  table.  Cette  salle  est  toute  ornée  de  tapisseries 
tissées  d'or.  Il  y  en  a  quatorze  pièces  qu'on  évalue  à  vingt- 
ci»q  mille  écus.  Des  trophées  de  victoire,  formés  par  les  dra- 
peaux et  les  armes  conquises  par  le  marquis  de  Balbases 
sont  groupés  à  chaque  panneau,  alternant  avec  des  giran- 
doles aux  nombreuses  branches. 

Un  dais  abrite  les  sièges  destinés  aux  Princesses  et  la 
table,  luxe  inouï,  est  éclairée  par  douze  chandelles  de  cire  ! 

(1)  Peimage,  piumage,  plume.  C'était  une  toque  avec  une  plume  à  la  mode 
espagnole. 

(2)  Don  Rodrigue  de  Lasso,  Comte  d'Ailover,  premier  majordome  de 
Leurs  Altesses. 


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132  BRUXELLES  ET  LA  COUR  DES  ARCHIDUCS 

Un  magnifique  surtout  d'argent  en  occupe  le  centre  suppor- 
tant un  service  froid  orné  de  bouquets  à  Titalienne,  de  ban- 
deroles et  enseignes  forées. 

Mais  tout  le  monde  ne  n'assied  pas,  car  pour  être  tout  à  fait 
galant  et  de  bon  ton,  le  maître  de  la  maison  et  les  autres 
gentilshommes  se  font  un  honneur  et  un  devoir  de  servir  les 
dames.  Seuls  les  très  grands  personnages,  les  ecclésias- 
tiques, les  vieillards  prennent  place  avec  les  dames  (1). 

Sous  le  dais,  voici  les  Princesses  de  Gondéet  d'Orange.  A 
côté  de  la  princesse  de  Gondé  le  cardinal  Bentivoglio,  nonce 
du  Pape,  puis  la  Princesse  de  Mansfelt,  l'Archevêque  de 
Cambrai,  Madame  de  Venezey,  la  comtesse  de  Marie  (2),  la 
vicomtesse  d'Ayre  (3), le  Prince  de  Ligne  (4), mademoiselle  de 
Marie  et  deux  autres  demoiselles  de  la  suite  des  Princesses. 
A  côté  de  la  Princesse  d'Orange  est  le  Prince  de  Condé,  puis 
la  Princesse  de  Ligne,  le  Prince  d'Orange,  la  marquise  de 
Roubaix  (5),  la  comtesse  de  Bassigny  (6),  madame  de  Tor- 
rès(7),  mademoiselle  de  Ligne,  mesdames  de  Chassey  (8)  et 
d'Hoboken  (9).  Mademoiselle  Ernestine  de  Ligne  (10),  Made- 

(l)  Cet  usage  est  général  à  cette  époque,  témoin  les  tableaux  et  gravures 
représentant  des  banquets.  On  peut  notamment  voir  dans  :  Bt'uxelles  à  tra- 
vers  les  âges,  un  repas  à  T hôtel  de  la  Tour  et  Taxis. 

(2)  Dorothée  d'Arcnberg,  femme  de  Philippe  de  Hornes^  comte  Marie,  et 
sœur  de  la  marquise  Ottavio  Visconti. 

(3)  Anne  de  Croy,  Solbre,  dame  de  Pamelc,  femme  de  Robert  de'St-Omer, 
Vicomte  d'Ayre. 

(4)  Lamoral,  premier  Prince  de  Ligne,  mari  de  Marie  de  Melun  qui,  si 
longtemps,  se  refusa  de  rendre  l'héritage  de  son  frère  à  ses  neveux. 

(5)  Anne  de  Rollin,  veuve  de  Robert  de  Melun,  marquis  de  Roubaix. 

(6)  Probablement  Honorine  de  VVitthem,  femme  de  Gérard  de  Hornes, 
Comte  de  Beaucignies. 

(7)  Femme  de  Don  Geromino  Torres,  chambellan  des  Archiducs. 

(8)  Femme  de  N.  de  Chassey,  fils  de  Philippe,  d'une  famille  bourguignonne. 
Il  était  gentilhomme  de  la  Maison  de  Philippe  II. 

(9)  Françoise  Richardot,  fille  du  président,  femme  de  Conrad  Schelz,  Ba- 
ron d'Hoboken. 

(10)  Ernestine  de  Ligne  fût  une  des  femmes  les  plus  remarquables  de  son 
temps.  Elle  épousa  en  1618,  le  comte  Jean  de  Nassau-Siegen,  récemment 
converti  au  catholicisme.  En  épousant  M^^e  de  Ligne,  Jean  de  Nassau  s« 
consacra  entièrement  au  service  des   Archiducs.  Aussi  l'Infante,  en  récom- 


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BRUXELLES  ET  LA  COUR  DES  ARCHIDUCS 


133 


moiselle  deVelasco,  trois  dames  d'honneurs  des  Princesses 
de  Condé,  d'Orange  et  de  Mansfelt,  mademoiselle  de  Nicolaï 
et  Don  Pedro  de  Toledo,  grand  aumônier  de  la  cour. 

C'est  à  Alexandre  de  Bournonville  qu'est  confiée  la  haute 
direction  du  banquet  et  Don  Rodrigue  de  Lasso  est  chargé 
de  l'aider. 

Les  autres  gentilshommes  se  partagent  le  service  des 
dames.  Le  duc  d'Aumale,  debout  sous  le  dais  entre  les  deux 
princesses,  les  égaie  par  son  esprit  caustique  et  original. 
Don  Luis  de  Velasco  et  Ottavio  Visconti  les  servent,  c'est-à- 
dire  qu'ils  prennent  les  pl^ts  que  leur  apportent  les  valets 
pour  les  présenter  aux  deux  reines  de  la  fête  ;  ils  doivent 
aussi  changer  leur  assiette  et  leur  offrir  des  serviettes 
propres  chaque  fois  qu'elles  ont  bu  et  leur  apporter  à  boire 
dans  des  gobelets  d'argent  ou  de  vermeil  ;  ce  dernier  acte, 
ils  le  font  en  se  découvrant.  Les  autres  gentilshommes  ser- 
vants sont  les  comtes  de  Bucquoy  et  de  Bruay  (1),  Don  Diego 
Mexia  (2),  le  jeune  duc  Sanseverino  Spinola(3),  Don  Gaston 
Spinola  (4),  Don  Francesco  d'ivora,  Messieurs  de  Stabroeck, 
Basse,  Stanque,  etc.  ^ 

L'ordonnance  du  repas  se  divise  en  plusieurs  services. 
Chaque  service  est  annoncé  par  une  sonnerie  de  trompettes. 
Si  le  menu  n'en  est  pas  arrivé  jusqu'à  nous,  au  moins  men- 
tionne-t-on  le  rôti  principal,  plat  composé  de  douze  perdrix, 
quatre  faisans,  quatre  chapons  et  deux  coqs  d'Inde. 

Le  service  de  la  fin,  le  dessert  est  composé  de  toutes 
sortes  de  pièces  montées  et  confitures  variées,  le  tout  si  bien 
orné  de  banderoUes,  de  rubans,  de  drapeaux  dorés,  devises  et 
bouquets  de  fleurs  que  la  table  ne  forme  plus  qu'un  parterre 
ravissant. 

pense  de  ses  grands  services  lui  avait  donné  l'hôtel  de  Nassau  confisqué 
(depuis  la  mort  de  Philippe  de  Nassau.  La  comtesse  Jean  de  Nassau  fût  une 
biepfaitrice  insigne  de  nombreux  couvents,  et  sa  vie  lût  celle  d'une  vraie  sainte. 
(Voir  Le  comte  Jean  de  Nassau-Siegen.  Revue  des  Précis  historiques  1886.) 

(1)  Le  comte  de  Bruay  est  mentionné  par  les  registres  de  la  confrérie  de 
Saint-Ildcfonse  de  Cauberg  comme  gentilhomme  de  la  clef  d'or  en  1606. 

(2)  Egalement  gentilhomme  de  la  clef  d'or  d'après  le  même  registre. 

(3)  Le  duc  de  Sanseverino,  maître  de  camp  et  ministre  de  la  Cour. 

(4)  Don  Gaston  Spinola,  gentilhomme  de  la  clef  d'or, 


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134  BRUXELLES  ET  LA  COUR  DES  ARGHIPUCS 

Le  diiver  a  duré  deux  heures  et  demie  et  pendanl  (^e  temps 
un  orchestre  jouait  dans  le  jardin.  Après  qu'on  s'est  levé  de 
table  on  a  mené  les  dames  dans  un  salon  particulier  pour  les 
y  laisser  reposer.  Pendant  ce  temps  on  préparait  le  bal.  Il  fut 
ouvert  par  le  marquis  Spinola  et  la  Princesse  de  Gondé,  le 
Prince  de  Condé  et  Madame  de  Velasco,  Monsieur  de  Velasco 
et  la  Princesse  d'Orange.  On  y  danse  avec  an  tel  entrain  que 
les  dames  se  plaignent  d'avoir  trop  chaud.  Aussitôt  Spinola, 
le  plus  galamment  du  monde,  fait  casser  les  verrières  a  coup 
de  bâton,  moyen  assez  radical  qui  semble  indiquer  que  le 
système  d'installation  des  fenêtres  était  encore  dans  Tenfance 
de  Tart. 

A  minuit,  vingt-cinq  pages  entrent  en  portant  des  bassins 
d'argent  pleins  de  confitures  sèches  et,  enfin,  à  deux  heures 
dujaaatin  les  invités  se  séparent  fort  contents  d'une  telle 
réception. 

Si  cette  description  est  longue,  elle  nous  a  permis  de  pé- 
nétrer un  instant  dans  les  mœurs  mondaines  d'une  époque 
déjà  éloignée  et,  sous  ce  rapport,  elle  est  intéressante. 

D'aussi  belles  fêtes  ne  se  donnaient  pas  tous  les  jours  et 
puis,  d'ailleurs,  les  intrigues  delà  politique  allaient  brouiller 
ce  monde  aimable  et  élégant.  Henri  IV  se  désespérait  pi- 
toyablement de  l'absence  de  sa  belle  cousine,  employant, 
pour  la  faire  revenir,  les  moyens  les  plus  divers,  tantôt  fai- 
sant agir  les  parents  de  Charlotte,  tantôt  les  rois,  les  ambas- 
sadeurs, le  clergé.  11  avait  envoyé  le  marquis  de  Cœuvres, 
Annibal  d'Estrée  avec  une  mission  ouverte  pour  les  archi- 
ducs, mais  avec  ordre,  en  secret,  d'enlever  la  Princesse  de 
Condé.  On  découvrit  le  complot  au  moment  de  l'exécution. 
Condé,  affolé,  demande  de  l'aide.  Les  gildes  accourent  pour 
le  défendre  car  la  jolie  personne  a  enflammé  tous  les 
Bruxellois,  Le  peuple  se  fâche,  se  figure  qu'on  veut  tuer  la 
Princesse  et  peu  s'en  faut  que  le  marquis  de  Cœuvres  ne 
soit  écharpé. 

Après  cette  alerte,  on  se  méfia  de  la  coquetterie  de  la  belle 
Charlotte,  les  Archiducs  la  font  chercher  à  Thôtel  de  Nassau 
et  lui  assignent  désormais  leur  palais  comme  résidence. 
Ce  changement  de  domicila  eut  lieu  en  grande  pempe  et 
Condé   qui  se  figurait  toujours  qu'on  voulait  l'assassiner. 


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BRUXELLES  ET  LA  COUR  DES  ARCHIDUCS  135 

tranquille  désormais  pour  sa  femme,  sortit  précipitamment 
des  Pays-Bas  (1). 

C'était  la  fin  de  tant  agréables  réunions,  car  la  trop 
aimable  Cohdé  était  assez  sévèrement  tenue  au  palais. 
Philippe  de  Nassau,  «qui  voulait  être  À  l'écart  dee  démêlés  de 
son  beau-frère,  partit  pour  Breda  avec  sa  femme,  et  Spinola 
recommença  de  s'occuper  à  la  guerre. 

Comtesse  Marie  de  Villermont. 
T,  0, 


(1)  y  OIT  Henri  IV  et  la  Princesse  de  Condé,  par  le  général  Henrard. 


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UN  THAUMATURGE  AU  XVIP  SIÈCLE 


Le  Père  MARC  d'AVIANO 


Etude    de    mœurs   religieuses 

Quand  on  étudie  la  vie  des  saints  du  XVII®  siècle  les  plus 
connus  du  public  français,  il  est  impossible  de  n'être  pas 
frappé  de  Tabsence  presque  complète  des  manifestations  sur- 
naturelles, qui  d'ordinaire  auréolejit  ces  sortes  de  récits.  Les 
biographes  de  saint  Vincent  de  Paul  sont  d'accord  pour  re- 
connaître qu'il  n'a  point  fait  de  miracles  ;  les  deux  ou  trois 
prodiges  attribués  à  saint  François  de  Sales  et  à  sainte  Jeanne 
Françoise  de  Chantai  ne  dépassent  pas  l'ordre  des  plus  vul- 
gaires, de  ceux  dont  les  annales  du  pain  de  saint  Antoine 
nous  racontent  tous  les  jours  les  détails.  L'unique  miracle  de 
saint  Jean  Berchmans,  aiment  à  dire  les  fils  de  saint  Ignace, 
fut  sa  parfaite  et  constante  observation  de  sa  règle.  Les  vies 
des  saints  Pierre  Fourrier  et  Jean-Baptiste  de  la  Salle,  des 
vénérables  Jean  Eudes  et  Jacques  Olier  suscitent  les  mêmes 
réflexions. 

Est-ce  à  dire  que  la  main  sensible  de  la  Providence  se  fut 
retirée  pour  un  temps  de  son  Eglise  ?  Ou  bien  est-ce  que, 
au  souffle  du  protestantisme,  du  jansénisme,  du  gallicanisme 
envahissants,  la  foi  s'était  refroidie,  au  point  d'allanguir 
cette  confiance  audacieuse,  importune  qui  seule  arrache  du 
cœur  de  Dieu  ses  dons  les  plus  rares  ?  La  plainte  que  Racine 
dans  Athalie  met  sur  les  lèvres  d'Abner,  n'était-elle  pas  un 
écho  de  celle  qu'il  avait  dû  entendre  bien  souvent  autour  de 
lui  s'échappant  des  cœurs  restés  fidèles  :  Dieu  même,  disent- 
ils,  s'est  retiré  de  nous 


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UN  THAUMATURGE  AU  XVII*  SIECLE  187 

On  ne  voit  plus  pour  nous  ses  redoutables  mains 
De  merveilles  sans  nombre  efifrayer  les  humains. 
L'arche  sainte  est  muette  et  ne  rend  plus  d'oracles. 

Nous  croyons  qu'il  n'en  est  rien.  Si  le  miracle  n'apparaît 
point  dans  ces  saints  les  plus  populaires  en  France,  ce  n'est 
pas  qu'il  n'existât  point  à  cette  époque  ;  ce  n'est  pas  non 
plus  que  légende  du  merveilleux,  comme  dirait  la  critique 
moderne,  n'ait  pas  eu  le  temps  de  se  former  autour  de  ces 
figures  trop  modernes.  Quiconque  voudra  se  donner  la  peine 
de  pénétrer  tant  soit  peu  cette  période  belle  et  féconde  entre 
toutes,  l'y  découvrira  aussi  fréquent  qu'à  aucune  autre 
époque.  La  réponse  de  Joab  à  Abner  reste  vraie  : 

Et  quel  temps  fut  jamais  si  fertile  en  miracles  ? 
Quand  Dieu  par  plus  d'effets  montra-t-il  son  pouvoir? 
Âuras-tu  donc  toujours  des  yeux  pour  ne  point  voir 
Peuple  ingrat? 

Les  thaumaturges  furent  nombreux  au  XVII®  siècle,  plus 
nombreux  peut-être  qu'en  aucun  âge.  Nous  pourrions  citer 
rien  que  dans  l'ordre  de  Saint-François  un  grand  nombre  de 
noms.  C'est  d'abord  François  Solano  appelé  le  thaumaturge 
du  Nouveau  Monde  et  l'apôtre  des  Indes  occidentales,  puis 
Joseph  de  Copertino,le  célèbre  extatique,  les  saints  Séraphin 
de  Montegrenaro,  Laurent  de  Brindes,  Joseph  de  Léonisse  ; 
les  bienheureux  Bernard  de  Corléon  et  Bernard  d'Offide, 
et  enfin  le  célèbre  Marc  d'Aviano.  Ils  remplirent  le  siècle 
et  le  monde  entier  de  leurs  miracles.  Et  ils  n'étaient  pas 
les  seuls,  on  en  trouve  aussi  dans  les  autres  ordres  reli- 
gieux, dans  le  clergé  séculier  et  parmi  les  laïcs.  Les  thau- 
maturges n'étaient  donc  pas  rares.  Mais  ils  ont  été  peu  étu- 
diés, et  surtout  ils  n'ont  point  vécu  en  France  et  le  public 
français  les  ignore. 

Nous  ne  voulons  pas  faire  une  étude  sur  les  thaumaturges 
en  général,  au  XVIP  siècle^  nous  voulons  simplement  repré- 
senter, d'après  des  documents  contemporains,  le  passage  de 
l'un  d'entre  eux  au  milieu  des  populations  encore  si  croyantes 
du  grand  siècle.  Nous  trouverons  là  un  spectacle  réconfor- 
tant pour  la  foi  et  aussi  une  curieuse  peinture  des  mœurs 

E.-F.  —  X.  —  li. 


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138  UN  THAUMATURGE  AU  XVII-  SIÈCLE 

religieuses  de  l'époque.  C'est  même  à  ce  dernier  point  de 
vue  tout  spécialement  que  nous  avons  entrepris  ce  travail. 
Notre  tâche  du  reste  sera  facile.  Nous  avons  choisi  pour  hé- 
ros un  capucin  autrefois  célèbre  et  depuis  bien  oublié,  le 
P.  Marc  d'Aviano.  Durant  de  longues  années  il  répandit  le 
miracle  à  travers  TEurope,  comme  une  pluie  de  miséricorde 
et  de  résurrection.  Nous  Tétudierons  dans  Tune  de  ses  courses 
apostolique^,  dans  son  voyage  aux  Pays-Bas  espagnols. 

11  est  inutile  de  décrire  le  milieu  politique  où  va  se  mou- 
voir le  grand  serviteur  de  Dieu  ;  les  politiques  s'occuperont 
de  lui,  mais  lui  ne  s'occupera  point  ici  de  politique  ;  nous 
voulons  simplement  montrer  tous  les  regards  tournés  vers 
lui.  Tels  on  voit  de  temps  en  temps  au  milieu  d'une  nuit 
claire  ces  brillants  météores  que  les  savants  appellent  des 
bolides  répandre  un  instant  dans  le  ciel  une  clarté  insolite  ; 
ils  attirent  tous  les  yeux,  et  forcent  toutes  les  gazettes, 
toutes  les  revues  à  parler  du  sillon  de  feu  qu'ils  ont  tracé 
dans  les  airs.  Mais  dans  ces  regards  tournés  vers  le  même 
objet  quelle  variété  d'expression,  d'attitude,  de  réflexions, 
depuis  le  savant  qui  prétend  connaître  tous  les  secrets  des 
cieux,  jusqu'au  vulgaire  ignorant,  jusqu'au  sauvage  supers- 
titieux !  Plus  variée  encore  nous  apparaîtra  l'attitude  des 
hommes  en  face  du  thaumaturge. 

Nous  avons,  pour  nous  guider  dans  l'esquisse  de  notre 
tableau,  trois  sources  d'informations,  datant  de  l'époque 
môme  et  écrites  sous  l'impression  des  événements. 

La  première  est  une  lettre  d'une  religieuse  de  l'Abbaye 
d'Estrun  près  d'Arras  adressée  à  une  de  ses  sœurs  pour 
l'entretenir  de  ce  qui  faisait  l'objet  de  toutes  les  conversa- 
tions dans  sa  ville. 

La  seconde  est  formée  d'uiu  ensemble  de  pièces  puisées 
aux  Archives  du  Ministère  de  la  Guerre  à  Pari».  Nous  ver- 
rons en  son  lieu  comment  elles  ont  pu  se  rencontrer  en  un 
tel  endroit.  Enfin  la  troisième  écrite  de  Paris  quelques  jours 
seulement  après  les  événements  est  conservée  aux  archives 
de  Troye». 

! 
Nous  citerons   d'abord  le  texte  de  la  lettre  écrite  par  la 


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UN  'TMAUMlTUaGE  AU  XVIl*  SIÈCLE  W^ 

bonne  religieuse.  Mieux  queil^fts  aiitfies  pièceçi  elle  donne 
une  v»e  d'ensemble  sur  le  caractère  de  ces  sortes  de  mani- 
festations. On  y  eirtendra  un  écho  de  ce  qui  se  disait  «et 
racontait^  toHchant  ce  (bon  Père^dans  lemoade  de  la  dévia- 
tion, età  cette  époque  œ  monde  comprenait  la  presque  tote- 
lité  de  la  population  suTtout  .e«a  province,  ijie  récit  que  Ton- 
vîa  lire  a  couru  de  bouche  eti  bouche  dan€  toutes  l^js  viUee  et 
tes  villages  du  nord  et  de  l>est  de  la  France  et  dans  toute 
rAIleniagi>e  catholique.  Les  pieusses  dévotes  se  le  direat 
d  abord  en  confidence  et  dans  le  mystère,  à  la  porte  de 
l'église ,  à  la  sortie  de  la  messe  matinale  ;  de  là  chacune 
l'emportait  soit  dans  son  quartier  à  la  ville,  soit  dans  son 
hameau  à  la  campagne  et  l-heureuse  messagère  ne  se  lassait 
pas  de  répéter  vingt  et  cent  fois- les  Biém«s  détails  à  des  per- 
sonnes qui  ne  se  lassaient  pas  de  les  entendre  et  qui  devaient 
les  redire  à  leur  tour. 

Ce  n'est  pas  le  récit  purement  po^pulaire,  riche  de  détails 
et  de  circonstances  morveilîeuses,  c'est  un  récit  feit  pour  des 
pei^soanes  dévotes.  Il  contient  de  la  vie  et  des  Hiiracles 
extraordinaires  du  thaumaturge  juste  ee  qui  est  nécessaire 
pour  exciter  la  confiance  envers  lui,  le  reste  expose  les  pra- 
tiques à  remplir  afin  de  participer  aux  bénédiotions  que  le 
bon  Pare  distribuait  si  largement  à  ses  dévots.  Un  trait 
montre  le  caractère  vraiment  pratique  de  cette  lettre  eu  égard 
aux  sentiments  qui  régnaient  alors,<c'<est  qu'elle  trouva  im- 
iikédiateiAent  un  éditeur,  et  elle  devint  un  des.cnanueis,  un 
des  formulaires  de  la  dévotion  à  cette  époque. 

Nous  idouBerottS  cette  lettre  telle  qu'elle  a  iété  écrite  et 
impHmée,  avetc  ses  ianfierfioctions  de  langage  et  ses  leuites' 
d'orthogmplie.  C'est  ie  peuple  <fue  nous  .voulons  entendre, 
noasir«aitendroi]B6  danssdi languM». 

(H II  ^aXtmvp&^eje  oommenee  Thiistoire  cpse  je  tous  <ay  promise. 
•Vfms  sçaureztâoQc,  mtftrès-ckère'sioeYn*v^«e  c'e^ld'im bon  véligienx,  ou 
fKfor  miteux  dire,  nin  tmnhettreox  oacpacitiqal  esfiée  'Venige,'î4  fait  de 
•si'gvanés'pnoiAi^es,  'et  4e  si  gruids  mraek%,<«fa'il  '^ette  «de'l^émnme- 
ment  dans  les  plus  grands  B^prîs.IleomfRettça  à'fiire  Aes^lvracles 
dès  ltâge<de  hïrftaiîs,'il'it''eii  a  à  présent  que  quarame-îrcttf  «au  phis,  et  a 
encore  «on  père  et'sa.mère.  Il  ya  environ  cinq  ans  qu'il  éta4t  en  prison 


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140  UN  THAUMATURGE  AU  XVII*  SIÈCLE 

à  Rome,  le  tretant  de  Magicien  pour  les  grands  Miracles  qu'il  opérait  : 
et  étant  dans  le  cachot,  il  demanda  une  chandelle,  on  lui  refusa.  Il  y 
eut  pourtant  quelque  bonne  Ame,  qui  par  charité  lui  en  porta  une  en 
cachette,  à  laquelle  il  donna  aussitôt  sa  Bénédiction;  et  depuis  ce  temps 
là,    elle   lui  sert.    Nôtre   s.    Perre   le   Pape   en  ayant   entendu   dire 

•  quelque  chose,  l'en  a  fait  sortir,  pour  parottre  devant  Sa  Sainteté  la- 
quelle après  ravoir  examiné  très-soigneusement,  n'a  reconnu  dans  tous 
ses  mœurs  qu'une  vie  très  pure  et  parfaite  On  a  fait  des  informations 
par  toutes  les  maisons  où  il  a  demeuré,  dont  on  a  rendu  témoignage 
d'une  vie  extraordinaire.  Estant  novice  il  guérit  son  provincial  d'une 
maladie  mortelle  par  son  seul  attouchement.  Le  pape,  étant  donc  bien 
informé,  donna  à  ce  bon  religieux  sa  bénédiction.  Il  lui  dit  de  laisser 
donner  le  cours  aux  grâces  que  Notre  Seigneur  voulait  départir  par  son 
moyen  à  son  Peuple,  et  lui  donna  ordre  pour  cela  d'aller  par  toutes  les 
villes  et  provinces  où  il  seroit  envoyé.  Il  a  donc  passé  dans  les  lieux 
innombrables,  faisant  des  prodiges  incompréhensibles  par  sa  seule 
Bénédiction,  les  Exemples  particuliers  qui  se  trouvent  seraient  à  Tin- 
fini.  C'est  donc  tout  vous  dire",  que  les  aveugles  voyent,  les  boiteux 
marchent  droit,  les  sourds  entendent,  les  muets  parlent  à  la  seule  Bé- 
nédiction du  saint,  Homme  :  Et  qui  plus  est,  elle  opère  les  mêmes  mer- 
veilles étent  à  cens  lieues  de  lui,  pourvu  qu'on  ait  la  Foy,  et  qu'étant 
bien  confessée,  avec  une  vrays  douleur  de  ses  péchez  et  repue  de  la 
sacrée  communion,  on  se  joint  aux  fidèles  dans  le  tems  qu'il  la  donne  ; 
sçavoir,  les  jours  de  saint  Laurans,  de  saint  Pierre  de  saint  Jean,  de 
l'Assomption  de  la  sainte  Vierge,  de  sa  Nativité,  et  de  saint  Michel, 
depuis  onze  heures  du  matin  jusqu'à  douze.  On  :  dit  cinq  Pater  et  cinq 
Afe,  en  l'honneur  des  cinq  Playes  de  Jésus-Christ,  et  trois  Pater  et 
trois  Af^e  en  l'honneur   de   l'Immaculée  Conception  de  la  très  sainte 

'  Vierge.  Le  jour  de  saint  Pierre,  il  fit  un  miracle  dans  notre  ville  d'Arras: 
une  petite  pensionnaire  étant  tellement  hideuse  et  contrefaite  qu'elle 
faisoit  peur  à  voir  étant  au  milieu  de  sa  neuvaine  le  jour  de  saint  Pierre, 
à  l'heur  qu'il  donna  sa  bénédiction,  cette  petite  fille  étant  en  prière, 
elle  sentit  de  si  grandes  douleurs  dans  tous  ses  membres,  qu'on  eut 
dit  qu'on  la  dechiroit  de  toutes  parts  ;  cependant,  sa  prière  finie,  elle  se 
leva  droite,  marchant  fort  bien  toute  seule  ne  lui  restant  qu'  ne  peu 
de  faiblesse  ;  le  saint  homme  étant  pour  lors  h  Bruxelles,  on  le  va  trouver 
de  toutes  parts  pour  recevoir  sa  bénédiction. 

«  Nous  avons  son  portrait,  on  dit  qu'il  passe  les  jours  et  les  nuits  à 
pleurer  les  péchés  du  peuple  ;  il  ne  dort  qu'une  heure  en  vingt  quatre, 


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UN  THAUMATURGE  AU  XVII«  SIÈCLE  141 

et  ne  mange  jamais  de  viande,  sa  nourriture  n'étant  que  très  peu  de 
chose.  Il  a  une  sœur  capucine  qui  vit  comme  lui.  Nous  espérons  fort 
qu'il  viendra  en  Flandres  et  en  France.  On  dit  que  le  Roy  l'a  demandé 
au  Pape,  qu'il  vienne  ou  qt'il  ne  vienne  pas,  puisque  sa  Bénédiction  a 
la  même  vertu  de  loin  que  de  près  lorsqu'on  a  la  foy,  prions  Dieu 
fortement  pour  l'obtenir,  afin  que  par  les  mérites  de  ce  bon  serviteur 
de  Jésus-Christ  nous  obtenions  nos  besoins  particuliers.  Je  commen- 
ceray,  s'il  plaît  à  Dieu,  une  neuvaine  le  deuxième  aoust,  pour  finir  le 
jour  de  S.  Laurent  et  ne  manquerai  pas  de  me  trouver  à  onze  heures  à 
l'Eglise.  Il  n'est  pas  nécessaire  d'y  être  l'heure  entière,  le  jour  d'y  être 
le  temps  de  cinq  Pater,  et  de  cinq  Ai^e,  à  l'honneur  de  Jésus  crucifié  et 
les  trois  Pater  et  les  trois  Ave  à  l'honneur  de  l'Immaculée  Conception 
de  la  très  sainteViERGE,ilfaut  réciter  le  tout  avec  piété  et  avec  foi,  pour 
moi  j'y  ay  grande  confiance.  Je  vous  envoyé  l'acte  de  contrition  qu'il  a 
composé,  il  le  faut  dire  aussi  neuf  jours. 

«  Pensez  donc  quon  ouvrira  à  celuf/  qui  frappe  avec  persévérance .  » 

Nous  donnerons  plus  loin  la  formule  de  l'acte  de  contrition, 
en  exposant  les  critiques  dont  elle  fut  l'objet  dans  un  certain 
milieu. 


Nous  allons  entrer  maintenant  dans  un  monde  tout  difTé- 
rent,  le  monde  de  la  politique.  A  aucune  époque  la  politique 
n'a  voulu  rester  étrangère  aux  mouvements  religieux  ;  la 
foi  est  un  des  plus  grands  moteurs,  qui  mettent  en  jeu  les 
passions  humaines,  aussi  ceux  qui  ont  mission  de  diriger  les 
peuples  se  sont-ils  toujours  préoccupés  de  ses  manifesta- 
tions. Au  XVII®  siècle  les  gouvernements  affectaient  vis-à-vis 
de  la  religion  deux  attitudes  tout  à  fait  différentes  :  les  uns, 
suivant  les  traditions  du  moyen-âge,  se  faisaient  un  devoir 
de  respecter  la  mission  de  l'Eglise  et  parfois  ne  craignaient 
pas  d'orienter  leur  politique  selon  ses  exigences  ;  les  autres, 
imbus  des  principes  nouveaux  d'émancipation,  qui  avaient 
fait  explosion  avec  le  protestantisme,  voyaient  avec  défiance 
toute  autorité  distincte  et  indépendante  de  la  leur,  et  préten- 
daient subordonner  la  religion  aux  intérêts  de  l'Etat.  Ces 
*  deux  attitudes  vont  se  faire  sentir  en  face  du  P.  Marc  d'Avia- 


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U2  UN  TilAUMATURGB  AU  XVU*'  SmCUEL 

no  :  l'E«pagne  ipeprésemter»' la  premièpe,  la.  Fraaice  depuifv 
longtemps  déjà  affed-ionnait  la  seconde; 

Nou&  a-vions  al'ors  dans:  les  Pays-Bas^uo  agent  du^n(>m  de 
Woerden.  Il  était  chargé  avec  Le  PeHetier de  repméseiiter  la 
France  aux  conférences  de  Couplrayqui  devaient  se  tenir 
incessamment  pour  régler  une  question  de  frontières  avec 
FEspagne.  Tout  dé\^oué  à  son  pays,  il  savait  faire  preuve 
d'habileté  et  de  ruse  au  besoin,  quand  il  s'agissait  de  faire 
triompher  les  intérêts  de  sa  patrie.  En  agent  fidèle  il  tient 
son  gouvernement  au  courant  de  tout  ce  qui  se  dit,  de  tout 
ce  qni  se  fait  sur  Içs  terres  des  Espagnols.  Les  manifesta  lions 
qui  se  produisirent  lors  du  passage  du  P.  Marc  eurent  le  don 
de  l'intéresser  tout  spécialement.  Aussi  ses  lettres  à  son 
gouvernement  sont-elles  pleines  du  récit  des  merveilles  opé- 
rées pai*  le  thaumaturge.  Il  les  suit  et  les  relate  avec  non 
moins  d'intérêt  qu'il  n'en  met  à  décrire  les  faits  et  gestes 
politiques  dès  Espagnols  et  à  raconter  les  démarches  aux- 
quelles il  se  livre  poujr  assurer  le  succès  des  Conférences. 

Dans  son  enthousiasme,  j'allais  dire  sa  naïveté,  il  semble 
croire  que  son  admiration  sera  partagée  à  Paris^.  Peut-être 
avait-il  été  informé  des  dispositions  bienveillantes  en  ferveur 
du  P.  Mafc  qu'on  prêtait  à  Louvois,  comme  on  le  verra  dans 
la  suite?  peut-être  encore  ignorait-il  l'attitude  de  Louis  XIV 
vis-à-vis  du  célèbre  capucin.  A  la  cour  de  France  en  effet  on 
IVvait  pris  pour  un  émissaire  du  pape  ;  or  aux  environs  de 
1682  le  pape,  plu&  encore  que  les  Espagnols,  était  l'énnermi 
dangereux,  dont  il  fallait  réprimer  les  empiétements.  Aussi 
sans  égards  pour  la'  dauphine,  qui  le  mandait  près  d'elle, 
sans  tenir  compte  des  lettres  d'obédience,  que  lui  avait  re- 
mises le  Souverain  Pontife  lui-même,  sans  se  soucier  des 
désirs  du  peuple,  qui  l'attendait  avec  impatience,  se  pressait 
partout- sur  son  passage,  lui  avait  fait  déjà  à  Lyen  un  cortè-ge 
de  plu&de  deux  cent  mille  personnes,  et  lui  préparait  à  Patis 
un:  srccueil  plus  sympathique  encore,  ou  plutôt  en  rais<)n 
même  de  ces  manifestations  qui  lui  pa^raissaient,  non  sans 
vraisemblance,  dirigées  contre  son  attitude  »  l'égard  de 
Rome,  Louis  XIV  l'avait  fait  appréhender  comme  un  homme 
dangereux,  et  chassé  hors  de  son  royauTne.  Les- émissaires 
l'avaient  rencontté  non  loin  de  la  capitale,  et' après  l'avoir 


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UN  TBAUMATURGB  AU  XVII*  SIÈCLE  148 

chargé  de  liens  comme  un  malfaiteur  de  la  pire  espèce, 
l'avaient  jeté  dan«  un<»  mauvaise  charrette  ;  là  étendu  sur  de 
la  paille,  il  avait  été  conduit  dans  le  plus  grand  secret  jusqu'à 
la  frontière  de  la  Belgique. 

L'accueil  qu'il  trouva  en  ce  pays  auprès  des  autorités 
comme  auprès  du  peuple  fut  pour  Marc  d'Aviano  une  large 
compensation.  Au  reste  cette  déconvenue  n'avait  fait  qu'avan- 
cer son  arrivée  sur  la  terre  des  Espagnols.  Car  il  se  propo- 
sait après  son  passage  à  Paris  de  revenir  par  les  Pays-Bas. 
Le  prince  de  Parme,  alors  gouverneur,  l'y  avait  mandé  ;  et 
le  prince  d'Aremberg,  gouverneur  de  Hainaut,  gravement 
malade,  l'attendait  avec  impatience  dans  l'espoir  d'obtenir  sa 
guérison  grâce  à  son  intercession.  La  confiance  de  ce  der- 
nier ne  fut  pas  déçue.  La  première  lettre  de  M.  de  Woerden 
contient  la  nouvelle  de  sa  guérison,  ainsi  que  le  récit  de  la  dé- 
ception de  ceux  qui  escomptaient  sa  succession.  Voici  cette 
lettre  (1)  : 

«  L'on  m'a  fait  aujourd'hui  une  relation  assez  exacte  et 
comme  je  ne  doute  pas  véritable  de  l'état  auquel  se  trouvent 
les  affaires  des  Espagnols  à  Bruxelles  et  aux  Pays-Bas.  On 
m'a  donc  dit...  que  sur  le  bruit  de  la  mort  du  duc  d'Arem- 
bergh  faussement  répandu  et  certainement  cru  à  Bruxelles  il 
y  a  dix  jours  le  prince  de  Ligne,  le  prince  de  Ghimay,  le  prince 
de  Barbançon  ont  dépesché  chacun  un  gentilhomme  pour 
aller  demander  le  gouvernement  du  Haynaut  espagnol  à 
Madrid  ;  que  l'on  avait  sceu  du  depuis  à  Bruxelles  que  ce 
duc  qui  avait  qiwtre  maladies  mortelles  au  jugement  d,e  tous 
Les  m^d^cias  savoir  la  fleuve  continue^  Tétisie^  Thydropisie 
et  l'atsme,  avait  esté  guéri  miraculeusement  à  ce  que  l'on 
croît  par  le  ministère  du  capucin  Le  P.  Marc  d'Aviano  et  que 
présentement  il  n'a  plus  d'enflé  ni  de  fleuve,  et  qu'il  com- 
mence à  marclmer  par  la  chambre;  qu^e  ce  même  père  avait 
délivré  une  fille  dévote  démoniaque  connue  telle  depuis 
25dzisà  Bruxelles  lundy  dernier  dans  l'Ëglise  des  capucines 


(1)  Une  autre  lettre  de  M.  Le  Pelletier,  datée  du  12  juin  1681  et  écrite  de 
Touc«ay,di«ak<iéjà  :  «  On  apprend  que  le  duc  Daremberg  est  hors  de  deifi- 
ger  et  qu'il  est  guéry  miraculeusement  par  un  capucin  réputé  pour  saint. 
(Ar^:^.  Usi,  UimU.  de  ia  Guerre,  vol.  662,  £o  44.) 


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144  UN  THAUMATURGE  AU  XVII*  SIECLE 

en  présence  d'un  peuple  infini  ;  qu'il  avait  fait  deux  miracles 
de  cette  force  dans  Téglise  de  Saint-Gudule  le  lendemain  au 
sortir  d'une  prédication  d'un  quart  d'heure  qu'il  avait  faite 
en  italien  ;  que  tout  Bruxelles  se  répondoit  dedans  et  devant 
le  couvent  des  capucins,  où  l'on  a  esté  obligé  de  mettre  une 
garde  d'Espagnols  naturels  pour  empescher  la  foule  du 
peuple  (1)  ». 

Cette  lettre  est  datée  du  20  juin  1681,  elle  n'est  pas  signée 
mais  elle  fait  partie  du  rapport  ou  journal  envoyé  à  Louvois 
par  ses  représentants  et  commissaires  pour  les  conférences 
de  Courtray.  Or  les  commissaires  étaient  l'intendant  Le  Pel- 
letier et  M.  de  Woerden  ;  ce  dernier  fournissait  et  souvent 
rédigeait  les  documents  et  Le  Pelletier  les  transmettait  au 
ministre. 

Après  une  telle  guérison,  le  succès  de  la  mission  apos- 
tolique du  Père  Marc  était  assuré  ;  l'enthousiasme  gagna 
tous  Ifes  rangs  de  la  société.  Ce  fut  partout  une  sorte  de 
fièvre  qui  allait  jusqu'à  faire  oublier  toutes  les  autres  affaires. 
Il  est  curieux  de  voir  les  commissaires  espagnols  négliger 
l'affaire  des  conférences  pour  ne  plus  songer  qu'à  profiter 
du  passage  du  thaumaturge.  C'est  d'abord  l'un  d'eux, 
M.  Christin,  qui  demande  quelques  jours  de  répit  afin  de 
conduire  sa  femme  auprès  du  serviteur  de  Dieu.  Laissons 
parler  M.  de  Woerden  : 

Du  jeudi  26  juin  168  i . 

«  M.  Christin  m'est  venu  trouver  à  sept  heures  du  matin  et 
je  crus  qu'il  avait  quelque  affaire  fort  importante  à  me  com- 
muniquer luy  qui  pour  ne  pas  troubler  son  repos  et  sa.  commo- 
dité ne  sort  jamais  de  chez  lui  que  vers  le  midy.  Il  me  dit 
qu'ayant  veu  hier  au  soir  une  lettre  entre  les  mains  de  Mon- 
sieur le  marquis  de  Wargnie  que  le  précepteur  de  ses  en- 
fants lui  écrit  de  Malines  touchant  les  opérations  miracu- 
leuses du  père  Marc  d'Aviano  dont  il  dit  que  les  niiracles 
sont  si  fréquents  que  l'on  ne  saurait  jamais  les  compter  et 
si  spécifiques  par  la  qualité  des  personnes  en  faveur  des- 
quelles il  les  a  opérés  que  l'on  n'en  peut  douter,  il  avait  ré- 

(1;  Archives  historiques  du  Ministère  delà  Guerre,  vol.  662,  pièce  47. 


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UN  THAUMATURGE  AU  XVII«  SIÈCLE  145 

solu  SOUS  mon  aveu  de  profiter  du  temps  d'icy  à  lundy  pro- 
chain pour  se  rendre  à  Gand  avec  Madame  sa  iemme  affligée 
d'un  rheumatisme  et  d^une  incommodité  continuelle  pour 
la  présenter  et  sa  famille  à  ce  p^e  taumaturge  qui  sera  seu- 
rement  à  Gand  demain  vendredi  au  soir  et  qui  après  avoir 
bény  le  peuple  dans  les  églises  les  plus  considérables  de 
cette  ville  donnera  la  bénédiction  générale  dimanche  pro- 
chain à  la  grand'place  du  marché  au  peuple  de  cette  ville 
là,  et  à  ceux  des  villes  voisines  et  de  la  campagne  cjui  s'y 
rendront  dans  une  affiuence  extraordinaire  et  incroyable.  Je 
lui  dis  qu'il  était  le  maistre  de  faire  ce  voiage  et  même  de 
prendre  un  temps  plus  long  s'il  le  souhaitait  (1).  » 

Pendant  que  les  commissaires  espagnols  étaient  tout  entiers 
au  P.  Marc  et  ne  songeaient  qu'à  tirer  profit  de  son  pouvoir 
surnaturel,  nos  représentants  s'en  servaient  comme  d'un 
expédient  pour  avancer  les  affaires  de  leur  gouvernement. 
A  l'occasion  de  ces  conférences  la  France  désirait  vivement 
voir  l'Espagne  renoncer  à  l'usage  qu'elle  avait  maintenu  de 
garder  dans  son  sceau  les  signes  de  son  ancienne  suzerai- 
neté sur  la  Bourgogne.  M.  de  Woerden  avait  été  chargé  de 
faire  entendre  aux  représentants  du  roi  catholique  les  volon- 
tés de  la  France  le  plus  énergiquement  possible  sans  toute- 
fois parler  officiellement;  il  devait  en  outre  chercher  à  recon- 
naître quelles  instructions  ces  commissaires  avaient  reçues 
sur  ce  point  de  leur  gouvernement.  Le  P.  Marc  va  servir  d'en- 
trée en  matière  pour  aborder  les  représentants  de  l'Espagne, 
comme  le  montre  cette  lettre  de  M.  de  Woerden  à  M.  Pelletier. 


Du  samedi  28  juin  1681. 

«  En  conséquence  de  ce  que  nous  avons  concerté  à  Menin 
M.  l'intendant  et  moi,  j'ay  veu  hier  au  soir  M.  Vaes.  Bien 
que  d'abord  l'on  m'eut  témoigné  que  par  dessus  qu'il  estoit 
mal  depuis  qu'il  avoit  pris  médecine  le  matin  il  étoit  extrê- 
mement chagrin  dans  son  lit,  je  répondis  au  valet  qui  faisoit 
les  excuses  de  son  maître  que  je  le  pouvois  voir  de  bonne 

(1)  Ministère  delà  Guerre,  Archives  historiques.  Vol,  662,  pièce  50. 


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14ft  U5  THAUMJlTnRGB  AU  ^Vll-  HlliiCLfel 

amitié^  et  que  j'avoi»  des  nouvelIeB  si  bonnes  et  si  surpre- 
nantes à  lui  dire  qu'il  en  seroit  autant  édifié  que  resjouy.  En 
effet  estant  introduit  à  son  lit  je  lui  dis  qu'à  mon  retour  de 
Menin  j'avois  trouvé  un  de  mes  domestiques  qui  venoit  de 
Bruxelles  et  qui  par  dessus  la  lettre  que  m'escrit  mon  frère 
chanoine  de  Tournay  sur  la  guérison  tout  à  fait  miraculeuse 
et  extraordinaire  de  la  demoiselle  de  Madame  Vaes  qui  ne 
pouvoit  presque  marcher  ayant  les  genoux  extrêmement  dé- 
biles *'et  mal  tournés  en  conséquence  de  la  bénédiction  du 
P.  Capucin  taumaturge  m'avoit  dit  d'avoir  esté  présent  à  cette 
opération  miraculeuse  et  que  je  l'en  venois  féliciler.  Comme 
il  estoit  accablé  d'un  mal  d'estomach  et  d'une  inquiétude  qui 
provenoit  ou  de  la  fleuve  ou  d'une  agitation  extraordinaire 
il  receut  ce  discours  avec  indifférence.  Je  ne  perdis  point  de 
temps  pour  lui  dire  que  M.  l'intendant  que  je  venais  de  voir 
à  Menin  avait  résolu  de  profiter  du  temps  que  M.  Christin 
avait  pris  pour  aller  voir  le  taumaturge  à  Gand  et  qu'il  aUoil 
à  Cambray  pour  assister  à  l'élection  d'un  abbé  en  ce  pays- 
là...  »  (Après  ce  préambule,  il  pressa  M.  Vaes  de  faire  en  sorte 
que  le  réprésentant  à  la  conférence  de  Courtray  n'eut  pas, 
dans  son  sceau  de  pouvoir,  des  signes  marquant  la  suzerai- 
neté de  TEspagne  sur  la  Bourgogne)  (1). 

A  cette  lettre  en  était  jointe  une  autre  dans  laquelle  M.  de 
VVoerden  s'étend  longuement  sur  les  merveilles  opérées  par 
le  P.  Marc.  L'enthousiasme  avait  fini  par  le  gagner  lut-méme, 
et  s'il  ne  se  décide  pas  à  se  rendre  en  personne  auprès  du 
serviteur  de  Dieu,  du  moins  il  a  envoyé  vers  lui  toute  sa 
maison  ;  de  son  côté  il  s'informe  de  tout  ce  qu'on  raconte  de 
lui,  et  devient  son  panégyriste  convaincu.  Sa  lettre  est  un 
écho  fidèle  de  la  rumeur,  qui  circulait  dans  la  foule,  au  sujet 
de  thaumaturge. 

(1)  Archives  historiques  du  Ministère  de  la  Guerre.  VoL  662,  pièce  52, 


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UN  THAUMATURGE  AU  XYII*  SIECLE  U: 

M.  DE  WOERDEN  AM.   LEPELLETIER 
A  Courtray  le  2 S  juin  16S1 

Vous  verrez  par  le  journal  que  j'ay  Thonneur  de  vf>U'î?  envoyer, 
Monsieur,  que  j'ay  mesme  on  peu  forcé  les  choses  pour  exécuter  à 
mon  retour  de  Menin  ce  dont  vous  m'aviez  chargé  à  Tégard  dr  M. Vaes. 
J'ay  tasché  de  parler  aussy  natupellement  et  aussy  clairement  que  je 
l'ay  pu  (il  s'agit  du  sceau)  ;  mais  franchement  il  estait  dans  un  meschant  , 
estât  et  cet  homme  n'est  pas  encore  guéry  assurément. 

J'ai  dépêché  l'unique  valet  qui  me  restoit.(cap  ils  sont  tous  allés  voir 
le  capueiaavec  ma  famille)  à  G&od  avec  une  lettre  à  M.  Favier  afin 
qu'il  adveiiiisee  M.  Ghristiaque  vous  ne  pouvez  pa&ètre  icy  lundy  pro- 
chain et  qu'il  peut  disposer  de  son  temp&pour  la  meilleur  partie  de  la 
semaine... 

Je  ne  pHisX)hmettre  de  vous  dire  qu'hier  à  mon  retour  de  Menin  je 
vis  vingt  trO'iippes  de  bourgeois  depuia  la  poste  jusque  ches  moy  qui  eu- 
treteAûient  que  lequuns  (quelques-uns)  de  ceux  qui  ont  esté  voir  le 
capucin  thaumaturge  :  et  ai*rivant  chez  moy  je  trouvais  mon  Fédéric  qui 
est  revenu  incommodé  de  Bruxelles  et  qui  m'a  conté  des  merveilles  que 
ce  Père  a  fait  en  ce  pays4à.  Mon  frère  me  mande  qu'estant  allés  prendre 
la  bénédiction  avec  M.  Vaes  M.  de  Wuoerden  et  M"^  de  Rosendale  la 
.dehioiselle  de  la  première  qui.  est  aussy  sa  parente  qui  faisolt.  pitié 
lorsqu'elle  marchoit.  ayant  les  genoux  disloqués,  ayant  receu  la  béné- 
dictuxn  elle  a  senty  un  effort  dadns  les  hanches  et  les  genouK  qui  se  sont 
tournés  avec  du  bruit  et  remis  dans  leur  assiette  naturelle  ayant  so<uf* 
fert.ah  mal  ijicroyable  pendant  quatre  heures  après  quoy  elle  marche 
droit,  et;  sans  aucune  peine.  Il  est  vray  qu'avant  partir  dicy  elle  avait 
une  foy  très  vive  que  Dieu  la  guériroit  par  le  capucin.  Il  a  chassé  le 
diable  de  trois  personnes  possédées  en  présence  de  ces  dames  entre 
autres  une  béguine  qui  avait  été  tourmentée  horriblement  28  ans. 
M.  Vaes  ou  parla  douleur  de  son  mal  ou  par  sa  maxime  de  nil  admirari 
ou  par  laloy  du  jansénisme  dont  vous  le  connoissez  imbu  n'a  pas  paru 
ou  persuadé  ou  sensible  au  récit  de  ce  miracle  dont  les  plus  incré- 
dules ne  peuvent  douter.  Il  en  a  faitplusièurs  milliers  avec  une  dévotion, 
une  humilité  et  une  facilité  que  je  ne  lis  point  dans  l'histoire  sainte. 

Un   cordonnier   qui   demeure   tout  contre   ches   moy   et  qui  a  esté 
■  Mït'prèîi)  de  mourir  l'iii  ver  passé  d.unmal.d'esetomaoh..  de  ralla  et  de 


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148  UN  THAUMATURGE  AU  XVU-  SIÈCLE 

tous  ses  membres,  m'a  conté  à  mon  retour  de  Menin  que  recevant  la 
bénédiction  il  sentit  quelques  heures  durant  comme  des  piquures 
d'alennes  dans  le  corps  après  quoy  il  s'est  trouvé  sain  ;  il  ne  se  tient 
pas  encore  de  joye.  J*ay  examiné  un  marchand  qui  m'a  particularisé 
vingt  miracles  d'aveugles,  de  paralytiques,  de  démoniaques,  de  gens 
affligés  d'éruptions  dont  il  a  guéry  plus  de  cinq  cents.  Enfin  les  pro- 
diges ne  sont  pas  à  nombrer  et  cependant  ils  sont  à  croire  (Puis  il? 

m'a  dit  qu'arrivant  avant  hier  à  Mons  (?  effacé)  il  y  avait  plus  de  "aô' 
(30.000  ?)  hommes  du  pays  circonvoisin.  Il  a  donné  la  bénédiction  sur  la 
place  où  l'on  a  veu  un  fort  grand  nombre  de  gens  prendre  leurs  béquilles 
en  main  et  louer  Dieu  et  remercier  le  Père.  Enfin  tous  ceux  qui  viennent 
de  là  son  tellement  pénétrés  de  dévotion  et  d'estonnement  que  ceux  à 
qui  j'ay  parlé  paroissent  enthousiamés.  Je  n'ay  pas  pu  savoir  au  vray 
le  temps  qu'il  sortira  de  Gand.  On  croit  qu'il  en  sort  aujourd'huy  à 
deux  heures  pour  aller  à  Bruges.  C'est  à  ce  que  j'apprend  le  lieu  où  on 
le  trouvera  plus  seurement  et  si  madame  la  princesse  d'Espinay  y  veut 
envoyer  mademoiselle  d'Espinay,  il  ne  faut  pas  perdre  de  temps.  On 
ne  croit  pas  qu'il  vienne  icy  mais  M.  le  marquis  de  Wargnies  l'impor- 
tunera p^our  cela  et  a  dit  en  partant  d'icy  qu'il  embrassera  ses  genoux 
et  qu'il  ne  les  dessaisira  point  tant  qu'il  obtienne  sa  venue  par  deçà.  On 
dit  que  le  motif  qu'il  a  eu  de  venir  à  Gand  et  à  Bruges  a  esté  pour  con- 
fondre les  jansénistes  qui  nient  les  miracles  et  les  démoniaques.  En 
vérité,  Monsieur,  ces  relations  donnent  une  sainte  frayeur  (?)  et  si  vous 
les  entendiez  faire  par.  tant  de  témoins  irréprochables...  (illisible)  vous 
en  seriez  aussy  surpris  que  moy.  H  y  a  quelque  chose  d'extraordinaire 
en  cela  et  la  comète  ne  m'a  tant  estonné  que  ce  prodigieux  homme. 
Pardonnes  moy  le  long  entretien  sur  ce  sujet.  Il  est  impossible  d'entendre 
ce  qu'on  en  dit  sans  estre  touché.  Voici  deux  estampes  que  mon  voisin 
m'a  donné  que  je  vous  envoyé.  Je  suis,  Monsieur,  votre  très  humble  et 
très  obéissant  serviteur. 

M.    DE   WOERDBN. 

J'oubliais  de  vous  dire  que  mon  frère  a  trouvé  moyen  d'estre  intro- 
duit la  nuit  près  les  capucins  où  il  a  eu  la  consolation  d'entretenir  le 
père  miraculeux  qui  ne  luy  a  parlé  que  de  la  foy.  Il  a  demandé  la  guéri- 
son  de  ma  sœur  qui  a  esté  très  mal  et  qui  est  (illisible)  présentement  (1).  » 

(1)  Archives  historiques  du  Ministre  delà  Guerre,  vol.  672,  pièce  153. 


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UN  THAUMATURGE  AU  XVII'  SIÈCLE  Uy 

En  envoyant  ces  deux  lettres  à  Louvois,  M.  Le  Pelletier  a 
l'air  incertain  de  Taccueil  qu'elles  recevront  à  Paris  ;  et  quoi  , 
qu'il  paraisse  pour  son  compte  aussi  convaincu  que  son  col- 
lègue, il  tient  néanmoins  à  lui  laisser  toute  la  responsabilité 
de  son  enthousiasme. 

Voici  la  lettre  d'expédition  signée  de  sa  main  (1). 

A  Lille  28  Juin  i68i. 

«  Vous  verrez  par  la  lettre  de  M.  Woerden  qu'il  est  bien 
rempli  et  bien  persuadé  des  nlerveilles  du  P.  d'Aviano,  qu'il 
qualifie  taumaturge  ou  faiseur  de  miracles.  11  part  d'ici  une 
infinité  de  gens  qui  vont  le  chercher  à  Gand  ou  à  Bï^uges. 
J'ai  veu  une  lettre  d'un  jeune  homme  de  cette  ville  jqu'on 
disait  être  fort  mal  depuis  près  d'un  an  qui  mande  de 
Bruxelles  qu'il  est  parfaitement  guéri. 

Le  Pelletier.  » 

Ses  inquiétudes  du  reste  paraissent  avoir  été  justifiées, 
car  voici  la  note,  dont  on  a  accompagné  l'insertion  de  cette 
lettre,  au  dépôt  du  Ministère  de  la  guerre  : 

«  Récit  de  prétendus  miracles  d'un  capucin  à  Gand —  Pièce 
conservée  comme  monument  des  mœurs  du  temps.  » 

Le  lendemain  29  juin,  nouvelle  lettre  de  M.  de  Woerden  à 
M.Lepelletier,  nouvelle  explosion  de  son  enthousiasme  pour 
le  P.  Marc  (2). 

M.  de  Woerden  à  M,   Lepeletier  du  29  Juin  1681* 

«  Je  vous  ay  tant  entretenu  du  P.  d'Aviano  que  j'en  suis 
confus  et  vous  devez  estre  en  quelque  façon  rebuté.  Mais 
M"®  de  Larnoy,  M'^^'^de  Rosendale  Laumonden(?)  et  M.  de  War- 
gnies  et  vingt  autres  personnes  m'en  ont  dit  tant  de  choses 
nouvelles  que  j'aurais  à  faire  un  volume  des  miracles  et  des 
opérations  extraordinaires  et  surnaturelles  de  cet  homme  de 

(1)  Archives  du  Ministère  de  la  Guerre,  vol.  662,  pièce  53. 

(2)  Archives  du  Ministère  de  la  Guerre,  vol.  662,  pièces  55. 


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IBO  UN  THAUMATURGE  AU  XVII-  SIÈCLE 

Dieu.  Je  n'ay  rien  lu  qui  approche  sa  fay  et  ses  prodiges  de- 
puis les  sièdles  des  iaipôtres... 

M.    DE  WOERDEN.     » 


Toutefois  ces  sentiments  ne  Tempèchaient  pas  d'être  tout 
entier  à  sa  mission.  Il  n'avait  pas  oublié  les  pouvoirs  des 
commijjsaires  d^Espagne  ;  il  lui  failait  arriver  à  découvrir 
de  quel  sceau  ils  étaient  marqués.  Il  fut  convenu  qu'on  en- 
verrait un  M.  Favier,  qui  a  tout  l'air  déjouer  le  rôle  d'espion, 
.vers  Malingreau  lui-même,  possesseur  de  ce  pouvoir,  afin  de 
savoir  ce  qu'il  en  était.  Le  P.  Marc  d'Aviano  va  servir  encore 
de  prétexte  à  l'entrevue.  On  verra  aussi  pas  cette  lettre,  com- 
ment M.  Vaes,  accusé  de  jansénisme  par  M,  de  Woerden 
parce  qu'il  avait  montré  quelque  réserve  à  Tégard  du  Père 
Marc,  avait  fini  par  se  laisser  entraîner  à  la  confiance  géné- 
rale. 

((  Journal  de  la  conférence  de  Courtray  du  29  juin  1681. 

Du  dimanche  29  juin  i'ôSi 

«  M.  Christin  se  trouvant  absenta  cause  de  son  voyage  de 
Gand  et  M.  Yaes  tout  incommodé  qu'il  est  ayant  pris  la  ré- 
solution et  la  confiance  tout  d'un  coup  dese  rendre  à  firu^es 
pour  se  présenter  au  capucin  thaumaturge,  nous  .mous 
sommes  trouvés  embarrassés  M.  Favier  et  moy  sur  la  ma- 
nière dont  nous  pouvions  faire  quelque  descouverte  sur  le 
pouvoir  expédié  à  M.  Malengreau.  Nous  sommes  donc 
tombés  d'accord  que  M.  Favier  irait  voir  de  bonne  apparente 
amitié  ce, procureur  de.  Sa  Ma*°  catholique. pour  lui  insinuer 
le  plus  natureUement  et  le  plus  fortement  qu!il  se  ^pououHt 
ies  intenti'OBS'de  la  cour  sans  donner  à  coanoitre  qu'il  y^ut 
aucim  artifice  ni  .préparation,  il  a  veu  le  dit  sieur  Malengreau 
ohez luiét  il  l'a  trouvé  un  peu  élevé  par laboaine  chàrexet^par 
le  couf>  gaillard  (?)  avec  le  comte. de  la  Tour  ^et  quolqu-'autoes. 

«  Il  est  entré  en  matière  l'ayant  tiré  à  part  et  a  pris  prétexte 
de  l'entretenir  sur  ce  qui  fait  aqjourd'huy  le  si^et  de  toutes 
les    conversations    des  Pays    Bas   c  est4i^dire  Jtouchant   le 


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UN  THAUMATURGE  AU  XVU-  SIÈCLE  151 

P.  Marc  d'Aviano,  lui  demandant  si  la  dévotion  ou  la  curio- 
sité ne  le  porteroit  pas  à  Taller  voir  à  son  retour  de  Bruges  à 
Gand.  Le  S.  Malengreau  lui  disant  qu'il  croioit  qu'il  n'estoit 
plus  temps  à  cause  de  la  réjonction  prochaine  des  commis- 
saires, M.  Favier  lui  dit  que  seurement  il  pouvait  prendre  2, 
3  ou  4  jours...  Il  prit  donc  le  parti  de  se  trouver  detnain  de 
bon  matin  à  Gand  pour  voir  ce  Père  à  son  passage....  »  (11 
aborda  ensuite  la  question  du  pouvoir  et  il  apprit  que  le 
gouvernement  espagnol  en  avait  envoyé  plusieurs,  dont 
Tun  ne  portant  pas  ces  signes  de  suzeraineté  qui  choquaient  si 
fort  la  France.  Toutefois  les  commissaires  avaient  ordre  de 
ne  produire  ce  dernier  qu'à  la  dernière  extrémité.) 

La  lettre  de  M.  Pelletier  écrite  de  Cambray  à  M.  Louvois 
constate  le  même  empressement  des  commissaires  espagnols 
autour  du  P.  Marc. 

A  Cambray  i""^  juillet  16Si. 

'<  M.  Christin  estoit  parti  le  même  jour  à  porte  ouvrante 
pour  aller  trouver  le  Père  Daviano  à  Gand  et  M.  Vaes  avait 
pris  médecine  de  sorte  qu'il  ne  luy  fut  pas  possible  de  le 
voir  ny  d'entrer  en  matière  avec  luy. 

Le  Pelletier.  » 

Le  6  juillet  les  conférences  n'étaient  pas  encore  commen- 
cées. Le  P.  Marc  était  toujours  la  cause  de  ce  retard.  Le 
jour  où  devaient  commencer  les  travaux  de  la  commission 
était  le  jour  fixé  pour  la  grande  bénédiction  du  P.  Marc,  les 
commissaires  d'Espagne  voulurent  la  recevoir  avant  d'enga- 
ger les  pourparlers  avec  les  délégués  français. 

Voici,  à  ce  sujet,  le  rapport  des  commissaires  du  roi  à 
M.  de  Louvois  : 

A  Courtray  ce  6  juillet  iôSI . 

Hier  à  l'arrivée  de  M.  le  Peletier  nous  tesmoignâmes  à 
MM.  les  Commissaires  d'Espagne  que  nous  estions  prêts 
d'entrer  en  conférence  à  cette  heure  qu'il  leur  plairoit.  Nous 


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152  UN  THAUMATURGE  AU  XVII-  SIÈCLE 

les  pressâmes  même  de  le  faire  dès  ce  matin  afin  de  pouvoir 
vous  rendre  compte  par  le  courrier  d'aujourd'hui  de  ce  qui 
se  passeroit  dans  la  conférence  ;  mais  comme  c'est  le  jour 
que  le  Père  Daviano  doit  donner  au  lieu  où  il  se  trouvera  une 
bénédiction  particulière  pour  la  ville  de  Courtray  et  pour 
tous  ceux  qui  s'y  rencontreront  et  se  seront  mis  en  estât 
d'en  recevoir  le  fruit  ;  tout  le  monde  est  icy  en  dévotion  et 
ces  messieurs  ont  souhaité  que  nous  remissions  la  confé- 
rence à  cette  après  disnée.  Ainsy  Monseigneur,  nous  ne  pou- 
vons vous  rendre  compte  que  demain  de  ce  que  nous  aurons 
fait. 

(A  suivre) 

F.  HiLAiRE,  de  Barenton. 
0,  M.  a 


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LES  LOIS  SE  DÉCOUVRENT 

ET  NE  SE  FONT  PAS 


J'ai  reçu, il  y  a  une  quinzaine  de  jours,  un  petit  livre  intitulé  : 
Droit  et  lois  (délimitation)  (1).  Cette  brochure  est  une  critique 
des  événements  de  la  politique  française  actuelle.  De  nom- 
breuses lettres  élogieuses  ont  été  adressées  à  l'auteur.  Faut- 
îl  avouer  tout  bonnement  que  je  me  sens  incapable  d'en  rédi- 
ger une  pareille  ?  Pourquoi  ?  Ce  n'est  pas  facile  à  dire.  On 
a  toujours  peur  de  publier  son  jugement  personnel,  et  s'il 
est  publié,  on  craint  d'avoir  été  trop  tranchant,  on  redoute 
d'avoir  fait  de  la  peine  à  un  auteur  injustement. 

Bref,  la  brochure  dont  je  viens  de  citer  le  titre  ne  m'a  rendu 
qu'un  seul  service,  elle  m'a  fait  réfléchir  par  son  frontispice, 
elle  m'a  rappelé  qu'il  n'y. avait  pas  de  lois  contre  le  droit,  et 
c'est  là,  croyons-nous,  la  critique  de  philosophie  juridique 
la  plus  vive  à  adresser  de  nos  jours  à  la  législation  religieuse 
récemment  établie  en  France. 

En  France,  chacun  le  sait,  quand  le  pouvoir  législatif  adopte 
une  loi,  voici  la  manière  habituelle  dont  il  procède.  Le  projet 
est  d'abord  étudié  par  une  commission  députée  à  cet  effet 
soit  pour  le  compte  d'une  des  deux  Chambres,  soit  pour  le 
compte  du  gouvernement,  puis  présenté  aux  suffrages  des 
deux  assemblées.  La  majorité  donne  à  ce  projet,  —  à  ce  bill 
comme  on  dit  en  Angleterre  —  force  de  loi  et  le  chef  de 
l'Etat  n'a  plus  qu'à  le  promulguer  pour  le  rendre  obliga- 
toire (2).  Le  procédé  parait  assez  simple.  Encore  a-t-il  besoin 
d'explication.  Les  lois  se  font-elles,  se  découvrent-elles  ? 
voilà  la  question.  Nous  allons  l'examiner. 

{\)  Droit  et  lois  (délimitation).  Esquisse  d'études  sur  le  droit  naturel  fon- 
damental et  sur  la  déclaration  des  droits,  Nouv.  édit.  avecsupplém.  Pari», 
Vaton  et  Librairie  du  collège  de  France,  1903,  in-8o . 

(2)  A.  Esmein,  Cours  Je  droit  Constitutionnel. 

E.  F.  ^  X.  —  11 


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ro'k  LES  LOIS  SE  DECOUVRENT  ET  NE  SE  FONT  P^S 


Qu'est-qu'une  loi  ?  Une  loi,  c'est  une  vérité,  une  vérité  de 
Tordre  pratique  sans  dqvitç,  (naisufie  vérité  d'abord  et  avant 
tout.  Et  qu'est-ce  que  la  vérité  ?  c'est  la  parfaite  conformité  du 
sujet  connaissant  avec  l'objet  connu.  Dans  Tordre  divin 
comme  dans  Tordre  humain,  c'est  cette  conformité  qui  cons- 
titue le  vrai  ;  avec  une  différepce  cependant  et  fort  io^pprtante, 
c'e$^  que,  s'i}  s'agit  des  idées  divines  dirigeant  soit  le  mQ|i4e 
physique,  çpit  le  monde  moral,  Js^  vérité  se  trouve  d^ns  la 
ressemblance  des  objets  s^yçc  la  conception  qu  en  ai  Diçu, 
type  créçiteur  et  exemplaire  des  choses  ;  tandis  que,  s'i|  s'agit 
des  idées  humaines,  il  faut  placer  la  vérité  d^ns  Tacçprd  de 
noire  intelligence  avec  le  monde  réej;  Dieu  ep  eflFet  oat  T^tre 
nécessaire,  absolu  et  immanent:  l'homme,  T-étpe  couUpgçnt 
,  et  relatif. 

La  raison  en  effet  ne  crée  pas  son  objet.  Parce  qu'elle  est 
finie,  elle  ne  peut  faire  la  vérité,  elle  i>e  peut  que  la  trpuver, 
etceladaps  Tordre  moral  aussi  bien  que  dans  l'ordre  physique. 
Mai$  une  loi,  avoqç-nous  dit,  c'est  une  vérité  d'ordre  pratique 
La  loi  appartient  donc  à  Tordre  moral,  et  par  çopséqu^nt  si 
la  raison  doit  se  conformer  à  son  objet  pour  posséder  Içi  vé- 
rité dans  Tordre  physique,  la  même  raison  doit  aussi  tenir 
compte  de  la  réalité  extérieure  comme  d'une  base  solide,  pour 
édifier  sa  science  morale,  c'est-à-dire,  sa  connaissauce  des 
lois. 

D'où  cette  conclusion  :  les  lois  ne  se  font  pas,  elles  sç  dé- 
couvrent. La  métaphysique  npus  le  prouve  d^une  msmière 
confuse,  abstraite  et  générale,  lamproie,  d'une  figtçonplus  dis- 
tincte, copcrète  et  précise. 

Une  loi  c'est  une  vérité  pratique-  Plus  exactem^t  c'est 
une  décision,  une  ordonnance  raisonnable  établiçeuvue  du 
bien  commun,  promulguée  par  Tçiutorité  constituée  d^ns  la 
société. 

Une  loi  coucerne  donc  avaut  tout  les  sujçt^  qui  lui  *ont 
soumis.  EUe  doit  être  çn  rs^pport  ^t  eu  çonfpifmîté  v(W  U 
nature  de  ces  suj^ta^  E^t  comm^  U  pf eim(i<^l'  MU^i  d%  U  loi, 
(|ui  en  est  également  la  raison  d^èlre,  esl  de  ehepcher  et  de 


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L8S  LOIS  S8  DECOUVRENT  BT  NE  SB  FONT  PAS        î» 

procurer  le  bieo  temporel  de  la  soiciét-é,  la  loi  doit  être  aussi 
capable  de  mener  à  celte  fin  et  de  conduire  Tbomme  à  ce 
bonheur.  En  un  mot  une  loi  pour  être  une  loi  véritable  el 
digne  de  ce  nom,  doit  remplir  les  conditions  exigées  par  la 
nature  de  Thomme  qu'elle  dirige  comme  son  su^et,  et  du 
bien  qu'elle  poursuit  comme  son  but. 

Et  quelles  sont  ces  conditions^ce  moule  dont  la  loi  comme 
une  arçile  docile  doit  recevoir  l'empreinte,  ce  cachet  qui 
kii  donnera  la  valeur  authentique  ?  Ecartons  d'abord,  d'un 
trait  de  plume  et  au  passage^  avani  de  fixer  les  vraies,  écar^ 
tons  les  fausses  conditions  dont  la  loi  n'a  que  faire.  Ces  cooi^ 
ditions  reposent  ou  sur  l'autonomie  ou  sur  l'immanence  de  la 
raison,  ou  sur  la  volonité  générale  du  peuple.  Ce  sont  les 
théories  d'Emmanuel  Kant  etde  J.-J.  Rousseau.  Elles  ne  sont 
pas  fondées  sur  la  vérité,  comme  le  prouve  l'éthique,  et 
la  vérité,  avons-nous*  dit,  est  le  premier  élément  naturel  de 
la  loi.  De  ce  coté  donc,  la  loi  ne  subit  aucun  joug,  elle  est 
libre.  Ses  entraves,  les  vraies  et  les  seules^  lui  viennent 
d'ailleurs.  Les  voici,  avec  les  raisons  qui  les  établissent.  C'est 
ce  qu'on  pourrait  appeler  les  lois  morales  du  pouvoir  légis^ 
latif(l). 

La  loi  est  établie  pour  des  êtres  ukoraux,  c'est-i-dire  intel- 
ligents et  libres  et  par  conséquent  elle  doit  être  claire  et 
juste.  Nous  omettons  à  dessein  l'élément  ée  possibilité,  c'est 
plutôt  une  conditioxk  sine  qua  uat  ;  décréter  l'impossible, 
e^est  légiférer  à  vide.  Qne  la  loi  soit  d'abord  claire,  veilà  sa 
première  règle»  Comment,  en  effet,  wn  sujet  intelligent  peut- 
il  se  conformer  à  uai  ordre  qu'il  ignore.  Une  règle  douteuse, 
e^est  une  règle  vaine  ;  il  lui  manque  le  ressort  interne,  la 
force  essentielle,  la  fecité  voulue,,  la  longueur  requise.  C'est 
un  lien  trop  court  pour  enchaîner  b  liberté. 

Mais  surtout  il  faut  que  La  loi  soit  juste  :  Thomme  ne  peut 
aller  à  sa  fin  que  par  des  moyens  permis.  Pourquoi  soxnnies- 


^^^    n    Tfc_ 


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156        LES  LOIS  SE  DÉCOUVRENT  ET  NE  SE  FONT  PAS 

chir  celles  du  bien,  puisque  la  société  n'a  de  raison  d'être 
que  par  l'individu  :  l'addition  d'unités  de  même  espèce  ne 
donne  jamais,  en  somme,  même  une  seule  unité  d'espèce 
différente.  Donc  une  loi  doit  être  juste,  c'est-à-dire  n'or- 
donner que  l'honnête^  et  cela  à  deux  titres,  premièrement 
parce  que  la  loi  doit  se  conformer  à  la  droite  et  saine  raison, 
deuxièmement  parce  que  l'autorité  législative  n'a  pas  le  droit 
de  faire  excès  de  pouvoir.  En  effet  —  et  ce  serait  là  le  sujet 
d'une  très  intéressante  étude — tout  pouvoir  central  n'a  de  rai- 
son d'être  que  par  la  nécessité  qu'ont  les  citoyens  de  se  pro- 
curer tel  ou  tel  bien,  et  par  leur  impossibilité  de  se  procu- 
rer les  mêmes  biens  au  moyen  de  leurs  seules  initiatives  et 
facultés  individuelles.  Autrement  dit,  la  loi  doit  être  juste, 
^;,  et  par  en  bas,  et  par  en  haut  ;  par  en  bas,  en  se  conformant 

à  la  nature  de  la  liberté  qu'elle  restreint  en  la  réglant  ;  par 
en  haut  en  émanant  de  l'autorité  compétente,  c'est-à-dire  en 
s'abstenant  de  régler  ce  qui  ne  regarde  pas  le  bien  public, 
en  ne  commandant  qu'à  des  individus  qui  relèvent  de  son 
organisation. 

Et  s'il  y  a  des  conditions  préalables  imposées  à  la  loi  par 
la  nature  de  ses  sujets,  il  est  juste  d'affirmer  que  «  les  lois 
se  découvrent  et  ne  se  font  pas  »,  et  dans  un  autre  sens,  cette  , 

proportion  est  encore  vraie,  car  il  existe  des  limites  tracées  | 

à  la  loi  par  la  nature   de  son  but.  D'abord  l'utilité.  A  quoi  I 

bon    imposer  une   obligation  dont  l'accomplissement   sera  ' 

M  difficile  et  infructueux  ?  A  quoi  bon  dépenser  de  l'énergie  , 

en  vain  ?  Le  terme  du  voyage  est  fixé,  la  route  directe  qui  y  | 

conduit  est  tracée.  C'est  perdre  ses  forces  et  son  temps  que 
I  de  s'écarter  à  droite  et  à  gauche.  Tout  comme  i'honnêteté 

I^V  rend  la  loi  juste,  l'utilité  la  rend  nécessaire,  et  la  nécessité 

est  en  raison  directe  de  cette  utilité. 

Le  besoin  d'atteindre  le  bonheur  exige  que  la  loi  soit  utile 
?\\  et  efficace.  L'universalité  de  ce  besoin  et  de  cette  nécessité 

p  pour  tous  les  individus  veut  que  cette  loi  soit  constante  et 

générale.  On  ne  fait  pas  de  loi  pour  une  minorité  ;  et  si,  par  ail- 
leurs, le  nombre  des  lois  et  le  nombre  des  individus  qui 
composent  une  société  sont  indépendants  l'un  de  l'autre, 
si  le  nombre  des  lois  varie  avec  le  degré  de  nécessité  du  bien- 
être  social  à  obtenir,  cependant  toute  loi  doit  être  profitable 


k 


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LES  LOIS  SE  DECOUVRENT  ET  NE  SE  FONT  PAS  157 

à  tous,  et  si  une  loi  vise  spécialement  une  classe  à  part, 
pour  être  bonne  elle  est  obligée  de  ne  pas  nuire  aux  autres. 
La  loi  de  1898  sur  l'assurance  ouvrière  pèche  de  ce  côté  : 
utile  aux  ouvriers  célibataires  et  aux  ouvriers  étrangers,  elle 
bat  en  brèche  les  avantages  des  petits  patrons  et  des  ou- 
vriers pères  de  famille. 

Clarté,  honnêteté,  efficacité,  universalité,  voilà  donc  les 
traits  généraux  qui  distinguent  la  véritable  physionomie  de 
la  loi  ;  voilà  l'idéal  qu'elle  est  tenue  de  réaliser  sous  peine 
de  n'être  qu'un  instrument  de  discorde,  une  hache  à  deux 
tranchants. 

Faut-il  s'attarder  maintenant  à  une  objection  spécieuse  ? 
La  loi,  nous  dit-on,  change,  elle  est  susceptible  d'augmenta- 
tion, de  diminution,  elle  varie  selon  le  temps  et  les  pays, 
ce  On  ne  voit  presque  rien  de  juste  ou  d'injuste  qui  ne  change 
de  qualité  en  changeant  de  climat  ;  trois  degrés  d'élévation 
du  pôle  renversent  toute  la  jurisprudence,  un  méridien  décide 
de  la  vérité...  Les  lois  fondamentales  changent,  le  droit  a 
ses  époques.  Plaisante  justice  qu'une  rivière  ou  une  mon- 
tagne borne  !  vérité  en  deçà  des  Pyrénées,  erreur  au  delà  (1)  ». 
Celui  qui  a  formulé  de  la  sorte  cette  objection  oublia 
le  philosophe  profond  qu'il  est  d'ordinaire  pour  se  mon- 
trer bel  esprit.  La  loi  ne  repose  pas  sur  l'arbitraire,  mais 
sur  l'honnête  et  sur  Tutile.  S'il  y  a  dans  Thomme  des 
parties  plus  ou  moins  utiles  ;  si,  par  exemple,  il  est  plus 
nécessaire  pour  vivre  de  conserver  sa  tête  que  son  bras 
ou  sa  main,  il  y  a  également,  dans  la  loi  fondée  sur  la  na- 
ture humaine,  un  double  caractère  :  l'honnêteté  et  la  con- 
venance, celle-là  beaucoup  plus  nécessaire  que  celle-ci, 
celle-ci  beaucoup  plus  variable  que  celle-là.  La  convenance 
en  effet  n'est  pas  l'honnêteté  :  celle-ci  reste  la  même  par- 
tout, toujours  obligatoire,  celle-là  varie,  demeure  sujette  au 
changement. 

—  Eh  bien!  soit,  répond-on,  la  réplique  est  bonne  pour  le 
cas  de  la  loi  naturelle:  le  vol  est  défendu,  parce  qu'il  est  un 
mal.  Mais,  pour  la  loi  civile,  on  ne  peut  en  dire  autant.  Que 
d'actions  ne  sont  mauvaises  que  parce  qu'elles  sont  défen- 

(1)  Pascal. 


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t58  LKS  LOIS  S£  DÉCOUVRENT  tIT  N£  Sfi  bXKNT  PAS 

dues  :  par  exemple,  ne  pas  se  soumettre  à  la  conscription 
est  un  acte  repréhensible  uniquement  parce  que  la  loi  oblige 
à  payer  Fimpôt  du  sang. 

—  iVon,  répondons  :  c'est  supposer  qu'entre  les  deux  lois  — 
la  naturelle  et  la  civile  —  il  y  a  une  cloison  étanche,  et  que 
la  loi  naturelle  n'est  pas  et  le  fondement  et  le  modèle  de    la 
loi  civile.  Sans  doute,  la  loi  civile  a  un  champ  plus  vaste  laissé 
à  son  initiative  ;  mais  au   bord  de  ce  champ  elle  trouve  des 
frontières  naturelles,  le  temps^  les  circonstances  qu'elle  ne 
crée  pas,  mais  qu'elle  trouve  :  c'est  la  loi  naturelle,  ce  sont 
les  conditions  de  l'existence.  Une  comparaison  :  dans  l'art,  il 
y  a  des  règles  particulières.  Ainsi  le  beau,  c'est  la  splendeur 
du  vrai  et  l'éclat  du  bien,  l'unité  dans  la  variété.  Prenez  deux 
pièces  dramatiques  :  un  chef-d'œuvre  de  Corneille  ou  de  Ra- 
cine, un  autre  de  Schakespeare.  Dans  le  classique  le  beau  se 
réalise  par  la  règle  des  trois  unités  de   lieu,  de  temps  et 
d'action  ;  dans  le  romantique,  c'est  par  l'unité   de  caractère 
surtout.  Comment  avec  deux  théories  diverses  est-on   par- 
venu à  la  perfection  de  l'art  ?  C'est  que  la  règle  particulière, 
spéciale  à  un  genre  ou  un  pays,  ou  à  une  trempe  de   génie, 
a  tenu  compte  du  principe  général,  supérieur  et  antécédent. 
11  en  est  ainsi  pour  la  loi  civile  et  la  loi  naturelle,  et  le  phi- 
losophe, l'éthicien  peut  légitimement  affirmer  que  «  les  lois 
se  découvrent  et  ne  se  font  pas  »,  que  les  lois  sontlimitées  au 
cercle  du  droit,  et  cela  est  vrai  au  point  de  vue  métaphysique 
puisque  la  loi  est  une  vérité  pratique,  au  point  de  vue  moral 
puisqu'elle  a   deux  limites  ou  si  l'on  veut  deux  guides  de 
ce  côté,  l'homme  et  la  destinée  de  l'homme. 

C'est  enfin  vrai,  en  partie  du  moins,  dans  le  monde  de  la 
réalité  et  des  faits  contingents.  Nous  allons  l'indiquer  briè- 
vement pour  la  loi  naturelle  et  la  loi  civile,  et  par  là  même 
faire  Tapplication  de  nos  principes^  Nous  choisissons  à  des- 
sein deux  cas  l'un  où  la  loi  est  vraiment  «  découverte  », 
l'autre  où  la  loi  est  uniquement  «  faite  ».  Dans  le  premier 
cas,  nous  avons  une  loi  ;  dans  le  second  l'ombre  d'une  loi, 
non  la  réalité. 

Tout  le  monde  connaît  au  moins  par  ouï  dire  le  nom  et  les 
œuvres  de  Frédéric  Le  Play.  Or  voici  quelle  fut  sa  méthode  : 
le  célèbre  sociologue  part  des  notions  bien   entendues  de 


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LES  LOIS  BE  DECOirVRBNli  ET  NS  SE  FONT  PAS  159 

nature  humaine  et  de  prospérité  humaine.  Puis  armé  de  ces 
deux  idées  conime  de  deux  pics  solides,  il  défonce  le  roc  des 
institutions'  et  des  coutumes,  ckerche  au  milieu  de  ces 
masses  informes  et  sans  ordre  les  précieux  filons  riches  du 
métaf  de  la  vérité  morale.  On  connaît  seb  lûerréilleiiees  trou- 
vaîfles.  Les  études  de  Le  Play  Tont  amené  à  constater  pair 
expérience  que  les  préceptes  publiés  au  Sinaï  et  précédem- 
ment inculqués  au  cœur  d'Adam,  étaient  clairs,  justes,  em^ 
caces^  universels,  les  seuls  vrais,,  les  seuls  nécessaires.  Le 
Play  avait  «  découvert  »  ou  mieux  retrouvé  la  loi  du  dé(?a- 
logue. 

L^expérience  prouve  donc  que  les  lois  s«  découvrent  et  ne 
se  font  pas.  Avec  la  môme  méthode  expérimentale,  faisons  - 
la  contre-épreuve,  en  passant  dans  le  domaine  civil.  >?ous 
possédons  là*  nous  autres  Français,  une  terre  privilégiée  et 
sacfée,  intangible.  Cest  la  loi  scolaire,  la  loi  militaire,  la  loi 
du  divorce,  la  loi  du  P*^  juillet  1901.  Notre  code  possède  ses 
lois,  mais  c^est  une  possession  injuste,  parce  qu'elle  em- 
piète sur  fe  terrain  d'autruî,  c'est  une  possession  infruc- 
tueuse et  inutile  parce  qu'elle  dépense  à  son  entretien  des 
forces  nécessaires  à  d'autres  travaux  urgents.  Ces  Ibis 
blessent  la  liberté  privée,  l'autorité  du  père  de  famille,  Fhon- 
nétefé  du  mariage,  elles  vont  à  rencontre  des  droits  de 
l^Kglise  ;  elles  sont  plus  qu'inutiles,  elles  obligent  au  sacrifice 
de  biens  précieux  ;  elles  sont  le  fruit  de  l'arbitraire,  noiï  de 
la  ju^îce  et  du  droit. 

Nous  pourrions  promener  la  loupe  de  notre  analyse  sur 
toutes  les  espèces  de  lois,  lois  physiques*  et  mécaniques, 
lois  éterneïfes  de  Dieu,  lesquelles  se  découvrent  absolument, 
lois  morales,  lois  économiques,  droit  de  propriété,  lois 
constitutionnelles,  et  vite  nous  aboutirions  à  cette  unique 
conclusion  :  la  nature,  si  elle  n'est  pas  le  réservoir  des  lois 
humaines,  en  est  le  fondement.  C'est  elle  qui  fournit  le 
caractère  rationnel  de  la  loi,  le  législateur  n'en  donne  que  le 
Càië  dh^gàiôife,  ètîe  béâoiti  d'é  rîntèi*véftfi6n  dé  ce  légfis- 
Utéaf  âié*  fait  d'atltaùt  filoiftg  séflfif  qtt^k  toi  humëine  tôiiclie 

dé  {rftf^  pufes  k  h  loi  miixfdtë. 

Il  reste  à  montrer  que  les  plus  brillants  esprits  ont  eu 
cette  opinion  que  les  lois  se  découvrent  et  ne  se  font  pas* 


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16»        LES  LOIS  SE  DÉCOUVRENT  ET  NE  SE  FONT  PAS 

De  Donald  a  écrit  dans  sa  Théorie  du  pouvoir  (tom.  I,  p,  m)  : 
«c  L'homme  ne  peut  pas  plus  donner  une  constitution  à  la 
la  société  religieuse  ou  politique  qu'il  ne  peut  donner  la  pe- 
santeur au  corps  ou  retendue  à  la  matière...  Bien  loin  de  pou- 
voir constituer  la  société,  rhomme  par  son  intervention  ne 
peut  qu'empêcher  que .  la  société  ne  se  constitue,  ou  pour 
parler  plus  exactement  ne  peut  que  retarder  les  succès  des 
efforts  qu'elle  fait  pour  parvenir  à  sa  constitution  naturelle.  » 
La  part  de  l'exagération  faite,  on  trouve  dans  ces  paroles 
l'affirmation  de  notre  opinion. 

Fustel  de  Coulanges  [La  Cité  antique,  15*^  édît.,  Paris,. 
Hachette,  1895,  p.  202)  écrit  plus  justement  encore  :  «  Il  ne 
faut  pas  sç  représenter  une  cité,  à  sa  naissance,  délibérant 
sur  le  gouvernement  qu'elle  va  se  donner,  cherchant  et 
discutant  ses  lois,  combinant  ses  institutions.  Ce  n'est  pas 
ainsi  que  les  lois  se  trouvèrent  et  que  les  gouvernements 
s'établirent.  Les  institutions  politiques  de  la  cité  naquirent 
avec  la  cité  elle-même,  le  même  jour  qu'elle  ;  chaque 
membre  de  la  cité  les  portait  en  lui-même,  car  elles  étaient 
en  germe  dans  les  croyances  et  la  religion  de  chaque  homme  ». 
«  Nos  législateurs  comprendront-ils,  a  dit  Le  Play  à  son 
tour  (1),  que  les  inspirations  changeantes  doivent  toujours 
s'arrêter  devant  la  législation  imnluable  qui  domine  tous  les 
temps  ?  C'est  ce  que  l'on  n'oserait  affirmer  en  voyant  nos 
lois  écrites  consacrer  de  véritables  attentats  contre  les  prin- 
cipes éternels,  par  exemple  contre  l'autorité  paternelle  ». 

Enfin,  à  propos  du  droit  de  propriété,  M.  Paul  Leroy- 
Beaulieu  nous  dit  :  «  La  loi  n'est  jamais  antérieure  à  un 
droit,  elle  le  consacre  (2)  ». 

On  trouve  la  même  affirmation  dans  la  Somme  de  saint 
Thomas,  1  a.  2  a.  q.  3.  a.  3. 


Et  ici,  en  terminant,  nous  nous  permettons  d'exposer  une 
remarque  qui  a  son  prix.  C'est  que  les  lois,  les  vraies,  les 
bonnes,  sont  ordinairement  Vécues  avant  d'être  adoptées  et 

(1)  Programme  des  unions  de  la  paix  sociale. 

(2)  Econ,  politique  y  tom.  1. 


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LES  LOIS  SE  DÉCOUVRENT  ET  NE  SE  FONT  PAS        1«1 

promulguées  ;  les  fausses,  au-  contraire,  proviennent  d'un 
excès  du  pouvoir  législateur  et  ne  s'observent  que  sous  la 
baïonnette  et  le  canon.  En  effet,  de  même  que  les  sociétés 
sont  et  ne  doivent  être  que  pour  les  individus,  Tunion  de  tous 
pour  le  développement  de  chacun  ;  de  même  le  gouvernement 
n'est  et  ne  doit  être  que  pour  les  sociétés,  le  pouvoir  confié  à 
un  seul  que  pour  le  bien  général  de  tous.  Car  en  résumé  ,1e  faux 
ne  peut  entrer  comme  élément  dans  la  constitution  d'une  loi, 
le  vrai  seul  ne  suffit  pas  à  l'établir,  mais  la  loi  est  l'expression 
du  vrai.  Autrement  dit  «  les  lois  se  découvrent  et  ne  se  font 
pas  M  ;  il  n'y  a  pas  de  lois  contre  le  droit. 

L.    B.    DE  ROSNAY. 


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SAINT  PIERRE  D'ALGaNTARA 

ET 

SAINTE  THÉRÈSE 


Saint  Pierre  d'Alcatftâra  est  une  des  plus  gfandeô  gloires 
de  la  famille  séraphiqile  et  de  l'Eglise  en  Espagne,  au 
XVII*  siècle,  qui  a  produit  une  véritable  floraison  de  saints 
admirables  :  les  saint  Ignace  de  Loyola  et  les  saint  François 
Xavier  de  la  compagnie  de  Jésus,  les  sainte  Thérèse  et  les 
saint  Jean  de  la  Croix,  réformateurs  du  Carmel,  pour  ne  citer 
que  l'es  plus  célèbres. 

Un  des  traits  caractéristiques  de  saint  Pierre  d'Alcantara 
estrespritde  pénitence,  poussé  jusqu'à  la  pratique  des  austé- 
rités les  plus  effrayantes.  Né  en  1499,  dans  la  ville  d'Alcantara 
dont  son  père  était  gouverneur,  le  jeune  Pierre  Garavito  re- 
vêt la  bure  franciscaine  dans  le  couvent  de  Mangarès,  n'ayant 
encore  que  seize  ans.  Aussitôt,  commencent  à  percer  en  lui 
son'attrait  pour  la  mortification,  la  pauvreté,  Tabnégation  de 
lui-même,  le  renoncement  le  plus  absolu  à  toutes  choses, 
ainsi  que  les  autres  vertus  séraphiques.  C'est  une  guerre  à 
mort  qu'il  déclare  à  sa  chair  ;  ou  plutôt,  selon  ses  propres 
expressions,  il  fait  un  pacte  avec  son  corps  :  il  lui  promet  de 
le  laisser  se  reposer  dans  réternitc,  mais  il  exige  qu'il  se 
laisse  maltraiter  ici-bas  jusqu'à  la  mort.  Pendant  vingt  ans, 
il  porte  un  cilice,  ou  plutôt  une  cuirasse  armée  intérieu- 
rement de  pointes  de  fer  qui  pénètrent  jusqu'aux  os.  Pendant, 
quarante-six  ans,  il  ne  cesse  de  prendre  de  sanglantes  disci- 
plines deux  fois  par  jour. 

Du  reste,  sainte  Thérèse,  dont  la  vie  a  été  si  mêlée  à  la 
sienne,  comme  nous  le  verrons  bientôt,  nous  a  laissé  ce 
portrait  de  Pierre  d'Alcantara. 

K  Sa  mâle  ferveur,  dit  la  sainte,  égalait  la  ferveur  des  saints 
des   siècles  passés.   Pierre   avait  en    souverain  mépris  les 


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SAINT  PIERRE  D  ALCiVNTARA  ET  SAINTE  THÉRÈSE  163 

choses  de  la  terre.  Voici,  touchant  ses  pénitences,  quelques 
détails  :  durant  quarante  ans,  jamais  il  n'avait  dormi,  de  jour 
ou  de  nuit,  plus  d'une  heure  et  demie.  De  toutes  les  morti- 
fications, celle  qui  lui  avait  le  plus  coulé,  c'était  de  vaincre 
le  sommeil.  Le  peu  de  repos  accorda  à  la  nature,  il  le  prenait 
assis,  la  tété  appuyée  contre  un  morceau  de  bois  fixé  dans^ 
le  mur.  Sa  cellule  n'avait  que  quatre  pieds  et  demi  de 
Long.  Il  ne  se  couvrait  de  son  capuce,  ni  par  le  soleîl  ni  par 
la  pluie,  n'usait  d'aucune  chaussure,  ne  portait  qu'un  habit 
de  grosse  bure  sur  la  chair,  et  par-dessus  un  petit  manteau 
de  même  étoffe.  Il  lui  était  fort  ordinaire  de  ne  manger  que 
de  trois  en  trois  jours.  Un  de  ses  compagnons  m'assura  qu'il 
passait  quelquefois  huit  jours  sans  prendre  de  nourriture  ; 
c'était  apparemment  dans  ces  grands  ravissements,  où  le 
jetaient  les  transports  du  divin  amour.  Je  l'ai  vu  une  fois 
moi-même  entrer  en  extase.  Dans  sa  jeunesse,  il  avait  passé 
trois  ans  dans  une  maison  de  l'ordre,  sans  connaître  aucun 
religieux,  si  ce  n'est  au  son  de  la  voix,  parce  qu'il  ne  levait 
jamais  les  yeux.  Pierre  était  déjà  vieux,  quand  je  vins  à  le 
connaître.  Son  corps  était  tellement  exténué  qu'il  semblait 
n'être  formé  que  de  racines  d'arbres.  Avec  toute  cette  sainteté 
il  était  très  aifable,  parlait  peu  à  moins  qu'on  ne  l'interrogeât 
La  justesse  et  les  grâces  de  son  esprit  donnaient  à  ses  ré- 
ponses je  ne  sais  quel  charme  irrésistible  »  (I). 

Et  à  cet  esprit  de  pénitence,  Pierre  d' Alcantara  joint  l'esprit 
d'oraison.  L'amour  de  la  retraite,  de  la  solitude  et  de  la  con- 
templation domine  en  lui.  II  estheureux  d'habiter  les  couvents 
situés  hors  des  villes,  au  milieu  des  montagnes  les  plus 
écartées,  afin  de  pouvoir  se  livrer,  en  toute  liberté,  aux  plus 
intimes  communications  avec  le  ciel.  Absorbé  habituellement 
en  t>ieu,  il  est  favorisé  de  visions,  d'extases  fréquentes,  de 
vols  sublimes.  Son  corps  lui-même  participe  à  ces  ravisse- 
m^ents- prodigieux,  et  se  trouve  quelquefois  emporté  à  travers 
les  airs,  à  une  grande  hauteur.  Comme  saint  Joseph  de  Cu- 
pertin,  une  force  invisible  Télève  parfois  jusqu'à  la  voûte 
des  églises  ;  il  plane  dans  l'espace,  au-dessus  de  la  cime 
des  plus  grands  arbres  ;  des^  pâtres  Ta  perçoivent  la  nuit,  à 

(I)  Fie  écrite  par  elle  même  ch.  XXVII. 


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W*  SAINT  PIERRE  D'ALCANTARA  ET  SAINTE  THÉRÈSE 

genoux,  au  plus   haut  des  airs,  tout  rayonnant  de  lumière, 
comme  un  brillant  météore. 

Un  jour  les  religieuxdu  couvent  de  Pedroso  furent  témoins 
d'une  scène  peut-être  unique  dans  Thistoire.  Saint  Pierre 
d*Alcantara  se  promenait  dans  un  coin  solitaire  du  jardin, 
méditant  la  Passion  de  Notre-Seigneur,  lorsque  tout-à-coup, 
jetant  les  yeux  sur  une  grande  croix,  qu'il  avait  plantée  au 
sommet  d'une  montagne  voisine,  il  est  ravi  en  extase.  Il 
s'élance  à  travers  l'espace,  comme  s'il  avait  des  ailes,  il 
arrive  à  cette  croix,  et  il  reste  en  contemplation  devant 
elle,  suspendu  en  l'air,  les  bras  étendus,  semblable  à  un 
aigle  qui,  les  ailes  déployées,  regarde  en.  face  le  soleil. 
Pendant  ce  temps,  notre  saint,  devenu  comme  un  astre 
lumineux,  projette  autour  de  lui  des  rayons  étincelants  qui 
répandent  une  vive  clarté  sur  la  croix,  sur  la  montagne 
et  sur  une  partie  de  la  plaine  voisine.  Les  religieux  accourus 
en  foule,  contemplent  dans  une  muette  admiration  ce  spec- 
.tacle  incomparable,  qui  leur  rappelle  les  magnificences  du 
Thabor. 

Favorisé  de  tant  de  grâces  extraordinaires,  il  n'est  pas  éton- 
nant que  cet  homme  séraphique  ait  pénétré  les  plus  profonds 
secrets  de  la  vie  intérieure.  Nous  avons  de  lui  un  Traité  cTO- 
raisoUy  regardé  comme  un  chef-d'œuvre  par  les  personnes 
les  plus  compétentes  en  cette  matière.  «  Il  l'écrivit,  dit 
Rohrbacher,  à  la  prière  d'un  gentilhomme  rempli  de  piété 
qui  l'avait  souyent  entendu  parler  sur  ce  sujet.  Ce  traité  a 
été  regardé  comme  un  chef-d'œuvre  par  sainte  Thésèse,  par 
Louis  de  Grenade,  par  saint  François  de  Sales,  par  le  Pape 
Grégoire  XV,  etc.  L'auteur  y  prouve  la  nécessité  de  V oraison 
mentale  ;  il  en  explique  la  méthode  et  les  avantages.  Il  y  donne 
quelques  méditations  courtes  sur  les  fins  dernières  et  sur  la 
passion  de  Jésus-Christ,  pour  servir  de  modèle.  C'est  d'après 
le  même  plan  que  Louis  de  Grenade  et  quelques  écrivains 
ascétiques  ont  tâché  de  faciliter  aux  chrétiens  la  pratique  de 
l'oraison  mentale,  qui  est  si  négligée,  et  cependant  si  néces- 
saire pour  entretenir  la  piété  »  (1).  Le  pape  Grégoire  XV  re- 
gardait cet  ouvrage  comme  inspiré  d'en    haut.   Il  donna  au 

(1)  Histoire  universelle  de  l'Eglise  catholique,  T.  xxiii,  p.  127 


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SAINT  PIERRE  D'ALCANTARA  ET  SAINTE  THÉRÈSE  165 

pieux  franciscain  le  nom  de  docteur,  et  le  fit  représenter  avec 
FEsprit  saint  en  forme  de  colombe,  lui  dictant  à  Toreille 
une  admirable  doctrine. 

La  vierge  séraphique  du  Carmel  tenait  ce  livre  en  haute 
estime  :«  Comme  l'oraison  est  la  vie  de  Pierre  d'Alcantara 
depuis  de  si  longues  années,  il  en  a  parlé  dans  son  Traité 
d'une  manière  admirablement  utile  aux  âmes  qui  s'adonnent 
à  ce  saint  exercice.  » 

Enfin,  le  dernier  trait  caractéristique  de  saint  Pierre  d'Al- 
cantara  est  celui  de  réformateur.  Nul  ne  fut  plus  ardent  pour 
exciter  ses  frères  en  religion  à  la  pratique  rigoureuse  de  la 
pauvreté,  de  la  mortification  et  de  toutes  les  observances  sé- 
raphiques.  Comme  l'atteste  le  Souverain  Pontife  Clément  IX  : 
«  il  établit  les  règles  les  plus  saintes  dans  plusieurs  couvents 
de  son  ordre,  au  couvent  de  Saint-Onuphre  dans  la  Province 
de  Saint-Gabriel,  au  couvent  de  Saint-Michel,  à  Plasencia, 
et  ailleurs.  Nommé  définiteur  et  gardien,  puis  choisi  par  le 
suffrage  unanime  de  ses  frères  comme  provincial  de  la  Pro- 
vince de  Saint-Gabriel,  il  s'appliqua  à  rendre  son  gouverne- 
ment utile  par  la  force  de  ses  exemples  et  de  ses  paroles,  et 
promulgua  plusieurs  constitutions  propres  à  faire  refleurir 
dans  son  état  la  primitive  observance.  Il  alla  jusqu'en  Por- 
tugal^ aider  à  l'établissement  et  au  progrès  de  la  province 
de  TArabida  récemment  fondée. 

«  Désirant  mettre  en  vigueur,  le  plus  tôt  possible,  les  ré- 
formes et  en  propager  l'observance,  il  parvint  malgpré  les  plus 
grands  obstacles,  avec  l'assistance  divine  et  le  concours  de 
l'autorité  apostolique,  à  construire  près  du  Pedroso,  au  dio- 
cèse de  Coria,  en  Béturie  ou  Estramadure,  un  très  petit  et 
très  pauvre  couvent,  le  premier  de  sa  réforme,  sous  le 
vocable  de  l'Immaculée  Conception  ;  et  là,  avec  quelques 
compagnons,  il  fit  revivre  l'esprit  apostolique  de  son  Père 
saint  François.  Bientôt,  nommé  commissaire  général^de  la 
nouvelle  réforme,  par  le  Souverain  Pontife  Paul  IV,  prédéces- 
seur^du  Pape  Clément  et  le  nôtre  il  érigea  divers  couvents  ; 
avec  ces  couvents  et  plusieurs  autres  qui  se  soumirent  vo'- 
lontairement  à  sa  direction,  il  constitua  la  Province  de  saint 
Joseph.  Quelque  temps  après,  il  envoya  un  certain  nombre 
de  ses  compagnons  dans  le  royaume  de  Valence,  et  y  jeta  les 


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166  SAINT  PIBRRE  D'ALCANTARA  ET  SAINTE  THÉRÈSE 

fondements  de  la  Province  de  Saînt-Jean  Baptiste.  Enfîn,  ce 
genre  de  vie  si  rigoureux  fut  adopté  dans  les  monaôtères  de 
diverses  Provinces  d'Espagne  et  se  propagea  heureusement 
jusque  dans  les  Indes  et  au  Japon,  où  beaucoup  de  religieux 
Réformés  obtinrent  la  couronne  du  martyre.  » 

Le  zèle  apostolique  ne  manquait  pas  non  plus  à  saint  Pierre 
d'Alcantara.  Comme  François  d'Assise,  il  aurait  penché 
plutôt  du  côté  de  la  vie  contemplative  que  du  côté  de  la  vie 
active.  Mais,  comme  son  bienheureux  Père,  il  sacrifia  ses 
goûts  personnels  à  la  gloire  de  Dieu  et  au  bien  des  âmes.  Les 
historiens  nous  le  montrent,  parcourant  les  villes  et  les 
villages  de  l'Andalousie,  et  marquant  chacune  de  ses  stations 
par  d'innombrables  conversions.  Il  apparaissait  dans  les 
chaires  sacrées,  nous  disent-ils,  comme  un  ange  envoyé  de 
Dieu,  pour  inspirer  l'esprit  de  pénitence  aux  pécheurs,  el 
pour  embraser  les  justes  du  feu  de  l'amour  de  Dieu.  C'est 
qu'il  joignait,  à  de  grands  talents  naturels,  une  connaissance 
parfaite  des  voies  intérieures,  et  ce  vif  sentiment  des  choses 
de  Dieu,  qui  ne  s'acquiert  pas  par  l'étude,  inaîs  qui  est  le 
fruit  de  la  grâce  et  de  la  prière.  Comme  le  vénérable  Jean 
d'AvîIa,  surnommé  l'Apôtre  de  l'Andalousie,  comme  le  domi- 
nicain Louis  de  Grenade,  comme  le  Jésuite  Balthazar  Alvarez 
et  plusieurs  autres  persjonnages  de  son  temps,  si  renommés 
par  leur  expérience  dans  la  conduite  des  âmes,  saint  Pierre 
d'Alcantara  possédait,  au  plus  haut  degré,  ce  qu'on  appelle 
«  la  science  des  sciences  »  c'est-à-dire  Part  d'élever  peu  à 
peu  les  âmes  jusqu'aux  plus  hauts  degrés  de  l'amour  divin. 
Sa  vue  seule  instruisait;  on  disait  de  lui  qu*îl  lui  suffisait  de 
paraître,  pour  opérer  des  conversions,  pour  toucher  les  coeurs 
et  faire  couler  les  larmes.  Afin  de  graver  plus  profondément 
le  souvenir  de  la  Passion  de  Notre-Seigneur  et  des  grâces 
de  Dieu,  parmi  les  populations  qu'il  avait  évangélisées,  îl  ne 
les  quittait  jamais  sans  avoir  érigé  solennellement  une  croix 
"^u  milieu  d'elles.  C*est  lui  qui  introduisit  Tusage  des  planta- 
tions de  croix  à  la  fin  des  missions.  Les  prélats,  les  grands 
•d'Espagne,  les  princes  de  la  Cour,, lui  témoignaient  laptus 
haute  vénération,  comme  le  peuple  et  les  personnes  de  son 
rang.  Charfes-Quint  disait  de  lui  :  «  il  n'est  pas  de  la  terre, 
c'est  un  ange  du  ciel  »,  et  îl  voulut  se  mettre  sous  sa  direc- 


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SAim  PIinaB  R'ALCANTAIIA  et  B.UKTB  TBÉAèSE  167 

tiafi.  Mttia,  1^  aaiut  refusa  par  humiHié,  et  pour  n'être  pas 
obligé  de  TÎwe  au  milieu  des  diatracttoiis  de  la  oaur. 

H  Dieu  prouva  par  de  grands  miraolea,  lidOBa^uoua  d»ne  la 
Bulle  de  canonisation,  combien  il  aiaEieit  aon  fidèle  serviteur. 
PlusieuPfi  foia,  le  saint  fniaaionn<«ire,  dans  aae  coursée  apos- 
toU^ueSi  put  traverser  a  pied  le  Tage  et  d'autree  rivières.  Un 
b&ton,  planta  par  lui  prend  auaeitôt  racine,  devient  un  figuier 
qui  germe,  croit,  et  produit  successivement  une  tige,  des 
branches,  des  fleure  et  des  fruits  dans  la  saison.  Un  jour 
qu'il  retournait  d' Avila  au  couvent  d'AreijiaB,  il  eut  été  enseveli 
aoua  la  neige  qui  tombait  à  flocons  apaisât  avec  violence,  ^i 
par  la  force  de  ses  prières,  la  neige  ne  fût  restée  suspendue 
en  Tair  et  n'eût  formé  au-dessus  de  sa  tète,  une  sorte  de 
dôme  éclatant  de  blancheur,  lui  servant  d'abri  au  milieu  de  la 
bourrasque.  Des  pluies  même  torrentielles  n'osaient,  pour 
ainsi  dire,  pas  le  mouiJler,  et,  un  jour  qu'il  offrait  l'auguste 
sacrifice  de  la  messe,  elles  le  respectèrent,  lui  et  tous  les 
^aaiataQta,  » 

Une  autre  fois,  pendant  qu'il  célébrait  les  saints  mystères 
devant  la  vierge  du  Carmel ,  il  aperçut  saint  François 
d^Asaise  et  aaint  Antoine  de  Padoue  qui  l'assistaient  invisi- 
blâment  à  Tautel^  vomme  diacre  et  aous-diacre. 

<c  Su  un  nwt,  dit  encore  Glémejxt  IX^  il  était  ai  agréable 
à  Dieu,  qu'il  fut  révélé  à  sainte  Thérèse,  que  tout  vœu  ac- 
compagné de  rintercession   du  bienheureux   Pierre  serait, 
toujours  exaucé,  et  la  vierge  séraphique  assure  en  avoir  fait 
elle-îaême  l'expériQuce.  » 

Sur  la  fin  de  sa  vie,  saittt  Pierre  d'Alcantara  transfiguré 
par  la  pénitence,  par  ses  oraisons  continuelles,  et  par  les 
efl^usions  de  l'esprit  divin,  paraissait  déjà  appartenir  à  l'autre 
mx>nde.  On  aurait  dit  que  son  âme  était  prête  à  déployer  ses 
ailes  pour  s'envoler  au  ciel. 

«  Enfin  riche  de  mérites  devant  Dieu  et  devant  les  hommes, 
notre  bienheureux  ressentit,  à  l'âge  de  soixante  ans,  des  dou- 
leurs violentes  accompagnées  de  fièvre.  Les  infirmités  ne 
faisaient  qu'augmenter  sa  sérénité  ;  il  défendait  les  larmes 
à  sa  famille  religieuse,  désolée  de  perdre  un  Père  bien-aimé. 
Après  avoir  reçu  les  sacrements  de  l'Eglise,  non  couché 
mais  agenouillé  sur  la  terre,  il  annonça  l'heure  de  sa  mort, 


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168  ^     SAINT  PIERRE  D'ALCANTARA  ET  SAINTE  THÉRÈSE 

et  tomba  bientôt  dans  une  sublime  extase.  Puis,  ayant  repris 
ses  sens,  il  s^écria  :  laetatus  sum  in  his  quœ  dicta  sunt  mihi: 
in  domum  Doniini  ibimus..  Et,  bénissant  ses  frères  de  la  main, 
il  leur  adressa  ces  paroles  :  «  Ne  voyez-vous  pas,  mes  frères, 
la  très  sainte  Trinité,  la  glorieuse  Vierge  Marie  et  saint  Jean 
TEvangéliste  ?  »  Quand  il  eut  dit  ces  mots,  toujours  à  genoux, 
son  âme  s'envola  au  ciel,  et  sainte  Thérèse,  qui  se  trouvait 
assez  loin  de  la  villjs  d'Avenas  où  Pierre  était  mort,  le  vil 
entrer  au  séjour  de  la  félicité  éternelle  par  une  voie  lumi- 
neuse. Il  lui  apparut  souvent  dans  la  suite,  pendant  qu'elle 
priait,  comblé  d'une  gloire  immense,  et  rayonnant  d'une 
éblouissante  lumière  :  «  O  heureuse  pénitence  qui  m'a  valu 
tant  de  bonheur  !  »  (1) 

F,  René  de  Nantes. 
{A  suivre.) 


(1)  Bulle  de  canonisation.  —  Mort  le  19  octobre  1562  danç  la  soixante- 
treizième  année  de  son  âjçe,  Pierre  d'AIcantara  fut  béatifié  par  Grégoire  XV 
en  1622,  et  canonisé  par  Clément  IX,  l'an  1669.  Les  Franciscains  qui  avaient 
embrassé  sa  réforme  reçurent  et  gardèrent  de  lui  un  précieux  héritage  :  son 
esprit  de  pénitence  et  d'oraison.  Connus  sous  le  nom  de  Déchaussés  ou  Al- 
cantarins,  ils  formèrent  une  branche  de  la  grande  famille  de  TObservance. 
Ils  se  multiplièrent,  non  seulement  en  Espagne  et  en  Portugal,  mais  jusque 
dans  les  Philippines,  le  Japon,  la  Chine  et  certaines  contrées  de  l'Amérique. 
Ils  ont  donné  à  l'Ordre  et  à  l'Eglise  vingt-deux  saints  ou  bienheureux.  On 
peut  dire  que  leur  ferveur  réchauffa  celle  des  autres  Mineurs  du  menu- 
pays,  en  sorte  que  l'Espagne  est  restée  l'un  des  pays  du  monde  où  l'ordre 
de  saint  François  a  clé  le  plus  florissant  et  &  pénétré  le  plus  efficacement  'J«* 
son  esprit  les  mœurs  privées  et  publiques. 


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NOTRE  ARCHITECTURE  RELIGIEUSE 

AU  MOYEN   AGE 

[sttit^  et  fin). 


Les  coHStructeurs  du  XIIP  siècle  avaient  taillé  de  la  be- 
sogne» on  vient  de  le  vo^ir,  à  ceux  qui  devaient  leur  succéder. 
Ces  derniers,  de  Philippe  YI  à  Charles  VI II,  terminèrent  ou 
transformèrent  plus  d'édifices  qu'ils  n'en  créèrent.  La  néces- 
sité d-une  multitude  d'églises  nouvelles  ne  s'imposait  pas,  et, 
d'ailleurs,  les  guerres  et  les  troubles  sociaux  rendaient  im- 
possible un  grand  mouvement  de  constroctioai.  Il  y  eut  tou- 
tefois plusieurs  périodes  d'activité. 

A  Rouen,  on  para  la  cathédrale  de  portails  latéraux  luxueu- 
sement ouvragés,  et  Tan. réussit  à  élever,  moins  les  tours  de 
Touest  et  la  façade,  l'église  de  Saint-Ouen.  Ce  devait  être  le 
mieux  réttssi,  le  plus  impressionnant  des  édifices  religieiix 
du  nord.  A  Reims,  la  nef  de  la  cathédrale  ayant  été  agrandie, 
il  fallnt  recoŒLStruire  la  façade.  A  Caen,  l'église  Saint-Pierre 
reçut  un  clocher  de  grand  aspect.  A  SadMfc-Omer,  on  com- 
mença la  nouvelle  église  de  Saint-Bertin,  dottt  il  ne  reste  que 
des  ruines  dominées  par  une  tour,  et  à  Metz,  la  grandiose 
église  de  Saôat-Etienne,  dant  la  construction  allait  demander 
des  siècles.  A  Bordeaux,  on  acheva  le  chœur  de  la  cathédrale. 
'La  iaçade  et  les  -flèches  de  la  cathédrale  de  Séez,  le  chœur  de 
celle  de  Madrlleza'is,  le  clocher  de  Tulle,  la  Sainte-Chapelle  de 
Riomdadenit  du  XI V  siècle. 

Elevés  lou  covrtiniiés  d'après  le  système  at*chitectoniqire  de 
Tàge  ppéoédent^  ces  édifices  mi<»Bftrei!it  combien  les  maîtres 
d'œuvre  du  noîrd  et  du  centre  ressemblaâewt  peu  à  leurs  ai»és. 
N€iiL  settlemeoQrt;  ils  n'en  avaient  pas  Tinte lligenrte  sini&plicité, 
la  fcNTce  sepeine,  la  satine  Vision,  mais  encore  ils  en  exagé- 
raient les  dèfiauts.  En  vue  de  rendr^e  les  piles  et  les  -voètes 
plus  légères,  plus  élégantes,  ils  augmentèrent  Les  lignes  ver- 
Ticales  des  faisceaux  des  premières  ou  les  adornèrent  dem&u- 

E.  F.  —  X.  -  12 


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170  NOTRK  ARCHITECTURE  RELIGIEUSE  AU  MOYEN  AGE 

lures  et  de  profils  aux  types  complexes,  et  ils  dissimulèrent 
les  triangles  des  secondes  sous  un  jeu  de  croisées  d'ogives 
supplémentaires.  Cétait  accuser  les  défectuosités  du  système 
qu^ils  prétendaient  perfectionner.  Au  lieu  de  donner  de  la 
grâce  aux  organismes  de  leurs  édifices,  ils  l^s  amaigrirent 
trop  souvent  jusqu'à  Témaciation. 

Déjà,  dans  les  dernières  années  du  Xlll*  siècle,  des  traces 
de  décadence  étaient  apparues.  On  en  relève  sur  la  façade 
de  Saint-Nicaise  de  Reims,  dans  le  chœur  de  Saint-Pierre 
t'  de  Beauvais^  dans  Saint-Urbain  de  Troyes.  Les  architectes 

de  ces  deux  dernières  églises  s'étaient  lancés  dans  de  folles 
témérités.  Jaloux  de  dépasser  en  hardiesse  les  constructeurs 
d'Amiens  et  de  Reims,  de  réaliser  des  édifices  stupéfiants 
par  leur  hauteur  et  leur  légèreté,  ils  diminuèrent  tellement 
;:;  les  points  d'appui,   abusèrent  avec  tant  d'insouciance  des 

pv;.  porte-à-faux  qu'ils  compromirent  la  solidité  de  leur  œuvre. 

si'  Ils  la  voulaient  légère  d'apparence,  ils  la  rendirent  maté- 

^^  riellement  fragile.  Le  chœur  de  Beauvais,  véritable  défi  au 

j  bon  sens,  s'écroula  quatorze  ans  après  son  érection,  renver- 

\;:  sant  quelques-uns  des  arcs-boutants  et  mettant  en  péril  les 

autres  parties  du  vaisseau.  Sans  doute,  cette  leçon  porta 
des  fruits.  Cependant,  les  constructeurs  du  nord  furent  loin 
de  se  préoccuper,  comme  il  aurait  fallu,  de  l'équilibre  de  leurs 
masses.  Alors  qu'ils  continuaient  de  leur  imposer  des  hau- 
teurs hyperboliques  et  d'amincir  les  points  d'appui  des  clo- 
chers^ils  se  contentaient  de  fondations  insuffisantes  et  parfois 
de  matériaux  médiocres.  D'autre  part,  le  sentiment  de  l'har- 
monie s'était  altéré  en  eux.  Ils  croyaient  embellir  leurs 
ossatures  de  pierre,  en  les  recouvrant  avec  profusion  de  reliefs 
plusou  moins  sculptés.  Signe  évident  de  dégénérescence/ils 
accordaient  une  importance  considérable  au  métier.  La  vir- 
tuosité de  l'exécution  leur  faisait  accepter  le  maniérisme 
des  arrangements.  Néanmoins,  malgré  leurs  lacunes  et  leurs 
exagérations,  les  meilleurs  eurent  assez  de  qualités  et  de  sa- 
voir pour  élever  quelques  constructions  de  haut  intérêt 
comme  Saint-Ouen  et  la  Sainte-Chapelle  de  Riom,  type  d'har- 
monie sévère,  d'art   ascétique  (1),    ou  d'appréciables   mor- 

(1)  Ce  chef-d'œuvre,  dû  à  Gui  de  Dammartin,   se  trouve  dans  le  nouveau 
palais  de  justice. 


1^ 


^^.\ 


t^ 


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NOTRE  ARCHITECTURE  RELIGIEUSE  AU  MOYEN  AGE  171 

ceaux,  tels  les  délicats  portails  de  la  cathédrale  de  Rouen^ 
les  flèches  de  Séez,  le  clocher  de  Saint-Pierre  de  Caen,  chef- 
d'œuvre  de  Tarchitecture  normande. 

Tout  en  payant  tribut  au  goût  du  jour,  à  l'esthétique  ré- 
gnante, les  constructeurs  du  raidi  firent  preuve  d'un  esprit 
plus  rationnel  que  leurs  confrères  du  nord  et  se  gardèrent 
de  leurs  égarements.  Ils  avaient  bien  adopté  la  voûte  sur 
croisée  d'ogives,  mais  encore  pénétrés  des  traditions  de 
l'antiquité  mieux  en  concordance  avec  leur  sentiment  de 
Téquilibre,  leur  entente  de  l'ordonnance,  ils  s'en  tenaient 
presque  toujours  aux  églises  à  nef  unique,  dont  ils  n'accen- 
tuaient les  contreiorts  qu'à  l'intérieur.  Ainsi  réalisaient-ils 
la  solidité  désirable.  Quanta  l'harmonie,  ils  l'obtenaient  en 
aménageant,  entre  les  saillies  des  contreforts,  des  chapelles 
surmontées  par  une  galerie  ou  des  tribunes. 

Le  type  de  ces  édifices  est  la  vaste  et  majestueuse  cathé- 
drale d'Albi.  Construite  pour  servir  de  forteresse  en  même 
temps  que  d'église,  elle  présente  un  très  heureux  alliage 
d'éléments  religieux  et  militaires.  Sa  façade  est  d'une  aus- 
tère sobriété,  ses  contreforts  ont  un  caratère  de  tours  flan- 
quantes^ ses  tours,  que  relient  des  travées  à  valeur  de  cour- 
tines, sont  crénelées  et  munies  de  mâchicoulis,  son  clocher 
occidental  constitue  un  donjon  (1). 

C'est  également  avec  une  seule  nef  que  furent  érigées, 
au  cours  des  XIV®  et  XV*'  siècles,  la  cathédrale  de  Saint- 
Bertrand  de  Comminges,  Saint-Nazaire  de  Carcassonne, 
les  églises  de  Lodève,  de  Perpignan,  de  Condom,  de 
-Gaillac,  de  Montpezat,  de  Moissac.  Les  voûtes  de  cette  der- 
nière se  distinguent  parjleur  originale  construction.  Etablies 
sur  croisées  d'ogives,  elles  ont  été  bâties  d'après  les  pro- 
cédés romains  ;  leurs  reins  reçurent  en  guise  de  muscula- 
ture des  jarres]  en  terre  cuite  hourdées  en  un  mortier  de 
chaux  desplus'solides,  et  des  voûtains  en  briques  romaines 
qu'unit  une  aire  de  terre  cuite  supportant  les    tuiles   à  type 


(i)  Commencée  en  1282,  cette  cathédrale  ne  fut  entièrement  terminée  que 
^ans  les  premières  années  du  XVI*  siècle.  De  cette  époque,  datent  le 
porche  de  la  porte  sud  (dit  le  Baldaquin),  son  jubé,  la  clôture  et  les  stalles 
-de  son  chœur,  et'  aussi  ses  peintures. 


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172  NOTRE  ARCHITBCTURË  RELIGIEUSE  AU  MOYEN  AGE 

antiquQ  de  la  toiture.  Au  coetraire,  Tabside  et  le  transept 
de  Saint-Nazaire  portent   Tempreinte  septentrionale. 

Au  XV^  siècle,  la  décadence  de  l'architecture  religieuse 
médiévale  se  modifia  sans  s'arrêter  ;  le  style  dit  flamboyant 
fut  sa  dernière  phase.  Apparu  vers  1440,  ce  style  atteignait  à 
son  apogée  sous  Louis  XI.  Des  courbures  tourmentées  aux 
cintres  extérieurs  des  portes  et  autres  grandes  ouvertures, 
des  meneaux  à  forme  de  flammes  aux  fenêtres  et  aux  roses, 
des  lobes  au  contour  lancéolé,  des  archivoltes  et  des  piliers 
anémiés,  des  moulures  amenuisées,  Tabsence  de  chapiteaux 
ou  leur  atténuation,  tels  sont  les  principaux  caractères  de 
cette  arcbiteetonique  qui  &e  répandit  fort  vite  dans  toutes 
les  provinces.  Sous  Charles  VII,  sous  Louis  XI,  on  se  remit 
avec  ardeur  à  la  construction.  Il  y  avait  tant  de  ruines  à  ré- 
parer, tant  de  monuments  à  teirminer  ou  à  transformer  î  Et 
l'on  tenait,  d'ailleurs,  à  dresser  de  nouveaux  sanctuaires.  Ce 
fut  le  début  de  Timmense  mouvement  qui  devait  se  prolon- 
ger jusqu'au  milieu  du  XVI®  siècle.  Le  mouvement  du 
Xllï*^  siècle  devait  en  grande  partie  son  impulsion  au  clergé, 
celui  du  XV®  eut  pour  principaux  moteurs  les  diiFérents 
groupes  de  la  société  laïque. 

On  poursuit  alors  la  construction  des  cathédrales  de  Rodez, 
de  Clermont,  d'Arras,  d'Orléans,  des  églises  abbatiales  de 
Vendôme,  de  Saint-Wandrille,  de  Saint-Jean  d'Angély,  de 
Saint-Quentin,  de  la  Collégiale  Notre-Dame  de  Saint-Omer. 
On  rajeunit  les  églises  de  Saint- Aignan  d'Orléans  etdeSaint- 
Riquier  en  Picardie  ;  on  complète  celle  de  Saint-Jean-des- 
Vignes  àSoissons,  on  remanie  l'oratoire  de  Notre-Dame  de 
Roc-Amadour,  on  reconstruit  la  crypte  du  Mont-Saint- 
Micbel,  la  chapelle  du  Père  Abbé  à  Cluny.  On  agrandit  la 
cathédrale  de  Saintes^  on  embellit  celles  d'Evrenx  et 
d'Autun. 

Notre-Dame  de  Chartres  s'orne  du  clocher  neuf  si  gra- 
cieusement effilé,' la  collégiale  Notre-Dame  à  Saint- Lô  de 
deux  tours  jumelles.  Des  flèches  sont  ajoutées  aux  cathé- 
drales de  Mende,  de  Saint-Malo,  de  Bordeaux  ;  de  plus,  ces 
deux  dernières  s'augmentent  d'une  tour,  comme  Tabbaye  de 
Saint-SavLn.  A  Senlis,  on  achève  le  transept  ;  celui  de  Beau- 
vais  et  celui  de  Sens  sont  édifiés,  ainsi  que  leurs  portails, 


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NOTRE  ARCHITECTURE  RELIGIEUSE  AU  MOYEN  AGE  \Ti 

avec   une    admirable     maîtrise    par  Martin  Chambiges  (1). 

On  termine  les  façades  de  Saint-Jean  de  Lyon  et  de  Notre- 
Dame  d'Amiens,  celle-ci  (l'occidentale)  assez  piteusement; 
par  contre  on  transforme  avec  beaucoup  de  bonheur,  sous  la 
direction  de  Pontifz,  celle  de  la  cathédrale  de  Rouen,  qui 
reçoit  en  outre  sa  fameuse  tour  de  Beurre  et  les  premières 
pierres  du  clocher  central  (2). 

Les  cathédrales  devienne,  de  Tours  et  de  Toul  sont  dotées 
de  façades,  et  l'on  en  commence  d'importantes  à  Auxerre,  à 
Troyes,  à  Bayonne.  On  édilSe  Notre-Dame  de  la  Riche  h 
Tours,  Notre-Dame  de  l'Épine,  près  Châlons,  les  églises  de 
Sa'int-Maclou  à  Rouen,  de  Caudebec,  de  Saint-Germain  à 
Argentan  et  à  Amiens,  de  Saint-Maurice  à  Lille,  de  Saint- 
Nicolas-du-Port,  près  Nancy,  la  chapelle  des  Morts  à  Avioth 
en  Lorraine,  celle  de  Saint-Hubert  sur  les  remparts  d'Am- 
boise,  la  sacristie  de  la  cathédrale  de  Bourges.  Jean  Gaussel 
élève,  à  Paris,  la  façade  et  le  porche  de  Saint-Germain 
l'Auxerrois  (1435  à  1439).  Saint-Sauveur  d'Aix-en-Provence 
reçoit  un  superbe  portail  (1476),  On  jette  enfin  les  fondations 
de  Saint-Wulfran  d'Abbeville  et  de  la  cathédrale  d'Auch. 

La  crypte  ou  église  basse  du  mont  Saint-Michel  fut  établie 
sur  les  ruines  de  l'église  romane,  dont  le  choeur  s'était  écroulé 
en  1421.  Les  construcrteurs  se  montrèrent  adroits,  surtout 
dans  rétablissement  de  la  galerie  dite  trîforium  ;  par  contre, 
ils  firent  preuve  d'une  incroyable  insouciance  dans  l'érection 
des  arcs-boutants,  qu'ils  rendirent  grêles,  partant  d'un  effet 
décoratif  insuffisant,  peu  en  concordance  avec  le  monument. 
Ce  fut  plutôt  le  triomphe  des  tailleurs  de  pierre,  lesquels, 
comme  les  ornemanistes,  déployèrent  une  véritable  virtuosité. 
Les  constructeurs  qui  transformèrent  Toratoire  de  Roc-Ama- 
dour  agirent  aussi  avec  habileté  et  ils  eurent  le  bon  goût  de 
respecter  maints  vestiges  d'architectonique  [romane,  parmi 
lesquels  une  chapelle  à  moitié  taillée  dans  le  roc.  Quelques- 
uns,  dont  l'auteur  de  la  chapelle  de  Saint-Hubert,  firent  en 

(1)  Ces  transepts  ne  furent  terminés  qu'en  1513. 

(1)  De  typiques  exemples  de  flamboyant  se  relèvent  sur  ces  divers  mor- 
ceaux, ainsi  que  sur  l'escalier  de  la  bibliothèque  du  chapitre  de  la  même 
cathédrale,  sur  la  grande  rose  de  Saint-Ouen,  sur  Saint-Maclou  et,  à  Paris, 
sur  Saint^Germain  l'Aiixerrois. 


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174  NOTRE  AROUITfiCTURE  RELIGIEUSE  AU  MOYEN  AGE 

pierre  œuvre  de  subtils  joailliers.  D'autres  réussirent  à 
merveille  certains  morceaux  :  les  flèches  de  Mende,  le  clocher 
de  Caudebec,  la  lanterne  d'Avioth,  la  tour  centrale  de  Saint- 
Maclou(l).CedernierédiBce,  dont  les  plans  sont  dus  à  Pierre 
Robin,  offre  d'ailleurs  d'élégantes  proportions  ;  Saint-Nico- 
las-du-Port  clôt  dignement  la  période  des  églises  médiévales. 

Partout,  en  somme,  les  architectes  firent  preuve  d'ingé- 
niosité et  de  savoir,  mais  ils  étaient  facilement  entraînés  au 
maniérisme  par  leurs  recherches  trop  complexes.  Ne  sachant 
plus  comment  innover,  ils  imaginèrent,  dans  la  seconde 
moitié  du  siècle,  de  prendre  à  l'architecture  civile, 'alors  très 
florissante,  plusieurs  de  ses  éléments,  entre  autres  l'arc  en 
accolade  ou  en  anse  de  panier  et  les  baies  rectangulaires  à 
angles  arrondis.  Le  portail  de  la  cathédrale  d'Alençon  (fa- 
çade occidentale)  fournit  un  exemple  bien  caractéristique  de 
la  préciosité  avec  laquelle  certains  disposaient  ces  éléments. 

Le  système  architectonique  du  moyen-âge  avait  été  comme 
ces  feux  de  bois  qui  ne  font  qu'une  flambée  ;  au  déclin  de  sa 
phase  de  splendeur,  éblouissante  mais  éphémère,  il  avait  dé- 
généré et,  après  une  dernière  lueur,  s'était  définitivement 
éteint. 

Dès  la  seconde  moitié  du  XIV®  siècle,  la  Bourgogne  et  la 
Bretagne  étaiçnt  de  remarquables  foyers  d'art.  André  de 
Dammartin  avait  élevé  en  1383  la  chapelle  de  la  Chartreuse 
de  Dijon.  Sur  la  terre  armoricaine,  on  construisit  surtout  à 
Tépoque  suivante.  La  cathédrale  de  Tréguier  était  commen- 
cée, on  entreprit  celles  de  Quimper,  de  Nantes,  deSaint-Pol- 
de-Léon,  et,  dans  cette  dernière  ville,  le  Kreizker  (église  du 
Christ)  au  très  original  clocher.  Ces  différents  édifices  offrent 
un  mélange  savoureux  de  caractère  régional  et  de  caractère 
normand.  C'est  aussi  le  cas  des  sanctuaires  de  pèlerinage 
rebâtis  alors  à  Guingamp,  à  Locrenan,  à  Saint-Herbot,  à 
Saint-Jean-du-Doigt,  à  Faouct,  au  Folgoel.  L'église  de  ce 
dernier  lieu  et  la  chapelle  du  précédent  se  distinguent  par 
leur  jubé,  celui  de  la  première  en  granit,  celui  de  la  seconde 
en  bois,  et  magnifique. 

On   n'édifia  qu'un  petit  nombre  de  constructions  monas- 

(1)  Sa  flèche  à  jour  est  un  travail  moderne  comme  le  clocher  de  Bordeaux. 


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NOTRE  ARCHITECTURE  RELIGIEUSE  AU  MOYEN  AGE  TS 

tiques  pendant  la  dernière  partie  du  moyen-âge.  La  plupart 
ont  été  saccagées  odieusement.  C'est  une  bonne  fortune 
étonnante  que  l'on  puisse  encore  admirer,  avec  quelques 
vestiges  des  Chartreuses  de  Dijon  et  de  Villefranche-en- 
Rouergue,  le  cloître  de  Cadouin  (Dordogne). 

A  l'étranger,  notamment  en  Flandre  et  en  Allemagne,  les 
constructeurs  continuaient  de  s'inspirer  de  notre  art,  et  le 
concours  de  nos  maîtres  d'œuvre  était  toujours  demandé. 
En  1343,  Mathieu  d'Arras  avait  fourni  les  plans  de  la 
cathédrale  de  Prague  ;  c'est  un  Boulonnais,  Pierre  Amel, 
qui  commença  celle  d'Anvers,  ce  minutieux  et  surprenant 
assemblage  de  tous  les  éléments  de  l'architecture  médiévale. 
En  Espagne,  c'est  d'après  le  système  français  que  furent 
érigées  les  cathédrales  de  Palencia,  d'Oviedo,  de  Pampe- 
lune,  de  Valence,  de  Barcelone  ;  en  Italie,  Téglise  haute 
d'Assise,  cette  sœur  delà  cathédrale  d'Albi,  et  les  dômes  de 
Sienne  et  d'Orvieto  (1). 

Dans  l'ile  de  Chypre,  où  notre  influence  régnait  sans  con- 
teste au  XIV*  siècle,  de  nouvelles  églises  affirmaient  la 
valeur  de  notre  art.  La  cathédrale  de  Saint-Nicolas  et  l'église 
de  Sainte-Sophie,  qui  embellissent  Famagouste  de  leurs 
ruines  encore  imposantes,  ne  différaient  guère  de  leurs  pro- 
totypes de  France  que  parleur  couverture  en  terrasse  horizon- 
tale. Peu  après,  des  édifices  de  même  caractère  couvrirent 
la  terre  de  Rhodes. 

Au  XVI*  siècle,  on  continua,  dans  quelques-unes  de  nos 
provinces,  de  construire  les  églises  de  la  même  manière 
qu'à  l'époque  précédente,  Saint-Nicolas  de  Brou,  à  Bourg-en- 
Bresse,  Saint-Merri,Sainl-Etienne-du-Mont  à  Paris,  le  chœur 
de  Saint-Vincent  de  Rouen,  le  portail  septentrional  de  la 
cathédrale  d'Evreux  en  sont  des  exemples  notables.  Mais  le 
secret  de  l'art  simple  et  grandiose,  des  harmonies  bellement 
expressives  était  perdu.  La  mieux  travaillée,  la  plus  précieu- 
sement adornée  de  ces  églises,  celle  de  Brou,  ne  dégage  que 
le  charme  un  peu  maladif  des  ouvrages  de  décadence  (2). 

(1)  C'est  l'église  des  Cisterciens  de  San  Galgamo,  dont  le  type  était  français, 
qui  servit  de  modèle  pour  la  cathédrale  de  Sienne. 

(2)  Les  travaux  de  celte  église,  édifiée  pour  servir- de  châsse  à  des  mauso- 
lées, furent  dirigés  par  le  Brugeois  Louis  van  Boghen  (1506-1536). 


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17«  NOTRR  AlCJfelTECTURE  afiUâllËUSE  AU  MOYEN  ME 

Dans  quelqiites  endroits,  onesâay»Taîtt<emeiitdecombtiMar, 
cAjnmê  à  S«i&t-Eus4;ache  de  Paris,  les  èlé méats  architecto* 
ni<|Uies  <ie  ooCre  laoyen-âge  atvec  ceux  de  ranti^uité  gréc«>- 
rofiObaïkiie,  ou  de  [eur  assigner  à  ckacun  u»e  partie  d-e  Tédifice, 
comme  à  Saint-Miefael  de  Dijon.  Ailleurs,  par  exemple  à 
Noire-Dftme  de  la  Ferté-BerHard,  daas  le  Maine,  on  s'ingé- 
nia, sans  obtenir  »utre  chose  que  des  effets  curieux,  à  ré- 
naveat  le  flanaibayant.  ^ 

.  «  A  proprement  parler,  dit  Palustre,  Téglise  française  de 
la  Renaissance  ne  se  distingue  et  ne  saurait  se  distiEfcguer 
par  aucune  disposition  spéciale.  Pian,  coupe,  et  élévation 
sdnt  empruntés  a^ux  édiiSces  analogues  du  XilP  siècle.  Les 
architectes  ont  les  yeux  fixés  sur  le  type  le  plus  remarquable 
de  la  région  où  ils  bâtissent,  aioisi  que  cela  se  voit  à  pro{>os 
de  Saint-Eustacbe.  Pierre  Len»ercieir,  qui  a  conameacé  les 
travaux  em  1532,  Nicolas,  son  fils,  qui  les  a  continués  en  1578, 
Charles  David,  gendre  de  ce  dernier,  qui  les  a  terminés  en 
1629,  poursuivent  jusque  dans  des  détails  assez  singuliers 
l'imitation  de  Notre-Dame.  Comme  à  la  cathédrale-  de  Paris, 
bien  que  partout  depuis  longtemps,  on  s'en  tienme  aux  pans 
coupés,  le  rond-point  se  termine  en  demi-cercle.  De  même, 
les  doubles  bas  côtés  sont  interrompus  par  un  transept  qui 
n'a  de  saillie  qu'en  hauteur,  les  chapelles  au  pourtour  al- 
fectent  la  forme  rectangulaire  (1)  ». 

Lorsqu'au  XII'  siècle,  notre  architecture  eut  pris  un  carac- 
tère ethnique,  elle  resta  chrétienne  et,  de  plus  en  plus, 
s'imprégna  de  mysticisBOEe.  Tout,  en  effet,  dans  les  églises 
élevées  d'après  le  système  qui  s'épanouit  à  l'époque  de  saint 
Louis,  tout  parle  à  la  piété  du  fidèle,  tout  concourt  à  élever 
son  àme  vers  Dieu,  à  ouvrir  son  cœur  à  l'Amour.  Biles  sont 
admirables^  non  seulement  par  leur  ordonnance^  mais  aussi 
par  leur  symbolisme  à  la  fois  très  élevé  et  très  artiste.  Onpettt 
dire  que  la  cathédrale  du  XIU*  siècle  est  le  temple  chrétien 
par  excellence,  car,  par  ses  dis{>ositions,  ses  formes  archilec- 
toniques  et  ses  figurés,  il  représente,  Lamennais  l'a  fort  bien 
montré,  la  création  dans  son  état  présent  et  dans  ses  rapports 
avec  fétat,  les  lois  et  les  futures  destinées  de  Thomme  (2). 

(1)  L*Archite>ctur€  de  la  Rtnaiss^nceM"^ ,  II,  p.  2't6-î47. 

(2)  LameMMÎs,  /^  VAri  tt  da  9e«fi,p.  ?t. 


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NOTRE  ARCHITECTURE  RELIGIEUSE  AU  MOYEN  AGE  177 

Regardons-nous  le  sol,  Timage  de  la  croix  nous  rappelle  que 
le  renoncement,  le  sacrifice,  l'abandon  à  la  volonté  sainte  sont  ' 
nécessaires  à  notre  salut  ;  jetons-nous  les  yeux  vers  la  voûte, 
que  font  paraître  plus  haute  encore  la  sveltesse  des  piliers  et 
la  courbe  légère  des  arceaux,  notre  esprit  prend  son  essor 
vers  la  céleste  patrie,  implorant  des  bénédictions  et  des 
grâces.  Autour  de  nous,  toutes  les  figures,  toutes  les  formes 
sont  graves,  harmonieuses,  apaisantes,  et  les  vitraux,  cvo- 
tateurs  des  vies  saintes,  entretiennent  une  atmosphère  pro- 
pice au  recueillement.  Des  figures  de  bienheureux  semblent 
en  oraison  et,  dans  les  profondeurs  du  vaisseau,  sous  Teffet 
de  certaines  demi-teintes,  les  pierres  môme  rayonnent  de 
Tadoration.  Aussi,  d'autres  que  les  énamourés  de  Jésus 
s  abandonnent-ils  à  cette  «  secrète  puissance  »  qui,  suave- 
ment, avec  une  infinie  délicatesse,  «  attire  vers  le  point  où 
convergent  les  longues  nefs,  là  où  réside  voilé  le  Dieu  ré- 
deiBpteur  de  rbo«ixàn>e  et  réparateur  de  la  création,  et  d'où 
éHUiAe  la  verUi  pJastîque  qui  imprime  au  temple  sa  forme  (i).  » 
L'architecture  à  laquelle  appartieiment  Notre-Dame  de 
Chartres,  la  basilique  de  Saint-Denis  et- la  Sainte-Chapelle 
de  Paris,  incite,  mieux  que  toute  autre  à  la  prière.  Il  suffit, 
pour  s'en  rendre  compte^  d'entrer  à  Saint-Séveriu  en  sortant 
de  Saint-Sulpice,  ou  d'étudier  comparativement,  soit  le 
Panthé&n,  soit  la  Madeleine  et  une  simple  chapelle  médié-' 
vale,  même  désaffectée^  même  à  moitié  ruinée.  On  peut 
critiquer  les  audaces  et  Tillogisme  des  maîtres  d'œuvre  de 
Tère  des  grandes  cathédrales,  il  faut  reconnaître  qu'ils  ont 
tracé  Tédifice  religieux  par  excellence.  Par  les  pr^portioiis 
qu'ils  sMlf^tèrent,  l'art  avec  lequel  ils  dessinèrent  et  équili- 
brèrent leur  organisme  architectonique,  ils  ont  vraiment  fait 
œuvre  de  spiritualistes.  Le  temple  antique  écrasait  Thomn^, 
l'église  chrétienne  le  relève,  le  console  et  l'exalte, 

Alphoxse  Gskmxib. 

(1)  LaïuenDaisy  Md.,  p   22 


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COUP    D'OEIL 

SUR  LE  TREIZIÈME  SIÈCLE  ITALIEN 

Suite  (1) 


2*  Article. 


La  prédication  était,  avant  saint  François,  rare,  sans  chaleur 
et  sans  éclat,  d'un  caractère  purement  doctrinal,  trop  sou- 
vent un  simple  tissu  de  textes,  choisis,  de  parti  pris,  parmi 
les  plus  obscurs  et  brodés  de  gloses  alambiquées,  un 
étalage  d'érudition,  une  recherche  de  concordances  bizarres 
entre  l'ancien  et  le  nouveau  Testament.  Les  sermons,  même 
des  hommes  les  plus  éminents  du  commencement  du  siècle, 
même  d'un  Innocent  III,  font  spnger  à  un  inextricable 
écheveau  d'idées  obscures,  allégoriques  ou  symboliques. 
Leur  effet  sur  le  peuple  était  nul,  pour  ces  raisons,  et  parce 
qu'ils  étaient  prononcés  en  latin,  que  les  lettrés  seuls  com- 
prenaient encore  entièrement.  Pour  l'immense  majorité  des 
chrétiens,  la  parole  de  Dieu  n'existait  pour  ainsi  dire  pas. 

Pouvons-nous, ^en  regard  de  cette  sécheresse,  nous  rendre 
compte  de  ce  qu'était  le  sermon  d'un  François,  d'un 
Antoine  de  Padoue,  d'un  Bonaventure  ?  Au  premier  abord 
on  serait  tenté  de  répondre  :  non.  Car,  du  premier  il  ne 
nous  reste  rien  ;  et  ce  qui  nous  a  été  conservé  sous  le  nom 
des  deux  autres  ne  peut  en  aucune  façon  nous  faire  juger 
de  leurs  prédications  populaires. 

Essayons  cependant. 

Fra  Salimbene  cite  comme  grands  orateurs  de  Tordre,  au 
milieu  du  siècle,  les  frères  Gérard  de  Modène,  Hugo  de 
Baréola,  Berthold  de  Ratisbonne. 

Or,  prêches  en  langue  populaire,  les  sermons  de  ce  dernier 

(1)  Voir  le  fascicule  de  juillet  1903. 


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COUP  D'ŒIL  SUR  LE  TREIZIEME  SIECLE  ITALIEN  17i> 

nous  sont  restés,  et  constituent  un  des  documents  les  plus 
intéressants  de  la  langue,  de  la  littérature  et  de  l'histoire 
allemandes  au  moyen-âge.  Ils  mériteraient  d'être  étudiés^ 
par  un  franciscanisant,  ligne  par  ligne,  mot  par  mot;  on  y 
découvrirait  des  trésors  de  renseignements  sur  la  multitude 
de  liens  étroits  qui,  à  Taurore  .de  Tordre,  rattachaient  un 
prédicateur  aimé,  à  son  public. 

Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  faire  un  semblable  travail.  Con- 
tentons-nous de  parcourir  ensemble  ces  vénérables  feuillets. 
Ce  qui  frappe  d'abord,  c'est  que  le  raisonnement  en  est 
banni  ;  tout  y  est  conseil  ou  image.  Quand  Berthold  décrit  le 
ciel,  c'est  par  une  multitude  de  traits  si  familiers,  si  faciles 
à  saisir,  que  chacun  de  ses  auditeurs,  suspendu  à  ses  lèvres, 
n'a  plus  qu'un  désir,  y  posséder  un  jour  «  ce  petit  coin  der- 
rière la  porte  »  dont  il  parle  avec  une  grâce  si  naïve.  Son 
enfer  est  aussi  vivant  que  celui  de  fra  Giacomino  de  Vérone. 
Mais  là  où  il  excelle,  c'est  dans  les  comparaisons  tirées  de 
la  nature.  Il  y  puise  sans  relâche  ;  «  car  Dieu,  dit-il,  nous 
a  révélé  sa  vérité  de  deux  manières  :  aux  clercs  il  a  donné 
l'Ancien  et  le  Nouveau  Testament  ;  mais  aux  laïcs  deux  autres 
grands  livres,  le  ciel  et  la  terre,  où  ils  peuvent  lire  la  Sa- 
gesse, de  nuit  dans  le  premier,  de  jour  dans  le  second  ». 
Chez  lui  le  péché  devient  le  nuage  qui  cache  le  soleil,  ou  le 
chevalier  de  Satan,  l'âme  est  la  maîtresse  de  maison  du  corps^ 
la  vie  de  l'homme  la  traversée  d'une  forêt  obscure.  Prêche- 
t-il  en  plein  air,  le  soir  ?  De  sa  main  levée  vers  le  ciel  étin- 
celant,  il  montre  à  ses  auditeurs  les  quatre  étoiles  d'or  du 
Chariot  et  les  supplie  de  ne  pas  oublier,  en  les  voyant,  les 
vertus  de  foi,  d'espérance,  de  charité  et  de  constance,  ces 
quatre  roues  du  char  qui  doit  porter  au  ciel  leur  âme  bran 
lante.  S'il  veut  faire  comprendre  combien  l'homme  est  peu 
capable,  au  cours  de  son  pèlerinage  terrestre,  de  se  faire 
une  idée  de  la  beauté  de  Dieu  :  «  De  même,  dit-il,  qu'un  en- 
fant, aussi  longtemps  qu'il  est  prisonnier  dans  le  sein  de  sa 
mère,  ne  peut  se  rendre  i^ompte  des  charmes  dont  le  Dieu 
Tout-Puissant  a  paré  le  monde  ;  qu'il  n'a  aucune  idée  du  fir-^ 
marnent  orné  de  son  soleil,  et  du  pur  éclat  des  étoiles,  de  la 
terre,  de  la  noblesse  de  ses  pierres  précieuses,  de  l'infinie 
variété  de  ses  couleurs,  de  sa  fécondité,  de  la  richesse  de 


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ISO  COUP  D'ŒIL  SUH  LE  TREIZIÈME  SIÈCLE  ITALIEN 

ses  forêts,  de  l'innombrable  quantité  de  ses  racines,  de  la 
claire  parure  de  ses  (leurs,  du  goiit  de  ses  épices,  de  ses  flo- 
raisons et  de  ses  parfums  ;  qu'il  ne  sait  rien  de  la  grkce  et 
de  la  joie  radieuse  des  cho&es  au  printemps,  du  chant  des 
oiseaux  et  des  instrumeats  à  cordes,  de  la  douceur  des  sons 
et  du  plaisir  que  donne  Faspect  de  Thomme, — de  même 
l'homme,  aussi  longtemps  qu'il  est  prisonnier  dans  le  sein 
de  la  nature  terrestre,  ne  peut  se  rendre,  compte  de  la  beauté 
de  Dieu.  » 

Dans  la  lutte  contre  le  péché  il  est  infatigable.  L'amour 
passionné  avec  lequel  il  cherche  à  améliorer  le  peuple  saisit 
quand  on  le  lit.  On  sent  que  son  cœur  tout  entier  se  révolte 
contre  la  colère,  la  haine,  Timpureté,  Torgueil,  la  paresse, 
le  mensonge,   la  trahison,   la    médisance.   Partout  il  frappe 
droit  au  cœur  même  de  l'humanité  ;  il  cherche  à  détourner  le 
jeune  homme  de  la  volupté,  la  femme  de  la  vanité,  le  vieillard 
de  l'avarice.  Pas  de  théorie.  Par  des  exemples  saisissants,  il 
montre  au  marchand,  au  cordonnier,  au  tailleur,  à  l'auber- 
giste, ce  qui  les  fait  pécher  chaque  jour.  Ce  n'est  pas  du  vice 
en  général  qu'il  parle,  ni  de  la  morale  universelle;  il  s'adresse 
en  particulier  à  la  conscience  de  chacun  de  ses  auditeurs, 
petits  ou  grands.  Car  il  sait  trouver  aussi  des  mots  redou- 
tables pour   les  injustices   impériales    et   les   hontes  de  la 
chevalerie.  De  tous  les  vices  cependant,  celui  pour  lequel  il 
est  le  plus  implacable,  c'est  l'avarice,  et  les  fraudes  auxquelles 
elle  conduit.  «  Fi  de  toi,  dit-il  à  Tavare,  fi  de  toi,  que  Dieu  a 
distingué  en  ceci  des  autres  pécheurs,  de  tous  ceux  que  le 
monde  jamais  gagna  ou  gagnera,  en  ceci,  dis-je,  que  tu  es 
néfaste  au  point  de  perdre  plusieurs  milliers  d'âmes  par  ta 
seule  faute  ;  car  si  tu  ne  rends  le  bien  injustement  acquis, 
et  si  tes  héritiers  ne  le  rendent,  ceux-ci  en  porteront  la  peine 
jusqu'au  quarantième  degré  !  Et  quand  il  n'est  fait  satisfac- 
tion, la  Vierge  Marie  elle-même  ne  peut  sauver  le  pécheur!  » 

Je  m'arrête  ;  ceux  de  mes  lecteurs  que  le  sujet  intéresse 
trouveront  dans  le  Franz  von  Assisi  de  Thode ,  que  j'ai 
presque  constamment  suivi,  et  souvent  traduit,  de  nombreux 
extraits  de  Berthold.  En  les  lisant,  on  se  sent  aux  antipodes 
des  savantes  dissertations  latines  du  commencement  du  siècle  ; 
on  respire  une  atmosphère  nouvelle  de  simplicité,  de  charme, 


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COUP  D'ŒIL  SUR  LK  TREIZIÈME  SIÈCLE  ITALIEN  181 

de  chaleur  et  de  grâce.  Multipliez  à  rinfini  ces  qualités, 
portez  au  suprême  degré  l'amour  de  Berthold  pour  EHeu  et 
les  hommes,  pour  les  créatures  et  pour  la  création,  et  vous 
aurez  Tidée  de  ce  qu'était  la  prédication  d'un  François 
d'Assise  ou  d'un  Antoine  de  Padoue.  Vous  vous  expliquerez 
alors  ce  que  les  chroniqueurs  du  temps  nous  racontent  des 
sermons  de  ce  dernier.  Quand  on  apprenait,  nous  disent-ils, 
qu'il  devait  prêcher,  des  villes  et  des  villages  les  plus  éloignés 
on  partait,  de  nuit,  et,  à  la  lueur  des  torches  on  se  dirigeait 
vers  le  champ  sis  aux  portes  de  Padoue  où  il  allait  parler.  On 
y  vit  réunies  jusqu'à  trente  mille  personnes.  Pendant  le 
sermon  toutes  les  bouti(|ues  étaient  fermées,  les  marchands, 
leurs  femmes  et  leurs  enfants  étant  au  pied  de  la  chaire 
improvisée.  Quand  il  avait  fini  il  courait  risque  d'être  écrasé 
par  la  foule,  car  chacun  se  disputait  le  bonheur  de  toucher 
la  frange  de  ses  vêtements,  et  une  garde,  composée  des 
hommes  les  plus  robustes  de  la  contrée,  était  forcée  de  le 
protéger. 

J'ai  dit  que  l'art  de  prêcher  s'était  transformé  ;  est-ce  assez, 
et  n'aurais-je  pas  dû  dire  plutôt  que  la  prédication  populaire 
venait  de  naître  ? 

Son  influence  sur  le  développement  de  la  langue  italienne 
fut  immense  :  celle-ci  en  reçut  une  impulsion  extraordinaire, 
(irâce  à  la  prédication  et  à  la  poésie  franciscaines,  elle 
devint,  en  moins  d'un  demi-siècle,  la  langue  des  chefs- 
d'œuvre.  On  a  pu  dire  à  cause  de  cela  que  la  Divine  Comédie 
est  un  chant  franciscain.  Expliquons-le,  et  parlons  en  même 
temps  de  la  musique,  car,  au  treizième  siècle,  poésie  et 
musique  allaient  encore  de  pair,  et  le  triste  divorce  entre  le 
mot  et  le  son  n'était  pas  un  fait  accompli. 

On  n'est  pas  sans  avoir  remarqué  la  place  considérable 
que  tient  la  musiquedans  l'histoire  du  Patriarche  Séraphique. 
Celui  qui  tourne  les  pages  de  sa  vie  croit  entendre  le  conti- 
nuel murmure  d'une  mélodie  morte  et  presque  insaisissable. 
François  chante,  et  s'intitule  le  Troubadour  de  Dieu.  11 
chante  quand  il  veut  exprimer  à  Dieu  son  amour  avec  une 
-  magnificence  particulière  ;  quand  il  veut  traduire  ses  senti- 
ments les  plus  profonds,  il  chante. 

Le  passage  suivant  de  Thomas  de  Celanonous  dévoile  Tin- 


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182  COUP  D'ŒIL  SUR  LE  TREIZIEME  SIECLE  ITALIEN 

tensité  des  émotions  que  le  son  excitait  en  lui  :  a  A 
•l'époque,  nous  dit-il,  où  pour  soigner  ses  yeux,  il  séjournait 
près  de  Rieti,  il  appela  un  de  ses  compagnons  qui  avait  été 
cithariste  dans  le  monde,  et  lui  dit  :  «  Frère,  les  fils  de  ce 
siècle  ne  comprennent  pas  les  mystères  divins,  car  les  ins- 
trumentsde musique  qui, autrefois, étaient  destinésàlalouange 
de  Dieu,  la  passion  humaine  les  emploie  pour  le  plaisir  des 
oreilles.  Je  désirerais,  frère,  que  tu  empruntes,  en  cachette, 
une  cithare,  et  que  tu  l'apportes  ici,  pour  donner,  par  une 
honnête  chanson,  un  peu  de  consolation  à  mon  corps  malade 
et  si  souffrant.  »  Le  frère  lui  répondit  :  «  Père,  je  ne  crains 
pas  peu  de  le  faire,  j'ai  peur  que  les  gens  ne  supposent  que 
c'est  par  légèreté  d'esprit  que  j'agis  ainsi.  »  —  «  Laissons 
donc  cela,  frère,  reprit  le  saint  ;  il  est  bon  de  renoncer  à 
bien  des  choses,  pour  ne  pas  nuire  à  notre  bon  renom.  » 
—  Or,  la  nuit  suivante,  tandis  que  le  saint  homme  veillait, 
et  réfléchissait  sur  Dieu,  tout-à-coup  une  cithare  éclata  en 
merveilleuse  harmonie  et  en  très  douces  mélodies,  sans  que 
l'on  vit  personne  ;  mais  le  son  qui  augmentait  et  diminuait 
rendait  sensibles  les  allées  et  venues  du  cithariste.  Et  lorsque 
son  esprit  se  fut  de  nouveau  tourné  vers  Dieu,  ce  chant  si 
doux  remplit  le  Père  d'un  tel  ravissement,  qu'il  croyait  avoir 
abandonné  la  terre.  » 

Non  seulement  la  musique  le  ravissait,  non  seulement  il 
chantait,  mais  il  composait.  Qui  ignore  le  cantique  du  soleil  ? 
Qui  ne  sait  que  quand  il  voulait  réconcilier  les  grands  de 
la  terre  il  improvisait,  pour  les  faire  chanter  devant  eux,  des 
chants  si  émouvants^  qu^après  les  avoir  entendus,  les  enne- 
mis les  plus  acharnés  pleuraient,  s'embrassaient,  et  se  juraient 
amitié  éternelle  ?  Un  jour,  raconte-t-on  encore  aujourd'hui 
à  Assise,  le  soleil  était  écrasant  et  la  plaine  silencieuse  ;  le 
Poverello  s'assit  sous  un  figuier.  Une  cigale  se  mit  à  chanter. 
Le  bon  saint  se  dit  :  «  11  ne  faut  pas  que  ma  sœur  à  la  robe 
brune  chante  seule  les  louanges  de  Dieu.  »  Et  il  se  mit  à 
chanter.  De  son  côté  la  cigale  sur  sa  branche,  se  disait  :  «  Il 
ne  faut  pas  que  mon  frère  au  froc  brun  chante  plus  fort  et 
plus  longtemps  que  moi.  *>  Et  elle  chantait.  Et  le  saint  trouvait 
pour  lui  répondre  des  sons  humbles,  passionnés,  variés  à 
l'infini.  Ils  continuèrent  longtemps  ainsi.  La  nuit  avait  rem- 


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COUP  D'ŒIL  SUR  LE  TREIZIÈME  SIÈCLE  ITALIEN  183 

placé  le  jour,  l'air  était  frais  et  les  étoiles  brillaient  quand  la 
cigale,  enrouée,  s'avoua  vaincue:  François  chantait  toujours. 
Que  nVt-on  noté  les  prestigieux  épanchements  de  cette  jour-, 
née,  de  ce  soir,  de  cette  nuit?  ' 

Mais  ne  nous  y  trompons  pas  :  saint  François  ne  se  serait 
pas  abandonné  ainsi  à  son  goût  pour  la  musique,  s'il  n'avait 
eu  un  but. 

Expliquons-nous  en  deux  mots  :  avant  lui,  musique  profane 
et  immoralité  étaient  à  peu  près  synonymes  en  Italie. 

Voyons  rapidement  ce  qu'était  la  musique  populaire  au 
commencement  du  siècle. 

C'était  d'abord  la  ballade  :  trois  vers,  d'un  rythme  primi- 
tif, se  terminant  sur  la  même  rime,  amenant  un  triple  bat- 
tement de  pieds  et  une  triple  exclamation,  suivis  d'un  qua- 
trième vers,  de  facture  différente,  qui  annonçait  la  ritour- 
nelle destinée  au  chœur  (1).  La  strophe  musicale  était  simple, 
mais  le  sujet  grossier.  Il  se  chantait,  se  dansait  et  se  mimait  : 
invectives  de  l'amant  contre  l'importun  mari,  impatiences  de 
la  jeune  fille  qui  soupire  après  le  mariage,  grimaces  et 
farces  populaires,  confidences  de  la  jeune  mariée,  ce  dernier 
sujet  surtout  traité  avec  une  crudité  de  langage  dont  n'ont 
aucune  idée  ceux  qui  n'ont  jamais  lu  un  poème  du  moyen- 
àge.  Le  mari  y  est  appelé  couramment  le  jaloux,  le  vieux,  le 
chien,  le  juif.  On  lui  souhaite  de  voir  venir  bientôt  le  mau- 
vais an  et  le  mauvais  jour.  Ce  que  devaient  être  des  danses 
de'  grossiers  paysans,  exécutées,  sous  ce  ciel  voluptueux, 
par  ce  peuple  au  geste  expressif  et  sur  de  pareilles  chansons, 

(1)  La  strophe  suivante  d'une  fameuse  ballade  provençale,  dont  nous  avons 
encore  la  musique,  donnera  au  lecteur  l'idée  de  ce  qu'étaient  ces  chansons  : 

A  Tentrada  del  temps  clar  eya  I 

per  joia  recomençar  eya  ! 

e    per  jelos  irritar  eya  ! 

Vol  la  regina  mostrar  |  qu'el  es  si  amorosa. 
Alavi  I  Alavia  I  jelos 
Laissaz  nos,  entre  nos, 
Ballar   entre  nos,  entre  nos. 

Ces  trois  derniers  vers  constituaient  la  ritoiimelle,  chantée  en  choeur  après 
chaque  strophe.  Dans  chaque  strophe  la  phrase  musical^  se  répétait  trois 
fois,  pour  se  résoudre,  entonnée  une  quatrième  fois,  d'une  manière  diffé- 
rente. Chaque  fois  le  chœur  la  terminait  par  cet  eya  de  jubilation. 


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184  COCJP  UŒIL  SUR  LE  TRCIZtKMfi  SIECLE  ITALOEN 

se  d<eyin«  aidément.  Aussi  un  moine  de  Tépoque  pou¥aÂt4I 
en  |ȣrrler  dans  les  tiennes  suivants  :  <(  Les  feoEunes  y  diBsent 
des  pieds  et  des  mains,  y  chantent  de  Ja  langue^  y  joueat  d^e 
Toeil,  et  y  écoutent  de  Toreille,  des  chants  dissolus,  où  il 
est  parlé  publiquement  contre  la  foi  du  mariage,  et  oà  le 
mari  s'appelle  le  vieux  et  le  yilain,  et  d'autres  m:ots  désktia- 
nètes.  » 

Cette  espèce  de  danses  chantées  constituait  k  seule  mu- 
sique véritablement  populaire,  celle  qui  tenait  aux  enJxailles 
mômes  de  la  nation,  que  nous  apercevons  déjà  vaiguement 
dans  les  lointains  historiques  du  peuple  romain  (1),  qui  a 
traversé  la  Répwbliqu-e,  TEmpire,  les  invasions,  le  moyen- 
âge,  et  que  nous  retrouvons  encore  aujourd'hui  sur  les  bords 
du  golfe  de  Naples  et  dans  la  marche  d'A'ncône. 

A  côté  d'elle  Horissait  une  musique  semi-populaire,  com- 
{>osée  et  exécutée  pour  le  peuple  par  des  spécialistes,  par  les 
guillari  ou  jongleurs.  Son  rythme  était  plus  sautillant  et  plus 
capricieux,  la  phrase  musi'cale  plus  variée,  la  rime  pkis 
riche,  mais  la  morale  n'en  était  pas  plus  «relevée.  Le  texte 
consistait  en  une  suite  de  mots  dépourvus  de  sens  sttivi, 
mais  fourmillant  d'allusions  malhonn^ètes.  Ce  qui  distinguait 
cette  musique  de  la  précédente,  c'est  qu'elle  était  chaalée, 
non  par  les  danseurs  eux-mêmes,  mais  par  les  jongleurs,  et 
que  le  chant  en  était  accompagné  par  les  instruments,  parla 
rote,  la  viole,  et  autres.  A  part  cela,  même  immoralité. 

A  ces  ballades  populaires,  à  ces  danses  des  gnillari,  ajou- 
tez les  fades  chansons  d'amour,  les  camplaintes  aussi  inÉer- 
minables  qu'ennuyeuses,  que  colportaient  partout  les  trou- 
badours provençaux,  dont  la  langue,  à  cause  de  sa  similitude 
avec  l'italien,  était  comprise  dans  la  péninsule,  et  vous  aurez 
fait  le  triste  bilan  musical  de  l'Italie  au  commencement  du 
treizième  siècle. 

11  fallait  lutter  contre  ce  aoai.  François  aimait  trop  les 
humbles  pour  ne  pas  le  tenter  et  pour  ne  pas  trouver,  d'em- 
blée, le  remède  à  lui  appliquer.  Il  opposa,  à  la  musique  cor- 
ruptrice, la  musique  saine,  aux  troubadours  de  perdition,  leà 

» 

(1)  CoBBi^rea  les  Chants  des  Salii  avec  leur  triple  ewslaimatkn  «t  levr 
triple  baiitemMit  de  pieds. 


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COUP  D'ŒFL  SUR  LE  TREIZIÈME  SIÈCLE  ITALIEN  185 

troubadours  de  Dieu.  Les  jongleurs,  avec  leur  répertoire 
démoralisateur,  ne  disparurent  pas  complètement  de  la 
place  publique^  mais  ifs  y  trouvèrent  une  concurrence  victo- 
rieuse, celle  des  musiciens  de  saint  François. 

Rien  ne  serait  intéressant  comme  de  suivre  les  traces  de 
la  glorieuse  lignée  d'artiste^,  qui,  après  lui,  continuèrent  le 
bon  combat  au  grand  soleil  de  la  place  publique.  Auprès  du 
Patriarche  même  nous  voyons  frère  Pacifique,  qui  dans  le 
monde  avait  été  Roi  des  Vers,  et  qui  en  avait  reçu  la  cou- 
ronne des  mains  de  Tempereur  lui-même.  Mais  il  ne  nous 
reste  rien  de  son  œuvre.  Vers  1240  Salimbene  nous  cite 
comme  artiste  tout-à-fait  hors  de  pair,  frère  Henri  de  Pise, 
qui  fût  plus  tard  ministre  de  Grèce  :  «  Il  savait,  nous  dit-il, 
écrire,  peindre  en  miniature,  ce  que  d'aucuns,  parce  ^ue  le 
livre  est  illuminé  de  minium,  appellent  enluminer,  écrire  de 
la  musique,  et  il  composait  les  chants  les  plus  admirables  et 
les  plus  ravissants,  tout  aussi  bien  modulés,  que  plains.  11 
était  lui-même  un  merveilleux  chanteur.  Sa  voix  était  si  puis- 
sante et  si  bien  timbrée  que,  quand  il  chantait,  elle  remplis- 
sait le  chœur.  Il  jouait  d'une  viole  qui  était  délicate,  très  haute 
et  très  claire,  douce,  tendre  et  ravissante  au-delà  de  toute  me- 
sure. »  Il  a  composé  plusieurs  cantiiènes  et  plusieurs  sé- 
quences que  cite  Salimbene. 

A  la  même  époque  frère  Vita  de  Lucque  était  aussi  chan- 
teur et  compositeur  distingué  :  «  Il  était,  écrit  Salimbene,  le 
meilleur  chanteur  de  son  temps,  dans  les  deux  espèces  de 
chant,  le  cantus  firmus  et  le  cantus  fractus.  Il  avait  une  voix 
agréable,  fine,  charmante  à  entendre.  Le  plus  délicat  Técou- 
tait  avec  plaisir.  Il  chanta  devant  les  évêques,  les  arche- 
vêques, les  cardinaux  et  le  pape,  qui  Técoutaient  volontiers. 
Quelqu'un  parlait-il  pendant  que  frère  Vita  chantait,  aussi- 
tôt courait  le  mot  de  TEcclésiaste  :  non  impedias  musicam 
De  même  lorsque,  parfois,  un  rossignol  ou  un  merle  chan- 
taient dans  le  taillis  ou  sur  une  haie,  s'il  voulait  chanter,  ils 
se  taisaient  et  Técoutaient  passionnément,  sans  s'écarter  de 
l'endroit  où  il  était,  et  ils  ne  recommençaient  à  chanter  que 
lorsqu'il  avait  achevé  ;  et  ainsi,  les  voix  se  répondaient, 
charmantes  et  douces.  Avec  cela  il  était  si  poli,  en  ce  qui 
concernait  son  chant,  que  jamais,  quand  on  lui  demandait 

E.  F.  —  X.  —  13 


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ttS  COUP  D'ŒIL  SUR  LE  TBBfZIÈME  SIÈCLE  ITALIXN 

de  cbshnter,  il  ne  s'excusait  souis  prétexte  d'extinction  de  toîx, 
d'enrouement  ou  d^autre  raison.  On  ne  pouvait  ainsi   tui 

appliquer  ees  vers  qu'on  cite  si  souvent  : 

\ 

Omnibus  hoc  vitium  est  cantoribus  inter  amicos 
Ut  nunquam  inducaot  amicum  cantare  rogatL 

C'est  lui  qui  a  fait  la  séquence  :  «  As^  muudi  —  Spex 
Maria  »,  paroles  et  chant.  Il  fit  aussi  plusieurs  cantîtènes  eu 
eantus  melodiatus  ou  fractus^  lesquelles  eurent  parmi  le 
clergé  séculier  un  incroyable  succès.  » 

Mais  celui  qui  fût,  par  excellence,  le  poète  et  le  musicien 
franciscain,  celui  qui,  au  XIII"  siècle,  devait  donner  à  la 
langue  et  à  la  musique  italiennes  un  élan  incomparable* 
c'est  le  bienheureux  Jacopone  da  Todi.  • 

Il  était  enfant  de  cette  Ombrie  qui  fut  pendant  des  siècles 
le  foyer  de  la  vie  franciscaine.  Les  laudes  dialoguées,  d'où 
était  sorti  le  théâtre  italien,  y  avaient  vu  le  jour.  Les  chants 
religieux  en  dialecte  populaire,  imfMrovisés,  dans  un  moment 
d'enthousiasme,  par  un  inconnu,  puis  répétés  par  d'innom- 
brables voix^  aux  champs,  à  la  maison,  le  long  des  routes, 
pendant  les  pèlerinages,  y  naissaient  par  milliers.  Jacopone 
fût  un  de  ces  improvisateurs,  mais  un  improvisateur  de  génie. 
Ses  poésies  nous  ont  été  conservées  et  constituent  le  mo»ii« 
ment  le  plus  important  de  la  poésie  italienne  antérieure  au 
Dante. 

Nous  avons  encore  un  tableau  qui  le  représente,  dans  la 
sacristie  du  Dôme  de  Prato.  Maigre,  les  pieds  nus,  la  tunique 
étroite  et  courte,  la  barbe  et  les  cheveux  blancs,  il  a  dans  le 
regard  une  douceur  indicible.  Ses  mains  tiennent  un  livre,  sur 
lequel  on  lit  ces  mots  :  «  Kefarai  fratre  Japone  kor  se  giunto  al 
paraatie,  »  Sous  le  tableau,  ceux-ci  :  «  Beato  Jaeopo  da  Todii^, 

L'image  est  frappante,  et  qui  l'a  vue  ne  l'oublie  plus.  Elle 
fait  songer  à  ce  que  ses  contemporains  racontaient  de  sa  mort. 
On  dit  et  on  croit,  dit  l'un  d'eux,  que  ce  bienheureux  Jacopone 
est  mort  d'amour  pour  Jésus,  et  que  son  cœur  s'est  brisé  par 
excès  d'amour.  Déjà,  plusieurs  années  avant  sa  mort,  comme 
il  plenrait  constamment  et  qu'on  lui  demandait  pourquoi  il 
versait  ainsi  des  larmes  sans  interruption,  il  répondait  :  u  Je 
pleure,  parce  que  l'Amour  n^est  pas  aimé.  »  «  Le  plus  grand 


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COUP  D'ŒIL  SUR  LE  TREIZIÈME  SIÈCLE  ITALIEN  187 

bonheur^  ajoute  le  narrateur,  qu'une  âme  puisse  avoir  dans 
cettôvie  c'est  d'être  conatamment  occupée  de  Dieu  et  en 
Dieu,  et  c'est  à  une  semblable  félicité,  croit-on,  que  son  âme 
était  parvenue.  » 

Aussi,  la  force  et  la  passion  quj  éclatent  dans  ses  œuvres 
sont  telles  qu'on  a  pu  les  comparer  au  fleuve  dont  l'élan  brise 
les  murailles-  de  rochers  qui  tentent  d'arrêter  son  cours.  La 
spontaaéité  de  ses  expressions  saisit.  Sa  poésie  est  subjective 
au  suprême  degré  :  elle  nous  fait  vivre  avec  lui  ses  victoires 
et  ses  combats.  Parti  du  désespoir  il  s'élève,  d'un  vol  de  plus 
en  plus  joyeux  et  rapide,  vers  le  soleil  de  l'Eternel  Amour  (  i  ) . 

Quand  il  chante  la  pauvreté,  il  touche  au  sublime.  Fran- 
çois excepté,  personne  n'a  parlé  de  la  vie  et  de  la  passion 
de  Notre-Seigneur  comme  lui.  Par  son  inimitable  fraîcheur, 
son  Stabal  Mater  sprciosa  évoque  la  tendre  et  virginale  nuit 
deGreccio.  Ses  cantiques  sur  la  naissance  deNotre-Seigneur, 
sur  l'adoration  des  Mages,  sur  les  souffrances  divines,  sur 
l'assomption  de  la  Très-Sainte  Vierge,  volent  de  bouche  en 
bouche  et  deviennent  les  refrains  préférés  du  peuple  ;  et  on  a 
pu  dire  de  lui  que  ce  fou  sublime  de  Jacopone  est  un  des  plus 
grands  poètes  que  l'Italie,  cette  terre  des  poètes,  ait  produits. 

Un  pareil  mouvement  dans  la  poésie  et  dans  la  musique 
populaires, devait  avoir  un  contre-coup  sur  la  musique  sacrée. 

Dans  ce  domaine,  le  treizième  siècle  marque  le  triomphe 
définitif  de  l'office  rimé  sur  l'office  en  prose,  et  on  peut  dire 
qu'après  saint  François  aucun  de  ce§  derniers  ne  parvint 
plus  à  devenir  populaire. 

C'était  une  conséquence  même  du  mouvement  des  esprits 
vers  la  poésie  et  vers  la  musique.  L'office  en  prose  était 
psalmodié  ;  ses  différentes  parties  ne  se  distinguaient  pas 
nettement  l'une  de  Tautre,  rien  n'y  réveillait  l'attention,  n'y 
parlait  à  l'imagination  ;  sa  beauté  était  réelle,  mais  elle  était 
sévère  et  inaccessible  aux  humbles. 

L'office  en  vers,  au  contraire,  était  chanté  ;  antiphones  ef  ré- 
pons y  vivaiant  d'une  vie  propre,  plus  pathétique  et  plus 
personnelle  :  petit  à  petit  même  l'antiphone  se  rapprochait 

(1)  Pour  plus  de  détails,  voir  Thode,  op.  cit.  Ses  pages  sur  le  bienheureux 
Jacopone  sont  admirables  de  profondeur  et  de  perspicacité.  Je  n'ai  fait  que 
le«  résumer. 


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I 


188  COUP  D'ŒIL  SUR  LE  TREIZIÈME  SIÈCLE  ITALIEN 

du  solo  ;  dans  la  partie  chorale,  la  rime  et  le  rythme  s'afRr- 
maient.  Celte  variété  de  dessin  et  d'inspiration  parlait  à  Fo- 
reille  et  au  cœur  ;  elle  rendait  la  liturgie  plus  populaire,  at- 
tirait et  retenait  la  foule.  Elle  permettait  de  lutter  avec  ses 
propres  armes  contre  la  musique  corruptrice  du  siècle. 

Dans  cette  nouvelle  voie,  les  enfants  de  saint  François  mar- 
chèrent à  pas  de  géants.  C'était  le  moment  où  Thomas  de 
Celano  composait  le  Dies  irœ,  cet  appel  plus  saisissant  que 
le  glas,  Jacopone  les  deux  Stabat,  d'autres,  dont  les  noms 
nous  sont  inconnus,  ces  innombrables  hymnes,  proses,  sé- 
quences et  tropes  en  l'honneur  du  patriarche  d'Assise,  de 
saint  Antoine  de  Padoue,  le  deuxième  fondateur  de  l'ordre 
et  des  autres  saints  franciscains  du  treizième  siècle.  Dans 
son  Heperiorium  Hymnologicum^  M.  le  chanoine  l- lysse  Cheva- 
lier cite  près  de  cent  chants  religieux  composés  rien,  qu'en 
rhonneur  du  Pauvre  d'Assise. 

Avec  les  œuvres  de  Thomas  de  Celano  et  de  Jacopone,  les 
monuments  de  beaucoup  les  plus  importants  de  cette  nou- 
velle période  de  l'histoire  de  la  liturgie  sont  incontestable- 
ment les  deux  offices  rimes  de  saint  François  d'Assise  et  de 
saint  Antoine  de  Padoue,  que  frère  Julien  de  Spire  composa 
dans  la  première  moitié  du  siècle. 

Tant  au  point  de  vue  musical  qu'au  point  de  vue  poétique, 
ils  firent  sensation.  On  les  admira,  on  les  imita,  on  les  copia  ; 
jusqu'au  seizième  siècle  ils  servirent  de  modèles  aux  musi- 
ciens de  l'ordre  et  aux  autres  :  ils  furent  considérés  comme  le 
prototype  du  genre.  Aujourd'hui  encore  ils  ofl*rent  un  champ 
d'études  du  plus  haut  intérêt  à  l'historien  de  l'art  musical. 

Ce  que  nous  venons  de  dire  doit  suffire  pour  faire  com- 
prendre l'importance  du  mouvement  musical  franciscain  au 
XIll*  siècle.  Le  succès  de  ces  troubadours  de  Dieu  fut  prodi- 
gieux. Ils  personnifièrent  dans  leurs  œuvres  tout  ce  que 
l'Ame  italienne  avait  alors  de  foi,  de  poésie  et  d'amour.  Ils 
firent,  dans  un  ordre  de  choses  plus  élevé,  ce  que  faisaient 
à  la  môme  époque,  dans  l'Allemagne  du  Nord,  les  Volfram 
(l^Eschembach,  les  Walter  von  der  Vogelweide,  les  Hartmann 
von  der  Aue,  les  Gottfried  de  Strasbourg.  Ils  donnèrent,  poètes- 
et  musiciens  à  la  fois,  naissance  au  mouvement  poético-musi- 
cal  le  plus  spontané,  le  plus  populaire,  le  plus  profondément 


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COUP  D'ŒIL  SUR  LE  TREIZIÈME  SIÈCLE  ITALIEN  189 

issu  de  Tàme  même  des  foules  que  nous  connaissions.  Leur 
signification  est  plus  haute  encore  que  celle  des  Minnesaenger 
allemands  ;  car  si  le  talent  de  ceux-ci,  par  ses  fines  racines, 
plonge  dans  l'âme  populaire,  il  ne  s'épanouissait  que  dans 
Tatmosphère  délicate  des  cours  princières.  La  poésie  francis- 
caine, elle,  non  seulement  naissait  dans  Tâme  populaire,  mais 
encore  s'y  épanouissait  avec  une  incroyable  vigueur. 

La  trilogie  du  Dante  reflète,  comme  en  un  miroir,  le  monde 
au  milieu  duquel  le  grand  poète  vivait.  Si  nous  y  cherchons 
l'image  de  la  musique,  nous  l'y  apercevrons,  sans  étonne- 
ment,  entourée  d'un  prestige  voisin  de  la  vénération.  Dans  le 
Purgatoire  et  dans  le  Paradis  elle  est  partout  ;  partout 

Une  mélodie  douce  court 
Dans  Tair  lumineux. 

On  dirait,  quand  le  poète  parle  de  chanteurs  et  de  musiciens, 
qu'il  ne  trouve  pas  de  mots  assez  forts  pour  exprimer  son 
émotion.  Rappelez-vous  le  délicieux  épisode  de  Casella.  Dante, 
laprès  avoir  traversé  les  sublimes  horreurs  de  Tenfer,  arrive 
au  Purgatoire.  Rapides,  autour  de  lui,  les  âmes  se  hâtent, 
marchant  vers  le  Paradis.  L'une  d'elles  l'aperçoit,  court  vers 
Jui  les  bras  tendus,  et  l'embrasse.  Il  se  laisse  embrasser,  la 
regarde,  ne  la  reconnaît  pas,  la  regarde  encore,  etpasse.  «  Sua- 
vement alors,  raconte-t-il,  elle  me  dit  que  je  m'arrêtasse,  et 
je  la  reconnus.  »  Ses  traits,  remarquez-le  bien,  il  les  avait 
oubliés,  mais  cette  voix,  cette  voix  qui  suavement  parle, 
comment  ne  pas  la  reconnaître  ?  Non  seulement  il  }a  recon- 
naît, mais  c'est  lui  maintenant  qui  prie  Tombre  de  s'arrêter, 
car  ce  mort  harmonieux  est  Casella,  le  chanteur  et  le  mu- 
sicien. «  Si  la  loi  nouvelle  à  laquelle  je  te  vois  soumis,  lui 
dit-il,  ne  t'enlève  ni  la  mémoire,  ni  l'usage  de  l'amoureuse 
canzone  qui  avait  coutume  d'apaiser  tous  mes  désirs,  qu'il 
te  plaise  en  consoler  un  peu  mon  âme,  cette  âme  venue 
dans  ces  lieux  avec  mon  corps,  et  pleine  de  tristesse.  » 
—  «  Amor  che  ne/la  mente  mi  ragiona  »  (1)  commence  alors  à 

(1)  Premier  vers  d'une  canzone  de  Dante,  composée  vers  1294  et  abon- 
damment commentée  par  lui  dans  le  troisième  traité  du  Convivio,  Casella 
FaTait  mise  en  musique.  Cfr.  Jacopo  délia  Lana,  Ottimo  Commcnto  et 
Benvenuto  da  Imola. 


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190  COUP  D'ŒIL  SCR  LE  TREIZrÈME  SIÈCLE  ITALIEN 

soupirer  jJliïtôt  qu'à  chanter  l'ombre,  «  avec  un  tel  charme 
que  sa  douce  voix,  continue  le  poète,  chante  encore  dans 
mon  cœur.  A  cet  accent  si  caressant  qui  passe  dans  "la  brise, 
Dante,  Virgile,  le  peuple  d'âmes  qui  courait,  s'arrêtent, 
prennent  racine,  s'épanouissent,  'frissonnent  au  sottffle 
mélodieux;  oubliés  le  voyage  mystique,  la  marche  vers  le 
ciel  !  «  Nous  étions  si  heuTeux,  nous  dit  le  poète,  que  Tien 
ne  touchait  plus  nos  esprits  ;  nous  étions  fixés  et  TÎvés  aux 
notes  î   » 

Nous  connaissons  maintenant  quelques-uns  des  trafts  ca- 
ractéristiques du  milieu  où  Giotto  s'est  développé.  La  vie 
intense  qiii  courait  dans  ces  prédications  populaires,  flans 
ces  poésies,  dans  ces  chants  répétés  partout  par  des  milliers 
de  voix  sur  les  routes,  eux  champs,  sur  la  place  publique, 
dans  ces  hymnes  sublimes  qui  grondaient  ou  soupiraient 
dans  la  vaste  église  franciscaine,  il  Ta  TecneîUie  ;  il  l'a  laissée 
s'accumuler  silencieusement  dans  son  âme  d'aï*tiste  pendant 
les  longues  années  qu'il  passa  à  peindre,  aux  côtés  de 
Gimabue,  les  murs  de  l'église  supérieure  d'Assise  ;  puis 
il  la  déversa  comme  un  fleuve  immense  dans  'le  domaine 
de  la  peinture.  Ce  courant  le  féconda  pendant  trois  siècles, 
pour  finir  par  se  perdre  dans  les  sables  arides  de  la 
Renaissance. 

H.  Wàtrod. 


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LE   FÉMINISME 


A  PROPOS  DHJN  LIVRE  RÉCENT  (1) 


Montaigne,  dans  ses  Estais^  nous  met  en  garde  contre  la 
«  piperie  des  mots  >•. 

n  en  est,  en  effet,  de  certains  mots,  comme  de  certains 
livres  :  leurs  destinées  sont  parfois  singulières.  Habent  sua 
faia  <f€rba,  pourrait-on  dire,  en  modifiant  légèrement  le 
texte  :  destinées  changeantes,  soumises  aux  caprices  des  évé- 
nements et  de  l'opinion  comme  à  l'autorité  d'écrivains  qui 
s'imposent.  Et  parce  qu'il  est  impossible  à  ions  les  hommes 
de  s'entendre  sur  le  sens  d'un  terme  servant  à  désigner  «n 
fait  oïl  une  idée  encore  soumis  à  la  discussion,  le  désaccord 
né  de  l'obscurité  et  de  la  confusion  des  mots  vient  souvent 
retarder  pour  longtemps  l'éclaircissement  de  questions  im- 
portantes. 

•C'est,  je  croîs,  pour  n'avofr  peut-être  pas  asseE  médité 
SUT  l'excellent  conseil  de  Montaigne  que  le  Révérend  Père 
Godts  a  identifié  deux  'choses  qui  semblent,  à  nombre  de 
Ixms  esprits,  absolument  dîffërerïtes. 

Le  RévéiVînd  Père  Godts,  rédemptoriste  belge,  est  avanta- 
geusement connu  dans  le  monde  thëologi que  et  social  par  plu- 
sieurs vigoureux  ouvrages,  dans  lesquels  se  déploient  à  l'aise 
sestaients  de  diuleclicien  et  de  [JokHaiiste.  Cette  année  même, 
il  lançait  dans  le  public  un  volume  qui  fit  quekpae  bruit.  Le 
titre  à  lui  seul  montre  les  intentions  de  l'auteur  :  Le  Fémi" 
nisme  condamné  par  des  principes  de  théologie  et  de  philoso" 
phie.  Le  sous-titre  éciaire  et  divise  l'idée  :  Infériorité  gêné- 

(1)  Le  Fëmhnsme  rrondamné  pttr  des  principes  de  tkéohygie  et  de  pàiloso* 
pkùe^^r  ie  P.  Godts,  pédemptorisla,  Victor  Retanix,  'Paris,  rue  Sonajmite. 


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193  LE  FÉMINISME 

raie  de  la  femme.  Sa  supériorité  morale.  Sa  fausse  émancipa- 
tion. Revendication  de  ses  droits  réels. 

Les  conclusions  nettes  et  tranchantes  du  Père  Godts  con- 
trariaient trop  de  thèsesvet  d'aspirations  pour  passer  inaper- 
çues. Elles  suscitèrent  des  protestations  qui  eurent  du  re- 
tentissement jusqu'au  Parlement  de  Bruxelles  :  le  leader 
des  socialistes  belges,  M.  Vandervelde,  cita  et  commenta 
dans  un  sens  naturellement  favorable  à  la  cause  qu'il  soute- 
nait certains  arguments  du  R.  P.  Se  souvenant  à  propos  des 
excellentes  leçons  laissées  à  leurs  disciples  par  Voltaire  et 
Paul  Bert  et  prenant  exemple  sur  ses  honorables  confrères 
socialistes  de  la  Chambre  française,  il  cueillit  çà  et  là  cer- 
tains textes  rudes  ou  légèrement  réalistes  employés  par  Tau- 
teur  dans  les  questions  délicates  et  les  offrit  en  bouquet  à 
ses  collègues  étonnés  d'une  aussi  charmante  attention.  Mais 
aujourd'hui,  partie  d'une  bauche  socialiste  à  l'adresse  d'un 
écrivain  catholique,  l'injure  est  plutôt  un  honneur  pour  ce- 
lui-ci ;  et  les  sarcasmes  du  député  de  Bruxelles  n'étaient  pas 
pour  ébranler  les  thèses  soutenues  par  le  Père  Godts  dans 
son  savant  ouvrage. 

La  qualité  maîtresse  du  R.  P.  Godts  est  une  précision  et 
une  vigueur  de  dialectique  peu  communes.  Ne  cherchez  pas 
chez  lui  de  larges  formules,  des  assemblages  de  mots  à 
effet  ;  l'auteur  estime  que  la  littérature  n'a  rien  à  voir  en  la 
matière  et  il  ne  fait  point  de  littérature.  Par  contre,  la  science, 
la  science  théologique  et  philosophique,  l'interprétation  des 
textes  y  régnent  incontestablement*.  La  phrase  est  claire 
comme  l'idée  ;  celle-ci  est  disséquée,  mise  en  lumière  par 
des  divisions,  trop  nombreuses  peut-être;  mais  Cicéron  n'a- 
t-il  pas  écrit  que  l'homme  qui  sait  bien  diviser  est  un  Dieu  ? 
Bref,  on  retrouve  dans  cette  étude  sur  le  féminisme  toutes 
les  qualités  qui  brillent  dans  les  ouvrages  sur  les  Droits  dans 
VÉducation  du  même  auteur.  Ajoutez  à  cela  une  érudition  et 
une  connaissance  très  appréciables  des  écrivains  modernes, 
surtout  catholiques  et  socialistes. 

Il  est  une  autre  qualité  qui  mérite  des  éloges  à  l'auteur  : 
c'est  son  dogmatisme,  l'inflexibilité  de  ses  principes  et  de  ses 
procédés,  évidents  dès  les  premières  pages.  Toutefois  faut- 
il  dire  que  l'application  des  principes  est  toujours  une  tâche 


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LE  FÉMINISME  t93 

dOicile,  et  que  nous  n^oserions  toujours  en  déduire  certaines 
conséquences?  II  existe  en  effet  des  matières  délicales  à 
toucher,  à  délimiter,  à  définir  et  à  juger.  Le  féminisme  sur- 
tout est  une  question  de  pratique  et  d^observation  des  faits 
de  la  vie  ordinaire  ;  il  touche  à  nombre  de  problèmes 
d'ordre  général  et  particulier  :  égalité  ou  infériorité  intel- 
lectuelle de  la  femme  par  rapport  à  Thomme,  extension  de 
ses  droits  civils  et  matrimoniaux  ;  ses  aptitudes  aux  divers  tra- 
vaux de  l'intelligence  et  du  corps,  obligations  de  l'homme  et 
de  TEtat  à  son  égard,  son  relèvement  et  la  mise  en  évidence 
de  sa  dignité  par  TEglise  catholique,  etc. 

Sans  doute,  des  principes  et  non  les  moins  importants  sont 
ici  nécessaires  comme  base  de  la  discussion  ;  ils  sont  tirés 
de  la  Sainte  Ecriture  ou  de  la  morale  naturelle,  et  en  faire 
fi  à  l'exemple  des  socialistes,  c'est  introduire  l'anarchie,  le 
matérialisme  et  l'immoralité  dans  une  question  qui  a  toujours 
besoin  d'air  pur  à  cause  des  points  de  vue  délicats  qu'on  y 
voit  surgir  de-ci  de-là. 

Mais  n'y  a-t-il  pas  lieu  quelquefois  de  les  pondérer  les  uns 
par  les  autres  pour  résoudre  certains  problèmes,  ou  pour  ex- 
pliquer des  faits  quand  le  bon  sens,  l'usage  journalier,  les 
habitudes  légitimes,  la  force  des  événements  jettent  d'ailleurs 
sur  ces  questions  une  lumière  révélatrice  ? 

La  vie,  et  le  féminisme  est  une  de  ses  manifestations  ac- 
tuelles, la  vie  est  sujette  à  d'innombrables  changements  et 
modifications.  Une  idée,  d'abord  repoussée  avec  dédain  et 
jugée  dangereuse  parce  que  nouvelle,  se  fraye  péniblement 
son  chemin  ;  l'opinion  est  déjà  saisie  par  tant  de  côtés,  ti- 
raillée en  tous  sens  par  tant  de  courants  contraires  !  Mais 
enfin  la  ténacité,  le  talent,  la  souplesse  des  lanceurs  de  l'idée 
la  mettent  en  évidence.  La  voilà  entrée  dans  le  domaine  de 
Texécution.  Elle  a  son  utilité,  répond  aux  besoins  du  temps, 
arrive  au  moment  opportun.  Faudra-t-il  la  rejeter  en  bloc 
avec  toutes  ses  conséquences  parce  qu'elle  se  présente  pour 
la  première  fois,  et  qu'elle  rompt  avec  des  usages,  des  tra- 
ditions, souvent  respectables  sans  doute,  mais  qui  peut-être 
ont  besoin  d'être  modifiées  et  ne  répondent  plus  adéquate- 
ment aux  nécessités  actuelles  ? 

Les  principes  de  philosophie  et  de  théologie,  pour  élevés 


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194  LB  ff^ÊSnirSHS 

qu'Us  BOÎQifit)  o«ta8ftez  de  9Duple^»se  pour  s'accomnood^r  «nx 
l^^gttiiiMS  exigences  du  moment  ;  ils  ont  été  faits  pour  tous 
les  temps  et  toutes  les  sdtuatioos  et  vouloir  leur  donner  «ne 
rigidité  absolument  inflexible^  c'est  mal  comprendre  r*dmt- 
rabie  variété  en  toutes  choses  mise  par  Dieu  dans  la  créature. 

Bien  ne  sert  de  dine  que  les  principes  invoqués  change* 
paient  alors  et  en  feit  seraient  voués  à  Toubli,  à  la  destmc* 
tioQ.  Non,  ils  n'en  manifesteraient  que  mieux  leur  vitalité,  et 
leurs4idaptation3  nouvelles  serviraient  à  prouver  à  quel  point 
ils  sont  nécessaires. 

Il  n'était  peut-être  pas  inutile  de  s'étendre  un  peu  longue- 
ment sur  une  remarque  suggérée  par  la  lecture  d'un  livre 
où  les  idées  fortes  abondent.  Elle  servira  à  feire  comprendre 
plus  d'une  fois  ce  qui  va  suivre- 

Le  mialheur  du  mouvement  féministe  fut  d'avoir  été  sou- 
tenu^ propagé  presque  iexclusivement  par  des  orateurs  ou 
écrivains  socialistes.  En  France,  MM.  Millerand,  Vîviani,  et 
les  rédactrices  de  La  /^ro/^rfe  journal  exclusivement  dirigé  et 
rédigé  par  des  femmes^  en  Allemagne  Bebel  et  Kari  &larx, 
en  Belgique  Vandervelde  et  Volders,  se  firent  remarquer 
par  leur  zèie  ou  leur  talent.  Gomme  cela  s'est  déjà  vu  plus 
d'une  fois^  les  catholiques  arrivèrent  quand  la  place  était 
prise  et  que  leur  présence  paraissait  inutile.  Ils  ne  le  crurent 
pas  cependant,  et  tour  à  tour  MM.  Etienne  Lamy  et  d'Haus- 
sonvîUe  en  France^  Coleart  et  Henry  en  Belgique,  Ms^  Spal- 
dîn^  en  Amérique  vinrent  apporter  à  la  cause  du  féminisme 
l'autorité  de  leur  plume  ou  de  leur  parole.  Dans  les  fnremîers 
mois  de  l'année  1901,  une  femme  d  un  esprit  élevé.,  M"^  la 
baronne  Piérard  réunissait  chaque  semaine  à  Paris  dans  son 
vaste  et  élégant  salon  une  assemblée  relativement  nom- 
breuse ;  cette  élite  venait  enteodne  les  plus  illustres  confé- 
renciers (i)  de  la  capitale  lui  parler  des  droits  et  des  devKÛrsde 
la  témme,  de  son  influence  sociale  et  des  améliorations  ré- 
cbmées  par  ses  situations  diverses  (2).  C'est  ià  un  exemple 
malheureusejBient  trop  isolé.  On  aimerait  à  voir  les  familles 

(1)  Entr'autres  MM.  Brunelière,  J.  Lemaitre,  R.  Domnric,  £.  Flornoy. 
Hruhnes. 

(2)  Voir  aussi  les  deux  brochures  de  W^^  Marie  de  VTIlermoiit,  Le  Mouve- 
ment féministe,  dan»  la  collcctioD  Science  et  Jfeli^en,  chez  Blotrd  et  Barrai. 


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LE  FÉMINISME  195 

riches  et  puisssmles  s'intéresser  directement  au  sort  de  la 
fenrai^  et  apporter  le'trîbut  de  leur  influence,  de  leur  or  et  de 
leur  talent  à  la  cause  du  féminisme. 

Carjene  puis  être  de  l'avis  du  Père  Godts  qui  ne  veut  voir 
dans  le  féminisme  catholique  qu^un  socialisme  déguisé.  L'un 
étTacrtre,  nous  flît-il,  s'accordent  pour  formuler  les  mêmes 
revendications  en  faveur  de  la  femme.  La 'bonne  raison  !'La 
vérité  eSt-élle  donc  à  mépriser,  parce  gue  quelques-unes  de 
ses 'précieuses  parcelles  brillent  dans  les  mains  de  Tadver- 
saire.  Pas  est  et  ah  hoste  doceri,  11  y  a  du  reëte  des  revendi- 
cations féministes  socialistes  que  les  féministes  chrétiens 
repoussent. 

Là  ouïe  Père'Godts  est  vraiment  fort,  c'est  quand  il  com- 
bat l'égalité  absolue  et  l'indépendance  des  tieux  sexes.  Ici 
la  sainteEcriture  intervient  à  propos.  Elle  nous  apprend  que 
la  famille  est  une  société,  et  que  toute  société  ayaiït  besoin 
d'un  dhef,  l'homme  a  été  consthué  chef  de  iafamille.  Et  cette 
vérité  est  bien  plus  affaire  de  droit  naturel  et  d'ordre  divin 
que  mode  de  formation  de  la  première  femme.  Nous  deman- 
dons qu'on  nous  fasse  grâce  des  longs  détails  sur  la  côte  d'A- 
dam, ses  merveilleuses  propriétés  et  l'irréductible  infério- 
rité intellectuelle  ou  physique  de  la  femme.  Il  semble  juste- 
ment puéril  de  bâtir  toute  une  thèse  si  grave  de  conséquences 
sur  un  simple  détail  du  récit  de  la  Genèse. 

A  supposer  même  que  nous,  Occidetftaux,  gens  positifs  et 
précis  par  excellence,  nous  ayons  raison  de  ne  voir  dans  ce 
détail  qu'un  sens  réel,  sans  admixtion  de  sens  allégorique, 
îl  paraît  bien  plus  rationnel  d'y  voir  avec  les  saints  'Pères  la 
source  et  la  raison  de  l'affection  ratftuelle  de  rhomme  et  de 
'la  femme  unis  par  le  mariage. 

Xics  socialistes,  cela  va  sans  dire,  se  préoccupent  peu  de 
la  Genèse  :  «  L'homme  et.la  femme  sont  égaux  en  nature; 
tous  deux  possèdent  une  âme,  tous  deux  jouissent  des  mêmes 
facultés  intelligentes  et  libres  ;  cette  âme,  ces  facultés  sont 
les  facteurs  des, 'principales  actions  accomplies  en  ce  monde; 
pourquoi  Thomme  est-il  donc  consthué  de  par  les  lois  ou 
les  coutumes  chef  de  la  femme?  C'est  là  un  préjugé  qui  doit 
s'^évanouir  à  la  lumière  des  doctrines  socialistes  :  égale  en 
nature  àl'homme,  la  femme  'le  sera  encore  dans  ses  droits 


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196  LE  FÉMINISME 

civils,  matrimoniaux,  politiques.  Qu'on  lui  ouvre  toutes  les 
carrières!  On  n'aura  pas  à  le  regretter.  Qu'elle  aille  plaider 
devant  les  tribunaux  !  Elle  saura,  mieux  que  l'homme,  faire 
partager  aux  juges  ses  sentiments,  son  émotion  ;  elle  arra- 
chera nombre  de  malheureux  à  l'échafaud^  ce  dernier  vestige 
de  la  barbarie  d'autrefois.  Pourquoi  n'aurait-ellepas  non  plus 
sa  place  dans  nos  Parlements  ou  même  au  conseil  des  mi- 
nistres? Ne  représente-t-elle  donc  aucun  intérêt  ici-bas?  Ne 
sait-elle  pas  comme  l'homme,  mieux  que  lui  souvent,  exécu- 
ter des  travaux,  diriger  des  maisons  de  commerce,surveiller, 
répandre  l'instruction  et  l'éducation  de  la  jeunesse,  toutes 
choses  qui  donnent  à  nos  gouvernants  des  occupations  sans 
cesse  renouvelées?  Le  peuple  paie  l'impôt;  pourquoi  lui  re- 
fuser le  droit  d'élire  ceux  qui  chaque  année  renouvellent  ou 
même  augmentent  cette  charge  si  lourde  pour  lui  ?.  »  Tel  fut 
l'un  des  grands  arguments  des  partisans  du  suffrage  univer- 
sel, alors  qu'il  n'existait  pas  encore.  C'est  aussi  l'argument 
apporté  par  les  socialistes  et  quelques  féministes  avancés, 
désireux  de  voir  la  femme  siéger  dans  nos  assemblées  poli- 
tiques. 

Les  socialistes  ne  s'arrêtent  pas  en  si  beau  chemin.  La  pré- 
tendue indépendance  absolue  de  la  femme  est  aussi  pour  eux  le 
vrai  principe  de  la  légitimité  du  divorce.  Encore,  le  divorce, 
à  leurs  yeux,  n'est  qu'un  pis  aller.  Ils  demandent  davantage. 
Et  le  roman  Les  deux  Vies,  de  Paul  et  Victor  Margueritte  a 
prouvé  à  quels  écarts  pouvaient  se  laisser  entraîner  de  beaux 
talents  pris  dans  l'engrenage  des  idées  humanitaires  ou  so . 
cialistes.  Le  mariage  est  trop  souvent  un  enfer,  disent-ils, 
par  la  discorde  survenue  entre  les  époux.  N'est-il  pas  bar- 
l|are,  contraire  à  la  nature  de  conserver  dans  nos  lois  ce 
qui  pourrait  ressembler,  même  de  loin,  à  l'indissolubilité 
tant  prônée  par  les  catholiques  ?  Le  mari  et  la  femme  ne 
sont  plus  pour  une  cause  ou  pour  une  autre  en  communauté 
d'idées,  de  sentiments.  Laissez-les  donc  s'en  aller  chacun  de 
leur  côté,  sans  les  obliger  même  à  venir  par  devant  l'auto- 
rité civile  donner  les  raisons  d'une  demande  en  divorce. 

De  là  à  l'union  libre,  il  n'y  avait  qu'un  pas  ;  les  féministes 
socialistes  l'ont  depuis  longtemps  franchi,  et,  renversant  les 
rôles,  ils  lancent  à  la  figure  des  catholiques  le  reproche  d'im- 


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'  LE  FExMlNISME  VJT 

moralité  ;  et  c'est  logique  dans  leur  système  :  si  Tunion  entre 
deux  époux  devenus  ennemis  est  contre  nature,  son  maintien 
à  tout  prix  est  évidemment  immoral. 

Les  féministes  catholiques  manifestent  bien  haut  leur 
répulsion  pour  une  pareille  théorie  ;  ils  tiei^nent  à  conserver 
dans  son  intégrité  les  vérités  religieuses  et  sociales  si  com- 
battues de  nos  jours.  Ils  se  bornent  seulement  à  réclamer  pour 
la  femme  certaines  modifications  aux  lois  existantes  :  ces  mo- 
dificalions  porteraient  notamment  sur  le  travail  des  femmes 
à  Tatelier,  à  l'usine,  sur  les  programmes  d'enseignement  et 
d'éducation,  sur  la  répression  des  crimes  passionnels  ;  la 
plupart  d'entre  eux  demandent  pour  la  femme  une  part  active 
dans  le  domaine  électoral  et  politique. 

Les  graves  dangers  que  présentent  tant  au  point  de  vue  de 
la  santé  qu'à  celui  des  bonnes  mœurs  le  travail  des  femmes 
dans  certaines  usines  ;  les  difficultés  souvent  terribles  aux- 
quelles sont  en  proie  plusieurs  classes  d'ouvrières  dans  les 
grandes  villes,  et  d'autres  questions  d'ordre  à  la  fois  écono- 
mique et  moral  ont  été  étudiées  à  fond  par  des  hommes  dont 
la  compétence  en  ces  matières  est  universellement  reconnue. 
Je  n'en  parlerai  pas,  me  bornant  à  renvoyer  aux  livres  d'une 
si  poignante  éloquence  publiés  après  enquête  personnelle 
par  MM.  d'Haussonville  et  Charles  Benoist. 

Je  préfère  dire  un  mot  des  trois  dernières  revendications 
féministes. 

Avec  l'ignorance  religieuse  et  la  sorte  de  prime  à  Timmo- 
ralité  donnée  aux  époux  par  la  scandaleuse  indulgence  des 
juges  en  matière  de  divorce,  l'adultère  a  pris  des  propor- 
tions inquiétantes.  Constituant  injure  grave,  il  devient  l'un 
des  motifs  les  plus  puissants  indiqués  par  la  loi  pour  intro- 
duire une  demande  en  divorce,  et  les  époux,  fatigués  d'un 
lien  trop  dur  pour  des  cœurs  sans  sève  chrétienne,  ont  vite 
fait  de  s'engager  dans  la  voie  de  l'infidélité.  Or  la  loi,  ré- 
pondant en  cela  à  un  préjugé  trop  répandu,  considère  la  faute 
de  la  femme  comme  plus  grave  que  celle  de  Thomme  et  la 
punit  en  conséquence.  De  vraies  et  solides  raisons  à  cette 
inégalité,  on  n'en  découvre  pas.  Moralement  parlant,  la  faute 
est  aussi  grande,  et  quoi  qu'on  dise,  ses  conséquences  au  point 
de  vue  de  la  famille,  aussi  dangereuses.  La  passion  est  plus. 


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108  LE  FÉMINISME 

forte  chez  riioaime,  dit  Le  Père  Godts,  Ift.  r«sponsa!)ilité  par 
conséquent  moins  gjrave  ;  le  crime  de  la  femme  produit  plus 
de  scandale  et  augmente  lafaute*  Ce  scandale,, je  l'avoue- sans 
détour,  me  semble  bien  pharisaïque  ;  c'est  un  préjugé  encore 
une  foiâ,  répandu  par  l'homme  et  dont  il  est  heureux  de  se 
servir  comme  d'un  manteau  d'honnêteté,  pour  pallier  son 
propre  crime.  11  n'est  pas  prouvé  non.  plus  que  la.  passion  soit 
moins  forte  chez  la  femme  ;  car  si  Tentraînementest  moins  vio- 
lent, il  est  peut-être  plus  nerveux,  plus  sentimental  et  moins 
réfléchi.  C'est  calomnier  la  femme  que  lui  attribuer  une  cul- 
pabilité semblable. 

Les  statistiques  judiciaires  prouvent  au  contraire  sa  supé- 
riorité morale  et  malgré  toutes  ses  prestigieuses  dextérités 
de  langage,  en  dépit  d'un  certain  charme  de  style,  M,  Marcel 
Prévost  n'a  pas  réussi,  dans  son  dernier  roman,  à  prouver 
l'existence  de  l'être  immoral  qui  se  cacherait  selon  lui  sous 
les  dehors -de  la  plus  pure  des  jeunes  filles. 

Il  est  au  reste  un  moyen  de  maîtriser  chez  la  femme  la  vio- 
lence des  passions.  C'est  une  instruction  et  surtout  une 
éducation  élevée,  énergique  et  profondément  religieuse.  Il 
y  a  beaucoup  à  faire  sur  ce  point,  et  les  jeunes  filles  qui  de- 
vront plus  tard,  grâce  à  la  haute  situation  de  leurs  parents, 
tenir  un  rang  considérable  dans  le  monde,  ne  reçoivent 
peut-être  pas  dans  leur  famille  ou  au  pensionnat  une  forma- 
tion assez  ferme  et  assez  pratique.  Certes  nous  ne  voulons 
ni  de  pédantes,  ni  de  bas-bleus  ;  mais  le  système  d'instruc- 
tion préconisé  par  Molière  dans  les  Femmes  Savantes  et  que 
semble  approuver  en  partie  le  P.  Godts  est  une  «  charge  », 
pas  autre  choée.  Il  serait  à  désirer  que  les  écoles  profession- 
nelles dévinssent  beaucoup  plus  nombreuses  et  q^e  les 
jeunes  filles  et  femmes  des  hautes  classes  de  la  société  ne 
craignissent  pas  de  se  mêler,  pour  le  diriger  et  le  soutenir, 
à  un  système  d'enseignement  qui  prépare  à  un  travail  à  la  fois 
plus  moral  et  plus  rémunérateur. 

Elles  y  trouveront  le  meilleur  moyen  d'exercer  une  influ- 
ence bienfaisante  quoiqu'indirecte  sur  la  politique. 

Rien  n'instruit,  en  effet,  comme  l'étude  de  la  vie  journa- 
lière et  du  travail  populaire.  C'est  après  l'avoir  faite  longue 
et  approfondie  que  Le  Play  a  édifié  plusieurs  de  ses  magni- 


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LE  FÉMINISHE  1^ 

fiqnee  tlnèses  développées  da&s  la  Réforme  sociale  et  les 
Ouf^riers  Européems.  Rien  non  plus  ne  prépare  oadeux  à  l'exer- 
cice des  vertus  d'abnégutioa^  de  cbajrtlé  ei  de  dévouement 
comme  aussi  au  maaiement  des  affaires  publiques. 

Et  pMirquat  refuser  aux  femmes  tout  droit  de  se  mêler  à 
la  politique  ? 

Un  principe  dicté  par  le  bon  sens  et  le  droit  naturel  déter- 
mine nettement  l'étendue  et  les  limites  de  ce  droit  :  la  femme 
pourra  exercer  toute  action  politique  compatible  avec  sa 
situation  particulière  d'épouse  et  de  mère.  Chargée  plus  que 
rhomme  du  soin  de  la  famille,  gardienne  attitrée  du  foyer 
surtout  parce  qu'elle  doit  avoir  plus  que  le  mari  le  soin  de 
Fenfant^  il  lui  faut  encore  garder  jalousement  cette  réserve, 
cette  pudeur  qui  Téloignera  des  luttes  trop  vives,  trop  bru^ 
tal^S;  de  la  politique  d'aujourd'hui. 

Et  c'est  bien  pour  ces  raisons  que  le  Père  Godts  refuse 
toute  action  politique  à  la  femme.  Il  ne  lui  reconnaît  que 
Faction  morale  manifestée  au  foyer  domestique  par  les  bons 
€on«^eils,  la  soumission,  la  patience  et  la  prière.  Hors  de  k 
famille,  Finfluence  politique  de  la  femme  serait  néfaste. 

Je  ne  le  pense  pas,  et  à  certains  signes^  des  hommes  publics 
dont  l'autorité  n'est  pas  contestable,  estiment  que,  dans  un 
avenir  prochain,  les  événements  se  chargeront  de  donner 
tort  sur  ce  point  aux  antiféministes. 

Car  il  faut  se  garder  de  restreindre  le  champ  de  l'action' 
politique.  Faire  de  la  politique  n'est  pas  uniquement  lire  »on 
journal,  discuter  au  café  ou  dans  les  salons  sur  les  événe- 
ments du  jour;  ce  n'est  même  pas  simplement  déposer  un 
bulletin  dans  Furne  au  grand  jour  des  élections,  ou  pérorer 
à  la  Chambre,  au  Sénat,  bâtir  des  lois  que  le  lendemain  il 
faudra  détruire  ;  faire  de  la  politique,  c'est  encore  conseiller 
ceux  qui  à  quelque  degré  que  ce  soit  gouvernent  le  pays  ; 
c'est  exercer, par  la  parole,  par  le  journal,  parle  tract,  par 
les  pétitions,  par  le  mouvement  syndical,  une  poussée  sur 
Fopinion  publique  et  en  fin  de  compte  sur  le  gouvernement 
et  la  législation. 

Et  ceci,  je  ne  vois  pas  de  raisons  bien  sérieuses  de  le 
refuser  à  la  femme.  On  nous  objecte  qu'une  avocate  des 
temps  passés  (on  cite  son-nom^  elle  s'appelait:  Caïa  Afrania), 


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200  LE  FèHrNISME 

aurait,  par  ses  violences  de  langage  et  ses  incursions  sur  le 
domaine  de  la  politique,  provoqué  Tédit  qui  ferma  l'entrée 
du  barreau  aux  femmes  de  Rome.  Mais  sait-on  au  juste  en 
quelles  circonstances,  sous  quels  mobiles  agirent  alors  les 
législateurs  ?  De  plus,  l'argument  :  Ab  uno  disce  omnes^  sou- 
vent si  faux,  se  base  ici  sur  un  fait  bien  lointain.  En  vingt 
siècles  les  choses  ont  un  peu  changé,  et  cette  seule  preuve 
n'oblige  pas  à  voir  aujourd'hui  les  choses  du  même  œil  qu'aux 
temps  antiques. 

L'action  politique  de  la  femme  pourrait  être  singulière- 
ment bienfaisante,  mais  il  lui  faut  pour  cela  être  dirigée, 
éclairée,  maintenue  dans  les  limites  indiquées  plus  haut. 

C'est  à  quoi  s'emploient  actuellement  des  femmes  d'esprit 
et  de  cœur.  La  persécution  religieuse,  qui  sévit  en  France,  le 
despotisme  de  l'Etat,  le  péril  grandissant  de  l'impiété  et  du 
socialisme  par  la  fermeture  des  écoles  libres  et  Tappât  des 
doctrines  collectivistes  :  telles  sont  les  causes  du  mouve- 
ment féministe  aussi  calme  que  salutaire  dont  M™®  la  baronne 
Reille(l)  a  pris  Tinitiative.  La  généreuse  chrétienne  dont  les 
deux  vaillants  fils  luttent  pas  à  pas,  à  la  Chambre,  contre  l'é- 
croulement de  nos  libertés,  ne  s'est  jamais  proclamée  fémi- 
niste ;  elle  n'a  pas  entendu  créer  une  école  chargée  de  re- 
vendiquer les  droits  vrais  ou  prétendus  de  la  femme.  Elle  et 
ses  courageuses  associées  n'en  font  pas  moins  du  féminisme 
et  du  meilleur. 

Il  est  d'autant  moins  sujet  à  caution,  que  la  charité  chré- 
tienne, cette  vertu  grande  comme  le  monde,  infinie  comme 
Dieu,  y  règne  en  souveraine.  Toutes  les  femmes  sont  con- 
viées à  entrer  dans  ce  mouvement  (2),  depuis  la  princesse  qui 
possède  hôtel  «meublé  à  Paris  et  château  en  province  jusqu'à 
l'humble  couturière  et  la  marchande  de  poissons  sortie  des 
halles  pour  aller,  il  y  a  quelques  mois,  revendiquer  sur  les 
grands  boulevards  les  libertés  qu'on  étrangle. 

(1)  Je  tiens  à  citer  é|Çcilement  les  noms  de  M™«  l'amirale  de  Cuverville, 
M"»«  la  baronne  de  Brigode,  de  M™«  Piou.  Il  y  a  peu  de  jours,  M.  Emile 
Ollivier  venait  leur  donner  le  secours  de  son  expérience  et  de  son  talent 
toujours  vigoureux. 

(2)  L'association  fondée  par  M™«  Reiile  porte  le  nom  de  Ligue  des 
Femmes  Françaises. 


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LE  FEMINISME  201 

Est-il  bon,  est-il  prudent  pour  la  femme,  d'aller  plus  loin 
dans  la  revendication  de  l'action  politique  ?  Le  bulletin  de 
vote,  par  exemple,  ne  serait-il  pas  une  arme  trop  dangereuse 
entre  ses  mains?  Pas  plus,  à  coup  sur,  qu'entre  Iqs  mains 
de  Phomme.  Les  élections  tant  partielles  que  générales  nous 
ont  suffisamment  édifié  sur  la  moralité  actuelle  du  suffrage 
universel.  Reconnaissez-nous  le  droit  de  voter,  disent  les 
féministes  au  législateur,  nous  saurons  nous  en  servir  mieux 
que  l'homme  pour  le  bien  du  pays.  De  ceci,  il  est  permis  de 
douter.  Une  loi  accordant  ce  droit*  à  [a  femme  serait  un 
saut  dans  l'inconnu. 

«  Mais  la  France  l'a  fait,  dit-on,  en  1848  et  à  son  exemple 
presque  toutes  les  nations  d'Europe  et  l'Amérique.  »  Sans 
doute,  mais  aussi,  il  leur  en  a  coûté  de  dures  leçons.  Le 
peyple,  dans  sa  logique  simpliste  a  conclu  de  son  droit  de 
vote  au  droit  de  renverser  trônes  et  empires  ;  les  meneurs 
eurent  tôt  fait  de  l'en  persuader  et  il  n'est  pas  de  capitales 
d'Europe  ou  d'Amérique  qui  n'ait  vu  se  dérouler  à  travers 
ses  rues  les  horreurs  de  la  guerre  civile.  Des  honinhies 
d'ordre,  trop  rares  encore,  s'efforcent  de  moraliser  le  suf- 
frage universel.  Mais  n'eut-il  pas  mieux  valu  le  faire  avant 
d'accorder  au  peuple  ce  droit  terrible  ?  L'expérience  de  tous 
les  siècles  prouve  que  les  réformes  sociales  ou  politiques 
importantes  ne  s'accomplissent  pas  d'un  coup  ;  elles  exigent 
des  tâtonnements,  des  enquêtes  sur  les  faits  qui  peuvent  les 
motiver  ;  elles  demandent  surtout  que  le  peuple  soit  instruit 
de  la  nature,  des  conditions,  des  avantages  et  des  dangers 
du  droit  qu'on  juge  opportun  de  lui  reconnaître. 

C'est  là  un  genre  d'éducation  populaire  que  les  écrivains 
et  orateurs  féministes  devraient  entreprendre  avant  d'exiger 
le  droit  de  voter.  Car  des  dangers  de  toutes  sortes  attendent 
la  femme  sur  le  terrain  électoral.  Sa  faiblesse  y  serait-elle 
sullisamment  protégée  dans  la  houle  des  réunions  publiques 
souvent  si  tumultueuses  .'  Sa  dignité  ne  soulfrirait-elle  au- 
cune atteinte  dans  les  périodes  électorales  si  fécondes  en 
moyens  de  corruption  ?  Ne  se  laisserait-elle  pas  vite  entraîner 
par  les  sophismes  et  les  théories  subversives  si  facilement 
acceptés  par  les  hommes  eux-mêmes  ?  Autant  de  raisons  qui 
font  douter  de  l'opportunité  d'une  loi  sur  le  vote  des  femmes. 

E.  F.  _  X.  —  Kl 


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¥ 


202  LB  l^ÉMir^isMe 

i  .  Quanta  devenir  députés,  sénateurs,  elles  feront  mieux  d  y 

-  renoncer.  Une  période  électorale  est  une  affaire  de  quelque 

jours.  II  n'en  est  pas  de  même  d'un  mandat  législatif  ;  celui^ 
ci  dure  au  moins  plusieurs  années  et  les  devoi^s  d'épouse  et 
I  de  mère  risqueraient  d'être  par  là  complètement  négligés  ou 

i  méconnus. 

P  J'arrête  mon  étude  à  là  plus  ambitieuse  des  revendications 

féministes.  Malgré  un  aussi  court  exposé,  on  aurd  vu  riilipor- 
|;  tance  de  la  question.   Considérer  le  féminisme  comme  un 

^  incident  vulgaire  et  insignifiant  de  notre  situation  politique 

;  et  sociale  serait  aussi  maladroit  quç  dangei^euît.  Je  le  disais 

;  en  commençant,  les  socialistes  ont  accaparé  ce  mouvement 

'.-,  à  leur  profit.  Aux  catholiques  de  prouver  encore  une  fois 

qu'ils  savent  s'intéresséf  utilement  à  toutes  les  nobles  causes 
et  par  l'influence  saine  et  toujours  grandissante  de  la  femme 
:;  française  et  chrétienne,  nous  reverrons  en  notre  pays  des 

I  jours  de  progrès  et  de  vraie  liberté. 

't. 

F.    LOCIS  DE    GoNZA(;UE 

0.  .}f.  c. 


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NOTES   THEOLOGIQUES 

SUR  L'UNION  DE  L^HOMME  A  JÈSUS-CHRIST    . 

(Saite){[), 


CHAPITRE    SIXIEMK* 


Dans  le  mystère  du  Christ,  rhomme  est  incorporé  à  Jésus- 
Christ  et  à  l'Eglise.  Comment  se  ftiit  cette  incorporation  ? 
Par  la  foi.  L'acte  de  foi  produit  cette  incorporatio:),  et  la 
vertu  ou  habitude  de  foi  constitue  Tétat  d'incorporation  au 
Christ. 


I 
De  L'mcoftponAtioN  a  jKSts-CHiusT  vxn  la  i-oi. 

Par  le  mystère  de  Tîncarnation ,  l'humanité  tout  entière 
acquérait  une  affinité  précieuse  avec  Dieu.  Un  vestige  de 
parenté  divine  reluisait  âu  fond  de  cette  nature  que  le  Fils  de 
Dieu  s'était  appropriée.  Cependant  le  Verbe  divin  en  épou- 
sant notre  nature  n'avait  pas  pris  nos  persoiineè,  et  il  fallait 
que  chaque  homme  en  particulier  fût  uni  au  Verbe  fait  chair 
pour  retrouver  en  lui  la  divinité,  notre  union  naturelle  avec 
Jésus-Christ  ne  suffisait  pas  pour  opérer  notre  union  surna- 
turelle avec  lui  ;  il  fallait  un  moyen  surnaturel,  proportionné 
à  une  fin  si  divine.  Et  quel  est  ce  moyen  ?  C'est  la  grâce,  et 
plus  particulièrement,  c*est  la  foi  :  car  c'est  par  la  foi  que 
l'union  de  l'hbmme  à  Jésus-Christ  commence  :  «  A  tous  ceux 
w  qui  Tout  reçu,  dit  saint  Jean,  le  Verbe  Venu  en  ce  monde 

(1)  Voir  le  fascicule  de  juillet   1003. 


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204  NOTES  THEOLOGIQUES 

«  a  donné  le  pouvoir  de  devenir  enfants  de  Dieu  ».  Or  rece- 
voir Jésus-Christ,  c'est  croire  en  lui.  C'est  donc  par  la  foi 
que  se  fait  l'union  à  Jésus-Christ. 

Quelques-uns  faisaient  à  saint  Cyrille  cette  objection  :  si 
vous  dites  que  tous  les  hommes  sont  sauvés  parce  que  le 
Verbe  s'est  fait  homme,  voyez  dans  quel  danger  vous  vous 
jetez  ;  il  en  résultera  ([ue  tout  homme  sera  sauvé,  par  cela 
seul  qu'il  est  homme  et  ((u'il  participe  à  la  nature  humaine  de 
Jésus-Christ.  Le  saint  Docteur  répond  que  le  bienfait  de 
l'Incarnation  est  proposé  en  effet  à  tous  les  hommes  et  qu'il 
leur  offre  l'entrée  du  salut,  mais  que  le  bénéfice  de  l'incar- 
nation n'est  appliqué  à  l'homme  que  par  la  foi  en  Jésus-Christ. 
(Cf.  Thomass.  de  Incarnat,  Lib.  I,  cap.  19). 

l.  De  l'objet  de  la  foi. 

Toutes  les  vérités  que  la  sainte  Eglise  nous  ordonne  de 
croire  sont  l'objet  de  la  foi.  Mais  parmi  ces  vérités  révélées, 
il  y  en  a  deux  dont  la  foi  est  principalement  nécessaire  au 
salut.  Ce  sont  les  mystères  de  la  Sainte  Trinité  et  de  Tln- 
carnation.  Remarquons  que  la  foi  au  mystère  de  la  sainte 
Trinité  n'implique  pas  la  foi  à  l'Incarnation,  tandis  que  la 
foi  à  rincarnalion  suppose  d'une  certaine  manière  la  foi  à  la 
Sainte  Trinité  parce  que  l'union  de  la  nature  humaine  a  eu 
lieu  avec  une  des  trois  personnes  divines. 

2.  Nécessité  de  la  foi  en  fésus-Chrisl. 

Symbole  de  saint  Athanase  :  «  Quiconque  veut  être  sauvé, 
avant  tout  il  est  nécessaire  qu'il  tienne  la  foi  catholique  ; 
or  la  foi  catholique  est  celle-ci,  que  nous  vénérions  un  seul 
Dieu  dans  la  Trinité  et  la  Trinité  dans  l'unité...  Mais  il  est  né- 
cessaire aussi  pour  le  salut  de  croire  l'Incarnation  de  Notre- 
Seigneur  Jésus-Christ...  Il  est  Dieu  de  la  substance  de  son 
Père  et  engendré  avant  les  siècles,  et  il  est  homme  de  la 
substance  de  sa  mère  et  il  est  né  dans  le  siècle,  » 

Saint  Léon  :  «  Le  salut  de  l'homme  vient  principalement 
de  ce  que  le  Fils  unique  de  Dieu  a  daigné  devenir  le  Fils  de 
rhonime,  d'une  uiùme  substance  avec  son  Père,  et  selon  la 


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SUR  L'UNION  DK  L'HOMMK  A  JfiSUS-CHRlST  205 

chair  consubstantielle  à  sa  mère.  C'est  là  le  double  objet  de 
notre  joie,  car  nous  ne  pouvons  être  sauvés  que  par  cette 
double  filation  de  Jésus-Christ.  »  «  Nous  croyons  cela,  et 
c'est  pourquoi  nous  sommes  vraiment  chrétiens,  et  en  toute 
vérité  adoptés  comme  enfants  de  Dieu.  Et  c^est  par  cette  foi 
que  tous  les  saints  qui  ont  précédé  l'avènement  du  Sauveur 
ont  été  justifiés,  et  que  par  ce  mystère  ils  ont  été  faits  le 
corps  du  Christ,  attendant  Tuniverselle  rédemption  des  fi- 
dèles dans  la  semence  d'Abraham  c'est-à-dire  dans  le  Christ 
(Serm.  31.  cap.  6  et  7). 

«  Il  est  également  impie  et  dangereux  de  nier  en  Jésus- 
Christ,  soit  la  vérité  de  notre  nature,  soit  l'égalité  de  gloire 
avec  son  Père  ».  (Hom.  de  transfig.  Dni). 

Saint  Hilaire  :  «  Il  y  a  un  égal  danger  à  ne  pas  reconnaître 
en  Jésus-Christ,  soit  la  divinité,  soit  la  chair  de  notre  corps 
car  il  est  le  médiateur.  »  (De  Trinit.  Lib.  IX  »)  Cf.  id.  in 
Matth.  cap.  XVI.  n.  9. 

Saint  Thomas  :  «  En  aucun  temps,  même  avant  la  venue 
du  Messie,  les  hommes  n'ont  pu  être  sauvés  sans  être 
membres  de  Jésus-Christ;  mais  avant  l'Incarnation,  les 
hommes  étaient  incorporés  au  Christ  par  la  foi  en  son  avè- 
nement futur,  et  la  circoncision  était  le  signe  de  cette  foi. 
Après  l'avènement  du  Christ,  c'est  encore  par  la  foi  que  les 
hommes  lui  sont  incorporés,  selon  ces  paroles  de  l'apôtre  : 
a  Le  Christ  habite  dans  nos  cœurs  par  la  foi  »,  et  le  baptême 
est  le  signe  sacramentel  de  cette  foi.  »  (3®  P.  c.  68.  al.) 

Il  y  a  deux  choses  à  considérer  dans  la  foi.  Elle  est  Fillu- 
inination  divine  de  Tintelligence  et  elle  est  une  incorporation 
au  Christ.  Selon  ce  double  aspect,  les  théologiens  parlent  de 
la  foi  dans  deux  traités  différents.  Quand  ils  traitent  de  la 
grâce  et  des  vertus  théologales,  ils  disent  que  la  foi  est  une 
lumière  surnaturelle  qui  élève  l'esprit  à  la  connaissance  des 
divins  mystères,  ei  quand  ils  traitent  de  l'Eucharistie,  ils 
disent  que  la  foi  est  une  incorporation  à  Jésus-Christ  par  une 
manducation  spirituelle  de  son  corps. 


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20«  NOTES  THBOI.Or,IQUKK 


3.   La  foi  est  une  incorporation  à  Jésu)i*Christ. 

Saint  Je\n  CHKYso^TàM e  :  a  Nouk  »omineH  devenus  parti- 
«  oipants  du  (!hriKl,  dit  Tapotre  saint  Paul;  pourvu  cepen- 
((  dant  que  nous  retenions  termement  jusqu'à  la  fin  le  coin* 
oc  mencement  de  sa  substance.  »  Hébr.  IH.  14.  Nouh  sommes 
participants  du  Christ.  Qu'est-ce  à  dire  cela,  être  participants 
du  Christ  ?  Nous  participons  au  Christ,  veut-il  dire,  parce 
quç  nous  sommes  faits  une  même  chose  avec  lui,  parce  qu'il 
est  la  tète  et  que  nous  sommes  ses  membres,  un  môme  corps 
avec  Jui,  de  sa  chair  et  de  ses  os,  à  la  condition  pourtant  que 
nous  retenions  fermement  jusqu'à  la  fin  le  commencement 
de  sa  substance.  Et  quel  est  ce  commencement  de  substance 
du  Christ  ?  Il  veut  dire  la  foi,  car  c'est  par  la  foi  que  nous 
sommes  faits  vivants,  et  que  nous  sommes  régénérés  et  en 
quelque  sorte  consubstantiels  au  Christ  ».  (In  Ëpist.  ad 
Hebr.  Cap.  III.  Homil.  C>). 

La  foi  produit  l'incorporativin  à  Jésus-Christ  et  la  régéné- 
ration spirituelle  parce  qu'elle  nous  donne  un  commence- 
ment de  la  substance  du  Christ. 

Saint  Hilaihe  ;  «  Par  la  foi  à  Dieu  fait  corps,  nous  demeu* 
.rons  dans   la   substance  de  (*e  corps  que  Dieu  a  pris  ».  (In 
Ps.  51.  n.  16.) 

((  La  foi  est  une  :  une  foi,  un  Seigneur,  un  baptême  et  un 
seul  Dieu.  Par  la  foi,  c'est-à-dire  par  la  substance  d'une  même 
foi,  tous  les  tidt^les  sont  un.  Comment  donc  l'unité  des  fidèles 
ne  serait-elle  pas  substantielle,  puisqu'ils  sont  un  parla  subs- 
tance d'une  même  foi.  Ils  sont  un  dans  une  même  substance 
régénérée.  Ce  n'est  donc  pas  seulement  par  l'unité  de  cœur 
et  de  volonté  qu'ils  sont  un.  »>  (De  Trinit.  Lib.  VIII.  n.  7). 

Saint  Cyrille  :  «  Dieu  a  dit  :  «  V^oici  que  je  dépose  dans 
les  fondements  de  Sion  la  pierre  angulaire ^et  précieuse.  »  Et 
en  effat  le  (Christ  est  pour  nous  le  fondement  et  le  principe 
du  salut,  et  cela  par  la  foi  ;  car  c'est  par  la  foi,  et  non  autre- 
ment que  le  Christ  habite  en  nous.  />  (In  VI  Jo.  n.  70). 

((  Le  Fils  est  substantiellement  un  avec  son  Père,  et  par 
cette  unité  de  substance  le  Fils  est  dans  le  Père  et  le  Père 
est  dans  le  Fils.   De  môme,  par  la  foi  en  Jésus-Christ,  nous 


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SUR  L'UNIOK  DE  L'HOlfMK  A  JÉSUS-CHRIST  Mil 

devenons  un  entre  nous  et  avec  Dieu,  corporellement  et  spi- 
rituellement. »  Et  le  Christ  habite  en  nous  et  nous  en  lui. 
(In.  Jo.  Lib.  XI.) 

S41NT  Isidore  :  «  Le  peuple  chrétien  est  réupi  en  une 
ipême  chose,  upe  même  fpi,  tin  même  corps  du  Christ  ;  et 
ppr  Te^u  dM  baptême,  cpmme  par  le  feu  du  3aint-Ësprit,  il 
devient  le  corps  de  ce  Paip  céleste  ».  (Serm.  de  corp.  et 
sang,  Dni.  —  Migpie,  T-  «3.  p.  1228.) 

S^JWT  Paschabe  Radbert:  «  Le  juste  vit  de  la  fpi.  »  Cette 
justice  de  la  foi,  il  Ta  dans  Teucharistie,  et  par  la  foi  il  re- 
çoit la  vie,  qui  demeure  en  lui.  »  (De  corp.  et  sang.  Dni.  cap. 
1,  n.  5.). 

«  Toute  foi  donne  une  substance,  et  pour  parler  plus  clai- 
rement, elle,  est  elle-même  Fessence  ou  la  substance  des 
phoses  qu'on  doit  espérer.  Par  e^^emple,  la  résurrection  gé- 
nérale n'étant  pas  eficore  faite,  elle  n'existe  pa^  encore  en 
3ubstanc0  ;  mais  parce  qne  npus  tenons  par  la  foi  qpe  le 
Cbrisf  est  repsu^cjté,  noqs  croyons  qu'en  lui  tous  les 
ineiubr0s  de  spn  corps  ressusciteront,  et  même  qu'ils  ^ont 
déjà  ressuscites,  comn^e  le  dit  Tapôtre.  La  résurrection  est 
visible  dans  le  Christ,  et  en  nous  elle  n'apparaît  pas  encore  ; 
mais  la  \q\  noui^  en  donne  la  substance,  et  l'espérance  fait 
qu'elle  subsiste  déjà  dans  notre  âme.  Et  c'est  pourquoi  l'a- 
pôtre dit  que  h  fpi  e^t  [a  substance  des  choses  qu'on  dpit 
espérer  et  la  vision  des  choses  qui  n'çipparaissent  p^s  en- 
core (De  fide,  spe  ptcharit^te,  Gap.  1.  n.  5). 

a  Dans  la  foi|  c'est  une  substanpe  déjà  qui  crqit,  et  qui 
nous  est  communiquée,  et  qui  cependant  est  encore  en  es- 
pérance... Celui  qui  mange  et  boit  dignement  cette  chair  et 
ce  sang  dans  le  sacrement,  mange  et  boit  déjà  la  vie  éter. 
nelle,  et  le  Christ  demeure  en  nous  par  la  chair  du  Verbe, 
de  même  que  nous  demeurons  en  lui  par  la  vraie  humanité 
qu'il  a  pris.  Et  ainsi  se  fait  une  vraie  unité,  et  dans  le  corps 
du  Christ  Tadoption  véritable.  »  (Sentent,  cathol.  Patr. 
p.  1360,  1361). 

Par  la  foi  nous  sommes  régénérés  dans  le  Christ  et  nous 
devenons  une  créature  nouvelle,  non  pas,  comme  disent 
saint  Hilaire  et  saint  Léon,  par  une  naissance  de  chair,  mais 
par  la  naissance  de  foi,  «  non  ortu  carnis,  sed  ortu  fidei.  i» 


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20S  NOTES  TIlÉOLOfUQUKS 

4.  La  foi  ne  produit  pas  une  union  parfaite 
à  Jésus-Christ  sans  la  charité. 

Saint  Thomas  :  «  Gomme  le  corps  vit  de  la  vie  naturelle 
par  Tame,  ainsi  Tàme  vit  de  la  vie  de  la  grâce  par  Dieu.  Or 
Dieu  habite  Tùme  par  la  loi  ;  mais  cette  habitation  n'est  pas 
parfaite,  si  la  foi  n'est  pas  vivifiée  par  la  charité,  qui  unit  k\ 
Dieu  par  le  lien  de  la  perfection.  »  (In  cap.  l  E[)ist.  ad  Rom. 
lect.  VI).  «  La  charité  est  hors  de  Tessence  de  la  foi.  Aussi, 
que  la  charité  lui  soit  unie  ou  qu'elle  en  soit  séparés,  la 
substance  de  la  foi  demeure  et  n'est  pas  changée  ».  ibid. 

(i  Nous  voyons  les  rameaux  tenir  quelquefois  à  la  vigne 
par  une  simple  adhérence  extérieure,  sans  participer  à  la 
sève.  De  même,  quelques-uns  demeurent  dans  le  Christ  seu- 
lement par  la  foi  sans  recevoir  la  sève,  parce  qu'ils  ne  sont 
pas  vivifiés  par  la  charité.  »  (In  cap.  XV.  Jo). 

Saint  Ignace  d'An^joche  :  «  Je  souhaite  aux  Eglises  cette 
union  à  la  chair  et  à  l'Esprit  de  Jésus-Christ,  qui  est  pour 
nous  la  vie  éternelle,  l'union  dans  la  foi  et  dans  la  charité.  » 
«  La  foi,  c'est  la  chair  du  Seigneur;  la  charité,  c'est  le  sang 
de  Jésus-Christ.  »  Ad  Trall. 

Sans  la  charilé  la  foi  est  morte  en  elle-même,  comme  dit 
l'apotre  saint  Paul.  Elle  n'est  pas  anéantie,  mais  elle  est  morte. 
Tant  que  la  foi  demeure,  l'homme  reste  incorporé  au  corps 
du  Christ,  mais  c'est  un  membre  sans  vie  parce  qu'il  iir 
participe  pas  à  l'Esprit  du  Christ,  qui  donne  la  vie.  Il  reste 
inséré  sur  la  vigne  mystique,  mais  comme  un  rameau  mort» 
parce  qu'il  ne  reçoit  pas  la  sève  de  la  vigne. 

r>.  La  foi  est  le  principe  des  bonnes  œuvres. 

Saint  Thomas  :  «  Celui  qui  croit  en  moi,  les  œuvres  (|ue 
j'opère,  lui  aussi  les  opérera.  »  Ces  paroles  du  Seigneur  ne 
montrent  pas  seulement  la  vertu  de  la  divinité  dans  le  Christ, 
mais  aussi  la  vertu  de  la  foi  et  de  l'union  du  Christ  aux  fidèles. 
De  même  en  elfet  que  le  Fils  opère  à  cause  du  Père  qui  de- 
meure en  lui  par  l'unité  de  nature,  ainsi  les  fidèles  opèrent 
à  cause  du  Christ  qui  demeure  en  eux  par  la  foi.  »  (In  Cap. 
XIV  Jo.  Lect.  III.  xV  5). 

La  grâce  sanctifiante,  la  vie  spirituelle  sont  souvent  dési- 


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SUR  L'UNrON  DE  L'HOMMK  A  JESUS-CHRIST  20U 

gnées  par  le  mot  de  foi,  parce  que  la  foi  en  incorporant  à 
Jésus-Christ  est  le  principe  du  salut.  Corneille  de  la  Pierre 
fait  observer  que  dans  les  saintes  Ecritures  et  particulière- 
ment dans  saint  Paul,  la  foi  est  prise  souvent  dans  cette 
acception  générale. 

De  même  la  grâce  est  fréquemment  signifiée  par  Tincorpo- 
ration  à  Jésus-Christ.  Saint  Augustin  dit  :  «  Qu'est-ce  que  fait 
le  baptême  des  enfants  ?  Hien  autre  c^hose  que  de  les  incor- 
porer à  TEglise,  c'est-à-dire  de  les  associer  au  corps  et  à  ses 
membres.  »  (De  peccat.  merit.  etremiss.  Lib.  III.  c.  4).  Etsaint 
Thomas  :  «  Par  le  baptême  Thomme  est  incorporé  au  Christ 
et  devient  un  de  ses  membres  ».  «  Entrer  dans  PEglise,  c'est 
être  incorporé  au  Christ.  »  Or,  «  c'est  par  la  loi  vivifiée  par 
la  charité,  que  se  fait  l'incorporation  et  qu'on  devient 
membre  du  Christ.  »  (In  IV.  dist  IV.  q.  2.  a.  1.)  «  Le  baptême 
contient  le  désir  de  l'Eucharistie,  et  par  là  il  incorpore 
rhomme  à  la  chair  et  au  sang  du  Christ.  »  (Salmant.  De  Euch, 
sacr.  Disput.  III.  dub.  l.  N.8|. 


II 

La   KOI  iNcoKPOHK  A   Jksus-Christ 

PAR    UNE    MANDUCATION    SPIRITUELLE    1>K    SON    CORPS 

Nous  avons  vu  dans  les  chapitres  précédents,  que  le 
corps  vivifiant  de  Jésus-Christ  est  pour  nous  le  principe 
du  salut,  parce  qu'il  nous  donne  avec  Jésus-Christ  cette 
unité  de  chair,  en  raison  de  laquelle  nous  participons  à  sa 
personne  et  à  l'Esprit-Saint.  Il  nous  faut  maintenant  établir 
que  c'e$t  par  une  manducation  spirituelle  de  son  corps  que 
nous  sommes  incorporés  au  Christ,  et  que  si  la  foi  produit 
l'incorporation,  c'est  parce  qu'elle  est  une  manducation  spi- 
rituelle du  corps  de  Jésus-Christ. 

Gomme  on  pourra  le  remarquer,  la  plupart  des  textes  qui 
disent  que  la  foi  est  une  manducation  spirituelle  du  (!orps  du 
Christ,  se  rapportent  non  pas  seulement  à  son  corps  consi- 
déré absolument,  mais  à  son  corps  eucharisticiue,  à  ce  corps 
dont  la  qualité  d'aliment  est  siguiliée  par  les  espèces  du 
Sacrement. 


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210  NOTES  TméOLOUIQUEfe 

La  Bainte  écriture  indique  ps^ez  chir&mmi  que  la  foi  est 
une  manducation  spirituelle  du  corp8  de  Jés^$-Chpi^t. 

tf  Opérez,  dit  Notre-Seigneur,  non  Talipien^  qui  périt,  muis 
«  celui  qui  demeure  pour  la  vie  éternelle,  et  quQ  U  Fi|&  4^ 
«  rhomme  vous  donnera.  » 

((  L'œuvre  de  Dieu  est  ceci,  que  vous  croyez  en  celui  qu'il 
a  envoyé  ».  «  Je  suis  le  Pain  de  Di^u  qui  est  descendu  du 
((  ciel  et  qui  donne  la  vie  au  monde...  Celui  qui  vient  à  moi 
«  n'aura  pas  iaim,  et  celui  qui  croit  en  moi  n'aura  jamais 
a  soif...  C'est  la  volonté  de  mon  Père  qui  m'a  envoyé,  que 
«  quiconque  voit  le  Fils  et  croit  en  lui,  ait  la  vie  éternelle... 
«  En  vérité,  en  vérité,  je  vous  le  dis,  celui  qui  croit  en  moi 
fif  a  la  vie  éternelle.  » 

Ainai  Jésus^Christ  est  le  pain  de  vie  qui  donne  la  vie  au 
monde,  et  il  est  la  vie  du  monde  parce  que  son  corps  et  son 
saqg  sont  un  aliment  et  un  breuvage.  Il  faut  donc  manger 
ce  Pain  pour  avoir  la  vie.  Or  c'est  par  la  foi  qu'on  le  m^nge  ; 
((  Celui  qui  vient  à  moi  n'aura  pas  faim,  et  celui  qui  croit  t^u 
«  moi  n'aura  jamais  soif.  »  Celui  donc  qui  vient  à  Jésus- 
Christ  par  la  foi  n'aura  plus  ni  faim  ni  soif.  Et  pourquoi  ? 
Sans  doute  parce  qu'il  sera  nourri  du  corps  du  Christ  et 
abreuvé  de  son  sang.  Ainsi  donc  par  la  foi  on  inange  et  boil 
la  chair  et  le  sang  de  Jésus-Christ,  et  la  foi  est  jne  manduca* 
tion  spirituelle  de  ce  Pain  de  vie. 

Saint  Thomas  :  «  Par  la  manducation  spirituelle  de  l'eu- 
charistie, on  reçoit' l'effet  de  ce  sacrement,  qui  est  d'unir 
l'homme  au  Christ  par  la  foi  et  la  charité  »  (Q.  80.  a.  l.) 

«  Jésus-Christ  dit  qu'il  est  le  Pain  de  vie.  Or  le  pain  ne 
vivifie  qu'en  tant  qu'il  est  mangé.  D'autre  part,  il  est  certain 
que  celui  qui  croit  en  Jésus-Christ  le  reçoit  en  lui-même, 
selon  ces  paroles  de  l'apôtre  :  «  Le  Christ  hal)ile  dans  nos 
«  cœurs  par  la  foi.  »  Si  donc  celui  qui  croit  en  Jésus-Christ 
a  la  vie,  il  est  manifeste  que  c'est  en  mangeant  ce  pain  cé- 
leste qu'il  est  vivifié.  »  (In  cap.  VI  Jo.  Lect.  VL  N.  1.) 

«  La  foi  est  une  manducation  spirituelle,  a  Le  juste  vit 
de  la  foi  ».  (Habac.  II.  et  ad  Hebr.  X.)  Le  juste  vit  de  la  foi, 
dit  la  glose,  comme  d'un  aliment  spirituel. 

Saint  Augustin  :  «  Crois  et  tu  auras  mangé.  Croire  en 
Jésus-Christ,    c'est  en   croyant   aller  à  lui,   lui  adhérer  de 


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SUR  L  UNION  PK  l-MOMMKA  JESUS-CHRIST  2U 

cœur,  se  délecter  en  lui  et  par  une  charité  véritable  être 
incorporé  à  ses  membres  ».  (Opufic.  57.  cap.  19,) 

S.UNT  BoN4VKîS'TURE  !  «  Croire,  c'est  manger,  dit  saint  Au- 
gustin. Le  Seigneur  a  dit:  «  Si  vou«  ne  mangea  la  chair  du 
«  Fils  de  l'homme  et  si  vous  ne  buvez  son  sang,  vou$  n'au- 
rez pas  la  vie  en  vou»,  »  11  faut  donc  manger  spirituolloment 
«  la  chairduChrist  pour  avoir  la  vi»-LeSeigneir.-  a  dit  ausBÎ  : 
<c  Celui  qui  «roit  en  moi,  aura  la  vi©  ».  Cas!  !  j.ic  la  foi  qui 
donne  la  vie.  Ainsi  on  n'a  pas  la  vie  ksans  manger  la  chair 
du  Christ,  et  la  vie  est  par  la  foi.  La  vie  spirituelle  est  donc 
produite  par  la  foi,  et  la  foi  donna  la  vi»  par  une  manduca*- 
tion  spirituelle  du  corps  de  Jésus-Christ.  t>  (Cf.  in,  IV.  dist. 
[X.  A.  I.  Q.  2.) 

SoTO  :  «  Il  y  a  une  manducation  spirituelle  du  coFps  de 
Jésus-Christ  par  la  foi.  C'est  de  cette  manducation  que  le 
Seigneur  a  dit  :  «  Je  suis  le  Pain  vivant,  descendu  du  ciel, 
a  Celui  qui  me  mange  vivra  par  moi.  »  Croire  en  Jésus- 
Christ,  c'est  le  manger,  et  par  la  foi  nous  sommes  incor- 
porés au  Christ  comme  l'aliment  au  corps.  «  (in  IV.  dist.  XII. 
Q.  1.  A.  1). 

Ainsi  la  foi  produit  Tincorporation  par  une  manducation 
spirituelle  du  corps  du  Christ.  Il  s'en  suit  que  celui  qui 
garde  la  vertu  ou  habitude  de  la  foi,  demeure  incorporé  au 
Christ  et  est  nourri  par  le  corps  du  Christ  d'une  manière 
habituelle  et  permanente. 

Que  la  première  incorporation  à  Jéiius-Christ  se  produise 
par  une  manducation  spirituelle  de  son  corps,  et  que  l'état 
d'incorporation  soit  un  état  où  l'homme  est  habituellement 
et  constamment  nourri  du  corps  du  Christ,  c'est  là  une  doc- 
trine de  si  grande  importance,  qu'il  convient  d'y  insister,  en 
montrant  qu'elle  est  clairement  contenue  dans  la  tradition. 

Saint  Augustin  :  <c  Le  Seigneur  dit  qu'il  est  le  Pain  vivant, 
et  il  nous  exhorte  à  croire  en  lui.  Croire  en  lui,  c'est  manger 
ce  Pain  vivant.  Celui  qui  croit,  mange  ;  il  reçoit  invisible- 
ment  une  nouvelle  naissance,   w  (In.  Jo.  Tract.  XXVI.  N.  l.) 

«  Le  Seigneur  expose  ce  qu'est  manger  sa  chair  et  boire 
«  son  sang.  Celui,  dit-il,  qui  mange  ma  chair  et  boit  mon 
(4  sang,  demeure  en  moi  et  moi  en  lui,  »  Ainsi  donc  man- 
ger la  chair  et  boire  le  sang  du  Christ,  c'est  demeurer  dans 


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L>11>  \OTES  THEOLOC.IQURS 

le  Christ  et  avoir  le  Christ  demeurant  en  soi.  »  (Ibid.  n**  18). 

«  Nous  participons  au  Fils  par  notre  unité  de  chair  et  de 
sang  avec  lui,  et  c'est  en  le  mangeant  que  nous  vivons  par 
lui,  parce  que  nous  le  recevons  en  nous,  lui  qui  est  la  vie 
éternelle.  (Ibid.  n*»  19.) 

«  Celui  qui  mange  ma  chair  et  boit  mon  sang  demeure  en 
«  moi  et  moi  en  lui.  »  Le  signe  que  nous  avons  mangé  et  que 
nous  avons  bu,  c^est  si  le  Christ  demeure  en  nous  et  nous 
en  lui,  s'il  habite  en  nous  et  nous  en  lui,  s'il  adhère  à  nous 
et  nous  à  lui.  Jésus-Christ  nous  avertit  par  ces  paroles 
mystérieuses,  que  nous  devons  être  dans  son  corps,  sous 
lui  notre  chef,  dans  ses  membres,  mangeant  sa  chair  et  de- 
meurant avec  lui  dans  notre  unité.  »  (In  Jo.  Tract.  XXVIIj. 

Saint  Jean  Chrysostome  :  «  Notre  première  chair  en  Adam 
était  souillée  par  le  pé(!hé  et  privé  de  la  vie.  Alors  le  Christ 
a  introduit  dans  le  monde  comme  une  masse  nouvelle  et  un 
nouveau  ferment,  c'est-à-dire  sa  propre  chair,  étrangère  au 
péché  et  toute  remplie  de  la  vie  ;  et  cette  chair,  il  nous  la 
donne  à  tous  à  manger ,  afin  qu'en  y  participant  nous  dé- 
pouillions notre  chair  de  mort  et  que  nous  soyons  ainsi  ra- 
menés à  la  vie  immortelle.  »  (InEpist.  ad  Cor.  l,  Homil.  24.) 

C'est  donc  en  mangeant  la  chair  du  Fils  de  l'homme  que 
nous  passons  du  vieil  homme  à  Thomme  nouveau,  et  que 
nous  retrouvons  dans  la  communion  à  la  chair  de  Jésus- 
Christ  la  vie  et  l'immortalité,  que  notre  unité  de  chair  avec 
Adam  nous  avait  fait  perdre. 

Saint  Paschase  Radbert  :  «  Les  Hébreux  buvaient  l'eau  de 
cette  pierre  spirituelle,  qui  signifiait  le  Christ  à  venir  et  ils 
Citaient  vivifiés  ;  et  nous ,  nous  buvons  spirituellement  le 
sang  de  Jésus-Christ  et  nous  mangeons  sa  chair  spirituelle, 
dans  laquelle  nous  savons  par  la  foi  que  la  vie  éternelle  est 
contenue.  Recevoir  spirituellement  la  vraie  chair  du  Christ, 
c'est  la  vie  éternelle.  »  (Lib.  de  corp.  et  sang.  Dni.  Cap.  V, 
p.  1281).  «  Dieu  le  Père  en  nous  donnant  Jésus-Christ,  nous 
a  donné  en  lui  toutes  choses.  Nous  n'avons  qu'à  manger  cet 
aliment  divin,  cl  par  là  toutes  choses  sont  à  nous.  » 

Saint  Bonaventuhe  :  a  Celui  qui  mange  ma  chair  et  boit  mon 
a  sang,  dit  le  Seigneur,  celui-là  habite  en  moi  et  moi  en  lui  ». 
Si  l'homme  demeure  en  moi,  n'y  Irouve-l-il  pas  le  ciel  ?  et  si 


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SUR  L  UNION  DE  L'HOMME  A  .JESUS-CIIRIST  2l:i 

je  demeure  en  lui,  ne  possède-t-il  pas  le  Dieu  du  ciel  ?  Et  pos- 
sédant ma  divinité,  ne  devient-il  pas  lui-même  un  Dieu  ?  Il 
n'est  pas  Dieu  comme  moi,  car  je  le  suis  par  moi-même,  et 
l'homme  n'est  Dieu  que  parce  qu'il  me  possède  ;  il  ne  vit  pas 
(!omme  moi  par  la  génération  éternelle  ;  mais  il  me  mange, 
moi  que  le  Père  éternel  engendre,  et  ainsi  il  vit  par  moi, 
comme  je  vis  par  mon  Père.  Il  y  a  donc  de  la  ressem- 
blance et  de  la  différence  entre  le  Fils  unique  et  les  fils 
adoptifs  du  Très-Haut.  Celui-là  vit  par  la  génération  éter- 
nelle, et  ceux-ci  vivent  parce  qu'ils  mangent  la  chair  du  Fils, 
qui  est  seul  engendré  du  Père.  Mais  cette  différence  ne  leur 
porte  point  de  préjudice,  car  s'ils  ne  sont  pas  dieux  par  droit 
de  naissance,  ils  le  sont  en  mangeant  celui  qui  est  né  et  pré- 
destiné Fils  de  Dieu  de  toute  éternité  et  avec  lequel  ils  ne 
sontqu^un.  » 

Saint  Thomas  :  «  Celui  qui  mange  ma  chair  et  boit  mon 
sang  a  la  vie  éternelle.  »  (Jo.  VI,  55).  Ces  paroles  peuvent 
s'entendre  soit- de  la  manducation  spirituelle  de  Teucharis- 
tie,  soit  de  la  manducation  sacramentelle.  Si  on  les  applique 
à  la  manduotion  spirituelle,  le  sens  n'est  pas  douteux  ;  car 
faire  partie  de  l'unité  de  TEglise,  c'est  manger  la  chair  du 
Christ  et  boire  son  sang,  et  cette  unité  se  fait  par  la  charité  : 
«  Vous  êtes  tous  un  même  corps  dans  le  Christ.  »  (Rom.  XX, 
5).  Celui  donc  qui  ne  mange  pas  de  cette  manière  est  hors 
de  TEglise,  et  par  conséquent  hors  de  la  charité,  et  ainsi  il  n'a 
pas  la  vie  en  lui-même,  »  (In  cap,  VI  Jo.  Lect.  VII,  n.  2  et  6). 

Etre  dans  l'unité  de  l'Eglise,  être  incorporé  à  Jésus- 
Christ,  c'jBSt,  d'une  manière  habituelle  et  par  état,  manger  la 
chair  du  Christ  et  boire  son  sang. 

Saint  Thomas,  parlant  de  Tunion  à  Jésus-Christ,  qui  se 
produit  dans  la  communion  sacramentelle,  faite  en  état  de 
grâce,  mais  sans  aucune  dévotion  actuelle,  dit  tantôt  qu'il  y 
a  alors  simple  augmentation  de  la  grâce,  et  tantôt  qu'il  y  a 
manducation  spirituelle  habituelle  sans  manducation  spiri- 
tuelle actuelle.  «  Celui  qui  reçoit  le  sacrement,  étant  en  état 
de  grâce,  mais  distrait  par  des  péchés  véniels,  celui-là  mange 
cependant  spirituellement  habituellement,  mais  non  actuel- 
lement'; et  ainsi  il  reçoit  l'effet  habituel  du  sacrement,  mais 
non  son  effet  actuel.  »  (Q.  79.  a.  8.   o.  et  ad  1).  Il  reçoit  une 


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21'i  NOTES  THÉOLOGIQUkS 

augmentation  de  son  état  d'union  à  Jésus-Christ,  une  aug- 
mentation de  grâce  habituelle,  bien  qu'il  ne  reçoive  pas  Telïet 
actuel  de  TEucharistie,  cette  réfection  qui  vient  de  la  dou- 
ceur spéciale  de  ce  sacrement,  et  qui  ne  se  produit  que  par 
la  dévotion  actuelle  dans  la  communion. 

Caho.  Fuanzeun  :  «  Saint  Augustin  et  les  autres  Pères 
disent  qu'être  uni  à  Jésus-Christ  par  la  grâce,  c'est  manger 
«a  chair  et  boire  son  sang,  et  ils  enseignent  que  cette  man- 
ducation  spirituelle,  qui  se  fait  d'une  manière  suffisante  au 
baptême  et  qui  se  complète  par  l'Eucharistie,  est  absolunienl 
^nécessaire  pour  avoir  la  vie  éternelle  ».  «  Or  nous  savons, 
dit  saint  Fulgence,  que  cette  doctrine  est  celle  des  saints 
Pères  et  qu'ils  Tout  enseignée  comme  certaine  ».  (DeS.Euch. 
sacr.  thés.  X.  p.  150,  151). 

L'Incorporation  à  Jésus-Christ  se  fait  par  une  manducalion 
spirituelle  du  corps  du  Christ,  et  dans  la  vertu  de  foi  cette 
manducation  existe  d'une  manière  habituelle  ;  et  ainsi,  c'est 
en  raison  de  sa  qualité  d'aliment,  et  en  tant  qu'il  est  mangé, 
que  le  corps  du  Christ  est  le  principe  du  salut  et  de  la  vie 
du  monde.  Et  cette  doctrine  est  celle  de  toute  la  tradition. 

Cette  doctrine  est  d'une  si  grande  importance,  que  ceux 
qui  ne  l'admettent  pas  se  trouvent  dans  l'impossibilité  d'en- 
tendre les  saints  Pères,  quand  ils  traitent  de  la  foi  et  de  la 
manière  dont  elle  unit  à  Jésus-Christ, 

C'est  l'aveu  que  faisait  un  théologien  très  instruit, 
mais  plus  versé  dans  l'étude  des  traités  modernes  que  dans 
celle  de  la  tradition  :  «  Les  saints  Pères,  disait'-il,  ont  une 
i(  manière  de  parler  de  la  foi  qui  est  fort  difficile  à.  entendre  ; 
il  semblerait  qu'on  ait  perdu  la  clef  de  leur  doctrine.  «  Et 
cela  est  très  vrai. 

D'où  il  suit,  que  pour  ces  théologiens,  la  lecture  des  Saints 
Pères  devient  fatigante  et  pénible.  Ils  sentent  que  les  Pères 
s'expriment  continuellement  d'après  une  conception  qui  leur 
échappe  ;  et  alors  ils  renoncent  k  les  lire,  ou  ils  se  résignent 
à  les  lire  sans  bien  les  comprendre,  et  ils  disent  qxt^  les  saints 
Pères  ont  parlé  d'une  manière  oratoire,  d'une  manière 
mystique,  tandis  que  les  Pères  s'expriment  ordinairement 
sur  ces  matières  avec  une  précision  presque  égale  à  celle 
(les  docteurs  scolastiques. 


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.9m^*  f*^ 


SUR  L'UNION  DE  L'HOMME  A  JÉSlJS-GHRIST  215 


III 

Dans  tout  acte  MÉwitoirtÉ,  il  t  a  Incorporation 

A  JëSUS-ChRIST  Kt  MANDUCAtîOX  SPIRITUELLE  DE  SON  CORPS. 

Daiis  tout  acte  méritoire,  il  y  a  augmentation  de  la  grâce, 
des  Vertus  de  foi  et  et  charité.  Or,  comme  la  foi  et  la  charité 
constituent  Tétat  d'incorporation  à  Jésus-Christ,  il  suit  que 
dans  tout  acte  méritoire  il  y  a  une  augmentation  de  cet  état  ; 
et  comme  la  foi  et  la  chaHtë  sous  une  manducation  habituelle 
du  corps  du  Christ,  dans  tout  acte  méritoire  il  y  a  mandu- 
cation actuelle  du  corps  du  Christ. 

Saint  Bernardin  de  Sienne  :  «  Selon  saint  Augustin  et 
Hugues  de  Saint- Victor,  dans  toute  action  méritoire  il  y  a 
manducation  spirituelle  du  corps  de  Jésus-Christ  et  incor- 
poration au  Christ  :  et  cela  plus  ou  moins  parfaitement,  se- 
lon le  degré  d'excelletice  de  Faction.  Cependant,  cet  effet  ne 
peut  se  produire  que  si  la  foi  est  unie  à  la  charité.  »  fSerm. 
55.  art.  il.  c.  1.) 

Ainsi  d'après  la  tradition,  tout  acte  méritoire  est  une 
incorporation  actuelle  à  Jésus-Christ  et  une  manducation 
actuelle  de  son  corps  ;  et  cela,  simplement  par  cette  raison, 
que  tout  acte  méritoire  est  un  accroissement  de  la  foi  et  de 
la  charité. 

Les  saints  Pères  disent  fréquemment,  que  dans  tout  acte 
de  verld  on  se  nourrit  dû  corps  du  Christ,  on  mange  sa 
rhair  et  on  boit  son  sang. 

Saint  Augustin  :  «  Quand  vous  lisez  la  parole  de  Dieu, 
quand  vous  l'entendez,  quand  vous  la  méditez,  vous  mangez 
aussi  le  pain  quotidien.  »  (in.  Ps.  103.  serm.  m.  n.  14.) 

Saint  Jérôme  :  «  Nous  mangeons  la  chair  du  Christ  et 
nous  buvons  son  sang,  non  seulement  dans  TEucharistie, 
mais  dans  la  lecture  des  saintes  Ecritures  ;  car  la  parole  de 
Dieu  est  vraiment  une  nourriture  et  un  breuvage.  »  (Migne. 
T.  m,  p.  1039.) 

Saint  Basile  :  «  Etant  devenus  par  lé  mystère  de  Tin- 
carnation  participants  du  Verbe  et  de  la  sagesse  éternelle, 
nous  mangeons  la  chair  et  nous  buvons  le  sang  du  Christ. 


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216  NOTES  THEOLOGIQUES 

Le  Christ  appelle  sa  chair  et  son  sang  tout  ce  qui  concerne 
sa  vie  dans  la  chair,  et  aussi  sa  doctrine,  qui  est  la  nourri- 
ture de  Tâme  et  qui  embrasse  l'enseignement  pratique,  na- 
turel, et  théologique.  »  (Epist.  viii.  n.  4.) 

MÉTÉiurs  :  «  Le  corps  du  Christ  qup  nous  mangeons,  ce 
n'est  pas  seulement  le  pain  et  le  vin  qui  sont  offerts  sur  Tau- 
tel,  mais  TEvangile  lui-même  est  le  corps  du  Christ,  et  en 
le  méditant  nous  mangeons  le  pain  céleste,  nous  mangeons 
la  chair  du  Christ  et  nous  buvons  son  sang.  »  (Ad.  Elip.  Lib. 
1.  Epist.  87.) 

L'Evangile  est  le  corps  du  Christ,  parce  qu'il  est  l'ex- 
pression écrite  des  mystères  que  le  Christ  a  opérés  dans 
sa  chair,  et  quand  nous  méditons  ces  mystères,  nous  aug- 
mentons notre  union  à  Jésus-Christ,  nous  sommes  nourris 
de  sa  chair  et  de  son  sang. 

Lanfranc  :  «  On  reçoit  la  chair  du  Christ  dans  l'Eucha- 
ristie ;  mais  dans  un  autre  sens,  on  mange  le  Christ  tout  en- 
tier lorsqu'on  désire  la  vie  éternelle  qui  A'est  autre  chose 
que  le  Christ,  lorsqu'on  médite  sa  loi,  lorsqu'on  aime  ses 
frères,  lorsqu'on  pense  au  Christ  souffrant;  et  ces  deux  ma- 
nières de  manger  sont  utiles  et  nécessaires  ».  (De  corp.  el 
sang.  Dni.  Cap.  XV.) 

Ainsi  dans  tout  acte  méritoire  on  mange  le  Christ  tout 
entier,  et  par  une  mystérieuse  manducation  on  se  nourrit 
de  son  humanité  et  de  sa  divinité. 

Hugueç'de  Saint-Victor  :  «  On  mange  le  Christ  quand  on 
entend  la  parole  de  Dieu  :  on  le  mange  par  des  actes  d'a- 
mour envers  lui  et  quand  on  imite  ses  actions  ».  (In  threnos, 
Migne.  T.  1,  p.  289.) 

Saint  IIilairé  :  «  Ceux  qui  marchent  dans  les  voies  du  Sei- 
gneur ceux-là  mangent  tes  labeurs  de  leurs  fruits.  Nous 
avons  dans  cette  vie  un  aliment  spirituel  ([ui  nourrit  nos 
c\n>es  à  la  vie  éternelle  ;  ce  sont  les  œuvres  saintes  de  cha- 
rité, de  chasteté,  de  miséricorde,  de  patience,  de  paix.  Nous 
devons  dans  cette  vie  corporelle  nourrir  nos  âmes  de  ces 
œuvres  saintes,  et  par  elles  nous  acquérons  ce  Pain  vivant, 
ce  Pain  céleste  dont  le  Christ  a  dit  :  «  Je  suis  le  Pain  vivant, 
le  Pain  du  ciel  ».  (In  Ps.  127.  n.  6.) 

Saint  Paulin  :   '<  11  est  défendu   à  l'ouvrier    paresseux  de 


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SUR  L'UNION  DE  L'HOMME  A  JÉSUS-CUKIST  217 

manger  le  pain,  non  pas  le  pain  qui  péril,  mais  ce  Pain  qui 
donne  la  vraie  vie  ;  car  il  est  écrit  que  chacun  mangera  do 
ses  propres  fruits  et  vivra  dans  ses  œuvres  ;  et  ainsi  nos 
œuvres,  c'est  notre  pain,  et  le  Pain  vrai  et  vivant,  c'est  le 
Christ.  »  «  Cherchons  notre  gloire  en  celui  qui  justifie  Tim 
pie  par  la  foi,  et  qui  donne  la  nourriture  à  toute  chair,  non 
pas  cette  nourriture  qui  périt,  mais  celle  qui  sera  notre  ali- 
ment éternel,  et  qui  est  produite  soit  par  Tàme  qui  travaille 
aux  œuvres  de  Dieu,  soit  par  TEglise  Catholique  sur  les  au- 
tels. Si  nous  voulons  manger  ce  pain  dans  réternilé,  il  nous 
faut  broyer  sous  la  meule  de  la  vie  présente  ce  bon  grain, 
qui  consiste  dans  les  œuvres  d'une  fidèle  obéissance,  dans 
la  charité  d'un  cœur  pur  et  dans  une  foi  sincère.  »  (Epist. 
XI.  ad  Sever.) 

Ainsi  par  nos  bonnes  œuvres  nous  mangeons  notre  pain, 
ce  pain  que  la  sainte  Eglise  produit  sur  les  autels,  ce  Pain 
céleste  qui  demeui*c  à  la  vie  éternelle  et  dont  nous  serons 
rassasiés  dans  le  royaume  du  Christ. 

Saint  Nil  exprimait  la  même  doctrine  dans  une  maxime 
qu'il  répétait  souvent  à  ses  religieux  :  «  Abstenez-vous  de 
«  tout  péché,  accomplissez  toute  justice  et  communiez  tous 
«  les  jours.  C'est  ainsi  que  le  corps  du  Christ  commence  à 
«  devenir  nôtre.  »  Ainsi  par  les  bonnes  œuvres  et  par  la 
communion  nous  entrons  chaque  jour  davantage  en  poss^es- 
sion  du  corps  du  Christ. 

Saint  Bernard  :  «  Si  vous  ne  mangez  la  cliair  du  Fi,ls  de 
a  rhomme  et  si  vous  ne  buvez  son  sang,  vous  n'aurez  pas 
«  la  vie  en  vous.  »  En  entendant  ces  paroles  du  Seigneur, 
les  Juifs  disent  :  <*  Ce  discours  est  dur.  »  Mais  qu'est-ce  que 
naanger  la  chair  du  Christ  et  boire  son  sang,  sinon  participer 
à  ses  souffrances  et  imiter  la  vie  qu'il  a  mené  dans  la  chair? 
Lorsque  la  Justice  entre  en  nous,  celui  qui  est  devenu  «pour 
nous  la  Justice  y  entre  aussi.  »  (In.  Ps.  XC.  N.  3.) 

«  H  n'y  a  qu'un  petit  nombre  d'hommes  à  qui  la  dispensa- 
lion  du  mystère  eucharistique  soit  confiée  ;  mais  il  est  libre 
à  tous  les  fidèles,  en  tout  temps  et  en  tout  lieu,  de  célébrer 
et  de  recevoir  pour  leur  salut  la  chose  même  qui  est  cachée 
sous  ce  mystère,  par  les  mouvements  affectifs  d'une  véri- 
table piété  et  par  Iqs  actes  effectifs  d'une  sainte  imitation. 

E.  F   ~  X.  -  15 


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218  NOTES  THÉOLOGIQUES 

Recevoir  le  sacrement,  sans  recevoir  la  chose  qui  est  soas 
le  sacrement,  c'est  la  condamnation  et  la  mort  ;  mais  recevoir 
la  chose  du  sacrement,  même  sans  le  sacrement,  c'est  la  vie 
éternelle.  Toutes  les  fois  donc  que  par  le  souvenir  de  Celui 
qui  a  souffert  pour  nous,  vous  êtes  touché  d'un  sentiment 
pieux  et  du  désir  de  Timiter,  il  est  hors  de  doute  que  vous 
mangez  la  chair  et  que  vous  buvez  le  sang  de  Jésus-Christ. 
Et  tant  que  vous  demeurez  en  lui  par  l'amour  que  vous  lui 
portez,  et  qu'il  demeure  en  vous  par  les  actions  de  sainteté 
et  de  justice  que  vous  opérez,  vous  êtes  dans  son  corps  et 
du  nombre  de  ses  membres.  »  (Serm,  in.  cœn.  Dai.  —  Inter 
op.  s.  Bern.  Migne  T.  III,  p.  954.) 

a  Méditer  les  bienfaits  de  la  rédemption  et  de  la  passion 
de  Jésus-Christ  et  eri  goûter  la  douceur  dans  son  cœur,  c'est 
manger  spii^tuellement  la  chair  du  Christ  et  boire  son  sang, 
en  mémoire  de  Celui  qui  nous  a  donné  à  tous  ce  comman- 
dement :  «  Faites  ceci  en  mémoire  de  moi.  »  Si  vous  le 
voulez,  si  vous  le  voulez  véritablement,  vous  pouvez  à  toute 
heure  du  jour  et  de  la  nuit  vous  nourrir  ainsi  de  Jésus-Christ, 
dans  la  cellule  de  votre  cœur,  toutes  les  fois  que  vous  médi- 
tez ainsi,  avec  les  affections  d'une  tendre  piété,  vous  man- 
gez et  buvez  la  chair  et  le  sang  de  Jésus-Christ.  (Epist.  ad 
fratr.  démonte  Dei.  Lib.  1.  Cap.  10.  Int.  op.  s.  Bern. Migne. 
T.  111,  p.  327.) 

M**"  Gay  a  donc  pu  dire  avec  vérité  :  «  Quand  nous  buvons 
le  sang  de  Jésus,  nous  buvons  aussi  tous  les  biens,  car  ils 
sont  tous  en  lui  ;  et  je  ne  dis  pas  seulement  quand  nous  le 
buvons  sacramentellement,  mais  aussi  quand  nous  le  bu- 
vons spirituellement,  par  des  actes  quelconques  de  religion, 
de  piété,  de  vertu.  »  Confér.  60'"®  aux  mères  chrétiennes. 

La  foi  incorpore  à  Jésus-Christ.  L'incorporation  se  fait 
par  une  manducation  spirituelle  du  corps  de  Jésus-Christ. 
C'est  le  corps  de  Jésus-Christ,  aliment  spirituel  et  organe  de 
la  divinité,  qui  produit  l'incorporation.  Voilà  ce  que  nous 
avons  recueilli  de  la  tradition. 

Il  nous  reste  à  déterminer  ce  qui  revient  à  l'Eucharistie 
dans  la  production  de  l'incorporation.  Le  corps  du  Christ 
qui  produit  l'incorporation,  est-ce  son  corps  considéré  dans 
son  état  céleste  et  glorieux,  ou  précisément  son  corps  eucha- 


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SUR  L'UNION  DE  L:H0MME  A  JÉSU^CHRIST  219 

risUque  dans  son  étal  de  sacrement  et  de  sacrifice  PCette  man- 
ducation  spirituelle  qui  se  trouve  dans  la  foi,  est-ce  une  man- 
ducation  du  corps  eucharistique  du  Christ  ?  Cette  incorpo- 
ration qui  se  trouve  dans  la  grâce  du  baptême,  est-elle  pro- 
duite par  le  désir  de  recevoir  TEucharistie,  par  une  commu- 
nion spirituelle  proprement  dite  ?  Enfin,  TEucharistie  est- 
elle  de  nécessité  de  moyen  ? 

Questions  aussi  importantes  que  difficiles,  qui  partagent 
les  théologiens  en  deu'x  camps  presque  hostiles,  et  dont  la 
solution  influe  sur  une  foule  d'autres  points  de  la  théologie. 
«  C'est  là,  dit  S.  Paschase  Radbert,  un  point  de  la 
tradition  qui  est  ignoré  d'un  grand  nombre,  et  sur  lequel 
plusieurs  sont  restés  dans  le  doute.  -»  Le  B.  Albert  le  Grand 
fait  observer  aussi  que  sifr  ce  sujet  «  beaucoup  de  théolo- 
giens ont  dit  beaucoup  de  choses  »,  et  qu'ils  ne  s'accordent 
pas  entre  eux.  Et  le  Père  Jovène  constate  qu'en  ces  matières, 
les  grands  théologiens  eux-mêmes  s'embarrassent  dans  des 
équivoques,  des  tergiversations  et  même  dans  d'étranges 
contradictions.  (De  vit.  deiform.  thés.  XIX.  p.  527.) 
,  Cette  étude  demande  donc  une  attention  particulière. 
Dans  les  textes  que  nous  avons  cités,  il  y  en  a  un  grand 
nombre  qui  attribuent  à  l'Eucharistie  la  production  de  Tin- 
rorporation  à  Jésus-Christ  et  de  la  grâce  première,  et  ils 
seraient  suffisants  pour  manifester  le  sentiment  de  la  tra- 
dition sur  ce  point  ;  mais  comme  ces  textes  ne  sont  pas  com- 
pris par  tous  de  la  même  manière,  il  est  nécessaire  d'établir 
solidement  que  d'après  les  saints  Pères  l'Eucharistie  est  de 
nécessité  de  moyen,  et  que  c'est  d'après  cette  doctrine  que 
leurs  textes  doivent  être  interprétés. 

F.  François  de  Voiillk. 


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BIBLIOGRAPHIE 


Conférences  aux  hommes.  Les  Objections  contemporaines 
CONTRE  LA  RELIGION,  par  TAbbé  Gibier.  Paris,  Lelhiclleux, 
rue  Casselle,  10.  Prix,  4  fr'. 

«  Votre  dloqucnce  î  c'est  un  mot  qu'il  ,est  permis  de  prononcer 
quand  on  vous  a  lu,  et  plus  encore,  quand  on  vous  a  entendu,  votre 
(éloquence,  dis-je,  porte  deux  caractères  qui  n'échapperont  à  personne  : 
elle  est  délibérément  simple  et  vigoureuse.  »  Ainsi  s'adresse  M«^  Tou- 
chetdans  une  lettre  à  Tauteur. 

Un  tel  éloge  tombant  d'une  bouche  à  laquelle  les  succès  oratoires 
ont  donné  tant  d'autorité  en  dit  long  sur  le  mérite  des  Conférences 
aux  hommes  de  M.  Gibier. 

Instruire,  intéresser  et  surtout  convaincre  les  hommes  des  vérités 
de  la  foi,  n'est  pas  chose  facile.  Les  hommes  ont  l'esprit  défiant, 
positif,  surtout  quand  ils  ont  atteint  un  certain  âge.  Les  preuves  de 
sentiment,  à  part  quelques-unes,  les  laissent  froids  ou  même  parfois 
les  impressionnent  défavorablement.  Il  leur  arrive  alors  d'en  vouloir  à 
l'orateur  d'employer  des  moyens  de  persuasion  qui  n'ont  trop  souvent 
l'icn  à  voir  avec  la  raison  et  la  science  théologique.  Et  puis,  quel 
homme,  même  le  plus  absorbé,  n'a  ses"  lectures  favorites  :  journaux, 
feuilletons,  tracts  de  propagande,  le  tout  plus  ou  moins  immoral,  in- 
crédule ou  socialiste.  Enfin  l'homme  a  ses  défauts,  ses  vices,  qu'il 
n'aime  point  voir  élalés  au  grand  jour,  mais  dont  souvent  il  ne  deman- 
derait pas  mieux  que  de  se  débarrasser. 

Prêtre  de  talent  et  de  zèle,  M.  Gibier  a  parfaitement  compris  quel 
aliment  il  fallait  donner  à  son  auditoire  du  dimanche.  Ne  cherchez 
donc  pas,  dans  ces  claires  et  fortes  conférences,  une  facture  littéraire 
de  tous  points  impeccable  ;  certains  y  voudraient  voir  moins  de  séche- 
resse, plus  de  couleur.  Seraient-ils  sûrs  d'être  aussi  attentivement 
suivis  par  leur  auditoire  ?  Car  le  succès  a  couronné  les  efforts  de 
M.  Gibier  en  consacrant  sa  méthode.  Ne  croyez  pas  cependant  ne 
rencontrer  dans  ces  conférences  que  l'exposé  pur  et  simple  des  vérités 


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BIBLIOGRAPHIE  »l 

et  des  préceptes  du  catholicisme.  Non,  répondant  aux  besoins  de  notre 
temps,  Tanteur  fait  de  fréquentes  et  toujours  heureuses  incursions  sur 
des  terrains  brûlants,  par  conséquent  difficiles.  Il  dit  la  vérité,  toutela 
vérité,  mais  sans  froisser,  sans  même  piquer,  tant  il  y  met  d'entrain, 
de  mouvement,  de  bonhomie.  Lisez  par  exemple,  la  neuvième  confé- 
rence :  Je  ne  crois  que  ce  que  je  vois  ;  et  la  douzième  :  Moi,  je  suis 
libre-penseur;  et  dites-moi  de  quel  mot  Tauditeur  le  plus  susceptible 
pourrait  se  déclarer  offensé. 

Tout  le  volume  porte  le  cachet  de  l'esprit  mét^iodique  et  solide  de 
Tauteur.  Dans  une  substantielle  introduction,  il  nous  fait  part  de  ses 
intentions,  et  nous  présente  les  preuves  de  sa  thèse  sur  Tévangélifation 
des  hommes. 

Enfin  une  ^able  des  matières  nous  donne  le  canevas  des  cinquante 
et  une  conférences  contenues  dans  ce  boan  volume. 

M'.  Gibier  ne  s*arr^*tera  pas  en  si  bonne  voie  et  livrera  certainement 
an  public  la  suite  des  conférences  de  IVfçIise  Saint-Paterne  d'Orléans. 

Fr.  Louis  de  Gonzagle. 


Le  l\bsur  ds  l\  Prose  par  Gustave  Abel,  avec  préface  de 
Camille  Lemonnîer.  Paris,  Stock,  1902,  in-12  de  315  p. 

On  a  déjà  beaucoup  écrit  sur  la  manière  d'écrire.  Gomme  pour  faire 
la  missive,  les  recettes  ne  manquent  pas.  Le  tout  est  de  savoir  les 
nietlrc  en  œuvre  et  je  gage  qu'on  aurait  beau  s'habiller  en  moine  blanc 
comme  Balzac,  se  coucher  à  plat  ventre  sur  une  table  comme  Théophile 
Gauthier  ou  écrire  comme  Charles  Nodier  à  la  lumière  de  trois  chan- 
delles en  triangle,  cela  ne  suffirait  pas  pour  écrire  le  Cousin  Pons  ou 
les  Souvenirs  de  Jeunesse,  C'est  cependant  la  conclusion  forcée  amenée 
par  la  lecture  de  ces  sortes  de-livres,  où,  comme  M.  Abel,  on  cherche 
à  démontrer  comment  nos  grands  littérateurs  ont  acquis  leurs  talents. 

Sans  doute,  il  y  a  des  règles  que  tout  auteur  doit  connaître.  Il  faut, 
de  la  grammaire,  de  la  logique  et  de  la  réflexion  et  on  peuf*alors  essayer 
à  cuisiner  avec  un  livre  de  recette. 

Mais  Je  livre  de  recettes  ne  suffit  pas.  «  Pour  faire  un  civet,  prenez 
un  lièvre  »,  dira-t-il.  Et  voilà,  il  faut  un  lièvre,  pour  le  cuisinier,  et 
pour  Técrivain  il  faut  cette  flamme  intérieure  qui,  chez  Chateaubriand 
sera  le  génie  ,et  chez  Anatole  France  un  petit  lumignon  qu'il  fera 
très  bien  mijoter  sur  une  lanterne  magique. 


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Le  grand  défaut  de  tous  ceux  qui  veulent  nous  donner  une  m'élhofle 
pour  écrire,  c*cst  le  point  de  vue  dans  lequel' ils  s'enferment  :  d'après 
eux,  hors  du  roroan  et  du  théâtre,  il  ne  reste  plus  rien,  et  de  là,  une 
exaltation  de  la  valeur  du  romancier  qui  manque  tout-à-fait  d*4q^iilihre 
moral. 

Encore  n'admet-on  dans  le  cénacle  de  ces  puissances  que  le  seul 
élément  littéraire  qui  fait  état  de  négliger  la  morale  et  la  religion.  Il 
semble  cependant  que  ces  deux  facteurs  aient  aussi  leur  influence  sur 
l'âme  humaine,  sur  sa  formation  et  son  développement.  Mais  alors 
M.  Camille  Lemonnier  n'eût  pas  écrit  sa  préface  et  nous  ne  saurions 
pas  que  ses  recherches  fiévreuses  à  travers  les  dictionnaires  lui  ont 
fourni  ce  vocabulaire  étonnant  où  pour  exprimer  le  bruit  d*un  train 
qui  s'arrête  dans  une  gare  et  dont  on  ouvre  les  compartiments,  il  nous 
présente  :  «  l'hilarité  des  portières  !  » 

Somme  toute,  le  livre  de  M.  G.  Abel  est  très  intéressant,  il  est 
plutôt  une  chronique  joliment  agencée  sur  l'intimité  du  talent  de  nos 
grands  romanciers,  sur  leurs  débuts,  leurs  habitudes,  leur  manière  de 
se  considérer  eux-mêmes  dans  leurs  œuvres  et  tout  cela  est  dit  avec 
iniiniment  de  goût,  de  clarté,  de*  variété.  Et,  quand  on  a  refermé  le  vo- 
lume, et  qu'on  repasse  toute  cette  histoire  du  labeur  fiévreux  presque 
toujours  douloureux  de  ces  écrivains  qu'absorbe  seul  le  souci  de  leur 
gloire  personnelle  on  éprouve  le  sentiment  mélancolique  d^Hamlet  de- 
vant la  tête  de  mort  :  «  Etre  ou  ne  pas  être  »  Combien  de  célébrités 
maintenant  dans  la  tombe  demanderaient  de  n'avoir  jamais  été  ! 

Fr.  Mavil. 


Les  Proscrits    d'Angers,  par  le  P.  Léopold   de   Chérancé. 
Angers,  Siraudeau.  1903,  in-8?  de  III.  138  p.  Prix  :  1  fr. 

Tableau  rapide  d'événements  contemporains  où  la  force  brutale  finit 
par  avoir  r^iison  du  droit  et  de  la  liberté.  Récits  de  scènes  où  Todieux 
se  mêle  au  grotesque.  T.   P. 


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BiBLIOGRAPHIË  225 


Die  Anfange  der  Montes  Pietatis  (1461-1515)  yon  P.  Heribert 
Holzapfel  0.  F.  M.  Munchen  ï.  J.  Lentner,  1903,  in-S**  de 
VIII.  140  p.  —  St-Dominikus  €nd  der  Rosenkhanz  par  le 
même  id.  1903,  in-8®  de  48  p.  (Coll.  des  Verôffentlichungen 
ausdem  Kirchenhistorischen Seminar  Mûnchen,  n**  11  et  12). 

I.  Les  commencements  des  Monts  de  piété.  Sous  ce  litre  le  Père 
Hériberl  Holzapfel  nous  donne  une  très  savante  étude  sur  l'origine  de 
cette  bienfaisante  institution,  éur  les  luttes  que  ses  fondateurs  eurent  à 
soutenir,  lutte  d'autant  plus  difficile  que  les  adversaires  à  combattre 
comptaient  dans  leurs  rangs  des  hommes  éminents  dans  la  vertu,  la 
religion,  la  science  et  qu'ils  semblaient  prendre  leurs  armes  dans  l'ar- 
senal même  des  lois  ecclésiastiques.  Le  récit  de  ses  commencements 
douloureux,  comme  ceux  de  toute  bonne  œuvre,  est  raconté  parTauteur 
avec  une  abondance  de  documents  qui  fait  de  son  petit  livre  un  travail 
du  plus  haut  intérêt  en  même  temps  qu'il  éclaire  d'une  façon  lumineuse 
une  question  trop  peu  connue,  ou  mal  connue  plutôt.  Le  Père  Heribert 
parait  cependant  bien  indulgent  pour  la  race  Juive  lorsqu'il  dit  (page 
21)  qu'elle  n'avait  jamais  été  la  race  usurière  et  rapace  que  nous  con- 
naissons actuellement  et  qu'elle  ne  le  devint  qu'en  suite  des  persécu- 
tions que  les  chrétiens  lui  firent  subir.  Il  semble  pourtant  que  la  loi 
de  Moïse,  telle  que  nous  la  lisons  dans  la  Bible  est  bien  une  loi  faite 
pour  un  peuple  penché  vers  le  lucre  et  les  profits  excessifs. 

Cet  opuscule  du  P.  Holzapfel  est  à  rapprocher  du  remarquable 
ouvrage  du  P.  Ludovic  de  Besse  sur  le  B.  Bernardin  de  Feltrc. 

II.  La  grande  question  de  l'origine  du  Rosaire  est  examinée  à  fond 
dans  Topuscule  du  P.  Heribert,  et  il  semble  bien,  avec  son  érudition 
profonde  et  la  sagacité  de  ses  déductions  avoir  résolu  la  question. 
Alain  de  la  Roche,  avec  ses  légendes  qu'on  pourrait  appeler  fantaisistes 
sans  irrévérence  n'a  pas  l'autorité  nécessaire  pour  que  sa  parole  fasse 
foi.  On  comprend  que  l'attribution  du  Rosaire  à  saint  Dominique  tienne 
au  cœur  de  ses  fils  et  on  admet  qu'ils  mettent  tous  leurs  efforts  à 
garder  cette  croyance  intacte.  Cependant  parmi  eux,  les  plus  graves  et 
les  plus  savants  auteurs  semblent  abandonner  la  tradition  d'Alain.  Le 
R.  P.  Mortier  dans  son  précieux  volume  de  Y  Histoire  des  Maîtres  géné- 
raux des  Frères  prêcheurs  {iom^ '^^r^mv^v^  chapitre  I,  page  15   et  sui« 


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vantes)  reconnaît  que,  pour  saint  Dominique  «  le  Rosaire  n  était  pas^ 
à  proprement  parler,  une  dévotion^  une  formule  de  prière;  c*était  une 
méthode  de  prédication,  » 

C'est-à-dire  que  Tillustre  fondateur  des  Frères  Prêcheurs  aimait  à 
diviser  son  sermon  en  différentes  considérations  sur  la  vie  de  ^Jotre- 
Seigneur  et  de  la  Sainte  Vierge  et,  après  chaque  point,  faisait  réciter 
à  l'auditoire,  le  Pater  et  l'^i'c. 

Le  gros  livre  du  P.  Mortier  et  la  brochure  du  P.  Héribert  voient  le 
jour  en  même  temps  et  semblent  se  donner  la^réplique.  Qui  a  raison  ? 

Traduisons  le  passage  final  de  ce  dernier,  il  résumera  «  la  cause  9. 

«  Notre  étude  a  montré  que  la  légende  populaire  de  l'origine  du  Ro- 
saire est  insoutenable,  mais  aussi  qu'il  y  a  encore  beaucoup  à  faire  pour 
obtenir  une  histoire  de  cette  dévotion^  qui  vide  à  fond  la  question.  Il 
faut  cependant  maintenir  ceci  :  le  Rosaire  s'est  développé  peu  à  peu 
comme  toutes  les  coutumes  populaires.  Il  parût  sans  doute  dès  les  pre- 
miers siècles  sous  une  forme  indéterminée.  Il  se  dessine  pour  la  pre- 
mière foisauXII**  siècle.  Jusqu'au  XV®  nous  ne  rencontrons  que  des 
dévots  isolés  de  la  couronne  de  Marie  jusqu'à  ce  qu'enfin  Alain  de  la 
Roche  se  lût  mis  de  toutes  ses  forces  à  travailler  à  la  diffusion  de  cette 
prière. 

u  Son  activité  fut  couronnée  de  succès.  Cent  ans  après  lui,  le  Rosaire 
était  devenu  une  prière  universelle  du  peuple  chrétien  grâce  au  travail 
des  Dominicains.  Mais  on  eut  le  tort  d'accompagner  ce  travail,  de  la 
croyance  aveugle  aux  fables  d'Alain  et  de  vouloir  joindre  la  personne 
de  saint  Dominique  à  la  dévotion  du  Rosaire  comme  une  nécessité  de 
foi.  »  '  Fr.  Mavil. 


CUM  LÏCKMIA  SUPERIGRUM 

Le  gérant  : 
F.  CHEVALIER. 


Vuunca.  —  Imprimerie  LAl'0LYl2  t'KÈRfiSi  2,  place  des  Lices, 


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SOIT  LOUÉ  NOTRE-SEIGNEUR  JÉSUS-CHRIST  TOUJOURS  ! 

DE  LA  VOLONTE  PROVIDENTIELLE 

DANS  LES  PRÉSENTES  LUTTES 


La  lutte  antireligieuse  renouvelée  par  le  XVIII*  siècle,  et 
toujours  continuée  depuis  ouvertement  ou  sournoisement, 
semble  atteindre  à  présent  son  paroxysme.  Et  pour  Tinstant, 
nos  adversaires  s'étant  emparés  du  pouvoir,  ayant  lancé 
contre  nous  toutes  les  forces  sociales  et  antisociales  dont 
un  gouvernement  dispose,  nous  sommes  des  vaincus. 

L'indifTérence  religieuse  s'est  emparée  de  beaucoup 
d'âmes,  tandis  que  d'autres  ont  reçu  et  laissé  germer  en 
elles  les  préjugés  les  plus  féroces  de  haine  aveugle.  Des 
millions  d'électeurs,  soit  par  ignorance,  soit  par  habileté, 
prennent  au  sérieux  le  péril  clérical  et  votent  avec  acharne- 
ment pour  sa  destruction.  Par  une  conséquence  logique,  les 
sectaires  enhardis  et  sûrs  de  Tmpunité  terrestre,  pouvant» 
même  espérer  une  certaine  popularité,  osent  maintenant  ce 
que  leurs  prédécesseurs  avaient  craint  de  faire.  Quelles  que 
soient  les  velléités  de  résistance  qui  se  sont  montrées,  l'ex- 
pulsion des  religieux  et  religieuses,  est  ou  va  être  chose 
accomplie,  sans  qu'un  revirement  sérieux  s'annonce  dans  le 
pays,  sans  quW  puisse  espérer  que  l'indignation  des  âmes 
chrétiennes  et  des  cœurs  libres  triomphe  aux  prochains  scru- 
tins de  la  force  de  séduction,  de  contrainte,  qui  avec  la  force 
administrative  assure  au  gouvernement  suffisamment  de  vic- 
toires pour  prolonger  sa  vie. 

Cet  état  de  la  nation,  ces  mesures  audacieuses  couronnées 
de  succès,  les  promesses  d'un  gouvernement  impuissant  à 
vivre  s'il  ne  servait  leurs  haines,  tout  cela  met  dans  le  cœur 
des  athées,  des  Judas,  de  tous  nos  adversaires,  un  espoir 
immense  et  profond  d'arriver  enfin  à  détruire  dans  cette 
France  restée  toujours  jusqu'ici  catholique  malgré  tout,  la 
religion  abhorée.  Le  défroqué  Charbonnel  qui  ne  subsiste, 
comme  un  vrai  démon,  que  par  sa  haine  contre  Dieu,  profi- 

E.  F.  —  X.  —  16  • 


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•226    DJg  LA  VOLONTE  PaOVfDBIfTIBLLB  DANS  LES  PRÉSENTES  LUTTES 

tait  dernièrement  de  la  mort  du  Pape  pour  annoncer  celle  de 
FEglise.  Et  ses  amis  de  tous  genres,  depuis  les  plus  achar- 
nés jusqu'aux  indifférents  qui  laissent  faire,  pensent  ainsi  ; 
pour  eux,  Pédifice  dix-neuf  fois  séculaire  est  vermoulu;  la 
rage  des  Rabier,  le  poing  des  Combes,  les  coups  de  pieds 
des  Trouillotet  les  cris  des  autres  imrleurs  à  la  Lune  vont 
sous  peu  jeter  tout  à  bas. 

Nous,  catholiques,  qui  connaissons  et  croyons  fermement 
les  paroles  de  Jésus-Christ  promettant  à  son  Eglise  la  vie 
éternelle,  nous  haussons  les  épaules  devant  ces  rodomon- 
tades ;  nous  nous  contentons  tout  au  plus,  si  Ton  nous 
pousse  à  bout,  de  citer  les  Combes  et  Trouillot  du  passé, 
qui,  se  flattant  du  même  résultat,  se  sont  brisés  contre  le 
granit  de  l'Eglise,  impassible  devant  leur  agonie  comme 
devant  leurs  menaces. 

Cependant,  il  ne  nous  est  pas  possible  de  nous  désinté- 
resser des  phases  actuelles  de  la  lutte.  Si  TEglise  a  des 
promesses  formelles,  la  France  n'en  a  point.  Il  peut  se  faire 
que  chez  nous  le  catholicisme  décline.  Nul  que  Dieu  ne  peut 
savoir  combien* d'âmes  se  perdent  dès  maintenant,  sous 
J'influence  de  l'athéisme  trop  puissant,  des  mauvais  exemples 
en  permanence  partout,  à  cause  de  la  difficulté  de  rester 
catholique  en  certaines  positions  quand  on  a  pas  une  foi  forte, 
savante,  et  profondément  examinée.  Sans  doute,  ces  âmes 
sont  responsables  de  leur  faiblesse  ;  nous  leur  devons  ce- 
pendant aide  et  secours  ;  de  même  que  les  arbustes  frêles 
sont  protégés  contre  le  vent  et  le  froid,  nous  avons  à  proté- 
ger contre  leurs  ennemis  les  chrétiens  susceptibles  sous  cer- 
taines influences  de  se  fortifier  tandis  que  soUs  d'autres  ils 
tombent  aujourd'hui. 

Dans  ce  but,  et  pour  voir  clair  dans  ce  que  Dieu  peut 
exiger  de  nous  pour  la  conservation  et  la  rénovation  de  la 
France  chrétienne,  il  peut  être  utile  de  rechercher  les  motifs 
de  la  prolongation  de  la  crise  religieuse,  —  pourquoi  nous 
y  sommes  vaincus,  —  et  surtout  quelle  a  été  et  quelle  est 
encore  en  tout  cela  l'action  de  la  divine  Providence. 

La  Providence,  n'est-ce  pas,  c'est  notre  espoir.  C'est  parce 
que  nous  croyons  fermement  que  «  par  elle  Dieu  exerce  sur 


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DB  LA  VOLONTÉ  PROVIDENTIELLE  DANS  LES  PRÉSENTES  LUTTES    227 

le  Monde  une  action  incessante  en  vue  de  le  conduire  à  sa 
destinée  suprême  (1),  »  que  nous  croyons  à  l'éternité  de 
VEglise  sur  terre  ;  c'est  parce  que  nous  connaissons  sa  bonté 
que  nous  espérons  d'elle  Texistence  prolongée  de  la  France, 
existence  inséparable  du  catholicisme  qui  Ta  fondée,  qui  a 
toujours  été  et  est  encore  au  fond  la  seule  force  d'union 
réelle  entre  les  peuples  de  Gaule.  Le  dédain  que  la  philo- 
sophie moderne,  surtout  celle  qui  s'est  prétendue  scienti- 
fique, professe  pour  ce  dogme  nous  importe  très  peu  ;  nous 
sommes  aussi  convaincus  que  les  chrétiens  de  tous  temps 
de  l'action  réelle  de  Dieu.  Il  ne  nous  coûterait  rien  de  redire 
aux  gens  de  la  Lanterne  ce  que  Veuillot  (2)  disait  vers  1849 
à  la  Revue  de  Paris  que  même  leurs  articles  ne  sont  écrits 
qu'avec  la  permission  divine.  Et  dans  la  période  présente, 
nous  répétons  aVec  confiance  après  Bossuet  que,  quand  Dieu 
efface,  c'est  qu'il  se  prépare  à  écrire. 

Cependant,  après  avoir  cité  cette  parole  de  Bossuet, 
Edouard  Drumont,  qui  fait  avec  une  si  grande  hauteur  la 
philosophie  des  jours  qui  passent,  disait  récemment,  dans 
l'impatience  légitime  du  chef  supportant  une  lourde  part  de 
la  lutte,  «  il  y  a  bien  longtemps  que  Dieu  efïace...  et  l'on  ne 
voit  guère  encore  l'écriture  nouvelle  »...  En  effet,  l'action  de 
Dieu  en  tout  ce  siècle  et  dans  notre  pays  parait  dès  le  pre- 
mier abord  n'avoir  été  que  strictement  conservatrice  ;  elle 
n'a  que  très  peu  été  conquérante. 

Certes,  nous  n'avons  qu'à  nous  fier  entièrement  à  la  sa- 
gesse de  TEternel  Maître,  et  bien  croire  qu'il  agit  mainte- 
nant comme  toujours  pour  sa  grandeur  et  le  bien  du  monde. 
Mais  nous  pouvons,  et  même  peut-être  rechercher  si  nos 
défaites  présentes  sont  le  résultat  d'une  volition  nettement 
affirmée  de  Dieu,  —  et  en  ce  cas  tout  serait  bien  ;  —  ou,  et 
alors  nous  devrions  aviser,  si  à  côté  de  cette  volition,  une 
action  à  nous  offerte  par  Dieu  n'a  pas  été  rendue  vaine  et 
stérile  par  notre  faiblesse  ou  nos  fautes.  Car  nous  savons 
que  Dieu  agit  généralement  par  l'intermédiaire  des  hommes; 
qu'il  ne  veut  rien  imposer  à  la  terre,  mais  tout  aider  de  ce 
qui  touche  à  sa  gloire  et  au  bien  des  âmes  ;  qu'il  abandonne 

(1)  P.  Etourneau  Conf.  à  TV.  Z>.  1900,  I. 

(2)  Veaillot,  Mélanges,  !'•  S.  T.  I,  p.  8. 


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228    DE  LA  VOLONTE  PROVIDENTIELLE  DANS  LES  PRÉSENTES  LUTTES 

à  eux-mêmes  ceux  qui   s'abandonnent  ;  —  qu'il  n'a  jamais 
donné  la  victoire  qu'à  ceux  qui  combattaient. 

En  même  temps,  nous  serons  conduits  à  sonder  un  peu 
les  plus  prochains  des  jours  qui  sont  encore  dans  les  mains 
célestes  ;  nous  chercherons  à  savoir  quelle  action  nous  se- 
ra demandée  par  Dieu  pour  cette  rénovation  de  la  France 
que  nous  désirons  et  espérons,  et  comment  il  nous  faudra, 
pour  obtenir  la  victoire,  pour  rendre  notre  pays  à  sa  voca- 
tion, employer  la  force  que  la  divine  bonté  ne  peut  manquer 
de  nous  envoyer  au  jour  utile.  Examinons. 

La  révolte  protestante  du  XVl*^  siècle  était,  plus  encore  que 
les  hérésies  précédentes,  dans  Tordre  naturel.  Il  est  inutile 
de  l'expliquer  par  le  renouveau  des  Lumières,  la  Renaissance, 
etc,  et  pas  plus  par  le  relâchement  constaté  dans  certains 
milieux  catholiques.  L'homme  n'eut  pas  été  cet  être  déchu 
et  par  suite  inconséquent  et  vaniteux  que  peu  après  devait 
peindre  Pascal,  s'il  avait  pu  rester  pendant  plus  de  siècles 
soumis  à  une  doctrine  aussi  peu  soucieuse  de  le  flatter  que 
la  nôtre,  fut-elle  seule  vraie.  L'orgueil  est  toujours  en  germe 
au  fond  de  notre  être  ;  nous  nous  ressentons  trop  de  Satan 
pour  ne  pas  désirer  que  nos  idées,  nos  croyances,  nos  lu- 
mières soient  filles  de  notre  propre  cerveau  ;  que  nous  se- 
rions heureux,  si  nous  pouvions  essayer,  essayer  seulement, 
de  démontrer  que  nous  sommes  de  nous-mêmes,  que  c'est 
nous  qui  nous  sommes  créés!  Et  Dieu  par  ailleurs,  nous  ayant 
donné  la  liberté,  n'a  jamais  entendu  même  après  le  sacrifice 
du  Golgotha,  nous  contraindre  en  quelque  façon  que  ce  soit 
à  l'honorer  ainsi  qu'il  l'avait  indiqué. 

L'hérésie  protestante  ainsi  créée  pouvait  donc  logique- 
ment subsister  en  face  de  l'éternelle  religion  comme  récep- 
tacle des  âmes  demi-anarchiques,  incapables  de  se  courber 
entièrement  devant  la  volonté  même  nettement  affirmée  du 
Maître  de  toujours.  Et  par  une  évolution  également  naturelle 
le  protestantisme  devait  bientôt  abandonner  à  l'athéisme  les 
esprits  anarchiques  rebelles  à  toute  espèce  de  joug,  et  d'a- 
bord égarés  chez  lui  ou  produits  par  ses  fidèles.  Les  esprits 
du  même  genre  nés  dans  le  catholicisme  et  rendus  par  une 
passion  violente  quelconque  rebelles  à  son  action  ordinaire, 
devaient  aller  directement   au   même   athéisme,    et  former 


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DE  LA  VOLONTÉ  PROVIDENTIELLE  DANS  LES  PRÉSENTES  LUTTES  229 

ainsi  avec  les  précédents  une  nouvelle  hérésie  susceptible 
de  durer  comme  le  protestantisme  en  face  de  TEglise  où 
restait  Jésus-Dieu. 

Après  une  période  de  lutte  plus  ou  moins  longue,  nous 
devions  nous  tt'ouver  en  face  de  trois  réceptacles  d'esprits  : 
1**  Le  catholicisme,  le  plus  puissant,  le  plus  peuplé,  comme 
attirant  les  cerveaux  les  mieux  organisés,  les  cœurs  les  plus 
sains,  comme  satisfaisant  seul  entièrement  aux  aspirations 
de  la  nature  humaine,  comme  entraînant  par  sa  force  et  le 
nombre  de  ses  adhérents  la  masse  inhabile  à  se  faire  une  con- 
viction raisonnée,  surtout  comme  ayant  seule  la  force  su- 
prême et  invincible  de  la  vérité  absolue,  et  comme  recevant, 
seul  encore,  un  soutien  réel  et  constant  du  Dieu  tout  puis- 
sant ens^igné  par  lui;  2°  La  religion  libre,  comprenant  les 
sectes  protestantes,  les  déistes  ou  autres  du  même  genre, 
traditionnels  ignorants  ou  esprits  concevant  Dieu  sans  pou- 
voir se  soumettre  entièrement  à  sa  loi  ;  3**  L'athéisme,  qui 
serait  une  minorité  faite  d'ignorants  abusés, de  demi-savants^ 
d'esprits  anarchiques  et  d'autres  dont  quelques  facultés 
atrophiées  réduisent  à  la  terre  Tintelligence  (1).  Je  fais  ici 
des  classifications  générales  ;  il  sera  facile  de  justifier  les 
exceptions  possibles,  qui  porteraient  surtout  sur  des  esprits 
en  cours  d'évolution. 

Or,  cet  équilibre  devrait  être  atteint  depuis  longtemps. 
D'où  vient  que  les  luttes  se  prolongent?  Que  l'athéisme 
semble  en  recueillir  des  fruits  abondants  ?  D'où  vient  que 
la  masse  impuissante  à  raisonner  d'elle-même  se  détache, 
souvent  d'action  et  de  pensée  sinon  de  titre,  de  la  religion 
catholique  ?  D'où  vient  enfin  que  cet  entraînement  mysté- 
rieux qui  s'émane  de  l'autorité  de  la  masse  apparente,  de  la 
force  virtuelle  du  nombre,  et  que  Lamennais  avait  cru  le  cri- 
térium de  la  vérité  tandis  qu'il  n'est  qu'un  effet  de  causes 
diverses,  se  manifeste  aujourd'hui  plutôt  contre  nous  ? 

Nos  ennemis  expliquent  tout  cela  par  la  fausseté  de  la  re- 
ligion qu'ils  combattent.  Nous  n'avons  pas  à  considérer  pa- 

(1)  Aug.  Comte,  Taine,  L'inaction  tue  l'organe,  comme  la  fonction  le  déve- 
loppe. Cette  vérité  de  sens  commun  remplacera  bientôt,  j'espère,  la  stupide 
formule:  la  fonction  crée... 


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230     DE  LA  VOLONTÉ  PROVIDBNTIBLLB  DANS  LES  PRÉSENTES  LUTTES 

reil  motif,  ni  pas  plus  à  le  discuter  maintenant.  C'est  ailleurs 
évidemment  que  les  raisons  se  trouvent,  et  que  nous  les 
chercherons. 

Au  XVIIP  siècle,  la  force  de  propulsion  de  Thérésie  pro- 
testante est  éteinte  ;  seuls  les  esprits  incapables  de  sonder 
la  foi  reçue  lui  restent  fidèles  ;  les  autres  viennent  au  catho- 
licisme, ou  se  rallient  à  l'athéisme  dont  la  bannière  se  lève 
et  se  brandit  avec  une  audace  et  une  présomption  sans  égales. 
Bientôt  cette  dernière  hérésie  dépasse  les  bornes  permises^ 
les  appétits  flattés  l'acceptent  avec  enthousiasme, et  une  grande 
partie  de  la  société  instruite  en  fait  plus  ou  moins  hautement 
profession.  Et  on  pouvait  craindre  que,  sous  peu,  elle  n'en- 
vahisse le  cœur  du  peuple,  toujours  porté  à  imiter  les  excès 
des  graads  plutôt  que  leurs  vertus. 

La  Révolution  fut  la  leçon  terrible  que  réservait  le  Ciel, 
—  l'éclatante  démonstration  que  fit  de  lui-même  le  Dieu  nié, 
en  montrant  combien  étaient  fragiles  les  puissances  sécu- 
laires, les  privilèges  les  plus  anciens  et  les  mieux  établis, 
les  lois  les  mieux  enracinées  et  les  plus  respectées  jus- 
qu'alors, en  même  temps  que  Tinanité  de  ce  brillant  vernis 
de  politesse  délicate  et  raffinée  qui  faisait  croire  l'époque  à 
l'atteinte  du  summum  de  la  civilisation. 

S'il  est  possible  de  faire  un  jour  l'histoire  de  la  Révolu- 
tion avec  des  documents  plus  intimes  que  ceux  utilisés  jus- 
qu'ici, de  documents  qui  fourniraient  Tétat  d'âme  des  bour- 
geois et  gens  du  peuple,  muets  de  crainte  pendant  tous  ces 
jours  troublés,  indécis  dans  leurs  conditions,  n'osant  penser 
qu'au  fond  d'eux-mêmes,  on  s'apercevra,  je  crois  fort,  du  tra- 
vail sourd  et  profond  qui  se  faisait  dans  les  consciences. 
Des  misères  et  des  frivolités  de  l'émigration,  les  nobles  ont 
rapporté  pour  jamais  une  foi  solide,  la  foi  qui  a  passé  au  feu 
et  fut  aussitôt  plongée  dans  l'eau  froide.  Des  tourments  et 
des  terreurs  quotidiens,  les  populations  des  villes  et  des 
campagnes  en  leur  grande  majorité,  gardèrent  une  sainte 
horreur  pour  les  gens  sans  Dieu. 

Un  certain  nombre  cependant,  deva^nt  les  autels  renversés, 
doutèrent  de  la  vérité  religieuse,  tout  en  se  rendant  compte 
de  la  nécessité  sociale  de  la  foi  ;  ceux-là  se  rallièrent  aux 
autres  en  1802,  lorsque  Dieu,  apparemment  par  la  forme  des 


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DB  LA  VOLONTE  PROVIDENTIELLE  DANS  LES  PRÉSENTES  LUTTES    281 

choses,  en  réalité  par  sa  yolonté  qui  conduisait  alors  Thomme 
qu'il  avait  suscité,  reprit  Tofficielle  possession  de  la  France. 
Les  restes  de  Tincrédulité  s'effacèrent  de  presque  toutes  les 
âmes  ;  le  Dieu  de  paix  ne  fut  jamais  mieux  compris,  jamais 
la  foi  ne  parut  plus  nécessaire  ;  ChÀteaubriant  sema  dans 
une  terre  préparée  selon  la  formule  de  Pascal  (1).  Jamais  les 
doctrines  des  philosophes  athées  n'inspirèrent  plus  de  d6*> 
goût  etde  mépris.  Us  étaient  bien  enterrés  les  contempteurs 
de  la  foi  ;  et  si  un  instant  ils  avaient  pu  croire  à  leur 
triomphe,  en  réalité  iis  n'auraient  accumulé  tant  de  ruines 
que  pour  être  mieux  ensevelis  dessous. 

L'Empire,  par  ses  guerres  continuelles  qui  faisaient  de  la 
Mort  une  compagne  plus  assidue  des  vivants,  continuait  la 
leçon  commencée^  et  la  Restauration  fut  accueillie  dans 
beaucoup  de  cœurs  comme  le  triomphe  de  la  vérité  sociale 
en  toute  son  intégrité,  qu'on  crut  composée  du  trône  et  de 
TauteL 

Voici  Tépoque  où  Tordre  normal  se  trouvant  rétabli  devait 
commencer  à  régner  pour  se  maintenir  en  maître,  avec  de 
légères  fluctuations,  dans  la  suite  du  siècle. 

Pourquoi  n'en  fut-il  pas  ainsi  ?  Nous  découvrons  dès  1821 
une  réaction  antireligieuse  assez  violente  ;  Rousseau  et 
Voltaire  se  réimpriment  et  se  vendent  mieux  que  jamais  : 
c'est  pour  eux  une  véritable  résurrection;  Stendhal  invente 
le  Rouge  et  le  Noir,  le  plus  laid  des  romans  du  XIX*  siècle 
au  point  de  vue  moral  ;  Bérenger  rêve  ses  hommes  noirs  ; 
P.  L.  Courier  allonge  sa  griffe  de  chat.  Ce  revirement  nous 
paraît  avoir  eu,  comme  source  principale  de  force,  Taction 
néfaste  de  certains  incroyants  ou  demi-chrétiens,  —  de  ceux- 
là  que  Veuillot  devait  fustiger  sous  l'Empire,  —  qui  prennent 
le  masijjue  catholique  pour  faire  servir  la  religion  à  leurs 
visées  politiques.  La  nécessité  de  l'idée  religieuse  pour  la 
conservation  de  Tordre  social  venait  d'être  expérimentale- 
ment prouvée.  Les  hommes  d'Etat  qui  s'en  rendaient  compte 
voulaient,  sans  se  donner  la  peine  de  convaincre,  imposer 
la  religion  aux  Français.  Les  excès  de  zèle  des  fonctionnaires, 
ardents  à  l'avancement   alors  comme  aujourd'hui,  produi- 

(1)  Faire  souhaiter  que  la  religion  s»oit  rraie,  Pa»c.(Havet)  art.  XXIV,  26. 


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232  DE  LA  VOLONTÉ  PROVIDENTIELLE  DANS  LES  PRÉSENTES  LUTTES 

sirent  un  effet  nettement  contraire  à  ce  qu'on  attendait.  Le 
tableau  assez  exact,  que  Sainte-Beuve  dans  une  étude  intitulée 
Quatre  moments  religieux  au  XIX^  siècle  (1)  trace  de  cette 
époque,  fait  étonnemment  penser  à  la  nôtre  :  ce  sont  de  sem- 
blables essais  de  violation  des  consciences. 

Et  de  même  qu'aujourd'hui  des  esprits  irréligieux  se  rap- 
prochent des  catholiques  injustement  persécutés,  que  des 
athées  de  surface  sont  croyants  au  fond  d'eux-mêmes,  — 
alors  le  catholicisme  voyait  beaucoup  de  sympathies  s'éloi- 
gner, des  catholiques  sincères  se  ranger  sans  beaucoup  de 
réflexion  derrière  les  athées  faisant  les  bons  apôtres  pour 
profiter  de  notre  erreur,  et  des  hypocrites  le  trahissant  ep  se 
moquant  dehors  avec  l'autorité  de  quelqu'un  de  la  maison, 
du  sacrement  pieusement  et  ostensiblement  reçu. 

Cependant,  notre  France  était  profondément  catholique. 
Lamennais  se  lève,  et  les  plus  grands  esprits  du  moment  le 
saluent,  l'acclament,  se  préparent  à  le  suivre  ;  son  Essai  sur 
l'indifférence,  par  sa  première  partie,  laboure  les  âmes  ;  on 
attend  le  grain  qui  sûrement  germera.  Hélas  !  le  grand  homme 
a  trop  grande  confiance  en  lui  ;  il  cherche  en  son  cerveau,  et 
non  plus  en  Dieu  l'inspiration  de  son  œuvre.  Il  tombe  ;  il 
entraîne  avec  lui  un  chiffre  ignoré  parce  qu'incalculable 
d'âmes,  et  notamment  Hugo (2),  Sainte-Beuve  (3),  et  la  masse 
des  esprits  que  ces  chefs  dirigeaient  ou  devaient  diriger 
plus  tard.  «  Lorsque  tout  est  tombé  chez  un  peuple,  dit  L^- 
cordaire  (4),  Dieu  envoie  des  hommes  de  génie  pour  empê- 
cher Terreur  d'y  proscrire  les  droits  de  la  vérité.  »  Qu'il  est 
terrible,  quand  on  est  un  de  ces  hommes,  de  faillir  à  sa 
tâche  !  Si  l'on  éprouve  quelque  sympathie  pour  Lamennais 
en  faveur  de  ses  premières  pages,  —  et  qui  peut  s'en  dé- 
fendre? —  on  se  sent  incapable,  à  cause  de  la  responsabi- 
lité qui  lui  incombe,  de  sonder  l'immense  répercussio'n  qu'a 

{1)  A  propos  du  P.  Lacordaire,  Nouveaux  Lundis,  T.  IV,  p.  418  et  suiv. 

(2) L'influence  de  Lamennais  sur  Hugo,  peu  étudiée  jusqu'ici^  est  curieuse; 
les  Paroles  d'un  croyant  ont  visiblement  inspiré  des  nouveaux  haineux  que 
«  l'Echo  sonore  »  lança  plus  tard  contre  le  Pape,  les  prêtres  et  les  rois. 

(3)  Voir  :  Nouveaux  Lundis,  t.  IV,  art.  cité,  —  Veuillot,  Mél,  S*"  s.  p.  654* 
t.  III,  notamment. 

(3)  Lacordaire,  XI«  Conf.  à  N.  D.  (1836). 


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DE  LA  VOLONTÉ  PROVIDENTIELLE  DANS  LES  PRÉSENTES  LUTTES    233 

eue,  par  lui  et  par  ceux  qu'il  guidait  vers  la  foi,  sa  chute 
douloureuse, 'Elle  ouvrait  les  cœurs,  et  de  grands  cœurs,  à 
toutes  les  doctrines  impies... 

Nous  pouvons  conclure  ici,  en  ce  qui  regarde  la  première 
moitié  du  siècle  :  Dieu  nous  avait  donné  tout  ce  qu'il  fallait 
pour  que  la  France  fût  alors  religieuse,  c'est-à-dire  grande 
et  prospère.  Les  faux  ou  maladroits  chrétiens  qui  ne  songent 
pas  à  utiliser  Dieu  au  profit  de  l'homme,  —  la  faillite  du 
géirie  auquel  Dieu  préparait  la  plus  forte  influence,  non  pas 
seulement  sur  la  masse,  mais,  ce  qui  est  l'idéal  de  l'apôtre, 
sur  le  génie  lui-même,  —  ont  permis  à  nos  adversaires  de 
retrouver  leurs  forces  et  de  les  augmenter. 

De  grands  esprits  suivent  Lamennais  d^ns  sa  révolte  ; 
mais  d'autres  cependant  restent  fidèles  à  l'Eglise  de  Dieu, 
Lacordaire,  Montalembert,  Gerbet,  sont  là  ;  Balzac,  indiffé- 
rent aux  tendances  de  ses  amis  littéraires,  écrit  le  Curé  de 
village  et  V Initié \  Veuillot,-  Ozanam,  Hello,  sont  en  prépa- 
ration. Mais  leurs  voix,  puissantes  cependant,  se  perdront 
dans  le  brouhaha  que  suscite  un  espoir  nouveau,  espoir 
grandiose  ayant  le  mérite,  infini  aux  yeux  des  humains,  de 
faire  de  l'homme  le  roi,  le  seul  et  véritable  roi  de  l'univers 
qu'il  habite.  Quelques  découvertes  inattendues  ont  ravivé 
l'orgueil  du  monde,  et  une  confiance  sans  bornes  à  l'avenir 
de  la  science  s'empare  de  beaucoup  d'esprits.  L'homme  s'a- 
dore sous  ce  nom  retentissant  :  la  science  ;  et  voici  que  les 
objections  faites  depuis  toujours  à  la  religion  sont  délais- 
sées ;  la  science  en  fournit  une  provision  nouvelle  ;  avec  ce 
que  la  science  a  fait,  avec  ce  que  la  science  va  faire  on  ré- 
sout tous  les  problèmes  qui  ont  agité  de  tout  temps  l'huma- 
nité. Il  y  a  des  savants  sur  terre  :  ou  ne  craint  plus  rien,  on 
ne  doute  plus  de  rien  ;  le  bonheur,  l'immortalité  sont 
proches  ;  arrière  les  vieux  moyens  !  Le  progrès  est  là  qui 
nous  mène  à  notre  but,  au  seul  véritable  et  digne  de 
l'homme. 

Les  polémiques  de  ce  temps  entre  athées  et  catholiques 
sont  curieuses  :  les  premiers  s'en  vont  vers  l'avenir  au  nom 
de  la  science,  ils  rejettent  le  passé  au  nom  de  la  raison  ;  — 
et  leur  discussion  est  très  peu  scientifique,  elle  contient  très 
peu  de  raisons.  C'est  le  mépris  et  l'acte  de  foi  idolâtre  qui 


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234  DE  LA  VOLONTÉ  PROVIDENTIELLE  DANS  LES  PRÉSENTES  LUTTES 

remplacent  tout  cela  ;  ôtez  de  tout  ce  que  les  écrivains  de 
la  seconde  moitié  du  XIX"  siècle  ont  dit  contre  la  religion 
le  mépris^  le  dédain,  la  croyance  aussi  aveugle  que  celle  du 
charbonnier  quoique  différente  d'objets,  et  vous  n'aurez 
plus  que  quelques  plats  arguments  bien  difficiles  à  soutenir 
franchement  et  consciencieusement. 

Mais  le  mépris  et  le  dédain,  étant  irréfutables,  formaient 
avec  la  foi  nouvelle  un  mur  solide  contre  lequel  venait  se 
briser  les  armes  catholiques  ;  son  ombre  môme  empêchait 
de  grandir  les  Hello,  les  Seigneur,  -^  plaçait  comme  à  part 
du  monde  littéraire  et  soiial  les  écrivains  qui  se  réclamaient 
de  Jésus  et  de  ses  représentants. 

La  période  précédente  avait  éloigné  certaines  âmes  de 
TEglise  ;  Thérésie  de  la  Science  Dieu  les  rallia  presque  toutes, 
et  les  passions,  la  nature  déchue  de  Thomme  aidant,  en  ga- 
gna bien  d^autres.  Les  jeunes  générations  d'écrivains  avaient 
aussi  la  foi  et  la  science  ;  Taine,  Renan,  Sarcey,  About  frap- 
paient sur  Dieu  comme  des  sourds.  L'Empire  qui,  dintention 
au  moins  voulait  garder  intact  le  rempart  religieux,  neutra- 
lisa en  partie  ces  efforts  ;  Gambetta  leur  fit  sortir  tous  leurs 
résultats  et  conséquences,  en  faisant  de  l'anticléricalisme 
un  système  de  gouvernement  destiné  à  lui  assurer  le  mono* 
pôle  de  la  république,  en  en  éloignant  les  catholiques,  alors 
dans  leur  ensemble  sans  hostilité  précise  contre  elle. 

Voici  bientôt  vingt-cinq  ans  que  fut  prononcée  la  fameuse 
formule  :  «  Le  cléricalisme,  voilà  l'ennemi  !  »  qui  résume 
idéalement  l'astuce  de  Gambetta. 

Des  intérêts  de  tous  genres,  généralement  inavouables, 
se  sont  abrités  derrière  cette  phrase  ;  aussi  rien  n'a  manqué 
pour  une  propagande  eflPrénée  qui  l'imprimât  au  plus  pro- 
fond du  cœur  du  peuple,  —  pour  qu'elle  gouvernât  le  plus 
longtemps  possible  les  pensées  de  l'électeur.  On  sait  les  ré- 
sultats de  cette  propagande  au  point  de  vue  politique  :  au 
point  de  vue  moral,  on  lui  doit  l'étouffement,  à  leur  pre- 
mière faiblesse  de  nombreux  cœurs  chrétiens. 

Les  deux  facteurs  de  l'anticatholicisme  dans  la  seconde 
moitié  du  siècle  sont  donc  :  la  foi  en  la  science,  —  la  propa- 
gande pour  les  besoins  divers  de  l'anticléricalisme* 

J'exposerai  tout  à  Fheure  à  quel   dessein  de  Dieu,  selon 


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DB  LA  VOLONTÉ  PROVIDENTIELLE  DANS  LES  PRÉSENTES  LUTTES    285 

mon  avis,  la  foi  en  la  science  a  dû  son  triomphe  momentané  ; 
achevons  maintenant  de  nous  rendre  compte  des  fautes  hu- 
maines, en  cherchant  l'explication  de  rantidéricalisme. 

La  responsabilité  en  incombe,  je  crois,  à  tous  les  catho- 
liques en  général.  Quelle  que  soit  l'insistance  avec  laquelle 
on  a  qualifié  le  XIX°  siècle  d'éclairé,  la  masse  des  hommes 
quiy  ont  vécu,  comme  en  tous  temps,  ont  eu  leurs  idées 
faites  par  d'autres  bien  plus  qu'ils  ne  les  ont  faites  eux- 
mêmes  ;  le  système  d'enseignement  seul  a  changé  ;  à  la  puis- 
sance de  la  chaire,  à  celle  surtout  de  la  tradition,  mainte 
nant  sans  effet,  a  été  substituée  la  puissance  du  livre  et  du 
journal. 

Or,  nous  avons  négligé  de  ce  côté  de  nombreuses  res- 
sources. Les  catholiques  n'ont  guère  soutenu  leurs  écrivains  ; 
Bourget  n'ayant  encore  que  de  la  sympathie  pour  le  catho- 
licisme a  marqué  le  dédain  avec  lequel  on  les  accueillait  par- 
mi nous.  Gela  est  vrai,  mais  il  y  a  plus  et  pis  ;  on  éprouve 
une  certaine  fausse  honte,  en  certain  milieu,  à  avouer  un 
commerce  fréquent  et  profitable  avec  tel  ou  tel  écrivain  ca- 
tholique. On  vante,  avec  tout  le  monde,  les  écrivains  athées  ou 
indifférents  ;  —  on  ne  sait  plus  ensuite  vanter  ceux  qui  vous 
nourrissent  le  cœur.  Et  cependant,  qui  fait  la  gloire,  et  par 
conséquent  l'influence  d'un  auteur,  —  quels  que  soient  d'ail- 
leurs ses  œuvres  et  son  génie  ?  Ce  sont  ceux  qui  l'ayant  lu, 
l'ont  apprécié.  La  réclame  parlée,  tout  le  monde  vous  dira 
que  c'est  la  seule  vraie,  la  seule  très  efficace.  N'a-t-elle  pas 
presque  toujours  manquée  aux  écrivains  catholiques  ? 

En  se  montrant  ingrats  envers  les  Hello,  en  ne  trouvant 
pas  l'emploi  de  leurs  grands  hommes,  les  nôtres  ont  écarté 
de  la  foi  bien  des  jeunes  cerveaux  attirés  par  la  vérité,  et  qui 
se  sont  éloignés  sans  prolonger  l'examen,  croyant  tout  fos- 
sile à  ne  rien  voir  remuer.  On  en  sait  qui,  disposés  par  leurs 
sentiments,  leur  tradition  à  travailler  pour  la  foi,  s^en 
éloignent,  comme  le  cultivateur  d'un  terroir  par  trop  sté- 
rile (1).  A  qui  en  faire  des  reproches  ?  Aux  catholiques  qui 

(1)  Faut-il  discuter  cela  ?  La  Bible  est  pleine  de  «  Dieu  suscita...  »  et  c'est 
toujours  Thomme  nécessaire  en  la  circonstance  qui  est  envoyé.  Or,  écoutez 
ce  que  dit  Taine^  ignorant  des  causes^  mais  bon  observateur  des  effets, 
a   Après  tout,  en  France,  l'esprit  est  la  première  puissance.  Il  suffit  toujours 


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236     DE  LA  VOLONTÉ  PROVIDENTIELLE  DANS  LES  PRÉSENTES  LUTTES 

laisseut  se  perdre  de  telles  forces,  —  qui  ont  laissé  se  con- 
sumer sans  profit  Hello,  Seigneur,  Louis  Moreau,  et  d'autres 
sans  doute,  mais,  hélas  !  qui  ne  sont  pas  même,  ceux-là,  par- 
venus à  se  faire  connaître  comme  ignorés,  selon  le  mot  de 
Veuillot.  Tandis  qu'en  face  atteignaient  à  la  célébrité  des 
Gozlan,  des  Nerval,  des  de  Bernard,  des  Conscience,  adop- 
tés par  tout  le  monde,  des  épiciers  littéraires  comme  Sue,  el 
jusqu'à  cette  grotesque  ampoule  d'Edgar  Quinet  ! 

Jamais  les  catholiques  ne  semblent  avoir  compris  cette  loi 
de  Dieu,  qui  n'a  pas  voulu  sans  doute  laisser  trop  de  pou- 
voir à  ceux  qui  recevaient  l'étincelle  :  l'œuvre  de  l'écrivain, 
du  philosophe,  exige  pour  porter  ses  fruits,  d'être  portée  el 
distribuée  par  la  foule  qui  vit  son  temps.  Et  mérite  ou  dé- 
mérite se  partagent  ;  et  la  responsabilité  pèse  à  qui  de  droit. 
Quand  Hello,  pris  ici  comme  personnage  représentatif, 
avait  écrit,  il  avait  rempli  son  devoir  ;  c'est  aux  catholiques 
qu'il  appartenait  de  faire  le  leur,  à  leur  tour,  en  donnant  à 
ses  ouvrages  la  publicité  nécessaire,  en  répandant  les  idées 
et  les  preuves  apportées,  enfin,  en  faisant  de  lui  ce  que  les 
athées  savent  faire  du  dernier  écrivailleur  :  un  grand 
homme  reconnu. 

Il  en  a  été  de  même  pour  la  presse.  Tout  a  été  dit  aux  ca- 
tholiques sur  sa  puissance,  sur  sa  nécessité;  malheureuse- 
ment, ceux  qui  le  criaient  et  le  crient  encore  sont  générale- 
ment des  journalistes,  et  on  ne  les  écoute  guère  sous  pré- 
texte qu'ils  sont  orfèvres.  D'un  autre  côté,  il  s'est  établi 
chez  nous  un  préjugé,  —  un  de  ceux  qui  résument  en  les 
faisant  oublier  des  constatations  fausses  —  c'est  qu'un  jour- 
nal d'iûspiration  catholique  sera  forcément  peu  lu  ;  or  cela 
ne  peut  être  vrai  que  d'un  journal  exclusivement  religieux, 
c'est-à-dire  où  la  religion  prend  une  place  trop  grande  re- 
lativement à  ce  qu'elle  représente  dans  les  préoccupations 
du  lecteur.  Mais  un  journal  simplement  d'inspiration  catho- 
lique peut  tout  aussi  bien,  ayant  bonne  rédaction,  bonne  ad- 
ministration, fortes  finances,   conquérir   une  grand  vogue. 


que  la  littérature  se  mette  au  service  de  la  philosophie.  Devant,  leur  com- 
plicité, le  public  ne  fait  guère  de  résistance...  »  [Orig.,  Ane,  rég,.  La 
propag.  de  la  doct,  révol.  T.  IV.) 


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DE  LA  VOLONTÉ  PROVIDBNTiELLE  DANS  LES  PRÉSENTES  LUTTES    237 

qu'un  journal  à  tendances  athées.  Entre  la  Sentence  et  la 
Croix^  il  y  a  place  aussi  bien  pour  nous  que  pour  nos  enne- 
mis, à  un  journal  populaire^  très  répandu,  très  puissant.  Et 
notez  que  je  ne  considère  pas  la  neutralité  comme  néces- 
saire ;  ni  même  utile,  que  je  ne  demande  pas  qu'on  masque 
le  journal  comme  est  masqué  tel  organe  de  nos  adversaires. 
En  province,  ce  préjugé  est  plus  puissant  encore.  Tandis 
xjue  les  journaux  radicaux-socialistes  prennent  le  haut  du 
pavé  dans  les  départements  réellement  libéraux,  et  plutôt 
conservateurs,  les  catholiques  végètent  et  tombent.  On  est 
tellement  persuadé  de  ce  côté  de  l'impuissance  à  se  faire 
lire,  qu'on  ne  se  donne  plus  la  peine  d'y  essayer.  Et  il  se 
produit  ce  fait  lamentable,  que  le  journal  le  mieux  outillé,  le 
mieux  renseigné,  le  plus  répandu  par  cela  mème^  le  journal 
qui  s'impose  à  tout  le  monde  quelle  que  soit  l'opinion,  (en 
province  le  journal  est  bien  plus  qu'à  Paris  un  intermédiaire 
nécessaire  de  la  vie  industrielle)  —  ce  journal  est  le  plus 
mauvais.  Dans  le  département  de  l'Oise,  par  exemple,  où  il 
n'existe  aucune  haine  religieuse,  où  le  parti  socialiste  n'a  que 
peu  d'affiliés,  où  enfin  on  envoyait  à  Chambre  en  mai  1902 
quatre  députés  libéraux  sur  cinq,  les  deux  plus  puissants 
journaux  sont  des  journaux  socialistes  d'une  violence  rare. 
En  face  de  cela,  coup  sur  coup,  deux  journaux  catholiques 
très  anciens  ont  dû  cesser  leur  publication...  Le  fait  est 
d'une  ironie  féroce,  si  l'on  songe  que  le  grand  obstacle  à  la 
fondation  ou  au  soutien  des  journaux  chez  les  catholiques, 
c'est  l'argent,  et  que  beaucoup  de  catholiques  fortunés  ne 
comprennent  pas  l'apostolat  de  la  presse. 

Il  y  a  en  tout  cela  une  incurie  qui  nous  sera  peut-être 
mise  à  charge  au  jour  du  jugement.  N'oublions  pas  qu'il 
s'agit  de  millions  d'âmes....  N'oublions  pas  non  plus  que 
sous  prétexte  de  confiance  en  Dieu,  il  ne  faut  pas  négliger 
les  forces  manifestement  envoyées  par  lui,et  parmi  ces  forces, 
on  ne  peut  pas  ne  pas  compter' aujourd'hui  l'argent,  les 
écrivains.. 

Qui  dira  qu'elles  nous  manquent  ?  On  peut  offrir  à  celui-là 
quelques  chiffres  et  quelques  noms. 

Il  est  juste  de  reconnaître  cependant  qu'en  certaines 
choses,  les  catholiques  ont  dignement  accompli  leur  effort. 


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238     DB  LA  VOLONTÉ  PROVIDENTIELLE  DANS  LES  PRÉSENTES  LUTTES 

Le  clergé  n'est  pas  en  question  ici  ;  il  ne  nous  appartiendrait 
pas  de  le  juger  en  quoi  que  ce  soit  ;  notons  cette  remarque 
cependant  que  séculiers  et  réguliers,  quoique  plus  calomniés 
que  jamais,  furent  plus  que  jamais,  dans  leur  immense  ma- 
jorité, réellement  des  hommes  de  Dieu. 

Du  côté  des  œuvres,  que  n'avez- vous  pas  fait»  riches  ca- 
tholiques ?  Dans  la  librairie  à  bon  marché  encore  ;  on  a  édité 
depuis-longtemps  chez  nous  dans  des  conditions  incompa- 
rablement meilleures  qu'en  face.  Peut-être  les  éditeurs  n'ont 
pas  été  suffisamment  soutenus  ;  cependant,  c'était  à  la  masse 
du  public  indifférent  qu'il  appartenait  de  leur  faire  le  succès 
mérité.  , 

Ce  succès  ne  s'est  réalisé  qu'eu  partie  ;  quoique  très  infé- 
rieures aux  nôtres,  les  publications  de  nos  adversaires  ont 
atteint  des  tirages  formidables  dont  on  n'a  pas  idée  chez  les 
éditeurs  catholiques.  Ici,  il  faut  mettre  en  ligne  de  compte 
l'impulsion  donnée  par  la  grande  littérature  et  la  presse  qui 
ont  fait  les  goûts  et  les  mœurs  de  notre  époque. 

Mais  cette  raison  est  insuffisante  parce  qu'incomplète  ;  et 
il  me  semble  que  cette  infécondité  de  nos  publications  popu- 
laires, —  le  peu  d'influence  du  clergé,  —  en  partie  aussi 
la  stérilité  relative  des  résultats  des  œuvres,  —  doivent 
se  rattacher  aux  mômes  causes  que  la  surdité  du  monde  à  la 
parole  des  Lacordaire,  des  Gratry,  des  Veuillot,  de  tant  d'au- 
tres, son  aveuglement  pour  les  actes  accomplis  en  aussi  grand 
nombre  au  XIX®  siècle  que  précédemment  par  les  héros  chré- 
tiens, —  et  le  succès  de  la  religion  de  la  science,  cause  appa- 
rente de  tout  cela,  et  réellement  effet  d'une  cause  plus  élevée. 

De  ce  qu'on  a  vu  dans  l'histoire  la  décadence  de  certains 
peuples  se  produire  fatalement  après  une  période  assez 
longue  de  grandeur,  on  a  beaucoup  parlé  en  notre  temps, 
sur  la  constatation  de  certains  symptômes,  de  notre  déca- 
dence. La  question  était  à  Tordre  du  jour  il  y  a  quelques 
années  ;  elle  avait  été  posée  par  Victor  Hugo  dans  un  article 
très  curieux  de  1823  sur  Lamennais  (1)  ;  son  actualité  est 
donc  durable.  Apportons  dans  la  discussion  cette  remarque  : 


(1)  Reproduit  dans  Littérature  et  Philosophie  mêlées,   p.    226  (id.   Fume, 
t864.) 


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DE  LA  VOLONTÉ  PROVIDENTIELLE  DANS  LES  PRESENTES  LUTTES  339 

les  peuples  tombés  en  décadence  jusqu'ici  (1)  étaient  des 
peuples  constitués  sur  une  tradition  assez  faible  parce  que 
païenne.  On  n'a  encore  pu  constater  le  même  travail  sur  un 
peuple  catholique. Or  la  décadence  se  produit  lorsque  le  peuple, 
éclairé,  se  retourne  sur  lui-môme,  et  cherche  les  fondements 
de  sa  religion,  de  sa  morale,  de  ses  lois.  Quand  tout  cela  n'a 
point  de  fondements  réels,  l'insouciance  à  l'égard  de  ces  der- 
nières, l'incroyance  pour  les  deux  premières  naissent  dans 
les  hautes  classes  et  produisent  Taveulissement  ;  et  quand 
cela  tombe  dans  le  cœur  du  peuple,  la  destruction  s'opère 
plus  ou  moins  lente  selon  les  événements  du  dehors. 

Or,  nous  sommes  bien  entrés,  nous  Français  plus  encore 
que  les  autres  peuples,  dans  cette  période  de  réflexion  ; 
nous  sommes  bien  arrivés  à  ce  degré  de  civilisation  où 
rhomme  ne  veut  plus  subir  la  coutume,  mais  veut  réorgani- 
ser le  monde  selon  sa  raison.  Les  signes  avant-coureurs  de 
«  décadence  »  se  sont  donc  bien  produits  se  produisent  bien 
encore.  Mais  l'élément  chrétien  étant  présent,  ce  mot  «  dé- 
cadence »  est  impropre  ;  il  faut  dire  crise  d'évolution.  Et  elle 
est  commencée  depuis  cent  cinquante  ans,  et  nous  sommes 
sortis  vainqueurs  de  sa  première  période  pour  la  môme  rai- 
son que  nous  serons  vainqueurs  k  la  fin  de  la  deuxième  et 
sans  doute  dernière. 

En  effet,  ce  qui  a  perdu  les  anciens  peuples,  c'est  l'inanité 
constatée  de  la  morale.  On  peut  chanter  et  déclamer  tout  ce 
que  l'on  voudra,  il  n'empêche  qu'en  fait,  tous  les  incroyants 
élevés  dans  l'incrédulité,  c'est-à-dire  libres  de  toute  influence 
contraire,  pratiqueront  toujours  leur  bien,  et  s'abstiendront 
de  leur  mal,  uniquement.  La  société,  alors  tombe.  —  Pour 
nous  qui  avons  le  Christianisme,  c'est-à-dire  un  fondement 
certain  de  la  morale,  qui  sommes  sûrs  qu'elle  est  une 
obligation  du  Maître,  et  non  pas  un  accord  entre  les  hommes, 
il  est  possible  que,  les  recherches  et  les  sondages  faits,  nous 
retrouvions  des  fondements  à  notre  société,  que,  par  suite, 
nous  reprenions  après  cette  crise  d'un  siècle  ou  deux  la  mar- 
che en  avant  vers  la  civilisation  non  plus  seulement  matérielle 
mais  surtout  spirituelle  et  morale. 

(1)  L'Espagne  n'est  pas  en  décadence  ;  elle  est  anémiée»  La  Pologne  est 
morte  par  accident,  si  je  puis  ainsi  di^e. 


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240  DB  LA  VOLONTÉ  PROVIDENTIELLE  DANS  LES  PRÉSENTES  LUTTES 

Qu'on  y  réfléchisse  ;  les  anciens  ont  dit,  et  nous  l'avons 
répété,  et  même  nous  en  avons  commencé  la  preuve  expéri- 
mentale :  «  il  n'y  a  pas  de  société  sans  les  dieux.  »  Parce 
que  leurs  dieux  étaient  des  idoles,  que  leur  religion  n'était 
qu'une  réminiscence  de  la  tradition  uniquement  vraie,  leurs 
sociétés  sont  tombées  auxrjours  de   civilisation  mûrissante. 

Parce  que  notre  Dieu  est  vivant,  parce  que  sa  religion  est 
vraie,  fondée,  prouvée,  et  se  prouvant  chaque  jour, — notreso- 
ciété  a  survécu  à  cette  violente  phase  de  notre  crise  de  crois- 
sance que  fut  la  Révolution,  elle  doit  continuer  à  vivre  en- 
core, —  elle  vivra  prenons  en  le  ferme  espoir,  pour  complé- 
ter sa  civilisation  et  s'avancer  plus  encore  en  elle. 

Bossuet  nous  a  expliqué  que  la  religion  catholique  était 
faite  beaucoup  plus  pour  les  nations  civilisées  que  pour  les 
peuples  encore  jeunes.  Et  qui  ne  sent  son  cœur  se  remplir 
d'espoir,  en  songeant  combien  l'Evangile  recèle  encore  de 
vertu  non  réalisée,  —  si  ce  n'est  par  des  minorités,  —  et  qui 
ne  sera  mise  en  pratique,  ne  sera  reine  vraiment  que  chez 
un  peuple  éclairé,  marchant  d'un  pas  ferme  dans  la  voie  du 
progrès  moral. 

....  Notre  France  actuelle  fait  songer  à  certains  jeunes 
gens;  vers  l'âge  où  ils  commencent  à  raisonner,  où  ils  sont 
maîtres  d'eux-mêmes,  et  que  les  passions  bourdonnent  en 
eux,  la  foi  leur  paraît  douteuse,  mal  prouvée,  peu  nécessaire  ; 
et  puis,  sitôt  qu'ils  ont  un  peu  plus  réfléchi,  vu,  souffert,  — 
sitôt  qu'ils  se  sont  heurtés  à  l'humanité,  —  ils  reviennent  à 
Dieu  plus  croyants  que  jamais,  possédant  une  foi  plus  forte, 
plus.savante,  plus  pure,  une  foi  qu'ils  aiment  plus  que  leur 
vie,  parce  qu'ils  se  sont  rendus  compte  de  l'inanité  de  celle- 
ci  sans  celle-là.  On  a  comparé  déjà,  n'est-ce  pas,  les  nations 
aux  hommes  ?  Je  puis  donc  dire  que  notre  France,  baptisée 
avec  Clovis,  fit  sa  première  communion  sous  saint  Louis, 
renouvelée  avec  Jeanne  d'Arc,  eut  son  adolescence  assez  cri- 
tique avec  les  guerres  protestantes  et  plus  tranquille  avec 
le  XVll*  siècle,  —  et  enfin  se  mûrit  maintenant;...  Reviendra- 
t-elle  aussi  à  Dieu  ?  Sûrement,  si  nous  le  voulons. 

Qu'est-ce,  la  France  ?  c'est  nous.  Que  voulons-nous  !  Ce 
retour.  Si  nous  sommes  des  cœurs  virils  et  vraiment  chré- 
tiens, cette  résolution  doit  suffire. 


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DE  LA  VOLONTÉ  PROVIDENTIELLE  DANS  LES  PRÉSENTES  LUTTES    241 

Notre  Dieu,  dont  la  Sagesse  immense  ne  sera  jamais  son- 
dée par  nous  qu'en  une  infinie  partie  de  son  ampleur,  a  voulu 
laisser  notre  pays  accomplir  son  évolution  en  toute  liberté. 
Il  a  retenu  la  force  qui  s'émane  constamment  de  son  sein 
pour  la  conservation,  pour  Tessor  constamment  nouveau  de 
son  Eglise.  11  a  permis  que,  sans  obstacles  d'aucune  sorte, 
sans  que  rien  nous  put  arrêter,  nous  fassions,  par  deux  fois, 
cette  expérience  que  l'homme  sera  toujours  tenté  de  faire  tôt 
ou  tard  :  savoir  s'il  peut  se  passer  de  Dieu,  examiner  les 
rouages  de  la  machine  dans  laquelle  il  vit,  et  essayer  de  la 
reconstruire  à  son  caprice. 

Gomme  il  arrive  souvent  quand  c'est  le  suprême  Génie  qui 
dirige,  nos  faiblesses  mêmes  ont  concouru  à  Taccomplisse- 
mant  de  ce  dessein. 

Aujourd'hui  la  fin  de  l'expérience  paraît  proche  ;  nul  n'at- 
tend plus  de  la  science  son  bonheur,  la  joie  de  sa  maison, 
ni  la  paix  de  son  cœur  ;  quelle  constatation  pourrait  mieux 
démontrer  sa  faillite,  en,  tant  que  religion  ?  D'un  autre  côté, 
nos  philosophes  politiques  sincères  renoncent  à  présent  à 
équilibrer  la  société  sur  des  systèmes  combinés  à  plaisir. 

Dans  certains  cœurs,  un  autre  idéal  s'est  levé,  la  foi  socia- 
liste. Peut-être  l'épreuve  de  l'expérimenter  nous  sera-t-elle 
imposée,  —  et  à  sa  suite  l'anarchie  qui  naîtra  fatalement  de 
rimpuissance  du  système  à  donner  à  tous  le  bonheur 
promis. 

Mais  cet  idéal  est  très  faible  ;  il  ne  s'est  étaWi  qu'à  défaut 
d'une  croyance  haute  et  pure.  Et  il  nous  appartient;  à  nous, 
de  l'apporter,  cette  croyance  haut^  et  pure,  en  dissipant  les 
noires  fumées  que  les  calomnies  anticléricales  ont  accumu- 
lées devant  la  religion  du  Christ. 

—  Bientôt,  devant  la  nécessité  apparue  à  nouveau  de  la 
foi  catholique  pour  la  conservation  de  l'ordre  social,  pour 
l'accession  au  plus  haut  degré  possible  de  paix  et  de  bonheur 
parmi  les  hommes, qui  voudra  espérer  se  tournera  vers  nous, 
vers  cette  Eglise  qui  possède  les  paroles  de  la  vie  éternelle  ! 
11  nous  appartiendra  de  semer  alors  en  tous  lieux  notre 
lumière,  et,  selon  toutes  probabilités,  l'action  des  laïques 
préconisée  par  Léon  Xlll  sera  quelque  temps  seule  possible* 
Dieu  nous  donnera  parmi  eux  des  écrivains,  après  les  Brune- 

E.  F.  —  X.  —  u 


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3^2  DE  LA  VOLONTÉ  PROVIDENTIELLE  DEN8  LES  PRÉSENTES  LUTTES 

tière,  les  Coppée,  les  Bouget,  les  Huysmans,  —  une  géné- 
ration d'écrivains  puissants,  qui  auront  sur  les  masses  une 
influence  réelle. 

La  France,  victorieuse  alors  de  la  période  critique,  retrou- 
vant dans  la  saine  discipline  morale  du  catholicisme  la  force 
du  cœur  disparue  aujourd'hui  chez  tant  de  ses  fils,  reprendra 
dans  le  monde  le  rôle  grandiose  d'une  nation  allant  vers  une 
civilisation  réellement  bienfaisante. 

Henri  Thévenin, 


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UN  ENNEMI  DE  LT.GLISE  A  ROME 

EN  1819 


La  maison  Philipp  Reclam,  de  Leipzig,  est  connue  du 
monde  entier  pour  ses  éditions  populaires.  Une  œuvre  inté- 
ressante parait-elle  n'importe  où,  en  Allemagne,  en  France, 
en  Autriche,  en  Russie,  en  Suède,  en  Norvège,  en  Amérique, 
vite  elle  l'édite,  ou  la  traduit  et  la  jette  dans  la  circulation 
sous  forme  de  petits  volumes  à  couverture  jaune  dont  le 
prix  est  fixé  uniformément  à  20  pfennigs  ou  25  centimes.  Pour 
cette  somme  modeste  vous  pouvez  vous  procurer  tout  aussi 
bien  les  lettres  d'Héloïse  et  d'Abailard  que  le  Siège  de  Paris 
de  d'Abrest,  le  Philippe  II  d'Alfieri  que  le  De.mi-Monde  de 
Dumas  fils,  les  lettres  de  Mon  Moulin  de  Daudet  que  Solness 
le  Constructeur  d'Ibsen.  Vieux  chants  populaires  allemands, 
drames  hindous,  légendes  Scandinaves,  littérature  islandaise 
des  scaldes,  tout  y  est  à  vendre  et  à  bon  marché.  Quelquefois* 
ses  éditions  sont  de  petits  chefs-d'œuvre  de  science  claire  et 
précise  :  telle  TEdda,  de  de  Wolzogen  et  la  traduction  de  la 
Vatnsdàla  Saga  du  D'  von  Lenk. 

Ce  n'est  là  qu'une  branche  de  son  activité.  Depuis  quelques 
années  elle  y  a  joint  l'édition  de  l'œuvre  complète  des  clas- 
siques allemands.  Gœthe,  Schiller,  Heine,  Lenau,  Ruckert 
ont  vu  ainsi  une  fois  de  plus  le  jour.  Elle  vient  de  leur  asso- 
cier Grillparzer.  Ses  œuvres  sont  mises  par  là  à  la  portée  de 
toutes  les  bourses.  Il  est  introduit  dans  le  cénacle.  On  le  lit. 
Tel,  qui  hier  l'ignorait,  connaît  aujourd'hui  jusqu'à  la  dernière 
phrase  tombée  de  sa  plume.  Il  est  l'homme  du  jour.  Son 
aversion  pour  la  religion  éclate  jusque  dans  les  plus 
humbles  milieux.  Partout  on  s'occupe  de  lui.  En  sera-t-il' 
ainsi  longtemps  ?  A  cette  question  on  peut  répondre  hardi- 
ment :  non. 

Grillparzer,  quand  la  passion  anti-religieuse  ne  l'aveugle 
pas,  est  un  vrai  poète,  mais  il  ne  sera  jamais  un  poèt<^   pour 


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244  UN  ENNEMI  DE  LÉGLISE  A  ROME  EN  18l*J 

le  peuple.  Il  çst  puissant,  mais  froid,  original,  mais  hautain; il 
écarte  les  foules  et  les  tient  à  distance.  On  l'a  comparé,  non 
sans  un  peu  d'exagération,  à  quelque  colosse  de  granit, 
solide,  inébranlable,  bâti  pour  l'éternité,  mais  dépourvu 
d'éclat.  Rien  n'attire  en  lui.  11  est  robuste  et  dur,  quelquefois 
malfaisant.  Il  ne  sera  jamais  qu'un  Sphynx  au  désert. 

Tout  cependant  n'est  pas  mauvais  en  lui.  Voici  par  exemple 
quelques  notes  qu'il  a  prises  à  Rome,  en  1819,  au  cours 
d'un  séjour  qu'il  y  fit  pendant  la  semaine  sainte.  Elles  con- 
tiennent des  réflexions  justes  et  méritent  d'être  étudiées. 

Grillparzer  avait  alors  vingt-six  ans.  Son  Aïeule  qu'il  venait 
de  faire  représenter  avait  eu  un  succès  prodigieux.  On  l'avait 
traduite  dans  plusieurs  langues.  En  France  même  les  jour- 
naux s'en  occupaient.  Le  drame  antique  de  Sappko  Tavait 
suivie.  La  gloire  lui  souriait.  L'Autriche-^ —  ai-je  dit  qu'il  était 
Viennois  ? —  aimait  à  voir  en  lui  le  maître  futur  de  son  théâtre 
et  une  des.  plus  brillantes  étoiles  de  son  ciel  poétique.  Mais 
sous  cet  éclat  extérieur,  la  tristesse  l'envahissait.  Sa  vie  était 
brisée.  Deux  ans  auparavant  son  frère  Adolphe,  âgé  de  dix- 
sept  ans  à  peine,'  s'était  jeté  dans  le  Danube  par  lassitude 
de  vivre  ;  il  y  avait  trouvé  la  mort.  Et  voilà  que  sa  mère  adorée 
venait,  elle  aussi,  de  se  suicider  :  en  entrant  dans  sa  chambre 
un  soir,  il  l'avait  trouvée  pendue.  C'est  pour  échapper  à  ces 
sombres  souvenirs  que  Grillparzer  allait  à  Rome« 

La  cour  d'Autriche  s'y  trouvait  alors.  Le  poète  y  avait  des 
appuis.  Il  se  décida  à  la  rejoindre.  C'était  au  mois  de  mars. 
Je  ne  raconterai  pas  son  voyage  :  les  glaces  de  la  Carinthie, 
la  Carniole,  Venise,  l'Apennin,  se  déroulent  sous  ses  yeux. 
Il  traverse  ces  contrées  rapidement,  au  galop  de  ses  chevaux; 
il  ne  prend  de  repos  ni  jour,  ni  nuit,  et  ne  modère  son  allure 
qu'à  partii;  de  Vilerbe.  II  est  alors  à  quelques  milles  de  Rome. 
La  campagne,  morne,  désolée,  s'étend  devant  lui.  PartoutTà 
l'infini,  jusqu'au  bout  de  l'horizon,  une  mer  figée  de^landes 
stériles  ;  pas  une  trace  de  culture,  pas  une  habitation, pas  une 
figure  humaine.  Je  me  trompe  :  à  droite  et  à  gauche  de  la 
route  des  potences  profilent  leur  équerre  noir;  des  corps  s'y 
balancent,  cadavres  à  moitié  déchiquetés  de  brigands  el 
d'assassins  qui  sèchent  au  soleil  et  semblent  murmurer  au 
voyageur,  de  leur  lèvres  blêmes  :  c'est  ici  qu'on  est  assassi- 


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UN  ENNEMI  DE  L'EGLISE  A  ROME  EN  1819  245 

né  !  La  contrée  est  exceptionnellement  nue  :  lors  du  passage 
de  TEmpereur  on  a  rasé  tous  les  buissons  qui  bordaient  la 
route,  dans  le  but  de  priver  les  brigands  de  leurs  retraites 
habituelles.  Grillparzer  tombe  dans  une  tristesse  profonde. 
Tout  à  coup  le  postillon  s'arrt^te  ;  il  étend  le  bras,  indique 
du  fouet  un  point  gris  à  Thorizon  et  dit  ces  simples  mots  : 
Ecco  la  Città.  Ce  point  gris,  c'est  le  dôme  de  Saint-Pierre. 

Quelques  heures  après  il  est  au  pied  de  l'immense  édifice: 
c'est  une  désillusion.  Quand  il  la  voyait  en  gravure,  la  fa- 
çade lui  semblait  grandiose.  Maintenant  qu'elle  est  là  devant 
lui,  elle  ne  lui  inspire  plus  rien.  Arrivé  pour  la  première 
fois  sur  la  même  place  Saint-Pierre,  qui  de  nous  n'a  souffert 
du  même  désenchantement?  Mais  nous  Tavons  constaté, 
sans  en  rechercher  la  îcause,  Grillparzer  veut  en  savoir  le 
pourquoi. 

Avant  lui,  Goethe  s'était  promené  longuement  sur  cette 
même  place  ;  il  en  avait  examiné  tous  les  détails  ;  il  avait  cher- 
ché à  en  saisir  Fensemble  :  il  avait  réfléchi,  pesé,  médité, 
comparé.  Mais  l'impression  en  était  resté  confuse  dans  son 
esprit.  Il  n'avait  pas  trouvé  de  réponse  précise  à  celte  ques- 
tion :  Où  est  son  défaut? —  Madame  de  Staël  n'y  avait  pas 
réussi  davantage  ;  pour  cacher  son  embarras,  elle  s'était 
jetée  dans  les  généralités  et  avait  parlé  de  l'obélisque  qui 
marque  le  centre  de  la  place  et  des  fontaines  qui  l'accom- 
pagnent ;  mais- d'opinion  raisonnée,  point.  —  Cinquante  ans 
plus  tard  Taine  devait  venir  à  son  tour  murmurer  ces  mots  : 
«  Hôtel  de  Ville  emphatique  »  sourire  et  passer. 

Grillparzer,  lui,  réfléchit  ;  il  se  demande  compte  de  ses 
impressions,  les  analyse  et,  de  déduction  en  déduction, 
arrive  aux  conclusions  suivantes  :  si  la  place  Saint-Pierre 
produit  en  nous  cette  hésitation,  ce  doute,  cette  incertitude, 
qui  tuent  l'émotion  artistique,  c'est  pour  trois  raisons.  Et 
il  les  énumère  avec  une  sécheresse  et  une  rigueur  toutes 
philosophiques. 

D'abord  la  hauteur  de  la  façade  empêche  de  prendre  de  la 
basilique  une  vue  d'ensemble  et  les  colonnades  de  la  place 
l'étreignent  à  l'étouffer.  On  est  tenté  de  crier  :  de  la  vue,  et 
de  l'air!  Pas  d'espace,  pas  d'horizon,  pas  de  lointain,  pas 
de    lumière    dorée  où  la  fantaisie  puisse  jouer.    Une   église 


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246  UN  ENNEMI  DE  L'EGLISE  A  ROME  EN  1819 

doit  être    isolée.  Saint-Pierre  ne  Test  pas,    et    en   souffre. 

Mais  cette  hauteur  de  la  façade  lui  donne  de  la  majesté  î 
Non,  répond  Grillparzer,  car  cette  hauteur  je  ne  la  sens  pas, 
je  la  découvre  par  le  raisonnement.  II  faut,  pour  s'en  aper- 
cevoir, faire  des  calculs,  compulser  des  guides,  aligner  des 
chiffres  ;  adieu  l'émotion  !  Foin  de  cette  grandeur  qu'on  ne 
perçoit  que  par  le  calcul  !  Voulez-vous  que  l'ampleur  des  pro- 
portions m'émeuve,  placez  sous  mes  yeux  un  point  de  compa- 
raison. Faites  comme  au  Colisée  :jetez  devant  moi  un  premier 
rang  d'arcades  dont  l'énormité  me  saisisse,  puis  un  second 
plus  grand  encore,  puis  un  troisième  qui  les  domine  tous 
deux,  un  quatrième  qui  les  surplombe,  un  cinquième  enfin 
qui  semble  escalader  le  ciel  ;  alors,  j'aurai  de  la  peine  à  rete- 
nir un  cri  d'admiration.  Mais  ici  rien  ne  m'avertit  de  la  hau- 
teur de  cette  rangée  unique  de  colonnes  qui  porte  l'entable- 
ment ;  je  la  calcule,  donc  elle  ne  m'émeut  pas.  Et  c'est  là  la 
deuxième  des  raisons  de  mon  indiflférence, 

La  hauteur  de  la  façade  est  donc  lettre  morte  pour  nous. 
En  est-il  de  même  de  la  beauté  de  la  colonnade  qui  entoure 
la  place  ?Non,  celle-ci  est  réelle,  mais  elle  n'est  pas  à  sa 
place.  Car,  au  lieu  de  concourir  à  l'effet  de  Tensemble,  elle 
en  détourne  l'attention.  En  avançant  vers  la  façade,  si  nous 
voulons  jouir  de  l'effet  général,  nous  sommes  forcés  de 
jeter  autour  de  nous  des  regards  circulaires.  Dans  cette 
situation  ridicule,  toute  impression  spontanée  s'évanouit. 
On  le  sent  trop,  on  se  trouve  en  présence  d'une  froide  com- 
binaison ;  il  n'y  a  pas  là  le  jet  du  génie.  Un  souffle  de  déca- 
dence a  tout  glacé.  Avec  des  éléments  merveilleux  on  n'a 
su  composer  qu'un  ensemble  médiocre. 

Cet  examen  fait,  le  poète  entre  dans  la  basilique,  et  de 
suite,  il  est  ébloui.  La  majesté  des  voûtes  immenses  planant 
sur  les  piliers  colossaux  le  saisit.  Ici,  pas  besoin  de  calcul  ; 
le  peuple  de  statues  qui  orne  le  sanctuaire  lui  offre  des  points 
de  comparaison  instantanés,  involontaires.  L'œuvre  de 
Michel-Ange  surgit  d'un  seul  jet  à  ses  yeux  enthousiasmés. 
Quand  il  arrive  sur  la  première  marche  de  l'escalier  qui 
conduit  au  tombeau  des  Saints  Apôtres,  la  mystérieuse  gran- 
deur de  l'ensemble  le  ravit  ;  sur  sa  tète,  suspendue  comme  un 
ciel  de  pierre,  la  coupole  colossale  ;  autour  de  lui,  la  lumière 


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UN  ENNEMI  DE  L'ÉGLISE  A  ROME  RN  1S19  247 

féerique  qui  ruisselle  sur  le  marbre  luisant  du  pavé  ;  et  là, 
devant  lui,  descendant  vers  les  profondeurs,  ces  marches 
qui  une  à  une  abaissent  la  pensée  vers  le  monde  obscur  des 
tombeaux.  Cette  descente  que  malgré  nous  Tartiste  nous 
oblige  à  faire  des  éblouissements  du  ciel  aux  terreurs  de 
la  mort,  le  frappe.  Son  imagination  a  reçu  le  branle.  Et 
quand  le  Souverain  Pontife,  entouré  de  ses  cardinaux,  parait 
au  balcon,  il  éclate  :  «  Les  cardinaux,  écrit-il,  autant  de  rois, 
grands  dans  leur  pourpre  sublime  !  Au-dessus  d'eux,  les 
dominant  de  toute  la  hauteur  de  son  trône  élevé,  le  Pape, 
rayonnant,  la  main  étendue  pour  donner  la  bénédiction  urbi 
et  orbi^  tous  à  genoux,  lui  seul,  un  dieu,  planant,  —  jamais 
je  n'oublierai  ce  moment.  » 

Comme  contraste  en  sortant,  il  note  une  scène  populaire 
comme  on  peut  en  voir  encore  aujourd'hui  :  «  Les  Romains, 
écrit-il,  sont  enfants  à  un  degré  incroyable.  Non  seule- 
ment de  grandes  personnes  y  jouent  à  toutes  sortes  de  jeux 
que  nous  laissons  aux  bambins  mais  encore  des  personnages 
de  distinction  s'arrêtent  pour  les  voir  et  prennent  le  plus 
vif  intérêt  à  ces  enfantillages  et  à  leur  issue.  Ainsi  aujour- 
d'hui, sur  la  place  Saint-Pierre,  j'ai  vu  une  troupe  de  Trans- 
tévérins  jouer  au  jeu  suivant  :  on  bandait  les  yeux  à  l'un 
d'eux  et  il  devait  ainsi  trouver  l'obélisque  à  l'aveuglette. 
Tous  ces  grands  gaillards  barbus  se  démenaient  comme  des 
possédés.  Même  des  ecclésiastiques  s'arrêtaient,  sautaient 
de  plaisir  et  criaient  comme  les  autres  :  Tocca,  tocca  ! 
Touche,  touche.  » 

Le  lecteur  peut  déjà,  par  ces  premières  pages,  se  rendre 
compte  de  Tâpre  acharnement  avec  lequel  GrîUparzer  dis- 
sèque ses  impressions.  A  tout  prix  il  veut  se  rendre  compte  à 
lui-même  des  moindres  mouvements  de  son  âme,  et  il  le 
fait  en  paroles  nettes,  claires,  quelquefois  brutales,  mais 
toujours  sincères.  Ces  qualités  donnent  à  ses  analyses  —  je 
dirais  presque  ses  confessions,  —  une  haute  valeur  docu- 
mentaire. Elles  ne  le  quittent  jamais,  sur  quelque  terrain 
qu'il  s'aventure.  Suivons-le,  pour  nous  en  convaincre,  sur 
celui  de  la  musique. 

Il  y  était  particulièrement  compétent.  Nul  ne  la  comprenait 
plus  hautement,  ne  la  sentait  plus  profondément  que  lui.  Il 


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24«  UN  ENNEMI  DE  L  EGLISE  A  ROME  EN  1819 

l'aimait  avec  lardeur  passionnée  da  Viennois.  Le  sep  faisait 
vibrer  toutes  les  cordes  de  son  âme.  Lisez  ses  poésies  sur 
Mozart,  sur  Schubert,  sur  Mendelsohn,  sur  Berlioz,  ses  études 
sur  le  Freischutz  et  sur  Eurianthe,  ses  deux  discours  et  ses 
souvenirs  sur  Beethoven  :  Tamour  de  la  musique  les  anime 
de  la  première  à  la  dernière  syllabe.  Il  n'est  donc  pas  d'un 
médiocre  intérêt  de  savoir  ce  qu'il  pense  de  la  musique  reli- 
gieuse de  la  capitale  du  monde  chrétien. 

La  messe  pontificale  du  saint  jour  de  Pâques  lui  déplaît  ; 
mais  rentrée,  dans  la  basilique,  du  Saint-Père  porté  sur  la 
sedia  gestatoriale  frappe.  Il  avait  une  excellente  place  dans 
une  tribune.  En  face  de  lui  l'Impératrice  était  à  genoux,  abî- 
mée dans  la  prière  :  «  L'entrée  du  Souverain  Pontife,  écrit-il, 
porté  sur  des  épaules  humaines,  tiare  en  tète,  en  vêtement 
blancbrodé  d'or,  passant  sous  les  voûtes  immenses  de  l'église, 
tout  tombant  à  genoux,  a  quelque  chose  qui  élève,  et  cette 
impression  est  augmentée  encore  par  l'aspect  vénérable  de 
Pie  VII  tout  rayonnant  de  vie  intérieure  et  courbé  sous  le 
poids  des  ans  et  de  la  souffrance » 

Si  cette  pompe  le  saisit,  la  musique  de  la  chapelle  Sixtine 
Témeut  profondément.  «Elle  a  vraiment,  écrit-il,  quelque 
chose  d'extraordinaire.  On  commence  par  les  psaumes  en 
canto  ferma  ;  ils  sont  beaux,  mais  finissent  par  fatiguer,  à 
cause  de  leur  longueur  et  de  la  foule  immense  dont  on  est 
enserré.  Mais  voici  que  la  dernière  lumière  du  grand  candé- 
labre s'éteint,  le  chant  des  psaumes  meurt,  tout  se  tait  dans 
la  chapelle.  Celle-ci  est  devenue  de  plus  en  plus  obscure,  à 
l'exception  du  chœur  encore  éclairé,  de  la  grille  duquel 
filtre  une  faible  lueur.  Tout-à-coup,  après  un  long  repos, 
une  haute  et  puissante  lamentation  éclate,  qui  déchire  ce 
silence,  le  Miserere  est  commencé.  L'enchaînement  des  tons, 
cette  disharmonie  qui  naît  lentement  et  se  dégage  avec 
hésitation,  ce  développement  du  chant,  en  apparence  si 
simple  et  cependant  si  plein  d'art,  ne  manque  jamais  son 
effet.  Les  natures  les  plus  grossières  ne  peuvent  résister  à 
la  puissance  de  ces  notes  ;  tout  se  tait  et  écoute,  tout  le  monde 
est  ému.  L'exécution  elle-même  ne  saurait  être  assez  louée  ; 
d'une  netteté  et  d'une  pureté  admirable,  Toreille  la  pJus 
exercée  ne   peut  découvrir  aucun  son  faux  dans  toutes  ces 


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'  UN  ENNEMI  DE  L'ÉGLISE  A  ROME  EN  1S19  249 

modulations,  dans  toutes  ces  résolutions.  Les  ténors  sont 
excellents,  mais  particulièrement  remarquable  la  basse  dont 
Torgane  sonore  etlesens  juste  jettent  des  ombres  puissantes 
dans  cette  nuit  de  Rembrandt.  On  donne  alternativement 
deux  Miserere  de  maîtres  différents » 

Cinquante  ans  après,  dans  cette  même  chapelle,  un  autre 
incrédule  venait  jentendre  les  mêmes  Miserere,  etTimpression 
qu'il  en  ressentait  était  si  semblable  que  les  pages  où  il  la 
consigne  ne  semblent  qu'un  développement  dès   notes  de 

voyage  du  poète  autrichien  «  Enfin,  écrit-il,  le  Miserere 

L'étrangeté  ast  extrême  ;  il  y  a  des  accords  prolongés'  qui 
semblent  faux  et  tendent  Touïe  par  une  sensation  pareille  à 
celle  que  laisse  dans  la  bouche  un  fruit  acide.  Point  de  chant 
net  et  de  mélodie  rhythmée  ;  ce  sont  des  mélanges  et  dos 
croisements,  de  longues  tenues,  des  voix  vagues  etplaintives 
qui  ressemblent  aux  douceurs  d'une  harpe  éolienne,  aux 
lamentations  aiguës  du  vent  dans  les  arbres,  aux  innom- 
brables bruits  douloureux  et  charmants  de  la  campagne 

les  Miserere  sont  en  dehors  et  peut-être  au  delà  de  toute  mu- 
sique que  j'aie  jamais  écoutée  :  on  n'imagine  pas,  avant  de 
les  connaître,  tant  de.  douceur  et  de  mélancolie,  d'étrangeté 
et  de  sublimité.  Trois  points  sont  saillants.  —  Les  disson- 
nances  sont  prodiguées,  quelquefois  jusqu'à  produire  ce  que 
notre  oreille,  habituée  aux  sensations  agréables,  appelle 
aujourd'hui  de  faussés  notes,  -r-  Les  parties  sont  extraor- 
dinairement  multipliées,  en  sorte  que  le  même  accord  peut 
renfermer  trois  ou  quatre  consonnances  et  deux  ou  trois 
dissonnances,  se  démembrer  et  se  recomposer  par  portions 
et  incessamment  ;  à  chaque  instant  une  voix  se  détache  par 
un  thème  propre,  et  le  faisceau  s'éparpille  si  bien  que  l'har- 
monie totale  semble  un  effet  du  hasard,  comme  le  sourd  et 
flottant  concert  des  bruits  de  la  campagne.  —  Le  ton  con- 
tinu est  celui  d'une  oraison  extatique  et  plaintive Le 

spectacle  est  aussi  admirable  pour  les  yeux  que  pour  les 
oreilles.  Les  cierges  s'éteignent  un  à  un,  le  vestibule  noircit, 
les  grandes  figures  des  fresques  se  meuvent  confusément 
dans  l'ombre....  » 

Sans  s'en  douter,  quand  il  écrivait  ces  lignes,  Taine,  car 
c'est  lui  que  je  viens  de  citer,   ne  faisait  qu'expliquer  en 


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260  UN  ËNNBMl  DIS  L  KGLISE  A  ROME  EN  18t9 

poète,  ce  que  le  poète  avait  condensé  en  philosophe  :  «  ce 
quelque  chose  d^extraordinaire,  cet  enchaînement  des  tons, 
cette  disharmonie  qui  naît  lentement  et  se  dégage  avec  hésita- 
tion, ce  développement  du  chant  en  apparence  si  simple  et 
cependant  si  plein  d'art,  ces  modulations,  ces  résolutions 
et  ces  ombres  puissantes  dans  une  nuit  de  Rembrandt.  »> 
Grillparzer  a  pris  les  notes,  Taine  a  fait  le  morceau. 

Je  pourrais  suivre  notre  poète  au  théâtre,  dans  Tatelier 
des  artistes  en  vogue,  au  Colisée,  sur  la  Via  Appia,  dans  les 
catacombes  de  Saint-Sébastien,  partout  où  Tétranger  allait 
alors:  son  implacable  besoin  d'exactitude  ne,  se  dément 
jamais.  Le  voici  sur  le  Forum.  Les  fouilles  n'avaient  pas  encore 
commencé.  On  ne  connaissait  ni  les  basiliques,  ni  lés  rostres, 
ni  le  temple  de  César,  ni  celui  de  Vesta,  ni  son  Atrium,  ni 
la  fontaine  de  Juturne,  ni  aucun  des  édicules  et  des  monu- 
ments secondaires  qui  depuis  ont  vu  le  jour.  C'était  l'ancien 
Campo  Vaccinô  avec  trois  arcs  de  triomphe  et  quelques  co- 
lonnes. Malgré  cette  rareté'de  ruines  encore  debout,  Grill- 
parzer réfléchit  à  celles  qui  ont  disparu,  et  écrit  :  «  Ce  qui 
nous  frappe  le  plus  c'est  l'exiguïté  des  anciens  monuments 
de  Rome,  — je  ne  parle  pas  de  ceux  qui. ont  été  bâtis  par  les 
empereurs.  —  Toutes  ces  œuvres,  que  l'imagination  nous 
représente  comme  démesurées  étaient  minuscules,  si  nous 
en  jugeons  par  l'espace  qui  sépare  Tune  de  l'autre  les  ruines 
encore  debout  :  et  malgré  cela, à  cause  de  leur  grand  nombre, 
le  Forum  devait  être  surchargé  de  bâtiments  au  point  qu'il 
est  difficile  de  croire  qu'il  ait  eu  un  bel  aspect.  Ajoutez  à 
cela  que,  visiblement,  les  monuments  avaient  été  jetés  sans 
symétrie  les  uns  à  côté  des  autres.  Je  le  répète,  il  est  impos- 
sible de  se  représenter  clairement  comment  cela  pouvait 
être  beau.  » 

Ces  idées  étaient  alors  toutes  nouvelles  et  les  récentes 
découvertes  les  ont  vérifiées  point  par  point.  Les  restaurations 
qui  ont  été  tentées  depuis,  même  les  plus  élégantes,  ne 
peuvent  dissimuler  la  pléthore  de  monuments  irréguliers 
dont  souffrait  ce  cœur  de  Rome.  C'est  le  mérite  de  Grill- 
parzer *de  l'avoir  deviné  (1).  Quand,  après  lui,  Taine  viendra 

(1)  Plusieurs  années  après  Villemain  écrivait  encore  dans  son  Tableau  de 
la  littérature  au  dix^huitième  siècle  des  phrases  comme  celle-ci  :  «  Voyez 


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UN  ENNEMI  DE  L'ÉGLISE  A  ROME  EN  1819  251 

visiter  ces  lieux  fameux  il  parlera  encore  une  fois  en  poète 
de  ces  choses  dont  le  poète  avait  parlé  en  penseur  :  a  Le  ciel, 
écrit-il  dans  sa  description  du  Forum,  le  ciel  était  d'une 
pureté  parfaite  ;  les  lignes  nettes  des  murs,  les  vieilles  ar- 
cades en  ruine,  posées  les  unes  sur  les  autres,  se  détachaient 
sur  Tazur  comme  si  elles  eussent  été  marquées  avec  le  plus 
fin  crayon  ;  on  prenait  plaisir  à  les  suivre,  à  revenir,  à  les 
suivre  encore,.,.  Peu  à  peu  Tazur  est  devenu  presque  vert  ; 
ce  vert  imperceptible  est  semblable  à  celui  des  pierres  pré- 
cieuses et  des  eaux  de  source  mais  plus  fin  encore.  Il  n'y 
avait  dans  cette  longue  avenue  rien  que  de  curieux  et  de 
beau  : ..%.  sur  la  gauche,  les  voûtes  colossales  de  la  basilique 
de  Constantin  parsemées  de  plantes  vertes  pendantes  ;  de 
Fautre  côté,  les  ruines  du  palais  des  Césars,  vaste  entasse* 
ment  de  briques  roussies  que  les  arbres  couronnent....  ;  au 
haut  de  Thorizon  une  rangée  de  fins  cyprès,  et,  à  Textrémité, 
pour  fermer  la  voie,  le  gigantesque  Cotisée  doré  d'une  lu* 
mière  riante.  » 

Taine  a  travaillé  en  surface,  Grillparzer  en  profondeur.  Et 
il  en  est  ainsi  jusqu'à  la  fin.  Avant  de  quitter  la  Ville  Eternelle 
le  poète  allemand  inscrit  sur  son  carnet  cette  dernière  ré- 
flexion :  (c  II  est  un  instant  précis  où  Rome  devient  insup- 
portable à  l'étranger,  à  celui  surtout  qui  doit  n'y  séjourner 
que  peu  de  temps,  c'est  la  fin  de  la  semaine  de  son  arri- 
vée. Il  a  débarqué  fatigué  et  déprimé  par  le  voyage.  Les 
premières  impressions  qu'il  a  reçues  de  la  ville  et  de  ses 
environs  ont  été  loin  d'être  réjouissantes,  et  cependant  il  s'est 
mis  l'esprit  à  la  torture  pour  en  tirer  quelque  chose  de  carac- 
téristique. Car  on  rougirait  de  rester  froid,  même  un  seul 
instant,  dans  cette  Rome  tant  louée.  C'est  dans  cet  esprit 
inquiet  que,  mécontent  de  soi,  on  commence  la  chasse  aux 
merveilles.  Alors  l'accumulation  des  objets  écrase.  En  plus, 
on  a  la  tristesse  de  constater  que,  pris  en  soi,  presque  chaque 

d'ici  le  Forum  tel  qu'il  n'est  plus,  cette  place  immense,  arène  joumalièi e 
du  peupre  roi,  etc.  »  Il  y  a  là,  écrit  M.  Gaston  Boissier,  un  peu  plus  d'ima- 
gination  que  de  vérité  et  l'on  sait  maintenant  combien  le  Forum  est  loin 
d'être  une  place  immense.  Ce  que  décrivait  M.  Villemain,  ce  n'est  pas 
€<  le  Forum  tel  qu'il  n'eit  plus  »,  c'est  le  Forum  tel  qu'il  n'a  jamais  été.  {Pro- 
menades Archéologiques,  page  6^,  note). 


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252  UN  ENNEMI  DE  L'EGLISE  A  ROME  EX  1819 

objet  que  Ton  voit  est  inférieur  à  Tidée  que  s'en  faisait  notre 
imagination  enflammée  parles  descriptions  hyperboliques  des 
voyageurs.  En  un  mot,  pour  parler  net  :  ce  que  nous  voyons 
nous  laisse  d'abord  mécontent  parce  que  la  réalité  ne  peut 
atteindre  aux  imaginations  colossales  que  nous  nous  étions 
forgées.  Mais  plus  tard,  une  fois  oublié  le  chagrin  de  cette 
désillusion,  on  voit  les  choses  d'un  point  de  vue  nouveau, 
celui  du  bon  sens.  L'objet  commence  alors  à  intéresser 
d'autant  plus  que  ses  contours  gagnent  en  netteté  ce  qu'ils 
perdent  en  grandeur  ;  à  cela  s'ajoute  ce  charme  infini  qui 
accompagne  toute  rectification  de  notre  jugement.  » 

Voilà  de  sages  paroles  et  dont  le  pèlerin  sérieux  devrait 
se  pénétrer  avant  de  poser  le  pied  sur  le  sol  sacré  de  la  Ville 
Eternelle.  Ce  n'est  que  trop  vrai  :  tout  séjour  à  Rome  se 
partage  en  deux  périodes,  celle  de  démolition  et  celle  de 
reconstruction.  Pendant  la  première  croule,  à  Taspect  de  la 
réalité,  la  ville  enchantée  que  notre  imagination  s'était  forgée. 
Grillparzer  lui  assigne  une  durée  de  huit  jours.  S.  S.  Grégoire 
XVI  allait  jusqu'au  double.  Adieu  !  disait-il  à  ceux  qui 
quittaient  Rome  au  bout  de  quinze  jours  ;  au  revoir  !  à  ceux 
qui  avaient  fait  un  séjour  de  trois  semaines.  C'était  sa 
façon  de  faire  comprendre  aux  premiers  qu'ils  n'avaient 
goûté  de  la  ville  que  ses  amertumes,  aux  seconds  qu'ils 
avaient  doublé  le  cap  dangereux  et  qu'ils  désireraient 
revenir. 

Mais  une  fois  le  travail  de  reconstruction  commencé,  le 
séjour  de  Rome  devient  enchanteur  et  on  ne  songe  plus  à  la 
quitter.  On  s'y  attache  comme  à  un  admirable  édifice  qui 
s'élève  pierre  à  pierre  et  qui  tient  au  plus  intime  de  notre 
être.  La  quitter  devient  un  déchirement.  Une  fois  installés, 
Claude  Lorrain,  Nicolas  Poussin,  pris  au  charme,  ne  surent 
plus  s'en  détacher.  Pour  combien  d'autres  en  fut-il  de  même  ? 
Aujourd'hui  encore  ce  phénomène  se  produit.  Si  vous  sor- 
tez de  Rome  par  la  Porte  du  Peuple  et  que  vous  tourniez 
bientôt  à  droite  vous  pourrez,  par  une  belle  promenade,  faire 
le  tour  du  Monte  Parioli  :  dans  la  vallée,  où  le  Tibre  pro- 
mène ses  eaux  lustrées,  une  lumière  blonde,  fine,  soyeuse 
donne  aux  choses  un  charme  infini,  presque  irréel.  A  mi-côte, 
cette  villa  mauresque  qu'elle  caresse  a  été  construite  par  le 


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UN  ENNEMI  DE  L'ÉGLISE  A  ROME  EN  1819  253 

chef  actuel  de  TEcole  espagnole  de  peinture.   Il  était  venu 
passer  un  mois  à  Rome  et  y  resta  vingt  ans. 

Grillparzer  eût  fini,  mieux  que  personne,  par  goûter  ce 
charme  et  par  s'y  laisser  prendre.  S'il  juge  Rome  sèchement 
c'est  qu'il  y  séjourna  peu.  Il  s'en  rend  compte  et  nous  le 
dit.  Et  ses  quelques  notes  de  voyage  prouvent  que,  s'il  eût 
pu  étudier  la  ville  des  Souverains  Pontifes,  il  l'eût,  quoi- 
qu'ennemi  de  la  religion,  profondément  aimée. 

H.  Matrod. 


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DE  LA  DEFINIBILITE  DE  L'ASSOMPTION 

DE  LA  T.  S.  VIERGE 


«  La  définition  dogmatique  de  Tlmmaculée  Conception  est 
venue  répandre  une  nouvelle  lumière  sur  les  prérogatives 
de  la  mère  de  Dieu  »  (1).  Ainsi  parle  le  savant  religieux  dont 
nous  allons  étudier  la  dissertation.  Elle  a  fait  plus,  ajoutons- 
nous.  Elle  a  répandu  dans  le  cœur  des  dévots  de  Marie  —  et 
combien  ne  sont-ils  pas  nombreux  !  —  le  désir  très  ardent 
d'une  nouvelle  définition,  celle  de  son  Assomption  au  ciel 
en  corps  et  en  âme.  Le  postulatum  adressé  au  Concile  du 
Vatican  par  près  de  200  évêques,  les  travaux  publiés  depuis 
quelques  années  sur  cette  question  par  des  théologiens  de 
marque,  pour  ne  citer  que  ces  deux  faits,  sont  un  témoi- 
gnage éclatant  de  ce  désir.  Du  reste,  ce  désir  n^est-ilpas  très 
naturel  et  très  légitime  PL'Assomption  est  le  terme  et  le  cou- 
ronnement des  prérogatives  dont  le  Seigneur  a  orné  Marie. 
C'est  le  fleuron  qui  doit  compléter  son  diadème.  Or  ses 
autres  grandes  prérogatives,  son  Immaculée  Conception,  sa 
Virginité  sans  tache,  sa  Maternité  divine  ont  été  solennelle- 
ment définies  par  TEglise,  et  appartiennent  à  la  foi.  Son 
Assomption  ne  doit-elle  pas  être  à  son  tour  solennellement 
définie  ?  Ne  semble-t-il  pas  que  cette  auguste  Vierge  n'ob- 
tiendra pas  dans  l'Eglise  le  culte  et  les  honneurs  qui  lui 
sont  dus,  tant  que  la  croyance  à  son  Assomption-  ne  sera 
pas  définie,  elle  aussi,  et  imposée  à  la  foi? 

Mais,  question  dont  un  grand  nombre  de  nos  lecteurs 
seront  certainement  étoHnés  :  l'Assomption  peut-elle  être 
définie  par  l'Eglise?  Plusieurs  seront  même  plus  qu'étonnés. 
Ils  seront  tentés  de  voir  dans  notre  question  une  injure  pour 
la  T.  S.  Vierge.  Que  ces  fidèles  serviteurs  de  Marie  se  ras- 
surent. Qu'ils   se  souviennent  des  enseignements  de  leur 

(1)  La  Définibilité  de  l'Assomption  de  la  T.  S,  Vierge,  par  D.  Renaudin. 
Paris.  Lethielleux  —  cf.  Etudes  Franciscaines^  t.  iv,  p.  639-641. 


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DE  LA  DÉFIMBILITÉ  DE  L'ASSOMPTION  DE  LA   T.  S.  VIERGF:       â5& 

foi,  nous  les  en  supplions,  et  eur  étonnement  cessera.  Qu'ils 
songent  que  TEglise  ne  définit  el  ne  propose  à  notre  foi  que 
les  vérités  contenues  dans  le  dépôt  de  la  révélation.  Pour 
qu'elle  puisse  être  définie,  la  croyance  à  TAssomption  doit 
donc  être  contenue  dans  ce  dépôt.  Une  question  surgit  dès 
lors  immédiatement  et  se  dresse  devant  Tesprit  :  y  est-elle 
contenue  ?  Et  on  ne  peut  songer  à  aucune  définition,  tant 
qu'elle  n'a  pas  été  résolue. 

Un  savant  et  pieux  religieux  de  Tordre  de  Saint-Benoit, 
Dom  Renaudin,  étudiait  naguère  cette  question  dans  la 
Re(fue  Thomiste»  Il  vient  de  réunir  les  articles  qu'il  donnait 
à  la  Revue  ;  il  les  publie  en  brochure  sous  ce  titre  :  La  Défi- 
aibUité  de  V  Assomption  delà  Très  Sainte  Vierge,  Rendons 
d'abord  à  la  science  du  pieux  bénédictin  l'hommage  et  la  jus- 
tice qui  lui  sont  dus.  Les  prêtres,  les  fidèles  instruits  liront 
avec  bçnheur  et  avec  profit  ce  travail  si  solide,  si  nourri.  Ils 
seront  frappés  de  son  enchaînement,  de  sa  contexture.  Re- 
mercions en  second  lieu  le  R.  Père  d'avoir  donné  au  public  ce 
travail;  il  éclairera,  il  fortifiera  les  convictions;  peut-être 
avancera-t-il  le  moment  où  l'Eglise  répondra  au  désir  des 
fidèles,  et  imposera  à  la  foi,  pour  la  gloire  de  Marie,  la 
croyance  à  son  Assomption  au  ciel  en  corps  et  en  âme. 

Ce  travail  cependant,  si  solide  qu'il  soit,  tranche-t-il  défi- 
nitivement la  question  ?  Plusieurs  remarques  que  sa  lecture 
attentive  nous  a  suggérées  ne  nous  permettent  pas  de  ré- 
pondre d'une  manière  affirmative.  Nous  soumettons  ces 
remarques  au  Révérend  Père.  Elles  lui  diront,  nous  n'en 
doutons  pas,  en  quelle  haute  estime  nous  tenons  son  étude. 

Une  vérité,  disons-^nous  d'abord  avec  lui,  ne  peut  être 
définie  par  TEglise  que  si  elle  est  contenue  dans  le  dépôt 
de  la  révélation.  Ce  dépôt  est  écrit  et  oral  ou  traditionnel. 
La  Sainte  Ecriture  forme  le  dépôt  écrit.  Les  enseignements 
transmis  de  vive  voix  par  les  apôtres  au  nom  de  Notre-Sei- 
gneur  forment  le  dépôt  oral.  Ces  enseignements  reçus  par 
les  fidèles  de  la  bouche  des  apôtres,  et  d'abord  transmis 
aussi  oralement,  ont  été  recueillis  peu  à  peu  et  écrits.  A 
quelle  époque  chacun  d'eux  l'a-t-il  été  ?  11  serait  difficile  de  le 
préciser*  En  reste-t-il  encore  que  la  tradition  orale  seule 
transmette  et  qui  n'aient  pas  été   recueillis    et  fixés    par  la 


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256        DE  LA  DÉFINIBILITÉ  DE  L'ASSOMPTION  DE  LA  T.  S.  VIERGE 

plume  OU  par  les  monuments  ?  Rien  ne  nous  autorise  à  la  ri- 
gueur à  TafTirmer  ou  à  le  nier  avec  une  pleine  certitude  ;  mais 
c'est  une  très  grande  probabilité  qu'il  n'en  reste  plus  aucun 
aujourd'hui  à  Tétat  purement  oral. 

Il  n*est  pas  nécessaire,  pour  qu'une  vérité  soit  contenue 
dans  le  dépôt  écrit  ou  oral,  qu'elle  ait  été  révélée  immédia- 
tement et  explicitement,  en  termes  formels  ;  il  suffit  qu'elle 
.  Tait  été- médiate  ment,  implicitement  «  par  voie  de  simple  ex- 
position ou  de  conséquence  »  ou  encore,  comme  le  Révé- 
rend Père  le  dit  dans  un  autre  passage,  implicitement  mais 
formellement,  «  à  la  manière  des  parties  essentielles  dans  le 
tout  ».  Nous  n'aimons  guère  ces  mots  médiate^  par  voie  de 
conséquence^  implicite  formel.  Est-ce  bien  sur  de  plus  qu'une 
vérité  révélée  simplement  par  voie  de  conséquence  ou  mé- 
diatement  puisse  être  l'objet  de  la  foi  divine  et  par  suite  être 
définie  par  l'Eglise  ?  Des  théologiens  très  nombreux  le  nient. 
L'auteur  répondra  que  les  théologiens  dont  nous  parlons  ne 
donnent  pas  aux  mots  médiate^  etc.^  le  même  sens  que  lui. 
C'est  vrai,  mais  pourquoi  employer  des  mots  dont  le  sens 
est  discuté  ? 

La  révélation, poursuit  le  R.  Père, ne  contient  pas  seulement 
des  vérités  spéculatives,  purement  doctrinales.  Dieu  peut 
proposer  encore  à  notre  foi  par  l'entremise  de  ses  envoyés  des 
faits  extérieurs  et  visibles.  Ces  faits  «  font  dès  lors  partie  du 
dépôt  divin  et  doivent  être  acceptés  à  cause  de  l'autorité  de 
Dieu  ».  Ils  deviennent  un  objet  de  foi. 

Y  a-t-il  des  faits  historiques  entrés  de  la  sorte  dans  le  dé- 
pôt de  la  révélation,  et  s'il  y  en  a,  quels  sont-ils  en  particu- 
lier ?  «  On  peut  répondre  seulement  :  Tous  ceux  qui  se  rat- 
tachent à  la  doctrine  et  qui  ont  été  enseignés  par  les  apôtres.  » 
Un  fait  doit  donc  réunir  deux  conditions  pour  faire  partie  du 
dépôt  de  la  foi  :  se  rattacher  à  la  doctrine,  avoir  été  enseigné 
par  les  apôtres. 

Pour  comprendre  la  première  de  ces  deux  conditions  et 
en  siisir  le  sens,  il  est  nécessaire  de  remarquer  que  les 
apôtres,  «  parlant  comme  envoyés  de  Dieu  et  hérauts  de 
l'Evangile,  ont  pu  oralement  enseigner  deux  sortes  de  faits. 
Des  faits  en  premier  lieu  qui  ont  pour  objet  une  matière  dog- 
matique, dont  ils  ne  sont  que  la  réalisation  extérieure  ;  faits 


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DE  LA  DÉFINIBfUTÉ  DE  L'ASSOMPTION  DE  LA  T.  S.  VIERGE        257 

qui  de  par  leur  objet  entrent  dans  la  doctrine,  dont  un  des 
caractères  essentiels  est  d'ùtre  dogmatiques  in  se,  qui  ré- 
clament par  leur  substance  même  d'être  doctrinaux.  Nous 
citons  les  expressions  de  l'auteur.  Ces  faits,  poursuit-il,  ne 
sont  pas  purement  historiques  ;  ils  dépassent  les  faits  sim- 
plement historiques  ;  ils  appartiennent  à  une  classe  supé- 
rieure, parce  qu'ils  consistent  dans  la  réalisation  d'un  objet 
dogmatique  p£^r  essence.  La  résurrection  générale  des  corps, 
la  résurrection  de  Notre-Seigneur,  la  matière  et  la  forme 
des  sacrements  appartiennent  à  cette  classe  de  faits  et  en 
sont  des  exemples. 

Les  apôtres  ont  pu  enseigner  en  second  lieu  des  faits  qui 
ne  rentrent  pas  de  soi  dans  la  doctrine,  mais  qui  ont  avec 
elle  un  lien  étroit  et  même  nécessaire.  Ces  derniers  faits  ne 
rentrent  pas  dans  le  nombre  des  vérités  î*évélées  parce  que 
leur  objet  n^appartient  pdiS per  sekla  doctrine. 

Le  lecteur  se  dira  peut-être  que  la  notion  donnée  par  l'au- 
teur du  fait  qui  est  doctrinal  par  nature,  per  se,  et  qui  ^  pour 
objet  une  matière  dogmatique,  n'est  pas  suffisamment  claire 
et  précise,  qu'elle  laisse  dans  l'esprit  je  ne  sais  quelle  con- 
fusion et  quelle  indécision.  Un  fait,  quel  que  soit  son  objet, 
devient,  par  la  même  qu'il  est  révélé,  un  objet  de  foi  ;  il 
nous  impose  quelque  chose  à  croire,  ne  serait-ce  que  son 
existence.  N'est-il  pas  en  ce  sens  une  matière  dogmatique  ? 

Le  lecteur  se  demandera  peut-être  aAssi  ce  que  signifient 
ce$  grands  mots  :  des  faits  qui  ne  sont  que  la  réalisation 
extérieure  d'une  matière  dogmatique  !  La  résurrection  de 
Notre-Seigneur,  que  le  R.  Père  apporte  en  exemple,  est  pour 
notre  foi  le  motif  de  crédibilité  le  plus  déterminant  ;  elle  en 
devient  ainsi  le  fondement  ;  mais  de  quelle  matière  dogma- 
tique est-elle  la  réalisation  extérieure  ?  Plusieurs  voudront, 
répondre  à  cette  question  et  ne  le  pourront  pas. 

Un  fait  doctrinal  par  nature,  peut-on  conclure  de  ce  qui 
Q9t  dit  plus  loin  (p.  88),  est  un  fait  qui  se  rattache  par  les  liens 
les  plus  étroits  à  des  dogmes  déjà  définis  et  à  des  vérités 
théologiques  indiscutables  ;  il  a  sa  raison  d'être  dans  ces 
dogmes  ;  il  en  découle  ;  cette  doctrine  l'appelle  comme  son 
complément  naturel,  au  moins  comme  une  conséquence 
très  oonvenable.  La  légitimité  du  Souverain  Pontife  Pie  X, 

E.  F.  —  X.   -  18 


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258        DE  LA  DEF1NI6ILITE  DE  L'ASSOMPTION  DE  LA  T.  S.  VIERGE 

roecuménicité  du  concile  du  Vatican,  se  rattachent  bien  par 
des  liens  très  étroits  à  des  dogmes  déjà  définis,  mais  en  dé- 
coulent-elles comme  leur  complément  naturel  ?  Non,  aussi 
ne  sont-elles  pas  des  faits  doctrinaux  par  nature,  bien  qu'elles 
soient  pourtant  dans  le  langag'e  théologique  des  faits  dogma- 
tiques. Très  bien,  admettojis  cette  manière  de  voir  de  l'auteur. 
Mais  de  quels  dogmes  déjà  définis,  de  quelles  vérités  indis- 
cutables la  résurrection  des  morts,  la  forme  et  la  matière 
des  sacrements  sont-elles  la  conséquence  et  Je  complément 
naturel  ?  Du  dogme  de  l'existence  d'une  autre  vie,  de  Texis- 
tence  et  de  la  nature  des  sacrements  ?  La  distinction  entre 
les  deux  classes  de  faits  que  le  Révérend  Pèrfe  mentionne, 
eût  du  être,  on  le  voit,  plus  nettement  marquée. 

Le  R.  Père  attache  de  l'importance  à  cette  notion  qu'il  vient' 
de  donner  du  fait  doctrinal  par  nature  et  matière  dogmatique, 
il  y  reviendra  souvent,  il  soutiendra  que  l'Assomption  est  un 
de  ces  faits,  qu'elle  est  un  objet  doctrinal,  une  matière  dog- 
matique. Il  veut  évidemment  tirer  de  cette  notion  une  conclu- 
sion. Il  a  sans  aucun  doute  un  but;  celui,  pensons-nous, 
d'arriver  à  prouver  plus  facilement  et  plus  sûrement  sa 
thèse.  Mais  ce  but  sera-t-il  atteint  ?  Que  l'Assomption  soit  un 
objet  doctrinal,  qu'elle  soit  un  simple  fait  historique  miracu- 
leux, toujours  l'Eglise  devra-t-elle  rechercher  pour  la  définir 
si  elle  est  contenue  dans  le  dépôt  de  la  révélation.  Cette  re- 
cherche sera-t-elle  plus  facile,  si  Ton  admet  que  l'Assomption 
est  une  matière  doctrinale  ?  Plusieurs  le  soutiennent.  Histori- 
quement parlant,  disent-ils,  on  trouve  à  constater  l'Assomp- 
tion des  difficultés  sérieuses.  Qu'on  montre  que  l'Assomption 
est  contenue  formellement,  quoique  d'une  manière  seulement 
implicite,  dans  le  dépôt  de  la  révélation,  qu'elle  découle  par 
voie  de  conséquence  d'un  ou  de  plusieurs  dogmes  formel- 
lement révélés  et  déjà  définis.  L'auteur  doit  être  de  cet  avis. 

Fort  bien,  dirons-nous.  Mais  l'Eglise  a-t-elle  jamais  défini 
sub  pœna  anathematis  une  vérité  qui  n'était  révélée  que 
d'une  manière  implicite  ou  médiate?  Et  puispourra-t-on  pé- 
remptoirement démontrer  que  l'Assomption  est  formellement 
contenue  dans  un  dogme  explicitement  révélé,  qu'elle  en 
découle  nécessairement,  forcément  ?  Une  conséquence  de 
convenance,  si  grande  qu'elle  fût,  ne  suffirait,  pas,  oa  le  com- 


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DE  LA  DÉFINI6ILITË  DE  L'ASSOMPTION  DE  LA  T.  S.  VIERGE       259 

prend.  La  conséquence  doit  être  rigoureuse,  nécessaire.  A 
cette  condition  seule  on  pourra  affirmer  que  l'Assomption  est 
médiatement,  implicitement,  formellement  révélée.  Or  nous 
ne  voyons  pas  qu'on  arrive  à  le  démontrer.  Les  privilèges 
accordés  à  Marie  dépendent  tous  de  la  volonté  libre  de  Dieu  ; 
entre  eux  aucun  enchaînement  nécessaire.  Dieu,  après  avoir 
accordé  le  premier,  n'était  pas  forcé  d'accorder  le  second.  11 
ne  Feut  pas  fait,  les  théologiens  trouveraient,  pour  expliquer 
et  justifier  èette  abstention,  de  très  graves  raisons  de  con- 
venance. La  plus  haute  convenance  exigeait  que  la  mère  de 
Dieu  fût  Immaculée  dans  sa  Conception.  Mais  était-il  absolu- 
ment nécessaire  qu'il  en  fut  ainsi,  au  point  que  Dieu  eût 
manqué  positivement  à  ses  attributs,  s'il  en  avait  décidé  autre- 
ment? On  sait  quelle  a  été  pendant  longtemps  sur  ce  sujet  la 
pensée  de  très  grands  théologiens.  Une  conception  ordinaire 
pour  la  mère  de  Celui  qui  venait  ressembler  en  tout  à  ses 
frères  ne  leur  paraissait  pas  tout  à  fait  inconvenante.  Com- 
metit  arrivera-t-on  dès  lors  à  établir  un  lien  rigoureux  et  né- 
cessaire entre  TAssomption  de  Marie  et  ses  autres  privilèges 
et  à  montrer  que  ce  triomphe  de  l'auguste  Vierge  est  rigoureu- 
sement contenu  dans  un  des  dogmes  déjà  définis  ?  Toujours, 
pensons-nous  donc,  sera-t-on  obligé  d'en  revenir  à  l'examen 
direct  du  dépôt  de  la  révélation.  Examinons  donc  ce  dépôt. 

Le  dépôt  de  la  révélation,  enseigne  la  théologie,  est  écrit 
ou  oral.  L'Ecriture  sainte  forme  le  dépôt  écrit,  la  tradition 
divine  ou  divino-apostolique  le  dépôt  oral.  L'Assomption 
de  la  Très-Sainte  Vierge  au  ciel  en  corps  et  en  âme  est-elle 
contenue  dans  le  dépôt  oral  ou  écrit  et  par  suite  peut-elle 
être  définie  par  l'Eglise  ?  De  l'étude  approfondie  à  laquelle  il 
s'est  livré,  le  savant  religieux  conclut  qu'elle  est  contenue 
dans  le  dépôt  écrit  et  oral  et  par  suite  qu'elle  peut  être 
définie.  Suivons-le  dans  cette  étude. 

*  D'abord  le  dépôt  écrit.  L'Assomption  n'est  contenue  d'une 
manière  inéluctable,  en  termes  explicites  et  formels,  ou  par 
voie  de  simple  exposition  ou  de  conséquence  dans  aucun 
texte  scripturaire.  Le  R.  Père  le  déclare  ouvertement.  Mais 
avec  les  textes  formels  et  littéraux  la  Sainte-Ecriture  con- 
tient les  textes  mystiques  et  spirituels  ;  avec  les  figures 
et    les    personnages   actuels    la   Sainte-Ecriture    renferme 


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260       D£  LA  DEFINIBILITË  DE  L  ASSOMPTION  D£  LA  T.  S.  VIERGE 

un  grand  nombre  de  types  et  de  figure  prophétiques.  Dieu 
avait  disposé  et  ordonné  ces  types  et  ces  figures  pour 
annoncer  et  représenter  les  personnes  et  les  choses  du  nou- 
veau Testament.  Il  leur  avait  doiiné  lui-même  leur  significa- 
tion  prophétique  et  typique  ;  il  avait  même  réglé  les  détails 
de  cette  signifii^ation.  On  peut  tirer  dès  lors  de  ces  types  et 
de  ces  figures  une  démonstration -dont  la  valeur  égale  celle 
qu*on  tire  du  sens  littéral.  Le  Saint-Esprit  est  en  effet  l'au- 
teur du  sens  mystique  qu'ils  renferment  comme  il  est  l'auteur 
du  sens  littéral.  Notre-Seigneur  en  a  appelé  au  témoignage  de 
ces  types  ;  pour  exposer  aux  Juifs  les  mystères  de  la  croix  et 
de  TEucharistie^  il  leur  rappelle  les  figures  du  serpent  d'ai- 
rain et  de  la  manne.  Pour  leur  expliquer  les  rapports  de 
TEglise  et  de  la  Synagogue,  saint  Paul  en  appelle  aux  deux 
épouses  d'Abraham,  à  Isaac  et  Ismaël.  Notre-Seigneur,  saint 
Paul  croyaient  donc  à  la  valeur  démonstrative  des  types  et 
des  figures  (1). 

La  Sainte  Ecriture  contient-elle  quelques  types  et  quelques 
figures  que  Dieu  ait  disposés  pour  représenter  TAssomption 
de  la  Très-Sainte  Vierge?  Oui,  plusieurs:  l'arbre  de  vie  dupa- 
radis  terrestre,  l'arche  de  Noé,  le  buisson  ardent,  mais  sur- 
tout l'arche  d'alliance,  l'épouse  .du  Cantique  des  Cantiques(2;, 
la  reine  des  psaumes  de  David  ^3).  Ces  types,  les  trois  derniers 
en  particulier,  ont  été  certainement  ordonnés  par  Dieu  pour 
signifier  le  privilège  de  l'Assomption  de  Marie.  Ce  privilège 
est  donc  révélé  dans  les  saintes  Lettres, 

Qu'il  en  soit  ainsi,  les  Pères,  les  théologiens  l'enseignent 
unanimement.  Pourprouver  en  eftet,  pour  expliquer  ou  expo- 
ser l'Assomption  de  Marie,  ils  en  apppellent  à  l'Ecriture  ;  ils 
invoquent  ces  types  et  ces  figures.  Qu'on  lise  quelques-unes 
des  homélies  qu'ils  nous  ont  laissées  sur  ce  mystère  —  pour 
n'en  nommer  que  trois  :  celles  de  saint  André  de  Crète,  de 
saint  Jean  Damascène,  de  saint  Bernard  —  on  verra  quel  usage 
constant  ils  font  delà  Sainte  Ecriture.  Les  Pères  étaient  donc 
persuadés  que  l'Assomption  est  contenue  dans  la  Sainte  Ecri- 

(1)  L'expression  Tune  adimpLelum  est  dit  clairemeut,  elle  aussi,  la  valeur 
de  ces  ligures  et  de  ces  types. 

(2)  Cant.  des  Cant  6,  9  ;  8.  5  ;  7,  1  etc. 
(3)P5.  4^j,  10  etc. 


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DE  LA  DÉFINIBIUTÉ  DE  L'ASSOMPTION  DE  LA  T.  S.  VIERGE        261 

ture,  que  la  Sainte  Ecriture  en  parle.  Dans  leur  pensée  cette 
croyance  repose  donc  sur  l'autorité  de  Dieu. 

Or,  c'est  la  doctrine  catholique,  lorsqu'ils  -interprètent  la 
Sainte  Ecriture  et  en  donnent  le  sens,  les  Pères,  s'ils  sont 
unanimes^  s'imposent  à  nous;  ils  ont  droit  à  notre  assenti- 
ment, ils  sont  alors  en  effet  les  témoins  autorisés  de  la  foi  de 
l'Eglise. 

Cette  démonstration  que  le  Révérend  Père  tire  des  figures 
de  ^Ancien  Testament  sera-t-elle  unanimement  acceptée  ?  Ne  ' 
soulèvera-t-elle  pas  des  difficultés  ?  Ne  lui  opposera-t-on  pas 
des  objections  sérieuses  ?  Dans  le  compte-rendu  qu'il  donne 
aux  Etudes  de  la  dissertation  de  Dom  Renaudin,  le  Père  de 
la  Broise  trouve  ses  conclusions  un  peu  hâtwes  ;  ses  citations, 
ajoute-t-il,  ne  démontrent  pas  le  consentement  unanime  des 
Pères.  A  notre  tour  plusieurs  choses  nous  empêchent  d'ac- 
corder aux  conclusions  du  savant  bénédictin  une  valeur  dé- 
monstrative. 

Et  d'abord,  si  nous  exceptons  les  sens  mystiques  que 
Notre-Seigneur  et  les  apôtres  nous  ont  indiqués,  connais- 
sons-nous d'une  manière  certaine  les  significations  mystiques 
des  types  et  des  figures  de  l'Ancien  Testament  ?  Peut-être 
un  jour  sera-t-il  donné  à  nos  successeurs  de  les  connaître. 
Mais  actuellement  nous  ne  possédons  pas  cette  connaissance 
précieuse  ;  avouons-le  avec  simplicité.  L'arbre  de  vie,  l'arbre 
de  la  science  du  bien  et  du  mal  étaient-ils  des  figures  ?  Quel 
en  était  le  sens  ?  Jusqu'à  quel  point  Salomon  a-t-il  figuré 
Notre-Seigneur  ?  De  quelle  manière  interpréter  le  Cantique 
des  Cantiques?  Autant  de  questions  que  les  exégètes  scrutent 
avidement,  et  sur  lesquelles  ils  hésitent,  ils  tâtonnent,  ils 
disputent  encore. 

Peut-être  l'Eglise  pourrait-elle  répondre  à  ces  questions 
et  nous  donner  le  sens  de  ces  types  et  de  ces  figures.  Elle 
ne  le  fait  pas.  Elle  les  insère,  il  est  vrai,  dans  sa  liturgie, 
dans  ses  monuments  divers  ;  elle  les  applique  à  la  Très 
Sainte  Vierge,  aux  apôtres,  aux  martyrs  etc.  Mais,  pour  em- 
ployer le  terme  consacré,  ce  n'est  que  d'une  manière  âccom- 
modatice,  elle  ne  prétend  pas  donner  dans  ces  applications 
le  sens  que  Dieu  avait  en  vue.  Ne  peut-on  pas  conclure  de 
cette  réserve  que  le  Saint-Esprit  n'a  pas  jugé  à  propos  de 
l'écLnirer  sur  ce  point  ? 


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262        DE  XA  DÉFINIBILITÉ  DE  L  ASSOMPTION  DE  LA  T.  S.  VIERGE 

Le  savant  religieux  recourt  à  Tautorilé  des  Pères.  Le  sens, 
dit-il,  qu'ils  donnent  unanimement  à  la  Sainte  Ecriture  esl 
celui  que  le  Saint-Esprit  avait  en  vue.  Dès  lors  c'est  le  sens 
que  nous  devons  accepter.  Ainsi  l'ont  déclaré  les  conciles 
de  Trente  et  du  Vatican.  C'est  vrai.  Mais  est-il  facile  de  cons- 
tater l'accord  unanime  des  Pères  ?  Qu'on  le  puisse  sans  trop 
de  difficultés  lorsqu'il  s'agit  des  grands  dogmes  de  la  foi, 
admettons-le.  Mais  en  sera-t-il  de  même  lorsqu'il  s'agit  de 
l'interprétation  d'une  des  figures  de  l'Ancien  Testament  ?  Le 
Révérend  Père  lui-même  n'osera  pas  l'affirmer.  Notre  con- 
viction à  nous  est  qu'une  pareille  constatation  offre  des  diffi- 
cultés très  grandes.  Et  puis  cet  accord  fut-il  à  peu  près  una- 
nime, ne  resterait-il  pas  à  examiner  si  plusieurs  parmi  eux 
n'ont  pas  parlé  oratorio  modo,  comme  ils  le  font  souvent, 
s'ils  n'ont  pas  simplement  suivi  l'autorité  de* leurs  prédéces- 
.  seurs,  s'ils  ont  donné  clairement  à  entendre  qu'ils  étaient 
sur  ce  point  aussi  l'écho  de  la  tradition  apostolique  et  qu'ils 
adoptaient  le  sens  que  renfermait  cette  tradition  ? 

Les  Pères  ont  appliqué  à  Marie  la  figure  de  l'arche  d'al- 
liance ;  nous  n'en  disconvenons  pas.  L'Eglise  la  lui  applique 
aussi  dans  les  litanies.  Mais  les  Pères  Tont-ils  fait  au  sens 
littéral,  parce  que  Dieu  lui-même  avait  ordonné  l'arche  d'al- 
liance à  figurer  l'incorruptibilité  du  corps  de  Marie  et  son 
Assomption  au  ciel  ?  Ne  l'ont-ils  fait  au  contraire  qu'au  sens 
acçommodatice  et  à  cause  des  rapports  que  la  piété  trouve 
entre  l'arche  et  Marie  ?  Les  saints  Pères  appliquent  à  la  Très 
Sainte  Vierge  ces  paroles  de  la  Sainte  Ecriture  :  pulchra  ut 
luna  ;  ils  démontrent  par  ces  paroles  plusieurs  de  ses  pré- 
rogatives et  de  ses  fonctions.  En  conclura-t-on  que  dans  la 
pensée  des  Pères  Dieu  a  ordonné  la  lune  à  figurer  Marie,  et 
que  c'est  là  une  vérité  révélée  ? 

Il  est  des  types  et  des  figures  que  les  divers  organes  de 
l'enseignement  catholique  appliquent  unanimement  à  la  Très 
Sainte  Vierge.  Esther,  si  nous  ne  nous  trompons,  est  une  de 
ces  figures.  L'enseignement  catholique  prend-il  cette  figure 
au  sens  littéral  et  entend-il  déclarer  par  cette  application  que 
Dieu  lui-même  a  révélé  dans  les  paroles  d'Assuérus  à  Esther 
le  privilège  de  l'Immaculée  Conception  ?  Nous  ne  pensons 
pas  que  personne  ose  l'affirmer. 


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DE  LA  DÉFINIBILITE  DE  L  ASSOMPTION  DE  LA  T.  S.  VIERGE       26S 

Laissons  dès  lors  de  coté  les  figures  et  les  Pères,  et  disons 
qu'on  ne  trouve  rien  dans  la  Sainte  Ecriture  qui  indique  clai- 
rement TAssomption,  qu'on  ne  peut  pas  affirmer,  au  moins 
d'une  manière  certaine  et  suffisante  pourappuyer  une  défini- 
tion, que  cette  croyance  est  contenue  dans  le  dépôt  écrit  de 
la  révélation. 

Mais  n'est-elle  pas  contenue  dans  le  dépôt  oral  ou  tradi- 
tionnel ?  Qu'on  étudie  soigneusement  ce  dépôt,  on  Vy  trou- 
veira  certainement.  La  question  n'est  pas  exempte  de  difficul- 
tés. Nous  ne  pouvons  pas  nous  appuyer  en  effet  sur  la  tradi- 
tion écrite.  Lorsqu'on  parle  de  tradition  écrite,  on  entend 
une  croyance  qui  remonte  de  siècle  en  siècle  aux  apôtres,  et 
dont  on  trouve  successivement  la  trace  dans  les  divers  or- 
ganes de  l'enseignement  catholique,  écrits  des  Saints-Pères 
et  des  docteurs,  liturgie,  monuments  lapidaires  etc.  Or  au- 
cune trace  de  ce  genre  pour  l'Assomption  dans  les  premiers 
siècles.  Les  plus  anciens  documents  écrits  qui  parlent  de  ce 
mystère  ne  remontent  pas  au-delà  du  sixième  siècle.  Le 
savant  qui  veut  écrire  l'histoire  de  la  croyance  à  l'Assomption 
en  suit  assez  facilement  la  trace  jusqu*au  VI"  siècle.  Mais  ici 
la  trace  s'arrête  tout  à  coup  ;  un  silence  désormais  complet; 
la  tradition  écrite  devient  muette.  Les  monuments,  qui  fai- 
saient mention  de  cette  croyance,  ont-ils  été  tous  perdus  ? 
Dorment-ils  dans  les  fonds  poudreux  et  encore  inexplorés 
des  bibliothèxjues  ?  L'une  et  l'autre  conjecture  est  plausible. 
Mais  une  thèse  rigoureuse  ne  s'appuye  pas  sur  une  conjec- 
ture. Nous  ne  pouvons  pas  dè^  lors  en  appeler  à  la  tradition 
écrite,  elle  ne  peut  pas  servir  de  base  à  une  argumentation 
sérieuse.  En  face  du  silence  si  étonnant  que  nous  venons 
d'observer,  comment  affirmer  que  la  tradition  écrite  attribue 
aux  apôtres  l'origine  de  cette  croyance  ? 

Mais  cette  croyance  existe  ;  elle  est  depuis  longtemps  uni- 
verselle. Elle  a  une  source.  Où  donc  est  cette  source?  Une 
tradition  sortie  de  la  bouche  des  apôtres,  ou  de  l'un  des 
apôtres,  transmise  d'abord  oralement  pendant  plusieurs 
siècles,  puis  écrite  et  devenant  avec  le  temps  de  plus  en  plus 
explicite.  Qu'il  en  ait  été  ainsi,  que  l'Assomption  ait  été  ainsi 
connue,  nous  en  avons  la  certitude,  une  certitude  absolue. 
L^existence  actuelle  de    cette  croyance  dans  l'Eglise  est  la 


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264        DE  LA  DÉFINIBILITÉ  DE  L'ASSOMPTION  DE  LA  T.  S.  VIERGE 

preuve  incontestable    et  irréfragable    de    notre   assertion. 

C'est  un  fait  public  et  qui  défie  toute  contestation  que  la 
croyance  actuelle  de  TEgUse  à  T  Assomption  de  la  Très-Sainte 
Vierge  au  ciel  en  corps  et  en  âme.  Aucun  privilège  de  Marie 
que  TEglise  enseignée  et  l'Eglise  enseignante,  dit  le  Révérend 
Père,  proclament  plus  solennellement  et  plus  unanimement. 

D'abord  l'Eglise  enseignée.  «  Le  privilège  de  la  résurrec- 
tion accordé  à  Marie,  la  présence  de  la  Vierge  en  corps  et  en 
âme  au  ciel,  ne  fait  aucun  doute  pour  tous  les  catholiques 
dignes  de  ce  nom.  Les  fidèles  y  croient  sans  conteste...  et  qui 
oserait  élever  des  doutes  à  ce  sujet  causerait  le  plus  gran<l 
scandale  et  soulèverait  les  plus  vives  protestations...  On  peut 
l'affirmer  sans  crainte,  il  y  a  sur  ce  point  unanimité  de  sen- 
tinient  dans  l'Eglise  enseignée  et  à  cause  de  l'infaillibilitù 
passive  qui  préserve  d'erreur  le  corps  des  fidèles,  ce  senti- 
ment est  certain  en  vertu  même  de  la  promesse  du  Seigneur  ; 
s'en  écarter  serait  rompre  avec  Tunité  doctrinale.  »  (p.  90.) 

On  pourrait  déjà  conclure  que  l'Eglise  enseignante  professe 
la  doctrine  de  l'Assomption.  Mais  nous  connaissons  d'une 
manière  plus  précise  sa  croyance.  Elle  propose  authentique- 
menten  effet  cette  doctrine.  Elle  le  fait  de  trois  manières  :  par 
la  prédication,  c'est-à-dire  par  Igf  tradition  orale  vivante,  par 
l'enseignement  des  Pères  et  des  théologiens,  par  la  liturgie  ; 
car,  quoi  qu'en  ait  dit  l'école  janséniste,  l'Eglise  n'entend  pas 
fêter  seulement  l'entrée  de  l'âme  de  Marie  au  ciel  ;  au  triomphe 
de  son  âme  elle  unit  le  15  août  celui  de  son  corps.  L'homélie 
de  saint  Jean  Damascène  au  deuxième  nocturne  du  jour  de 
la  fête,  celle  de  saint  Bernard  au  5"  jour  de  l'Octave,  les  ex- 
plications djes  liturgistes  ne  laissent  sur  ce  point  aucun  doute. 

L'affirmation,  répétons-le,  ne  peut  donc  être  plus  unanime, 

Eglise  enseignée,  Eglise  enseignante  professent  que 
Marie  est  au  ciel  en  corps  et  en  âme.  L'Eglise  enseignante 
professe  cette  croyance  et  la  publie  par  son  magistère  ordi- 
naire, et  comme  TAssomption  c'est-à-dire  la  résurrection  de 
Marie  et  sa  présence  en  corps  et  en  âme  au  ciel  est  une  ma- 
tière doctrinale,  elle  parle  et  enseigne  infailliblement,  el 
personne  ne  peut  contredire  sa  parole  (p.  91,  94). 

Pour  l'Eglise,  l'Assomption  de  Marie  au  ciel  en  corps  et 
en  âme  est, donc  une  vérité  certaine,  incontestable,  si   cer- 


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DE  LA  DÉFINIBILITÉ  DE  L'ASSOMPTION  DE  LA  T.  S.  VIERGE        265 

taine  qu^eile  ne  craint  pas  de  l'enseigner  par  la  voix  de  son 
magistère  authentique  et  ordinaire.  Mais  à  quelle  source 
TEglise  a-t-elle  puisé  cette  persuasion  si  ferme  ?  De  quelle 
manière  a-t-elle  été  amenée  à  professer  avec  une  certitude 
aussi  absolue  cette  croyance  ?  La  source,  qu'on  le  remarque 
bien,  doit  être  absolument  sûre,  les  documents  sur  lesquels 
repose  une  croyance  aussi  assurée  doivent  être  inattaquables, 
Propter  quod  unumquodque  taie  et  illud  magis^  dit-on  en 
philosophie.  Une  eau  pure  ne  peut  sortir  que  d'une  source 
absolument  pure  ;  une  persuasion  ferme  et  sûre  ne  peut 
venir  que  d'un  principe  sûr  et  certain  ;  ce  ne  serait,  s'il  en 
était  autrement,  qu'une  persuasion  téméraire. 

Or,  le  privilège  de  l'Assomption  ne  découle  nécessaire- 
ment d'aucun  des  dogmes  révélés.  Le  Révérend  Père  lui- 
même  le  démontre  clairement.  L'Eglise  ne  l'a  donc  pas  tiré 
par  voie  de  conclusion  de  l'un  de  ces  dogmes.  L'histoire, 
les  témoignages  humains  ont-ils  pu  le  lui  apprendre  ?  Non 
évidemment.  Qu'un  corps  soit  en  ce  moment  présent  dans 
le  ciel,  aucun  témoignage  purement  humain  ne  peut  l'afRr- 
mer.  Il  ne  reste  dès  lors  que  la  révélation  faite  aux  apôtres 
qui  puisse  donner  à  la  croyance  de  l'Eglise  une  base  ferme 
et  inattaquable.  Les  prélats  qui  ont  signé  la  supplique  adres- 
sée au  concile  du  Vatican  l'avaient  déjà  reconnu  et  affirmé. 
Hocautem  factum^  disaient-ils,  quod  scilicet  hominis  corpus 
ante  extremum  judicii  diem  in  cœlis  vivat,  neque  sensibus, 
negue  humana  auctoritate  notificari  potest.  Et  encore  :  Nisi 
firmissima  Ecclesiœ  fides  quoad  corpoream  Beatse  Mariœ 
Virginis  assumptionem  dici  velit  levis  nimis  credulilas,  quod 
vel  cogitare  impium  est^procul  dubio  eam  a  Traditione  divino- 
apostolica,  id  est  a  Révéla tione  ortum  habere  firmissime  tenen- 
dum. 

L'Asâ^omption  de  la  Très  Sainte  Vierge  au  ciel  en  corps  et  en 
âme  a  donc  été  révélée.  Elle  l'a  été  à  un  apôtre  ou  à  plusieurs 
apôtres,  d'une  manière  extérieure  ?  D'une  manière  au  con- 
traire purement  intérieure  ?  peu  importe.  Cet  apôtre  ou  ces 
apôtres  ont  communiqué  à  leurs  successeurs  dans  le  minis- 
tère apostolique  cette  révélation  et  ainsi  la  trouvons-nous 
dans  l'Eglise.  L'Assomption  de  la  Très  Sainte  Vierge  peut 
donc  être  définie  et  proposée  à  la  foi. 


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266        DE  LA  DÉFINIBlLiTÉ  DE  L'ASSOMPTION  DE  LA  T.  S.  VIERGE 

On  le  voit.  La  démonstration  est  solidement  enchaînée. 
Les  prémisses  en  sont  nettement  posées,  fortement  établies, 
et  la  conclusion  en  découle  comme  d'elle-même  et  sans  qu'on 
puisse  Téviter.  Rendons  de  nouveau  hommage  à  cette  science 
et  à  cette  logique.  Qu'on  nous  permette  cependant  quelques 
observations. 

Nous  ne  connaissons  pas  de  document  qui  émane  du  Saint- 
Siège  et  qui  touche  spécialement  à  cette  croyance  de  l'As- 
somption. Lorsque  Pie  IX,  de  glorieuse  mémoire,  définit  le 
dogme  de  Tlmmaculée  Concertions  les  Souverains-Pontifes 
avaient  déjà  parlé  plusieurs  fois;  ils  avaient  déjà  clairement 
manifesté  le  sentiment  de  la  Chaire  apostolique.  Aucun  do- 
cument jusqu'à  présent  qu'on  puisse  invoquer  e-n  faveur  de 
TAssomption.  Du  [moins  nous  n'en  connaissons  pas.  De 
son  côté  Dom  Reuaudin  n'en  cite  aucun.  Evidemment  il  n'en 
connaît  point,  lui  non  plus  ;  il  eut  été  heureux  de  l'insérer 
dans  sa  dissertation.  L'occasion  de*  parler  ne  s'est-elle  pas 
offerte  au  Saint-Siège? Y  a-t-il  une  autre  manière  d'expliquer 
ce  silence  ?  Nous  ne  savons.  Mais  nous  le  demandons  :  ce 
silence  ne  diminue-t-il  pas  la  force  de  l'argument  qu'on  tire 
de  l'enseignement  universel  de  l'Eglise  ?  Le  R.  Père  en  ap- 
pelle à  son  magistère  ordinaire  et  authentique,  à  son  infail- 
libilité. Mais  je  n'hésite  pas  à  le  dire,  je  ne  reconnais  ni  ce 
magistère  ni  cette  infaillibilité,  là  où  je  ne  rencontre  pas  le 
Souverain  Pontife.  —  «  Mais  n'y-est  il  pas  tacitement  et  im- 
plicitement ?»  —  Ce  mode  ne  me  suffit  pas,  il  ne  me  donne 
pas  sa  pensée  avec  la  précision  et  la  netteté  qui  me  sont 
nécessaires.  J'ai  besoin,  lorsqu'il  s'agit  d'infaillibilité,  d'une 
précision  qui   ne  laisse  place  ni  au    doute  ni  à  l'obscurité. 

Le  savant  bénédictin  ne  devait-il  pas  encore  distinguer  les 
éléments  divers  dont  la  croyance  universelle  de  l'Eglise  est 
composée  et  les  examiner  avec  attention  ?  Il  est  plusieurs 
•manières  de  professer  une  croyance  ;  les  motifs  qui  portent 
les  hommes  à  adhérer  à  une  vérité  ne  sont  pas  les  mêmes. 
Lorsqu'on  veut  remonter  du  fait  d'une  croyance  universelle 
à  l'origine  et  à  la  cause  de  ce  fait,  on  doit  tenir  compte  de  ces 
diverses  manières  et  de  ces  divers  motifs.  Une  grande  diver- 
sité de  motifs  ne  permet  pas  d'attribuer  ce  fait  à  une  cause 
unique. 


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DE  LA  DÉFINIBILITE  DE  L'ASSOMPTION  DE  LA  T.  S.  VIERGE 

Or  pour  un  grand  nombre  de  chrétiens  la  croyance  à  VA 
somption  de  Marie  est  Tœuvre  de  ce  que  j'appellerais  vole 
tiers  le  sens  religieux  ;  elle  est  le  fruit  Je  leur  dévotion  e 
vers  la  Très-Sainte  Vierge.  Ce  privilège  Thonore  ;  il  ce 
tribue  à  sa  gloire  ;  cette  raison  leur  suffit  ;  à  Marie  leur  mè 
ils  ne  veulent  rien  refuser  de  ce  qu'ils  peuvent  lui  accord( 
Il  en  est  même  qui  ont  émis  le  vœu  de  professer  toujours  1 
opinions  les  plus  favorables  à  la  Très  Sainte  Vierge,  po 
cette  unique  raison  qu'elles  lui  sont  favorables.  Vœu  louai 
sans  doute  et  que  nous  sommes  loin  de  condamner.  Mais  no 
ajoutons  :  lorsqu'on  recherchera  l'origine  dans  l'Eglise  de 
croyance  à  l'Assomption,  lorsqu'on  relèvera  son  universali 
ne  devra-t-on  pas  tenir  compte  de  la  disposition  des  chi 
tiens  dont  nous  parlons  ?  Leur  croyance  s'explique  sans  qi 
soit  beâoin  de  recourir  à  une  révélation. 

Parmi  les  évèques  et  les  prédicateurs  qui  enseignent 
qui  prêchent  l'Assomption  de  Marie,  tous  la  donnent-ils  po 
une  vérité  que  le  magistère  infaillible  de  l'Eglise  imposa 
notre  croyance?  N'en  est-il  pas  encore  qui,  tout  en  Tadm* 
tant  de  cœur,  ne  voient  cependant  en  elle  qu'une  croyan 
pieuse,  très  conforme  à  l'esprit  de  l'Eglise,  appuyée  sur  u 
tradition  très  respectable  et  qu'un  chrétien  ne  pourrait  re 
ter  sans  manquer  au  respect  dû  à  l'Eglise  et  aux  règl 
d'une  saine  critique  ?  Dans  la  longue  série  des  auteurs  q 
le  pieux  bénédictin  cite,  celle  en  particulier  dés  théologiei 
combien  n'en  est-il  pas  qui  l'ont  ainsi  envisagée  ;  ils  n'c 
pas  vu  en  elle  un  enseignement  authentique  et  infaillil 
de  l'Eglise.  On  peut  dès  lors  expliquer  aussi  leur  croyan 
sans  recourir  à  la  révélation. 

Mais,  dit-on,  quels  que  soient  les  motifs  divers  qui  o 
porté  les  chrétiens  à  admettre  cette  croyance,  quelles  q 
soient  les  manières  diverses  dont  ils  l'ont  envisagée,  il  n'« 
reste  pas  moins  que  l'Eglise  universelle  la  professe  etqu'el 
la  tient  pour  une  vérité  indubitat)le.  Accordons-le.  La  que 
tion  est  de  savoir  s'il  n'y  a  aucunautre  moyen  d'expliquer  cel 
universalité  que  la  tradition  divino-apostolique,  en  d'autr 
termes  que  la  révélation.  La  piété,  le  sens  religieux,  la  gran< 
convenance  de  ce  privilège,  les  rapports  si  étroits  qu'il 
avec  les  autres  privilèges  de  Marie,  une  tradition  humait 


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268        DE  LA  DEFINIBILITÉ  DE  L'ASSOMPTION  DE  LA  T.  S.  VIERGE 

qui  aurait  pour  base  le  récit  de  l'ouverture  du  tombeau  ou 
d'autres  faits  racontés  par  des  témoins  authentiques,  des 
miracles,  ne  peuvent-ils  pas  expliquer  cette  persuasion  uni- 
verselle de  l'Eglise?  Que  l'Eglise  même  enseigne  authenti- 
quemeut  et  infailliblement  l'Assomption  de  Marie,  il  ne  s'en 
suivra  pas  qu'elle  lui  ait  été  révélée,  L'Eglise  enseigne  in- 
failliblement la  présence  au  ciel  de  ce  saint  ;  aucun  théolo- 
gien pourtant  n'afBrme  que  cette  présence  lui  a  été  révé- 
lée. Ne  peut-elle  pas  a  pari  enseigner  infailliblement  que 
Marie  est  au  ciel  en  corps  et  en  âme  sans  en  avoir  reçu  direc- 
tement la  révélation  !  L'argumentation  du  R.  Père,  si  serrée 
et  si  nourrie  qu'elle  soit,  ne  tranche  donc  pas  définitivement 
la  question  ;  elle  laisse  encore  une  place  assez  large  aux 
questions,  aux  observations. 

Le  lecteur  aurait  tort  de  conclure  des  remarques  que  nous 
venons  de  lui  soumettre  qu'à  notre  avis  la  croyance  à  l'As- 
somption n'est  pas  définissable.  Nous  sommes  au  contraire 
persuadé  qu'elle  sera  un  jour  définie.  Par  quelle  voie,  à 
quel  moment  le  sera-t-elle  ?  C'est  le  secret  de  Dieu.  Des 
travaux  aussi  sérieux  et  aussi  remarquables  que  celui  de 
Dom  Renaudin  ne  peuvent  que  hâter  ce  moment.  Aussi  serons- 
nous  heureux  de  voir  les  savants  catholiques  multiplier  leurs 
recherches  sur  ce  sujet  si  glorieux  à  Marie  et  si  doux  à  la 
piété. 

Nota,  —  Les  Eludes  publieront  à  leur  tour  un  travail  sur 
cette  question  si  intéressante  de  la  définibilité  de  l'Assomp- 
tion. 

Fr.  TiMOTHÉE. 


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LE 

XVIP  ET  LE  XVIIP  SIÈCLES  LITTÉRAIRES 

EN    FRANCE 


Introduction 


Notre  grand  siècle  littéraire  s'écoule  sous  trois  grands 
rois,  Henri  IV,  Louis  XIII  et  Louis  XIV;  il  a  deux  périodes  : 
il  commence  avec  les  écrivains  que  nous  avons  déjà  nom- 
més, les  Réformateurs  de  la  Renaissance,  c'est-à-dire,  avec 
Malherbe,  Voiture,  Balzac  et  Descartes. 

Ce  sont  eux,  en  effet,  qui  ont  conduit  presque  à  sa  perfec- 
tion la  langue  de  la  poésie,  de  Thistoire,  de  l'éloquence  et  de 
la  philosophie.  Mais  il  est  difficile  de  dire,  avec  la  dernière 
précision, où  finit  la  première  période  de  cette  grande  époque. 
Les  Réformateurs  n'ont  pas  encore  achevé  leur  œuvre  mi- 
nutieuse de  goût,  voire  même  de  philologie  et  de  syntaxe 
grammaticale,  quand  éclate,  en  1636,  la  merveille  du  Cid. 
Il  en  est  toujours  ainsi  dans  l'histoire,  qu'elle  soit  politique, 
sociale  ou  littéraire  ;  et  les  grandes  évolutions  ne  se  font 
jamais  sans  hésitations  prolongées.  Corneille  est,  sans  doute, 
en  réalité,  un  disciple  de  Malherbe  ;  il  en  a  la  verdeur,  les 
vieilles  tournures  parfois,  et  le  mélange  du  sublime  et  de  la 
familiarité  ;  mais  il  est  plus  achevé,  et  le  Cid  parait,  pour 
ainsi  dire,  à  la  veille  de  la  naissance  du  grand  roi. 

En  somme,  Corneille,  mort  en  1684,  est  donc  de  la 
deuxième  période  du  siècle,  particulièrement  nommée  «  de 
Louis  XIV,  »  où  fleurirent  tant  de  grands  hommes  et  de  beaux 
esprits,  sous  l'inspiration  du  glorieux  monarque. 

Mais  ce  n'est  pas  encore  des  poètes  qu'il  est  question;  nous 
allons  traiter  de  la  prose  d'abord  et  de  Pascal,  ce  génie 
unique, sans  devancier,  et  qui  n'eut  pas  de  maître^  au  moins 
pour  la  forme.  A  sa  mort,  en  1662,  il  n'avait  pas  terminé,  tant 
s'en  faut,  son  Apologie  du  christianisme  dont  nous  avons 
Tébauche,    sous  le  nom  de  Pensées,  Il  appartient  avec    Cor- 


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270  LA  RENAISSANCE  LITTÉRAIRE  EN  FRANCE 

neille,  à  Louis  XIV.  C'est  un  prosateur  ;  c'est  surtout  un  mo- 
raliste. Après  lui  nous  étudierons  La  Rochefoucauld,  La 
Bruyère,  puis  Vauvenargues. 

Notre  plan  consiste,  en  effet,  à  opposer,  d'abord  en  prose 
dt  puis  en  poésie,  dans  chaque  genre,  Tesprît  du  XVII*  siècle 
à  l'esprit  du  XVIII®.  N'est-ce  pas  le  meilleur  moyen  de  mettre 
en  relief,  Tune  par  l'autre,  deux  époques  si  voisines  et  si 
différentes  ? 


Né  le  19  juin  1623,  à  Clermond-Ferrand,  Pascal  était  fils 
du  premier  Président  de  la  cour  des  Aides.  A  deux  ans,  il  fut 
ensorcelé,  dit-on,  puis  guéri  par  la  sorcière  elle-même.  A 
cinq  ans  il  perdait  sa  mère.  Qui  sait  jusqu'à  quel  point  cette 
fin  prématurée  influa  sur  le  caractère  de  l'enfant  et  de 
l'homme?  Une  mère  infuse  l'amour;  et  Pascal  n'eut  pas  la 
conscience  de  l'amour  de  sa  mère.  En  1631,  son  père  abdi- 
quait la  magistrature,  pour  aller  à  Paris  vaquer  librement  à 
l'étude,  au  centre  des  lettres,  des  arts,  de  la  philosophie,  et 
de  la  théologie.  Son  fils  avait  huit  ans  ;  intelligent,  ardent, 
chétîf,  il  cherchait  la  raison  de  tout,  et  demandait  à  son 
père,  parmi  bien  d'autres  définitions,  de  lui  définir  la  mathé- 
matique. Le  père  s'en  tira  comme  il  put. 

On  a  beau  lui  interdire  l'étude,  il  se  réfugie  au  grenier, 
et  réussit  à  découvrir,  seul,  les  trente-deux  premières  pro- 
positions d'Euclide.  Son  père,  qui  le  surprend  dans  ce  tra- 
vail acharné  et  poursuivi,  selon  Gilberte  Pascal,  avec  «  des 
barres  et  des  ronds  »  (1),  court  les  larmes  aux  yeux  chez  son 
savant  ami,  M.  Le  Pailleur,  et  l'ami  lui  envie  son  fils. 

A  douze  ans,  cet  enfant  prodigieux,  après  des  observations 
faites,  au  cours  d'un  repas,  dans  la  mêlée  et  le  choc  des 
verres,  a  écrit  un  Traité  des  Sons  ;  et  l'on  comprend  l'ipquié- 
tude  du  père.  Elle  est  aussi  naturelle  que  l'est  peu  ce  progrès 
stupéfiant  d'un  esprit  hâtif,  dont  Teffort,  en  pressurant,  avant 
l'heure,  Torgane  encore  tendre  d'un  jeune  cerveau,  dévelop- 
pera avec  le  malaise  d'un  corps  oublié,  pour  ainsi  dire,  dans 

(1)  Ces  barres  et  ces  rond»,  suivant  M.  Joseph  Bertrand,  doivent  être 
reléguée  dans  la  légende.  —  Biaise  Pascal^  par  J.  Bertrand  de  l'Académie 
française. 


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LA  RENAISSANCE  LITTERAIRE  EN  FRANGE  271 

la  croissance  de  Tâme,  tous  les  excès  de  la  tristesse  et  de 
rimagination. 

Agé  de  dix  huit  ans,  à  peine  a-t-il  un  poil  follet  au  menton, 
qu'il  invente  une  machine  arithmétique.  Un  horloger  de 
Rouen  en  a  fait  autant,  et  Pascal  laisse  tomber  sur  lui  tout 
le  poids  de  sa  colère  et  de  son  dédain.  C'est  alors  un  orgueil- 
leux et  beau  jeune  homme.  Avec  tout  cela,  il  dira  un  jour  : 
«  La  mathématique,  c'est  le  plus  beau  des  métiers,  mais  ce 
n'est  qu'un  métier  ». 

Cinq  ans  après,  il  aura  fait  dans  les  monts  de  l'Auvergne, 
à  Rouen  et  à  Paris,  du  haut  de  la  tour  de  Saint-Jacques  la  Bou- 
cherie, ses  expériences  sur  le  vide.  C'est  un  savant,  très  sa- 
vant ;  il  est  déjà  dégoûté  de  la  science. 

C'est  quelques  années  plus  tôt,  en  1635,  que  Pascal,  le 
père,  tombe  en  disgrâce  pour  quelques  mots  imprudents  re- 
cueillis par  la  police  du  cardinal,  au  sujet  de  la  réduction 
des  rentes  de  l'Hôtel  de  Ville. 

Il  a,  outre  son  fils,  deux  filles,  Tune  Gilberte,  M™*'  Pé- 
rier  (1),  qui  nous  a  laissé  sur  la  vie  de  son  frère  quelques 
pages  intéressantes,  Tautre,  Jacqueline,  née  en  1625,  qui 
sera,  plus  tard,  religieuse. 

A  dix*ans,  elle  fait  des  vers.  En  voici  quelques-uns,  pour 
remercier  Dieu  de  la  petite  vérole  (2)  : 

u  Moteur  de  ce  grand  univers, 

lQspirez«raoi  de  puissants  vers. 

Envoyez-moi  la  voix  des  anges, 

Non  pas  pour  louer  les  mortels, 

Mais  pour  entonner  vos  louanges 

Et  vous  remercier  au  pied  de  vos  autels. 

Votre  souveraine  bonté, 

Du  haut  du  ciel  a  visité. 

Le  plus  chétif  ver  de  la  terre, 

JEt  garanti  du  coup  fatal 

Un  corps  plus  fragile  que  verre 

Parmi  tous  les  excès  d'un  incroyable  mal  » 

C'est  fort  ordinaire  ;  et  cependant  Jacqueline  croit  tenir  de 

(1)  Mariée  à  M^  Paul  Périer,  magistrat. 

(2)  Cousin, /acftt«/i/t6  Paaca/,  chap.  2. 


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272  LA  RENAISSANCE  LITTÉRAIRE  EN  FRANGE 

Dieu,  «  le  beau  don  de  la  poésie  ».  On  ne  doute  pas  de  soi 
dans  la  famille  Pascal. 

Jacqueline,  encore  enfant,  joue,  au  palais  Richelieu,  un  rôle 
dans  V Amour  tyrannique  de  Scudéri  (1).  Elle  récite  au  car- 
dinal une  pièce  de  vers,  pour  obtenir  la  grâce  de  son  père: 

«  Ne  vous  étonnez  pas^  incomparable  Armand, 

lui  dit-elle,         s. 

Si  j'ai  mal  contenté  vos  yeux  et  vos  oreilles. 

Mon  esprit  agité  de  frayeurs  non  pareilles, 

Interdit  à  mon  corps  et  voix  et  mouvement... 

Mais  pour  me  rendre  ici  capable  de  vous  plaire. 

Rappelez  de  l'exil  nion  misérable  père  ; 

C'est  le  bien  que  j'attends  d'une  insigne  bonté. 

Sauvez  cet  innocent  d'un  péril  manifeste  : 

Ainsi  vous  me  rendrez  l'entière  liberté 

De  Tesprit  et  du  corps,  de  la  voix  et  du  geste.  » 

Richelieu,  charmé,  Tembrasse,  la  prend  sur  ses  genoux,  lui 
accorde  la  grâce  de  son  père.  Plus  que  cela,  il  rend  à  celui- 
ci  sa  pleine  faveur;  il  Tenvoie,  en  1640,  à  Roueq  comme 
Intendant  de  la  province  de  Normandie,  en  un  moment  de 
crise  où  les  paysans  et  les  bourgeois  menaçaient  de  ne  pas 
payer  Timpôt.  Tout  va  bien,  et  les  bourgeois  sont  pendus  par 
le  maréchal  Gassion  ;  mais  l'intendant  se  casse  la  cuisse  (2): 
il  reste  chez  lui  ;  ses  amis  le  visitent  ;  parmi  eux  MM.  de  la 
Bouteillerie,  des  Landes,  des  hommes  aussi  pieux  que  cha- 
ritables, et  le  curé  de  Rouville  en  compagnie,  au  point  de 
vue  moral,  de  Jansénius,  de  Saint-Cyran  et  de  la  grâce  irré- 
sistible. Car  le  curé  de  Rouville,  village  des  environs  de 
Rouen,  est  janséniste;  il  jansénise  (qu'on  nous  passe  l'ex- 
pression), tous  les  Pascal. 

Beau  jeu  pour  Voltaire,  s'il  y  avait  songé  plus  tard.  Il 
aurait  fait  naître  les  Provinciales  de  l'incident  d'une  cuisse 
cassée'.  (3). 

tl)  1639. 

(2)  1646. 

(3)  Un  petit  hasard,  suivant  Voltaire,  sauva  la  vie  du  père  de  Havaillac  . 
sans  ce  petit  hasard,  Ravaillac  le  fils  n'assassinait  pas  Henri  IV. 


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LA  RENAISSANCE  LITTÉRAIRE  EN  FRANGE  273 

C'est  un  malheur,  en  réalité,  que  cette  liaison  pour  le 
jeune  savant.  Hier  encore,  toute  Fardeur  de  son  âme  et  de 
son  imagination  se  tournait,  non  sans  âpreté,  vers  un  Euty- 
chéen,  Frère  saint  Ange,  qui  proclainait  dans  ses  discours 
que  le  sang  de  Jésus-Christ  n'était  pas  le  sang  de  Marie  (1). 
Pascal,  sous  le  titre  de  témoin,  se  faisait  son  accusateur  pas- 
sionné. Alors  M""  Du  Bellay  était  chargé,  par  intérim,  des 
fonctions  de  TEpiscopat  à  Rouen.  L'hérétique  se  rétractait 
devant  lui,  mais  assez  à  la  légère  ;  et  Pascal,  avec  ses  jeunes 
amis,  portait  de  nouveau  la  cause  devant  l'archevêque  lui- 
même,  à  Gaillon.  L'hérétique  abjura,  pour  tout  de  bon,  cette 
fois,  son  erreur,  entre  les  mains  de  Mgr  Du  Bellay. 

Ce  n'est  pas  assez.  Pascal  convertissait  son  ardente  sœur 
Jacqueline,  inclinée  vers  le  monde  auquel  elle  avait  plu  au 
delà  de  toute  expression  ;  il  convertissait  son  père,  assez 
froid  jusque-là,  presque  indifférent  et  peu  ou  point  pratiquant; 
il  convertissait  toute  la  maison  :  Credidit  ipse  et  Domus 
ejus  tota  (2). 

Pourquoi  faut-il  que  le  jansénisme  s'en  soit  mêlé  ?  Pascal 
avait  alors  vingt-quatre  ans,  Jacqueline  .vingt-deux.  Elle 
voulait  entrer  à  Port-Royal  ;  son  père  s'y  opposait;  elle  yécut, 
au  moins,  en  recluse  dans  sa  propre  maison,  imitant  autant 
que  possible,  jusque  dans  leur  costume,  celles  dont  elle 
voulait  devenir  la  compagne.  Qu'elle  était  digne  de  son 
frère  !  Pour  lui,  l'ardeur  de  son  àme  avait  déjà  consumé  ses 
forces;  il  ne  digérait  plus  ni  liquide  ni  rien  de  chaud  ;  il  ne 
cessera  jamais  de  souffrir  (3). 

C'est  alors,  en  1649,  que  Jacqueline  et  Pascal  se  séparent 
de  leur  père,  pour  s'établir  à  Paris  ;  leur  père  y  meurt  lui- 
même  quatre  ans  après,  les  laissant  libres  de  vivre,  à  leur 
gré,  avec  une  certaine  fortune. 

A  cette  date,  Pascal  écrit  à  M"°  Périer,  une  lettre  sur  la 
mort  de  son  père.  Voici  comme  il  console  sa  sœur  : 

(1)  Voir  la  Vie  de  Pascal  par  Gil^erle,  sa  sœur. 

(2)  Jacqueline  Pascal  appliquait  ces  paroles  à  son  Frère.  C'est  vers  ce 
teinps'là  qu'elle  remporta  le  prix  de  poésie,  au  Puy  de  Rouen.  Le  sujet, 
c'était  rimmaculée  Conception. 

(3)  L'année  suivante,  en  1648,  Pascal  écrivait  la  Prière  pour  le  bon  usage 
des  maladies. 

E.  F.  —  X.  —  l'J. 


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2^4  Là  tlBNAISSANGB  LttTÉRAlRB 

«  Nous  devons  chercher  la  consola 
pas  dans  nous-mémed,  non  pas  dans 
dans  tout  ce  qui  est  créé,  mais  dans  C 

C'est  admirable  : 

«  Ella  raison  en  est  que  toutes  les  c 
la  première  mise  dos  ncridenls  que  e 
mais  que  la  Providence  de  Dieu  en  éta 
cause,  rarhilro  et  la  souveraine,  il  est 
recourir  directement  à  la  source,  pou 
allégement.  » 

C'est  trop  raisonnable  pour  l'aire  pi 
raison  : 

«  Saint  Augustin  nous  apprend  q 
homme  un  serpent,  une  Eve  et  un  Ad 
les  sens  et  notre  nature*  h'Eve  est  l'api 
Adam  est  la  raison,,.  Laissons  donc  a 
Eve,  si  nous  ne  pouvons  Tempècher  ; 
sa  grâce  fortifie, tellement  notre  Adam 
rieux  ;  et  que  Jésus-Christ  en  soit  vain 
éternellement  sur  nous.  Amen,  » 

Cette  manière  théologique  de  coi 
femme. n'est  pas  à  la  portée  du  comm 
mirons  du  sein  de  notre  infirmité,  etp 

Descartes  nous  avait  appris  à  raisoi 
tout.  11  a  jeté  un  peu  de  sa  glace  sur  le 
cine  lui  a  échappé,  Corneille  le  reflète 
monologues  et  dialogues  où  la  passion 
à  Texcès.  Descartes,  du  reste,  connj 
Jacqueline,  dans  Tune  de  ses  lettres,  n 
le  visiter  à  Paris  et  qu'il  s'y  disputa  fc 
nom  de  Roberval. 

Descartes  n'était  pas  le  seul  à  Tadm 
voulait  avoir  une  entrevue  avec  lui.  Le 
sion  pour  tout  ce  qui  le  regardait  »  ;  il  1 
leurs  esprits  du  siècle  » .  A  en  tendre  H  uy 
avait  trouvé  sur  le  cycloïde,((  des  vérités 

(1)  Lettre  (le  liuygens  à  Pascal  sur  le  problèmt 


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LA  RENAISSANGB  LITTÉRAIRE  EN  FRANGE  275 

il  n'avait  pas  voulu  en  partager  le  mérite  avec  Tillustre  géo- 
mètre Wallis,  un  concurrent  ;  il  Tavait  criblé  de  sarcasmes. 

En  1652,  Jacqueline  entrait  au  couvent  de  Port*Royal.  Ce 
fut  le  sujet  d*ime  grande  peine  pour  Pascal  ;  il  chercha  alors 
la  résignation  et  la  santé  dans  une  vie  dissipée.  Même  on 
prétend  quMl  aimait  le  monde  et  le  jeu,  depuis  plusieurs 
années  ;  il  fréquenta  Desbarreaux  et  le  chevalier  de  Méré, 
deux  sceptiques  ou  libertins. 

C'est  à  cette  heure  critique  de  sa  vie  qu'il  connut  le  duc 
de  Uoannez;  et  ce  jeune  homme  ne  pouvait  «  se  passer  de 
lui  ».  En  aima-t-illa  sœur,mademoiselle  de  Roannez  ?  Ecrivit- 
il  alors  le  Discours  sur  les  Passions  de  l'an\our  ?  Tout  cela 
est  contestable  (1).  Mais,  à  son  grand  péril  (2),  il  empêcha 
son  ami  de  se  marier  avec  M"®  de  Menus.  Le  mariage,  pour 
Pascal,  était,  à  peine,  un  peu  moins  qu'un  déicide  ;  nous  en  ^^ 

donnerons  la  preuve,  à  Tappui,  en  temps  et  lieu-  S 

Le  plaisir  et  Tamitié,  la  vie  du  monde,  en  un  mot,  ne  pa- 
raissent pas  avoir  nui,  chez  Pascal,  à  Tétude  des  sciences 
et  des  lettres.  11  écrit,  pour  de  Roannez,  un  discours  sur  la 
Condition  des  grands  ;  pour  sa  sœur  Jacqueline  diverses 
lettres  dont  une  sur  les  Miracles,  A  Christine  de  Suède,  il 
adresse  une  épitre  flatteuse  où  il  la  nomme  «  Reine  de  Vem^ 
pire  de  la  science  »,  après  avoir  mis  sa  science,  à  lui,  fort 
au-dessous  de  la  sienne.  Et  puis  de  cette  hauteur  morale, 
littéraire  et  scientifique,  il  tombe  dans  le  piège  le  plus 
vulgaire  du  monde,  Tintérêt,  je  n'ose  dire  l'avarice  : 

Sa  sœur  Jacqueline,  au  moment  de  faire  profession,  avait 
donné  sa  fortune,  en  dot,  au  monastère.  Pascal  et  M™'  Gil- 
berte  Périer,  sa  sœur  aînée,  firent  opposition  à  cette  géné- 
rosité pieuse  (3)  ;  et  c'est  Jacqueline  elle-même  avec  cet  in- 

(1)  M.  Gazîer,  dans  la  Revue  Politique  (*i5  nov.    1877)  et  tiUéraire  a  mis 
à  néant  cette  histoire  de  l'amour   de  Pascal  pour  M»«  de  Roannez. 

(2)  Bl.  PascaHaiilit  être  poignardé  par  le  concicigc  de  l'hôtel  de  Roannez, 
où  il  habitait  alors.  (J.  Bertrand.) 

(3)  Pascal  s'était   fait  donner  préalablement  tout  son  bien   en  argent  par 
Jacqueline  moyennant  des   rentes  viagères,  mais    avec  certaines  clauses  qui 

.  rendaient  illusoires  les  avantages  faits  par  le  frère  à  la  sœur.  Un  archi- 
vîste  de  la  Seine,  M.  Barroux,  a  publié  une  série  d'actes  notariés  relatifs  à 
Pascal  et  à  cette  affaire.  (Vie  de  Pascal,  J»  Bertrand.) 


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276  LA  RENAISSANCE  LITTÉRAIRE  EN  FRANCE 

discret  fureteur,  M.  Cousin,  un  ami  du  jansénisme,  qui  a 
mis  en  pleine  lumière  cette  petitesse  du  grand  homme. 

Nous  allons  laisser  la  parole  à  Jacqueline.  Dans  plusieurs 
lettres,  elle  raconte  en  détail,  avec  douleur,  à  Mère  Dorothée 
de  rincamation,  cette  affaire,  où  feu  monsieur  Pascal,  comme 
certains  disaient  encore  naguère,  après  avoir  joué  le  rôle 
assez  ridicule  .d'un  ladre  de  comédie,  fut  mis  en  déroute  par 
deux  femmes,  et  céda,  pour  finir,  non  sans  honte. 

Nous  sommes  en  (1)  1654  : 

«  Pour  toute  réponse  à  mes  propositions,  dit  Jacqueline, 
«  ils  (c'est-à-dire,  Pascal  et  madame  Périer)  me  faisaient  une 
a  déduction  âé  mes  affaires  à  la  rigueur,  et  me  déclaraient 
(c  que  la  nature  de  mon  bien  était  telle  que  je  n'en  pouvais 
«f  disposer,  en  façon  quelconque,  ni  en  faveur  de  qui  que  ce 
c(  soit  ;  ils  en  apportaient  pour  raison  que,  par  nos  partages, 
«  on  était  demeuré  d'accord  que  «os  lots  répondraient  soli- 
«  dairement  l'un  à  l'autre  de  toutes  les  parties  qui  vien- 
«  draient  à  manquer  pendant  un  long  temps,  et  d'autres  rai- 
V  sons  de  chicanes  qui  vous  ennuiraient  et  qui  n'eussent  été 
«  telles,  sans  doute,  s'il  n'avaient  pas  été  en  mauvaise  hu- 
«  meur.  Je  sais  bien  cependant,  qu'à  la  rigueur,  elles  étaient 
«  véritables  :  mais  nous  n'avions  pas  accoutumé  d'en  user 
i<  ensemble  de  cette  façon.  Ils  ajoutaient  que  si,  nonobstant 
«  cela,  je  disposais  de  quelque  chose,  je  les  mettrais  en  pro- 
«  ces  entre  eux,  et  aussi  contre  tous  ceux  à  qui  j'aurais 
c(  donné  mon  bien,  ce  qu'ils  assuraient  être  inévitable  à 
«  cause  de  quelques  formalités  de  justice  qu'il  fallait  gar- 
«  der,et,  pour  éviter  ce  mal^  ils  me  marquaient  qu'ils  al- 
«  laient  donner  V ordre  à  ce  qu'il  me  fut  interdit  de  disposer 
«  de  mon  bien  comme  n'en  ayant  point  le  pouvoir,  me  rédui- 
i<  sant  ainsi,  pour  toute  chose,  à  une  petite  somme  d'argent 
*<  que  j'avais  fait  venir  avant  ma  vêture,  et  qu'ils  ne  sa- 
«  vaient  pas  que  j'avais  employée  par  avance  à  quelques 
«  charités. 

«  Jugez,  je  vous  supplie,  ma  chère  Mère,  de  l'état  où  me 
mirent  ces  lettres  d'un   style  si  différent  de  notre  manière 

(\)  Relations  de  la  sœur  Jacqueline  de  Sainte  Eupkémie.  —  A  Porl-Royal, 
ce  10  juin  1653.  Jacqueline  Pascal,  par  C6usin. 


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LA  RENAISSANCE  LITTERAIRE  EN   FRANCE  277 

d'agir  ordinaire...  Aussi  la  douleur  que  j'en  ressentis  fut  si 
violente  que  je  puis  assez  m'étonner  de  n'y  avoir  pas  suc- 
combé  

«  Aussitôt  que  la  Mère  Agnès  sut  que  j'étais  affligée,  elle 
m'envoya  quérir.  » 

C'était  une  femme  de  tôte.  Elle  consqla  Jacqueline  et  lui 
défendit  de  rien  exiger  de  son  frère.  Il  vint  lui-même  voir 
Mère  Agnès  ;  et  voici  en  quels  termes,  celle-ci  lui  parla, 
toujours  d'après  la  lettre  de  Jacqueline  : 

a  Je  suis  obligée  de  i^ous  dire  que  je  vous  conjure^  au  nom 
de  Dieu,  de  rien  faire  par  considération  humaine^  et  que  si 
vous  ne  vous  sentez  point  disposé  à  faire  cette  aumône  par 
esprit  d^aumône,  vous  ne  la  fassiez  point  du  tout...  Tout  ce 
qui  est  fait  par  un  autre  motif  que  la  charité  n'est  point  qn 
fruit  de  Tesprit  de  Dieu,  et,  par  conséquent,  nous  ne  devons 
pas  le  recevoir.  » 

Pour  finir,  Pascal  donna  «  largement,  à  proportion  de  son 
bien,  principalement  si  on  le  compare  presque  à  tous  les 
autres,  » 

C'est  encore  Mère  Agnès  qui  nous  l'apprend,  toujours 
dans  la  relation  de  Jacqueline.  Combien  donna-t-il  ?  un  peu 
plus  que  ceux  qui  ne  donnaient  pas  assez.  Car  «  je  voudrais, 
dit  la  bonne  Mère,  pour  consoler  Jacqueline  que  vous  sus- 
siez comme  la  plupart  usent  du  désintéressement  qu'on  leur 
témoigne  ;  ceja  n'est  pas  croyable.  » 

Après  ce  beau  fait  d'armes,  il  était  temps,  pour  Pascal  de 
se  convertir  ;  et  c'est  sa  sœur,  aidée  de  la  Providence,  qui 
triomplia  de  celui  qui  jadis,  dans  ses  beaux  jours,  l'avait 
élevée  jusqu'à  la  piété,  et  conduite,  comme  par  la  main,  du 
sein  du  monde  où  son  esprit  lui  préparait  tant  de  faveurs  et 
de  périls,  jusqu'à  la  porte  du  couvent.  La  résistance  du 
pèBe  n'y  avait  pas  été  pour  rien  ;  mais  Dieu  se  sert  de  tout, 
et  ces  Pascal,  d'un  caractère  original  s'il  en  fut,  avaient 
besoin  de  lutter  et  de  contredire. 

Voici  comment  le  ciel,  dit-on,  aida  Jacqueline  dans  ses 
projets  de  réforme  sur  la  vie  de  son  frère  : 

Si  Ton  en  croit  une  note  du  P.  Guerrier,  Oratorien  et  son 
parent,  un  jour  qu'il  traversait  le  pont  de  Neuilly,  le  carrosse 
où  il  était,  sans  doute  celui  de  son  ami  de  Roannez,  faillit  ver- 


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278  LA  RENAISSANCE  LITTÉRAIRE  EN  FRANCE 


*Sl 


1^ 


|.V  ser  dans  la  Seine  (1).  Le  même  accident  arriva  à  Henri  IV, 

qui  prit  même  un  bain,  et  se  trouva  du  coup  délivré  d'une 
rage  de  dents.  Il  en  rit;  c'était  un  gascon.  Pascal  plus  grave, 
à  peine  sorti  du  péril,  pensa  à  l'éternité  où  il  avait  failli  des- 

^  cendre,  peut-être  jusqu'à  Fenfèr.  Depuis  quelque  temps,  du 

reste,  il  était  obsédé  des  désirs  inquiets  d'une  vie  nouvelle 
et  plus  conforme  à  la  profondeur  de  son  esprit  curieux  des 
mystères  de  la  vérité  et  de  la  religion,  en  même  temps  qu'à 
la  sévérité  sombre  de  son  caractère.  Au  seuil  de  Tautre  vie, 
sur  le  pont  de  Neuilly,  on  dirait  qu'il  a  vu  Dieu,  le  vrai  Dieu, 
et  atteint  la  certitude. 

Désormais,  il  portera  sous  ses  vêtements  un  petit  sachet 
que  ses  parents  trouveront  après  sa  mort,  sur  sa  poitrine. 
Il  y  est  écrit,  entre  autres  choses  :  Dieu  d'Abraham  :  Dieu 
d'Isaac.  Dieu  de  Jacob,  non  des  Pharisiens  et  des  savants. 
Certitude.  Certitude.  Sentiment.  Joie.  Paix.  Dieu.  Jésus- 
Christ.  Deum  meum  et  Deum  vestrum.  Oubli  du  monde  et 
de  tout,  hormis  Dieu.  Joie.  Joie,  Joie,  Pleurs  de  joie.  Jésus- 
Christ,  JésuS'Chrtst,  Jésus-Christ,  Soumission  totale  à  mon 
directeur,  » 

A  quelque  temps  de  là,  Pascal  est  fort  édifié  d'un  sermon 
de  M.  Singlin,  qu'il  a  cru  entendre^  par  hasard,  à  la  chapelle 
des  Bernardines  du  Saint  Sacrement,  à  Port-Royal  de  Paris. 
Enfin  après  bien  des  combats  qu'il  «  rend  avec  lui-même 
sur  la  difficulté  de  choisir  un  guide  (2),  c'est  ce  M.  Singlin 
qu'il  préfère  ;  c'est  sur  son  conseil  qu'il  fait  clandestinement 
le  voyage  de  Port-Royal  des  Champs  (3),  et  se  met  en  re- 
traite. Il  a  sa  cellule;  il  est  en  parfaite  santé,  malgré  les  aus- 
térités du  cloître.  Monsieur  Singlin  s'absente  ;  monsieur  de 
Sacy  le  remplace  auprès  de  Pascal  : 

«  Je  ne  sais  pas,  écrit  Jacqueline  à  Pascal,  moitié  riante, 
moitié  scandalisée,  comment  monsieur  de  Sacy  s'accommode 
d'un  pénitent  si  réjoui,  et  qui  prétend  satisfaire  aux  vaines 

(i\  Probablement,  en  octobre  1654. 

(2)  Sœur  sainte  Euphemie  Pascal  à  Madame  Gilbcrte  Périer  (25  janvier 
1655). 

(3)  Les  Bernardiu2s  du  Saint-Sacrement  avaient  presque  entièrement 
abandonné  Paris,  où  elles  avaient  encore  une  petite  pension,  pour  retourner 
à  Port-Royal  des  Champs  en  1647. 


iQoo^ç: 


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LA  RENAISSANCE  LITTÉRAIRE  EN  FRANCE  279 

joies  et  aux  divertissements  du  mo:iflv  par  des  Joies  un  peu 
plus  raisonnables  (1)  et  par  des  jeux  d'esprit  plus  permis^  au 
lieu  de  les  expier  par  des  larmes  continuelles.  » 

Pascal  enfin  est  converti,  au  point  que  sa  sœur  lui  recom- 
mande d^ôtre,  a  au  moins  durant  quelques  mois,  aussi 
propre  (2)  qu'il  est  sale.  »  Mais  ce  n'est  rien  que  cela.  De  sa 
conversion  sort  une  œuvre  de  haine,  les  Provinciales, 

Il  s'agissait  de  noircir  les  P.  Jésuites.  Ârnauld  se  faisait 
vieux,  et  sa  bile  n'avait  plus  de  génie.  Il  avait  écrit,  pour  se 
défendre  contre  les  Jésuites  ou  les  attaquer,  sa  dissertatio 
quadripartita.  Du  latin  !  Ce  n'était  plus  populaire.  On  en 
trouva  d'ailleurs  la  lecture  difficile.  Arnauld  lui-même  dit 
alors  à  Pascal,  pendant  ou  après  la  retraite  :  «  Vous  êtes 
jeune,  vous  êtes  curieux,  faites,  n  Le  pénitent  s'exécuta  ; 
A  la  première  lecture  :  :<  Cela  est  excellent,  dit  l'instiga- 
teur, ce  sera  goûté.  » 

Lettres  écrites  par  L.  de  Montalte  à  un  Provincial  de  ses 
amis  et  aux  B.  P,  J.  sur  la  morale  et  la  politique  de  ces  Pères, 
tel  était  le  titre  du  chef-d'œuvre  (3).  Le  plan  en  avait  été  pré- 
paré depuis  longtemps,  dans  le  Catéchisme  des  Jésuites, 
par  Pasquier,  l'un  des  plus  anciens  calomniateurs  de  laCom- 
pagnie^  l'un  des  précurseurs  de  cette  véritable  société  se- 
crète du  P.  Royal,  où  s'élaborait,  sous  les  ^spécieuses  appa- 
rences du  dévouement  au  roi  et  à  l'Eglise,  de  la  vie  érémi- 
tique  et  de  l'enseignement  de  la  jeunesse,  une  des  plus  mor- 
telles campagnes,  moins  contre  les  Jésuites  que  contre  le 
Pape,  et  Dieu,  et  l'espérance.  L'alambic  de  ces  faux  catho- 
liques, protestants  sournois,  sectaires  d'une  perfection 
hypocrite,  allait  distiller  le  vitriol  de^  Provinciales,  en  atten- 
dant la  Constitution  civile  du  clergé. 

En  somme,  un  Jésuite  imbécile,  ce  qui  ne  s'est  jamais  vu 
que  dans  les  pages  satiriques  de  Pascal,  révélait  à  deux  in- 
terlocuteurs aigres-doux  les  secrets    de  la  Compagnie.  Le 

(1)  De  la  sœur  i£uphémie  à  son  frère  Pascal.  Ce  19  janvier  1655. 

(2)  Id.  Le  l"  décembre  1655. 

(3)  L'occasion  du  livre  des  Provinciales,  après  la  haine  de  la  vérité  telle 
qu'elle  est  enseignée  a  Rome,  ce  fut  l'absolution  refusée  par  le  Bulpicien 
et  curé,  Picot,  l'ami  des  Jésuites,  à  M.  de  Liancourt,  un  janséniste,  son  pa« 
roission, 


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280  LA  RENAISSANCE  LITTi 

Père  est  un  «  bonhomme  »,  le 
«  simoniaques,  calomniateurs, 
sins  !  » 

«  C'est  toujours  la  même  chos 
tandis  que  M™®  de  Sévigné,  sa  n 
très  <i  Tamour  de  Dieu  et  de  la 
«  C'est  un  assez  joli  libelle  »,  di 
«  Si  elles  avaient  été  écrites  cont 
qu'on  n'en  parlerait  plus  (2).  ; 
taient,  au  dire  de  Calvin,  les  p 
toute  réforme. ..De pareils  mons 

Trois  Lettres  mettent  noblei 
«  suffisante  qui  ne  suffit  pas 
Arnauld  récemment  condamna 
autres  relèvent  ce  que  les  Jansén 
égarements  des  casuistes  moc 
sont,  avant  tout,  au-dessus  de  t 
Lettres  s'adressent  à  eux  d'une  I 

Toutes  «  furent  lues  parce  qi 
autres  la  Cinquième,oii  le  bon  Pè 
(parmi  les  Jésuites)  de  Saint-Ai 
Saint-Ambroise  ôt  Saint-Jérôme 
Llamas^  Achossier^  Deakofei\  . 
Tambourin^  et  trente  autres  n( 
uns  que  les  autres.  A  la  fin, 
«  O  mon  Père,  tous  ces  gens-ls 

C'est  du  Voltaire  tout  pur  ;  e 
spirituel  théologien. 

Du  reste, dans  le  beau  monde 
mode  ;  et  l'on  ne  plaisantait  gu 
passion  du  temps,  le  charme  d< 
et  le  rire  qu'elles  excitent  est 
même  en  les  lisant.   Non,  on  n( 

Elles  n'en  furent   pas    moins 


(1)  21  décembre  1689. 

(2)  De  VEglise  gallicane^  liv.  I,  ch.  9. 

(3)  «  L'Inquisition  et  la  Société,  a  dit  1 
(Pensées),  Là  où  il  y  a  tant  de  passion^ 


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Là  renaissance  littéraire  en  FRANCE  281 

d'Aix,  au  conseil  d'État  et  à  Rome,  «  pour  le  venin  caché, 
dit  Fénelon,  dans  ce  livre  tant  applaudi  ». 

On  a  encore  nommé  ces  Provinciales  les  menteuses  (1)  ».  Ce 
n'est  que  juste.  Pascal  affirme  cependant  «  qu'il  ne  cite  rien 
qu'iln^aitluetextraitlui-même».  ôr,«  il  cite  à  faux  quelquefois, 
il  traduit  avec  infidélité,  réunit  ce  qui  était  séparé,  disjoint 
ce  qui  était  uni,  éventre  une  citation  en  lui  arrachant  quelques 
mots  essentiels,  omet  ce  qui  précède,  s'arrête  à  temps 
devant  sa  condamnation,  prête  aux  Jésuites  des  citations 
d'auteurs  qu'ils  réprouvent,.,  donne  le  change  en  confondant 
les  époques  qui  amènent  des  variations  dans  les  appli- 
cations des  principes,  etc.  (2)  » 

Jusqu'où  ne  va  pas  même  Taltération  des  textes,  dans 
Pascal  ?  A  Tentendre,  les  Pères  Cellot  et  Réginaldus  (3)  ont 
affirmé  «  que  Ton  ne  doit  point  suivre  dans  le  monde  les 
anciens  Pères,  mais  les  nouveaux  casuistes.  » 

Or,  voici  ie  texte  même  du  P.  Réginaldus  ; 

«  Pour  définir  les  difl'érences  qui  naissent  dans  les  ma- 
tières de  foi,  plus  les  auteurs  sont  anciens,  plus  leurs  déci- 
sions acquièrent  d'autorité,  puisqu'ils  ont  été  eux-mêmes 
plus  voisins  de  la  tradition  et  des  doctrines  apostoliques.  » 

Voilà  qui  réfute  pleinement  une  calomnie  de  Pascal. 

Et  c'est  à  cet  ouvrage  des  Provinciales  hi^'piTé  par  Tenfer 
que  Pascal  mit  tant  de  soin  qu'il  refit  telle  ou  telle  lettre 
jusqu'à  vingt  fois.  11  est  bien  coupable  !  Car  il  avait  le  temps 
de  réfléchir,  en  passant  et  repassant  la  plume  sur  ses  ca- 
lomnies. 

Les  Provinciales  ont  au  moins  un  avantage,  c'est  de  nous 
faire  connaître  Pascal  à  fond,  et  la  vanité  de  cet  austère  per- 
sonnage. Il  se  fait  adresser,  en  effet,  des  compliments  par  le 
Provincial,  avec  qui  il  correspond,  sous  le  nom  de  Montalte. 


(1)  Le  mot  est  de  J.  de  Maistre.  Pour  M.  Bertrand,  de  l'Institut,  J.  de 
Maistre  n'est  qu'un  «  impudent  ». 

(2)  Pascal,  sa  vie  et  son  caractère.  Abbé  Maynard. 

(3)  «Ce  ne  serait  pas,  ditM.  Brunetièrc,si  on  les  y  trouvait  quelques  citations 
infidèles  ou  tronquées  dont  on  pourrait  s'armer  contre  lui  ?  »  (Introduction  aux 
Lettrjsî,  IV,  et  XIII)  Ces  infidélités,  le  môme  auteur  les  attribue  ailleurs  à 
€c  une  sincérité  passionnée  ».  Quelle  indulgence  pour  un  livre  mis  à  l'Index  ! 


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282  LA  RENAISSANCE  LITTÉRAIRE  EN  FRANGE 

Une  de  ses  lettres  a  été    communiquée  ;    et  la  personne, 
qui  l'a  lue,  écrit  au  Provincial  : 

«  Je  vous  suis  plus  obligée  que  vous  ne  pouvez  Timagi- 
ner  de  la  lettre  que  vous  m'avez  envoyée;  elle  est  tout  à  fait 
ingénieuse  et  tout  a  fait  bien  écrite.  Elle  narre  sans  narrer, 
elle  éclaircit  les  affaires  du  monde  les  plus  embrouillées,  elle 
raille  finement,  »  et  le  reste. 

Celui  qui  recueille  cet  encens,  est  aussi  celui  qui  le  fa- 
brique. C'est  Pascal. 

Il  a  d'autres  douceurs  au  sujet  des  Provinciales^  et,  en  parli- 
culièr,  une  émotion  délicieuse  née  d'une  frayeur  passagère  ; 

Un  fidèle  serviteur,  Picard,  portait  secrètement  les  ma- 
nuscrits des  Lettres  à  M.  Fortin,  principal  du  collège 
d*Harcourt,  qui  les  y  faisait  imprimer.  Pascal  logeait  alors  à 
l'Enseigne  du  Roi  David,  à  Paris,  rue  des  Poiriers;  et  son 
beau-frère  Périer  avait  élu  aussi  domicile,  pour  quelque 
temps,  dans  cette  même  hôtellerie.  Or,  il  arriva  que  le  P.  de 
Frétât,  Jésuite,  y  entra  inopinément  et  vint  voir  Périer,  sans 
que  celui-ci  ait  eu  le  temps  d'enlever  vingt  exemplaires  de 
deux  Provinciales^  étendus  sur  le  lit,  en  pleine  lumière. 

Jugez  !  De  Montalte,  .qui  redevenait  simplement  Pascal, 
aurait  gravi  peut-être  les  degrés  de  la  Bastille.  Mais  le 
P.  Jésuite  ne  vit  rien. 

Ne  ferons-nous  pas  bien  d'ajouter,  contre  les  Provinciales, 
le  "sentiment  de  Voltaire  lui-môme  ?  Dans  un  jour  d'impar- 
lialité,  il  a  écrit  : 

«  Le  livre  des  Provinciales  portait  sur  un  fondement  faux. 
On  attribuait  adroitement  à  toute  la  société  les  opinions 
extravagantes  de  plusieurs  Jésuites  espagnols  et  flamands. 
On  les  aurait  déterrées  aussi  bien  chez  les  Casuistes  Domi- 
nicains et  Franciscains  ;  mais  c'était  aux  seuls  Jésuites  qu'on 
en  voulait  (1).  » 

A.  Charaux. 

(1)  Pascal  a  jugé  Ini-naèmo  les  Provinciales  à  sa  façon  :  «  Si  nios  lettres 
sont  condamnées  à  Rome,  ce  que  j'y  condamne  est  condamné  dans  le  ciel,  a 
(Les  Pensées.)  11  ne  lui  manquait  plus,  si  le  ciel  le  condamnait,  que  d'en 
appeler  du  ciel  à  Pasca}. 


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DES  MALADIES  INTELLECTUELLES 


Le   Criticisme 


Nous  sommes  en  pleine  anarchie  intellectuelle  :  les  esprits 
les  plus  divers  s'entendent  à  le  reconnaître.  Les  uns  y  voient 
un  progrès,  une  plus  libre  allure  de  la  pensée  ;  d'aulres  plus 
nombreux  regardent  cela  comme  un  grand  mal,  et  parmi 
ces  derniers  nul  peut-être  ne  Ta  mieux  dit  que  Ollé-Laprune 
dans  ses  beaux  ouvrages  tous  nés  du  sentiment  de  douleur 
qu'éprouve  an  esprit  ferme  en  présence  de  cette  anarchie,  et 
du  désir  sincère  de  porter  remède  à  ce  mal. 

Vanarchie  c'est  l'alDsence  d'autorité,  Tabsence  de  direction, 
et  par  conséquent,  c'est  un  état  où  chacun  ne  suit  que  les 
seules  impulsions  de  sa  propre  individualité,  sans  vouloir 
obéira  un  maître,  puisqu'on  n'en  reconnaît  pas,  sans  même 
tenir  compte  de  l'opinion,  de  la  manière  dQ  faire  de  son 
voisin,  car  on  la  dédaigne. 

Ce  mot  peut  bien  signifier  aussi  absence  de  principes^  ei 
c'est  bien  dans  ce  sens  qu'il  convient  de  le  prendre  quand 
on  parle  d'anarchie  intellectuelle.  Et  d'ailleurs,  cela  revient 
tout  de  suite  à  dire. absence  d'autorité,  absence  de  direction  ; 
les  principes,  en  effet,  sont  les  véritables  maîtres  de  l'intel- 
ligence :  ce  sont  eux  qui  la  mettent  en  activité,  ce  sont  eux 
qui  en  dirigent  l'évolution,  qui  la  soutiennent  dans  ses  re- 
cherche». 

Nous  sommes  en  anarchie  intellectuelle,  cela  donc  veut 
dire  qu'il  n'y  a  plus  de  principes  indiscutés,  plus  de  vérités 
fondamentales  admises  par  toutes  les  intelligences  ;  qu'on  a 
jeté  par  dessus  bord,  comme  un  bagage  introduit  par  fraude, 
l'ensemble  de  ces  assertions  du  bon  sens  que  Leibniz  ap- 
pelait philosophia perennis,  l'enseignement  philosophique  de 
tous  les  temps.  Cela  veut  dire  aussi  que,  par  une  conséquence 
fatale,  les   intelligences  privées  de   leqrs  bases,   de    leurs 


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284  DES  MALADIES  INTELLECTUELLES 

appuis,  de  leurs  maîtres  naturels,  s'en  vont  de  tous  côtés  à 
toutes  les  variétés,  disons  plutôt  à  toutes  les  extravagances 
d'opinions. 

•  Il  y  a  depuis  deux  ou  trois,  siècles,  dans  le  domaine  intel- 
lectuel, une  révolte  permanente  contre  toute  une  supériorité 
a  priori  c'est-à-dire  qui  n'est  pas  établie  et  consentie  par  la 
raison,  mais  qui  s'impose  à  elle;  —  et  cette  révolte  est  ana- 
logue à  celle  que  nous  voyons,  dans  la  vie  politique  et  so- 
ciale, aboutir  à  un  socialisme  anarchique,  à  la  destruction 
de  toute  supériorité  naturelle  ou  acquise. 

Cette  révoUe  des  intelligences,  à  Tétat  actuel,  est^ertaine- 
ment  une  monstruosité,  presque  une  folie  et  nous  espérons 
bien  le  démontrer.  Mais  n'a-t-elle  pas  eu  un  commencement 
légitime?  N'a-t-elle  pas  eu  une  origine  normale  et  naturelle? 
Il  nous  semble  impossible  d'admettre  que  dans  ces  grands 
courants  des  idées  ou  des  choses  qui  emportent  de  nom- 
breuses générations,  il  n'y  ait  pas  comme  un  filet,  si  mince 
qu'on  le  suppose,  d'aspirations  légitimes,  que  ces  mouve- 
ments ne  soient  pas  dans  quelque  sens,  des  évolutions  nor- 
males. Une  erreur  n'a  de  force,  —  c'est  devenu  une  banalité 
de  le  dire  —  par  «  l'àme  de  vérité  »  qu'elle  détient.  De  même 
une  tendance  ne  peut  se  propager  si  loin  que  grâce  au  noyau 
d'aspirations  justes  qu'elle  enveloppe.  Dans  la  Révolution 
française,  par  exemple,  il  y  avait  certainement,  mêlée  à  une 
foule  d'éléments  mauvais,  sataniques  si  l'on  veut,  une  aspi- 
ration violente  vers  un  idéal  plus  élevé  de  justice  sociale, 
d'égalité  devant  la  loi,  de  gouvernement  dévoué,  consacre 
aux  intérêts  de  la  nation,  et  cet  idéal  qui  travaillait  les  àme^ 
n'était  que  la  fleur  de  dix-huit  siècles  de  catholicisme  cher- 
chant à  éclore.  —  De  même  à  l'origine  de  cette  révolte  des 
intelligences  contre  les  principes  a  priori  de  la  raison,  de 
contre  la  raison  elle-même,  il  y  a  eu  le  mouvement  naturel 
de  l'esprit  se  repliant  de  plus  en  plus  sur  lui-même  et  cher- 
chant à  se  rendre  compte,  après  avoir  étudié  le  monde  ex- 
térieur, de  sa  propre  réalité,  de  sa  propre  anatomie  et  de  sa 
physiok)gie. 

M.  Hrunetière  a  soutenu  contre  beaucoup  de  ses  confrères, 
—  et  avec  quelle  érudition,  on  le  devine  —  la  thèse  de  IV- 
voLution  naturelle  comme  fatale  des  genres  en  littérature.  Ea 


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DES  MALADIES  INTELLECTUELLES  285 

philosophie  il  y  a  au€si  une  évolution  des  genres.  Le  regard 
de  rintelligence  cherchant  le  vrai  est  frappé  tout  d'abord  par 
les  réalités  extérieures  :  la  philosophie  commence  toujours 
par  être  objective,  descriptive  et  synthétique.  Peu  à  peu  l'in- 
telligence se  tourne  vers  Tint^rieur,  vers  Tâme  et  les  facul- 
tés, le  terme  de  ce  mouvement  c'est  de  se  replier  sur  elle- 
même,  sur  son  acte,  de  se  demander  compte  à  elle-même, 
d'elle-même,  de  sa  propre  force,  de  son  opération  intime.  La 
philosophie  alors  devient  subjective,  critique,  analytique. 

Voilà  la  part  d'évolution  naturelle  et  légitime  qu'il  faut 
reconnaître  dans  le  mouvement  actuel  de  critique  à  outrance. 
Ajoutons  qa'il  fut  aussi,  dans  une  certaine  mesure,  une  réac- 
tion raisonnable  contre  la  méthode  trop  autoritaire  et  ttop 
automatique  des  XIV*  et  XV*  siècles.  On  voulut  enfin  penser 
par  soi-même,  et  pour  cela  on  secoua  lestement  Je  joug  d'A- 
ristote,«  ce  dictateur  de  rEcole»  — ainsi  que  l'appelait  Bacon, 
—  et  l'on  envoya  aux  enfers  ces  formules  dans  lesquelles  les 
maîtres  du  Moyen  Age,  à  force  de  travail  et  de  science  avaient 
condensé  tant  de  doctrine,  mais  que  leurs  disciples  avaient 
l'inintelligence  et  la  maladresse  de  donner  comme  des  prin- 
cipes d'une  évidence  immédiate.  ' 

Jusque-là  donc  le  mouvement  était  légitime. 

Malheureusement  il  fut  bien  vite  exagéré  et  perverti.  Sous 
prétexte  de  critiquer  la  raison  et  les  moyens  de  connaissance, 
sous  prétexte  de  remonter  à  l'origine  de  la  science ,  pièce 
par  pièce,  tout  fut  démoli  ;  tout  fut  passé  au  scalpel,  et  les 
principes  les  plus  élémentaires,  réduits  en  poussière,  dispa- 
rurent bientôt,  volatilisés.  La  critique,  l'analyse  légitime  de- 
vinrent le  criticisme  dont  nous  souffrons  :  la  manie  de  tout 
analyser,  même  ce  qu'il  y  a  de  plus  simple  ;  la  manie  de  tout 
démontrer,  même  ce  qui  ne  peut  que  se  montrer,  et  qu'il 
suffit  de  regarder  pour  le  voir  clairement  ;  en  un  mot,  la  pré- 
tention de  faire  dans  l'intelligence  le  vide  absolu,  -^  sous  pré- 
texte de  la  purifier  des  préjugés. —  puis  dans  ce  vide,  sur  ce 
néant,  de  rebâtir  l'édifice  de  la  science. 

Le  criticisme  est,  croyons-nous,  la  plus  grave  maladie  des 
âmes  modernes  qui  pensent,  et  cette  maladie  n'est  autre 
chose  que  la  révolte  dont  nous  parlions  tout  à  l'heure,  de  la 
raison  contre  l'intelligence,  contre  sa  vie,  contre  ses  Jois. 


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*^H'}  DKS  MALADIES  INTELLECTUELLES 

L'élude  de  cette  maladie  sera  l'objet  du  présent  article. 
Dans  un  second  nous  essayerons  de  reconnaître  d'autres 
troubles  intellectuels  ;  nous  les  mettons  en  second  lieu  parce 
qu'ils  nous  semblent  sinon  produits  par  le  criticisme  ^  au 
moins  singulièrement  favorisés  par  ses  excès  :  ce  sont  le 
diUetantisme^VmtellectualismcQi.,,  nous  ne  savons  comment 
nommer  le  troisième  :  disons  VacUon  séparée,  on  verra  plus 
tard  ce  que  nous  entendons  par  là. 

I 

Parmi  ceux  qui  n'ont  pas  reçu  leur  éducation  philoso- 
phique sur  les  genoux  de  VAlma  mater ^  il  est  d'usage  de 
médire  de  Descartes  et  de  le  rendre  responsable  des  plus 
graves  écarts  de  la  pensée  moderne.  Malgré  la  défiance  que 
nous  inspire  cet  usage  qui  peut  devenir  une  manie  et  pro- 
duire des  calomnies,  nous  sommes  bien  obligés  de  dire  que 
Descartes  a  contribué  beaucoup  à  précipiter  les  esprits  dans 
la  voie  du  criticisme.  N'est-ce  pas  lui  qui  le  premier,  —  nous 
voulons  dire  le  premier  avec  quelque  éclat — ,  a  jugé  néces- 
saire, comme  il  dit  lui-même,  de  i^ider  complètement  sa  cor- 
beille pour  n'y  replacer  les  fruits  qu'après  examen  ?  Le  pre- 
mier il  s'est  mis  à  rechercher  le  point  de  départ  de  ses 
connaissances  après  avoir  fait  au  préalable  table  rase  de 
toutes  celles  qu'il  avait  reçues  de  ses  maitres  ou  de  Texpé- 
rience  —  et  son  grand  travail  a  été  de  trouver  la  marque  de 
certitude  vraiment  scientifique,  c'est-à-dire  infaillible.  Il  a 
détruit  de  fond  en  comble  l'édifice,  —  branlant  selon  lui  — 
de  la  science,  puis  il  a  prétendu  faire  jaillir  de  ces  ruines  par 
le  coup  de  baguette  magique  du  cogito  ergo  sum^  un  autre 
édifice  parfaitement  solide.  Malheureusement ,  pour  avoir 
rasé  dès  fondements  qu'il  n'était  pas^n  son  pouvoir  de  rem- 
placer ni  de  refaire,  il  n'a  guère  réussi.  Son  travail  de  réé- 
dification et,  sans  parler  de  beaucoup  d'autres  inconvénients, 
son  doute  universel  tout  méthodique  qu'il  soit^  a  ouvert  au 
scepticisme  une  large  voie  que  sa  croyance  en  la  véracité 
divine  n'a  pas  sulli  à  boucher.  Cependant  il  faut  rendre  à 
Descartes  cette  justice  que  sa  philosophie  a  voulu  être  en 
même  temps  que  critique,  positive,  qu'il  a  voulu  bâtir,  qu'il 


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DES  MALADIES  INTELLECTUELLES  287 

a  respecté  Tintelligence,  qu'il  a  laissé  vivanles  quelques  ra- 
cines d'où  peut  encore  surgir  l'arbre  de  la  science.  Nous 
croyons  que  si  le  XVIIP  et  le  XIX®  siècle,  n'avaient  eu  pour 
guide  dans  la  nouvelle  voie,  que  le  Discours  de  la  Méthode^ 
ils  ne  seraient  pas  allés  si  loin,  ils  n'auraient  pas  abouti. à 
l'abîme.  Disons  donc  que  Descartes  fut  le /^/v'^m/'^cw/- du  cri- 
ticisme,  mais  qu'il  n'en  est  pas  le^përe. 

Le  père  du  criticisme  vécut  au  XVIIP  siècle.  «  Au  fond  des 
mers  du  Nord  il  y  avait  alors  une  bizarre  et  puissante  créa- 
ture, un  homme,  non,  un  système,  une  scolastique  vivante, 
hérissée,  dure,  un  roc,  un  écueil  taillé  à  pointes  de  diamant 
dans  le  granit  de  la  Baltique.  Toute  la  philosophie  avait  tou- 
ché là,  s'était  brisée  là.  Et  lui,  immuable.  On  l'appelait  Kant; 
lui,  il  s'appelait  critique.  Soixante  ans  durant  cet  être  tout 
abstrait,  sans  rapport  humain,  sortait  juste  à  la  même  heure^ 
et  sans  parler  à  personne,  accomplissait  pendant  un  nombre 
donné  de  minutes  précisément  le  même  tour,  cojnme  on 
voit  aux  vieilles  horloges  des  villes,  l'homme  de  fer  sortir, 
battre  l'heure  et  puis  rentrer.  »  (Michelet).  —  Cet  homme 
abstrait ,  retiré  du  monde  réel ,  dont  Tintelligence  n'était 
qu'un  syllogisme  en  activité,  cet  homme  était  bien  l'ouvrier 
qu'il  fallait  pour  l'œuvre  nouvelle.  Par  malheur  c'était  un 
génie,  second  malheur,  un  génie  allemand. 

Kant,  voulant  éviter  le  gouffre  du  scepticisme,  prit  la  voie 
de  la  philosophie  critique.  Il  se  mit  donc  à  faire  successive- 
ment IdL  critique  de  la  raison  pure,  celle  de  la  raison  pratique^ 
enfin  celle  du  Jugement.  Renfermé,  blotti  dans  la  raison  pure 
ou  pratique,  toutes  portes  et  toutes  fenêtres  closes  sur  le 
monde  extérieur,  il  observa  avec  soin  tout  ce  qui  se  passait 
dans  ce  réduit  obscur.  Il  y  vit  affluer,  comme  autrefois  dans 
la  caverne.de  Platon,  diverses  séries  d'apparitions,  de  )jAé- 
nomènes  aux  teintes  et  aux  couleurs  variés.  Ce  fut  tout  ce 
qu'il  vit  et  il  déclara  que  c'était  tout  ce  que  l'intelligence 
pouvait  savoir.  Ou  plutôt  ces  phénomènes,  voulut-il  bien 
reconnaître,  ne  doivent  pas  se  produire  tout  seuls  :  ils 
doivent  être  les  ombres  de  quelque  chose.  Par  derrière  les 
parvis  de  la  raison,  de  l'intelligence,  des  sens,  il  y  a  une 
réalité  quelconque  qui,  par  sa  vie,  par  son  action,  par  son 
rayonnement  à  travers  ces  parois,  est  de  quelque  façon  cause 


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288  DES  MALADIES  INTELLECTUELLES 

de  ce^  phénomènes.  Quelle  est  cette  réalité  ?  Impossible  de 
le  savoir,  puisque  Kant  n'a  pas  de  vue  sur  le  dehors,  et  que 
Kant  c'est  toute  la  philosophie.  Il  l'appelle  noumène^  la 
chose  en  soi,  pour  l'opposer  au  phénomène  qui  n'est  qu'une 
ombre,  —  moins  que  cela,  —  un  reflet  quelconque  de  la 
chose.  C'est  tout  ce  qu'il  peut  en  dire.  En  revanche  il  va 
nous  faire  connaître  l'origine  de  la  nature  des  phénomènes, 
c'est-à-dire  de  nos  perceptions.  ' 

D'abord  pourquoi  y  en  a-t-il  de  nuances  et  de  contours 
divers?  Parce, qu'elles  sont  reçues  dans  des  parties  diverses 
de  nos  facultés.  Ces  facultés,  ces  écrans  en  les  recevant  les 
teignent  de  leurs  propres  couleurs  et  les  moulent  selon  leurs 
propres  dimensions.  Nos  idées,  les  images  que  nous  croyons 
nous  faire  des  choses  extérieures,  ne  viennent  donc  pas  de 
ces  choses,  des  noumènes  :  il  n'en  vient  encore  une 'fois 
qu'un  vague  reflet.  Une  impression  indéterminée.  Ces  images 
viennent  avec  leurs  caractères,  leurs  différences,  leur  signi- 
fication, tout  leur  être  en  un  mot,  des  formes  de  nos  facultés, 
formes  a  priori  et  purement  subjectives^  qui  auraient  été  tout 
autres  si  nos  facultés  avaient  reçu  une  constitution  différente. 

Ce  ces  formes  ou  moules  répandus  sur  toute  la  surface  de 
nos  facultés  cognitives,  plutôt,  incrustés  dans  leurs  subs- 
tances môme,  Kant  fen  a  méconnu -un  nombre  assez  considé- 
rable :  dans  la  sensibilité  la  forme  espace  et  la  forme  temps 
(c'est  pour  cela  que  toutes  nos  notions  reçues  des  sens  sont 
affectées  de  ces  deux  caractères),  douze  dans  l'intelligence 
(il  serait  fastidieux  de  les  énumérer)  ;  enfin  la  raison  en  con- 
tient bien  aussi  trois,  trois  types  généraux  auxquels  elle  ra- 
mène, en  les  modifiant  un  peu,  toutes  les  notions  reçues  de 
la  sensibilité  ou  de  l'intelligence  :  le  vrai  —  le  monde  — 
et  Dieu. 

Voilà  dans  ses  grandes  lignes  la  théorie  de  la  connaissance 
selon  Kant. 

Et  maintenant  veut-on  savoir  tout  le  chemin  qu'il  a  par- 
couru, les  ruines  qu'il  a  amoncelées  ?  Jetons  un  coup  d'œil 
en  arrière  ? 

Le  problème  qu'il  s'était  donné  à  résoudre,  c'est  le  pro- 
blème de  la  connaissance,  à  savoir  :  comment  notre  âme 
arrive-t-elle  à  se  modeler  sur  les  réalités  qui  lui  sont  exté- 


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DES  MALADIES  INTELLECTUELLES  289 

Heures  —  et  quelle  valeur  d'authenticité  faut-il  attribuera 
ces  reproductions  idéales  de  la  réalité?  C'était  son  point  de 
départ.  Le  résultat  de  son  enquête, .le  voici  :  dans  ce  que 
nous  appelons  l'acte  de  connaissance  —  l'âme  ne  se  modèle 
pas  du  tout  à  Teffigie  du  monde  extérieur  ;  c'est  le  monde  ex- 
térieur ,  au  contraire,  qui,  pénétrant  dans  notre  âme,  se 
moule  sur  elle,  sur  les  variations  de  sa  surface.  Le  but  de 
Kant  était  de  rafifermir  la  science  contre  le  scepticisme,  et 
pour  cela  il  s'est  mis  à  creuser  tout  autour  de  ses  fondements; 
afin  d'en  mettre  à  nu  et  d'en  faire  admirer  la  solidité  :  et  il 
est  arrivé  «que,  voulant  dégager  les  fondements  de  l'édifice, 
Kant,  sans  s'en  apercevoir  a  emporté  avec  les  décombres 
les  fondements  eux-mêmes.  Après  son  travail,  .pas  une  pièce 
n'en  est  restée  en  place. 

Et  ainsi,  non  seulement  la  science  a  été  ruinée,  mais  elle 
est  même  démontrée  impossible  :  elle  est  anéantie  jusque 
dans  sa  racine.  Il  n'y  a,  d'après  Kant,  aucune  corrélation 
entre  les  objets  ,de  notre  science  et  nos  facultés  de  connais- 
sance, entre  notre  intelligence  et  la  réalité.  La  réalité  agit 
sur  nous  d'une  façon  qui  lui  est  propre  et  que  nous  ignorons  : 
nous  réagissons  d'une  autre  façon  selon  les  lois  de  notre 
esprit,  et  le  produit  de  la  réaction  diffère  sans  doute  tota- 
lement de  l'action  reçue.  Et  puis,  toujours  suivant  les  condi- 
tions intimes  et  subjectives  de  notre  pensée  que  nous  appe- 
lons les  lois  logiques,  nous  arrangeons,  coordonnons,  unis- 
sons ou  distinguons  les  concepts  ainsi  formés.  Mais  c'est 
encore  là  une  œuvre  toute  subjective,  élaborée  dans  le  huis- 
clos  de  notre  activité  mentale,  en  dehors  de  toute  influence, 
ici  plus  que  jamais  impossible  de  la  réalité  :  château  de 
cartes  dont  l'architecture  serait  toute  autre  dans  une  intelli- 
gence autrement  constituée.  Donc,  tios  déductions,  nos  syn- 
thèses, les  éléments  dont  nous  nous  servons  pour  élever 
pierre  par  pierre  l'édifice  de  notre  science,  tout  cela  ne  re- 
produit rien  d'objectif.  Cela  peut  être  i^rai  si  par  vérité  l'on 
veut  bien  entendre  un  jugement  purement  subjectif  porté 
suivant  les  lois  de  la  pensée.  î»Iais  cela  n'est  pas  la  vérité  telle 
que  la  comprenaient  les  anciens  :  adœquaiio  intellectus  etrei, 
la  parfaite  reproduction  dnns  l'intelligence  de  l'objet  tel 
qu'il  existe  au  dehors. 

E.  F.  -  X.  -  20 


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ttO  DBS  MALADIBS  INTBLUGTUBIXBS 

Voilà  OÙ  aboutit  la  critique  de  Kant. 

Ce  qui  a  fait  le  succès  immense  dont  jouit  encore  àTheure 
actuelle  le  philosophe  de  Kœnigsberg,  c'est  d'abord  qu*il  est 
arrivé  juste  à  temps,  au  moment  où  la  sape  était  àéyk  mise 
aux  fondements  rationnels  de  la  connaissance,  pour  donner 
à  cette  entreprise  le  relief  d'une  puissante  personnalité  ;  c'est 
ensuite  qu'il  a  mené  les  travaux  avec  une  vigueur  et  une 
subtilité  de  génie  qui  ont  ébloui  ses  lecteurs  ;  c'est  enfin 
qu'il  a  eu  le  mérite  de  dire  tout  haut  et  avec  autorité,  ce 
qu'une  foule  d'esprits  murmuraient  tout  bas,  mais  craignaient 
de  trop  affirmer. 

Ce  n'est  pas  à  dire  toutefois  que  tous  les  disciples  de 
Kant,  —  et  ils  sont  légion  —  Taient  suivi  jusqu'au  bout  de 
son  entreprise  et  qu'ils  aient  adopté  tous  ses  résultats.  Mai> 
tous  ils  ont  appris  de  lui,  et  ils  ont  gardé  cette  défiance  en- 
vers le  fonds  même  de  l'intelligence  qui  s'affirme  par  l'in- 
tuition, la  vision  immédiate  de  certains  principes,  et  qui 
prétend  n'avoir  pas  à  rendre  compte  à  la  raison  de  ses  actes. 
De  là  ce  mépris  pour  la  métaphysique  traditionnelle  qui 
accepte  comme  évidentes  les  données  du  bon  sens  —  quitte 
à  les  expliquer,  sans  vouloir  précisément  les  démontrer  — 
et  qui  part  de  ces  principes  pour  tirer  ses  conclusions.  De  là 
cette'  horreur  des  jugements  nets,  absolus,  sur  la  réalité  de 
l'âme,  du  monde  ou  de  Dieu.  A  travers  et  par  l'influence  de 
Hegel,  c'est  encore  l'influence  de  Kant  qui  se  propage.  On 
n'aurait  pas  si^vite  ni  si  facilement  accepté  de  Hegel  la  véri- 
té simultanée  des  contradictoires,  on  n'aurait  pas  tant  répété 
que  le  vrai  est  chose  relative,  muable,  progressive  avec  les 
individus  et  les  siècles,  on  n'aurait  pas  adopté  si  générale- 
ment la  logique  de  Hegel  si  Ton  n'y  avait  déjà  été  préparé 
par  celle  de  Kant. 

Ainsi,  le  criticisme  Kantien,  s'il  ne  conduit  pas  toujours 
au  subjectivisme  absolu  (1)  et  à  la  ruine  de  toute  science,  pro- 

(1)  Kant,  arrivé  en  face  du  devoir  fut  effrayé,  on  le  sait,  de  la  puis- 
sance dissolvante  de  sa  méthode  ;  et  comme  il  voulait  à  tout  prix  sauver  le 
devoir,  il  changea  de  tactique,  prétendant  tout  reconstruire  sur  le  postulat 
de  V impératif  catégorique.  —  Mais  chacun  sait  aussi  combien  faible  est  cette 
seconde  partie  do  l'oeuvre  de  Kant,  combien  Irèle  est  sa  théorie  du  devoir. 
On  a  fait  honneur  à   son   Caractère  d'avoir  voulu  s'arrêter  devant  les  obK- 


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DES  Maladies  intellectuelles  291 

duit  avi  moins  des  troubles  intellectuels  qui  semblent  très 
graves  et  de  nature  à  compromettre  singulièrement  l'avenir 
de  la  science. 

Est-ce  donc  une  mauvaise  méthode  philosophique  et  en  quoi 
est-elle  mauvaise  ?  C'est  ce  que  nous  allon^s  maintenant 
examiner. 

II 

La  critique,  en  tout  ordre  de  science,  est  bonne.  Nous  en 
avons  reconnu  assez  la  légitimité  en  philosophie,  et  pour  le 
dire  en  passant,  ce  n'est  pas  nous  qui  voudrions  non  plus 
condamner  en  bloc  ce  mouvement  qui  pousse  nos  contem- 
porains à  remonter  aux  sources,  aux  premières  origines  des 
choses.  On  dégage  ainsi  la  vérité,  soit  historique,  soit  scien- 
tifique, soit  philosophique,  de  la  gangue  de  préjugés  ou  de 
légendes  dont  les  siècles  ont  pu  l'envelopper,  et  qui  en  ternit 
l'éclat.  Mais,  ici  surtout,  il  importe  de  garder  la  mesure,  et 
c'est  ce  qu'on  n'a  malheureusement  pas  su  faire.  Pour  rester 
sur  notre  terrain,  il  est  regrettable  —  nous  l'avons  déjà  dit, 
—  que  le  premier  esprit  qui  ait  manié  avec  génie  l'instru- 
ment si  délicat  de  la  critique  philosophique  ait  été  un  esprit 
allemand.  On  a  assez  vanté,  dans  notre  siècle,  la  profondeur 
d'esprit,  la  puissance  d'investigation  de  nos  voisins  d'Outre- 
Rhin,  pour  que  nous  puissions  nous  permettre  à  cet  égard 
quelques  réserves.  Les  Allemands  dans  cette  voie ,  se 
TTiontrent  si  préoccupés  d'approfondir,  qu'ils  ne  savent  plus 
s'arrêter.  Les  Français  seraient  portés  à  trouver  l'évidence 
et  le  point  d'arrêt  là  où  il  faudrait  descendre  et  creuser  en- 
core ;  les  Allemands,  au  contraire,  trouvent  encore  obscur 
ce  qui  est  vraiment  évident,  et  cherchent  encore  les  origines 
quand  ils  les  ont  déjà  dépassées.  Ils  ressemblent  alors  à  ces 
hommes  dont  parle  Montaigne  qui  «  pour  descrasser,  ef- 
facent, qui  veulent  amender  les  défauts  particuliers  par  une 
confusion  universelle,  et  guérir  les  maladies  par  la  mort  ». 

En  philosophie,  «  il  y  a  des  principes  qui  s'iniposent  à  tous, 

cations  sacrées  de  la  Morale  :  mais  on  a  bien  vu  qu'il  était  emporté  malgré 
lui,  et  tout  ce  qui  est  resté  et  se  propage  de  sa  doctrine,  c'est  bien  le  sub- 
jectivisme  absolu. 


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p 


r 


I. 


292  DES  MALADIES  INTELLECT1 


des  points  d'où  tous  partent,   et  où  t 
Si  Ton  oublie  cela,  le  mal  qu'on  se  d 
le, pourquoi  et  le  comment  des  choses 
sance  qu'on  a  de   ces  choses  ;  la  recl 
étouffe  la  sagesse,  et  la  critique  chasse 
C'est  précisément  ^e  qui  est  arrivé  2 
Il  a  posé  un  de  ces  «  problèmes  qu 
il  a  mis  en  question,  —  comme  Descar 
doit  rester  indiscuté,  et  servir  de    po 
philosophie  raisonnable,  à  savoir  :  que 
pour  voir  la  vérité,  pour  connaître,  et 
respondance  naturelle  entre  nos  facul 
doute  émis,  il  était  impossible  queKar 
et  qu'il  aboutit  légitimement  à  autre  cfc 
Puis  pour  étudier  sa  question,  le  phi 
s'isoler  du  monde   extérieur,  s'enfer 
gence  et  considérer  son  acte  de   co 
abstraction  de  l'objet  de  cette  connais 
•"?/  méthode  de  pure  fantaisie,  un  procé 

fei,  ture  et  qui  ne  lui  fera  pas  dire  son  sec 

git  pas  sans  son  objet  ;  dans  son  act 
^;  l'objet  que  d'elle-même  :  il  y  a  l'objet  q 

1^;;  et  elle-même  qui  reçoit  cette  image. 

(•  sans  rautre,,ou  ne  pas  voir  l'un  dans 

i^^  étudie  un  acte  de  connaissance  imagi 

qui  se  produit  réellement. 

Ce  doute  établi  contre  la  portée  et 
l'intelligence,  et  ce  procédé  d'analj 
subjective  :  voilà  Texcès  très  grave  e 
criticisme  de  Kant;  et  nous  les  trouv 
ciples  à  des  degrés  plus  ou  moins  cho 
Allons-nous  leui*  démontrer  qu'ils  oj 
au-dessus  de  toute  critique  cette  vale 
ligence,  cette  harmonie  étroite  qui 
j<;  objets  ?  Ce  serait  tomber  dans  le  mêm 

reprochons  et  ce  serait  tenter  l'impos 
vouloir  démontrer  essayons  de  montre 

(1)  011<5-LapruQe,  Les  Secours  de  la  paix  int 


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DES  MALADIES  INTELLECTUELLES  293 

de  leur  évidence  ces  premiers  postulats  de  la  science  phi- 
losophique. 

«  Veritas  micat  ipsà per  se  »,  disait  Cicéron  :  nous  dirions 
volontiers  dans  le  même  sens  :  intellectus  luctt  et  videt  ipse 
per  se.  L'intelligence  n'a  pas  à  se  rendre  compte  à  elle-même 
de  cette  lumière  qu'elle  est.  Il  suffit  qu'elle  se  regarde  pour 
se  convaincre  avec  évidence  qu'elle  est  faite  pour  voir  et 
qu'elle  voit  réellement.  Etre  une  intelligence  et  être  capable 
de  se  modeler  sur  les  choses  extérieures  pour  s'assimiler  à 
elles  par  une  vertu  propre  ;  être  une  intelligence  et  être  ca- 
pable de  comprendre  :  c'est  être  une  seule  et  même  chose. 
Elle  pouvait  parfaitement  s'appliquer  en  la  renversant,  lapro- 
position  de  Descartes  :  «sum,  ergo  cogitOy  ergo  intelligo  :  je 
vois  bien  que  je  comprends,  que  je  ne  suis  même  une  intelli- 
gence que  parce  que  je  comprends.  A  vrai  dire,  je  vois  bien 
aussi  que  je  puis  me  tromper  :  mais  par  cela  même  je  vois 
encore  mieux  que  je  suis  faite  pour  exprimer  la  vérité, 
puisque,  si  je  me  trompe,  ce  n'est  que  par  faiblesse,  ou  défaut 
par  exception  —  et  au  contraire,  je  comprends,  je  voisjuste 
en  vertu  de  ma  nature,  par  une  fonction  normale  et  naturelle, 
quand  je  suis  toute  libre  et  en  pleine  possession  de  mon 
activité,  » 

Sans  doute^  et  nous  le  savons  aussi  bien  que  les  criticistes, 
de  l'école  de  Kant,  sans  doute  l'intelligence  n'a  pas  la  pré- 
tention de  reproduire  dans  sa  propre  substance  un  double  de 
la  réalité  extérieure  et  la  science  n'atteint  pas  la  substance 
même  du  réel,  le  fonds  del'être  des  choses.  Elle  a  si  Ton  veut 
avec  la  réalité  le  même  rapport  que  le  quadrillage  dont  se 
servent  les  ouvriers  des  gobelins  pour  serrer  d'aussi  près 
que  possible  les  contours  de  la  figure  qu'ils  veulent  copier, 
c'est-à-dire  que  nous  n'arriverons  jamais  à  reproduire  entiè- 
rement dans  notre  connaissance  la  trame  continue  si  riche, 
si  souple  et  si  varié  des  phénomènes.  Gela,  nous  l'accordons 
sans  aucune  difficulté,  et  c'est  même  la  doctrine  que  professe 
depuis  Aristote  toute  l'Ecole  dite  traditionnelle  :  indiyiduum 
ineffabilCy  disaient  les  scolastiques.  Mais  est-ce  à  dire  que 
n'ayant  pas  une  connaissance  parfaite  de  la  réalité,  les 
concepts,  les  images  que  nous  en  avons  ne  peuvent  qu'en 
être  des  symboles,  des  analogies  ?  Les  scolastiques  encore 


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S; 


294  DBS  MALADIES  INTBLLI 


distinguaient   deux    sortes   de   coi 

h  appelaient  compréhenswe,  qui  pours 

l  toutes  ces  racines,  dans  toutes  ces 

la  complicité  de  son  action  :  celle-Iî 

^  telligence    infinie  ;    l'autre    simple 

?  saisît  et  comprend  quelque  chose  d 

y  tout  entier,  c'est  celle  qui  convien 

f:  de  l'homme.   Mais  celle-ci   dans   s< 

/.  •  exacte  que  Tautre.  Nous  ne  savons 

f/  entendu,   mais    cela  ne  veut  pas  c 

«  rien  du  tout  ».  Si  la  science  parfa 

il  y  a  une  connaissance  imparfaite 

et   connaissance   imparfaite   ne   si 

erreur. 

Ce  n'est  pas  du  raisonnement  cel 

le  bon  sens,  à  coup  sûr,  ne  doit  pa 

de  nos  facultés  :  il  est  au  contraire 

monieux  qui  le   dégage  de  ce  co 

s'exercent  en  accord,  et  que  chacui 

Ainsi,  dit  excellemment  le  R.  P.  1 

voir  du  philosophe  est  d'avoir  foi 

l'esprit  humain  à  saisir  le  vrai.  Ce 

tinctive  est  Va-priori  nécessaire  qu 

de  notre  esprit  et    qui  s'appuie  si 

L'intelligibilité  de  celles-ci  répond 

de    celui-là  ;   ces  lois    qui  les    réj 

celles  qui  le  régit  lui-même.  Ces  le 

à  être  violentées  pour  s'harmonise 

logiques    qui    président    à    nos    o 

créateur  a  établi  entre  notre  âme  ( 

subjectivité  et  les  choses   extérieu 

pose  et  que  le  bon  sens  n'a  qu'à  cor 

,  Remarquons-le  bien,  il  n'est  nulh 

courir  à  la  sagesse  ou  à    la  véracité 

véracité  de  nos  facultés  :  ce  serait 

celui  de  Descartes,  car  il  faudrait  ai 

sure  de  la  véracité  divine,  ce  qu'on  i 

(1)  Infiltrations  Kantiennes^  etc.  p.  96. 


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DES  MALADIES  INTELLECTUELLES  295 

poser  la  valeur  objective  de  nos  propres  facultés.  Il  s'agit 
seulement  de  regarder,  il  suffit  de  voir  :  nous  ne  saurions 
rien  dire  de  plus  mais  nous  prétendons  que  c'est  tout  ce 
qu'il  faut  dire. 

Si  Ton  veut  pousser  plus  loin  la  démonstration,  rien  ne 
saurait  plus  résister  à  l'analyse.  L'intelligence,  désagrégée 
par  la  critique,  se  volatilise  dans  le  creuset.  Les  lois  lo- 
giques qui  tiennent  au  fond  même  de  la  nature  et  qui  ne 
sont  autre  chose  que  l'expression  de  la  manière  d'embrasser 
[a  réalité,  les  lois  logiques  n'apparaissent  plus  que  comme 
dés  verres  de  lanterne  magique  dont  le  rôle  est  de  carica- 
turer la  réalité,  de  rendre  impossible  la  science  au  lieu  de 
présider  à  sa  formation.  Enfin  devant  ce  tribunal  impitoyable 
de  la  critique  qui  demande  à  tous  de  faire  la  preuve,  les  prin- 
cipes les  plus  élémentaires,  incapables  de  se  prouver  eux- 
mêmes,  sont  déclarés  coupables  d'intrusion  dans  le  domaine 
de  la  science  et  relégués  au  nombre  des  illusions  métaphy- 
siques(l).  Et  voilà  consommée  la  révolte  de  la  raison  raison- 
neuse, de  cette  partie  aiguë,  pénétrante,  sèche  —  la  moindre 
partie  de  ll'intelligence,  —  contre  l'intelligence  elle-même, 
contre  le  bon  sens. 

Après  cela,  c'est  évidemment,  fatalement  l'anarchie  intel- 
lectuelle. Les  esprits  déracinés,  séparés  de  leurs  points  d'ap- 
pui naturels,  pareils  à  des  boussoles  détraquées,  ne  savent 
plus  trouver  une  direction  et  aboutissent  à  rien  établir  de 
solide. 

Cet  état  nous  l'estimons  une  maladie  et  une  grave  maladie. 

D'autres  cependant  ne  s'en  émeuvent  pas  tant.  M.  Blondel, 
au  témoignage  de  M.  Fonsegrive  (2),  bien  loin  d'appeler  cela 

(1)  Celai  qui  Teut  se  faire  une  idée  de  ce  travail  de  dissolution  n'a  qu'à 
lire  la  brochure  de  M.  Emile  Boutroux  :  De  l'idée  de  la  loi  naturelle  par  la 
science  de  la  philosophie.  S'il  réussit  à  y  comprendre  quelque  chose  il  y 
trouvera  un  exemple  très  suggestif  de  critique  moderne  —  Et  c'est  le  cours 
professé  par  M.  Boutroux  à  la  Sorbonne. 

(2)  Le  catholicisme  et  la  vie  de  V Esprit»  Chap.  II.  —  On  trouvera  dans 
ce  chapitre  un  excellent  exposé  de  l'état  de  pensée  de  la  plupart  de  nos  com- 
temporains,  disciples  de  Kant.  Mais  il  ne  sera  peut-être  pas  inutile  de  prier  le 
lecteur  de  bien  lire  afin  de  ne  pas  attribuer  comme  on  l'a  fait  à  M.  Fonsegrive 
les  idées  de  M.  Blondel  qu'il  expose,  sans  que  pour  cela  il  les  prenne  à  son 
propre  compte. 


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296  DES  MALADIES  INTELLECTUELLES 

une  maladie,  y  «  voit  au  contraire  un  état  plus  satisfaisant 
que  l'ancien  état  tel  que  le  produisait  la  métaphysique  objec- 
tiviste,  entièrement  semblable  aux  pensées  vulgaires  ».  II 
dit  adieu,  non  pas  au  revoir,  mais  adieu  de  gatté  de  cœur  à 
la  méthode  philosophique  traditionnelle  ;  adieu  aussi  au 
genre  d'apologétique  qui  s'appuie  sur  elle  et  qu'il  qualifie 
dédaiignjdasement  de  philosophoïde.  Pour  M.  Blondel  on  n'a- 
mènera les  Kantistes  à  la  foi  et  sans  doute  tout  d'abord  au 
bon  sens  qu'en  se  plaçant  sur  leur  terrain.  C'est-à-dire  en 
((  ne  cherchant  pas  à  s'élancer  hors  de  soi-même,  comme 
d'un  bond  appuyé  sur  ces  principes  auxquels  on  accorde  d'em- 
blée une  valeur  objective,  mais- en  s'inquiétant  seulement  de 
mettre  de  l'ordre  dans  les  pensées,  en  travaillant  à  organiser 
toutes  les  idées  que  l'on  peut  avoir  dans  tous  les  domaines 
etc.  (1),  bref,  il  n'y  a  de  fécond  en  apologétique  que  la  méthode 
a  d'immanence  ». 

Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  combattre  cette  opinion  du 
subtil  et  puissant  philosophe  qu'est  M.  Blondel,  —  opinion 
que  nous  ne  pouvions  connaître  que  d'après  quelques  cita- 
tions (2).  -^  Disons  seulement,  en  rappelant  ce  que  nous 
avons  dit  dans  cet  article  :  que  le  terrain  où  nous  appellent 
les  Kantistes  est  un  sable  mouvant  où  il  est  impossible  de 
tenir  un  combat.  La  méthode  d'immanence  peut  avoir  ses 
avantages  —  mais  à  condition  qu'elle  s'appuie  sur  la  philo- 
sophie que  M.  Blondel  appelle  ifiilgaire.  Pourquoi  donc  s'ap- 
puierait-on en  gardant  les  thèse^s  kantistes  ?  quel  principe, 
quelle  vérité  commencerait-on  par  reconnaître  pour  de  là 
partira  la  conquête  des  autres  ?  Et  puis,  que  vaudraient  les 
vérités  que  l'on  prétendrait  avoir  établies,  puisque  l'intelli- 
gence resterait  la  dupe  de  sa  propre  constitution  ?  Ce  sont 
les  noumènes  après  tout;  c'est  le  monde,  c'est  votre  âme, 
c'est  Dieu  qu'il  vous  faut  atteindre  :  comment  briserons- 
nous  les  cloisons  qui  nous  en  séparent  dans  le  subjectivisme 
de  Kant  ?  M.  Blondel,  au  talent  de  qui  nous  nous  plai- 
sons à  rendre  hommage,  arrivera  peut-être  à  conduire    des 

(1)  Fonsegrive,  oper.  cit.  p.  58. 

(2)  On  sait  que  la  Lettre  sur  les  exigences  de  la  pensée  moderne  etc. . .  ne 
fui  distribuée  qu'à  un  petit  nombre  de  personnes    «  compétentes  ». 


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DES  MALADIES  INTELLECTUELLES  297 

ânies  à  la  vérité,  en  suivant  sa  méthode  :    mais   à  coup    sur 
il  devra  suivre  une  autre  logique  que  celle  de  Kant. 

Il  faut  traiter  en  malades  les  int^elligences  qui  sont  vic- 
times de  cette  logique,  et  à  notre  humble  avis,  le  premier 
point  du  traitement  c'est  de  les  amener  à  reconnaître  qu'elles 
sont  malades. 

(A  suivre,) 

Ph.  Aimé. 


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NOTES  THEOLOGIQUES 

SUR  L'UNION  DE  L'HOMME  A  JÉSUS-CHRIST 

Suite  (1) 


CHAPITRE  NEUVIEME 

Considérations  préliminaires  sur  la  nécessité 
de'l'Eucharistie 

Avant  de  prouver  directement,  par  renseignement  de  saint 
Augustin,  de  saint  Thomas  et  de  l'Eglise  elle-même,  que  le 
sacrement  de  l'eucharistie  est  de  nécessité  pour  le  salut,  nous 
allons  proposer  dans  ce  chapitre  quelques  considérations,  qui 
contiennent  d'une  manière  plus  ou  moins  directe  la  démons- 
tration de  cette  doctrine  et  qui  disposent  à  Taccepter. 

Nous  dirons  d'abord  comment  l'eucharistie  en  tant  que 
sacrifice  et  sacrement,  est  de  nécessité  dans  l'économie 
de  la  religit)n  chrétienne.  Nous  verrons  ensuite  que  parmi 
les  noms  qu'on  donne  à  l'eucharistie,  il  y  en  a  plusieurs  qui 
signifient  que  ce  sacrement  est  le  principe  de  la  vie  spiri- 
tuelle, et  par  conséquent  qu'il  est  nécessaire  au  salut.  Après 
quoi,  nous  rapporterons  les  considérations  de  quelques 
théologiens  sur  l'eucharistie,  considérée  comme  principe  de 
la  vie  chrétienne. 

(1)  Voir  le  fascicule  de  juillet  1903. 


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•iHfVU»^ 


NOTES  THÉOLOGIQUES  SUR  L'UNION  DE  L'HOMME  A  JÉSUS-CHRIST      299 


I 

Comment  l'Eucharistie  est  nécessaire  dans  l'économie 
DE  la  Religion  Chrétienne. 

L'eucharistie,  en  tant  que  sacrifice  et  en  tant  que  sacre- 
ment, est  nécessaire  à  la  perfection  de  la  religion  chrétienne. 

D'abord,  l'eucharistie  était  nécessaire  en  tant  que  sacrifice. 
La  religion  en  effet  a  pour  fin  de  relier  et  de  réconcilier  la  créa- 
ture au  Créateur  par  le  culte  qu'elle  lui  rend,  et  Tacte  prin- 
pal  du  culte  est  le  sacrifice,  par  lequel  l'homme  honore  Dieu 
en  reconnaissant  son  souverain  domaine,  en  le  remerciant  de 
ses  bienfaits,  en  satisfaisant  à  sa  justice  et  en  implorant  son 
secours.  Et  comme  nous  devons  rendre  chaque  jour  ces  de- 
voirs à  la  divinité,  il  est  nécessaire  qu'il  y  ait  dans  l'Eglise 
un  sacrifice  qui  puisse  se  renouveler  tous  les  jours.  Or  dans 
la  loi  nouvelle,  le  prêtre,  c'est  Jésus-Chrisl,  et  la  victime, 
c'est  son  corps  adorable,  qu'il  a  immolé  une  fois  sur  la  croix, 
en  consommant  la  rédemption  du  monde.  C'est  là  le  sacrifice 
unique  et  parfait,  qui  satisfait  pleinement  à  tous  nos  devoirs 
envers  Dieu.  Mais  comme  ce  sacrifice  est  le  seul  qui  soit 
vraiment  digne  de  Dieu,  il  fallait  que  ce  fût  ce  môme  sacrifice 
qui  se  renouvelât  dans  l'Eglise,  chaquejour  jusqu'à  la  fin  des 
temps  d'une  manière  mystérieuse.  Et  ce  sacrifice  quotidien, 
c'est  le  saint  sacrifice  de  la  messe,  dans  lequel  Jésus-Christ 
renouvelle  son  immolation,  et  immole  en  même  temps  avec 
lui  son  Eglise  tout  entière,  à  la  gloire  de  son  divin  Père,  qui 
est  aussi  notre  Père  et  qui  règne  dans  les  cieux.  Ainsi  l'eu- 
charistie, en  tant  que  sacrifice,  était  nécessaire  à  la  perfection 
et  à  la  constitution  même  de  la  religion  chrétienne. 

En  tant  que  sacrement,  l'eucharistie  était  nécessaire  aussi, 
et  à  un  double  titre,  comme  l'aliment  quotidien  de  la  vie 
chrétienne  et  pour  la  perfection  de  l'ordre  sacramentel. 
Voici  comment  saint  Thomas  expose  cette  double  vérité. 

c<  Les  sacrements  de  l'Eglise  sont  coordonnés  en  vue  de 
subvenir  aux  diflFérentes  nécessités  de  la  vie  spirituelle.  Or 
la  vie  spirituelle  ressemble  à  la  vie  corporelle,  parce  que  les 
choses  corporelles  portent  en  elles-mêmes  la  similitude  des 


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300  NOTES  THE0L06 

choses  spirituelles.  Or  il  est  manii 
■  porelle,  il  faut  d'abord  la  générati 
reçoit  la  vie,  et  la  croissance,  qui  1 
de  la  vie,  et  aussi  ralimentation, 
même,  pour  la  vie  spirituelle,  il  fa 
qui  est  la  génération  spirituelle  ;  pu 
raccroissemeni  de  cette  vie,  et  e 
est  Taliment.  »  3'  P.  Q.  73.  a.  1. 

Le  sacrement  de  Feucharistie  éU 
être  Taliment  de  la  vie  spirituelle, 
pour  la  perfection  des  sacrements 
ment  à  Jésus-Christ  comme  au  prin 
«  Pour  la  perfection  des'sacrem< 
est  nécessaire  qu'il  y  ait  un  sacren 
nous  soit  réellement  joint  et  uni,  ( 
une  participation  de  sa  vertu,  èomi 
ments...  et  comme  il  n'y  a  que  les 
nous  réellement,  il  était  convenal 
pris  par  mode  de  manducation  ».  I 
quaestiunc.  3.  solut.  1,  «  Pour 
faut  que  les  membres  soient  joini 
l'eucharistie  que  les  i^embres  de 
chef,  selon  saint  Jean.  VI.  57.  «  C 
et  boit  mon  sang,  «  demeure  en  b 
l'institution  de  ce  sacrement  était 
q.  1.  art.  3.  «  Comme  il  y  a  diverse 
départies  à  des  sacrements,  qui  ( 
Verbe  incarné,  il  faut  pour  la  per 
genre  qu'il  y  ait  quelque  action  sac 
buée  à  l'agent  principal  lui-même, 
C'est  pourquoi  il  était  nécessaire  qi 
l'eucharistie,  qui  contient  le  Verh 
était  convenable  que  ce  sacrement 
d'un  aliment,  parce  que  le  sens  du 
du  toucher,  est  le  seul  par  lequel  1 
sant  réellement  à  Celui  qu'il  noui 
qui  s'en  nourrit  deviennent  un.  » 
3.  solut.  1 

Le  sacrement  de  l'eucharistie  î 


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"*''"?  W*  -7 


SUR  L'UNION  DE  L^HOMME  A  JESUS-GHRIST  301 

deux  raisons  que  nous  venons  de  voir.  Il  faut  ajouter  qu'il 
était  nécessaire  encore  à  un  autre  titre,  comme  présence 
permanente  de  notre  divin  Chef  dans  son  Eglise  militante. 
«  Comme  nous  venons  de  le  dire,  il  était  nécessaire  pour  la 
perfection  de  TEglise  que  notre  Chef  nous  fût  uni  réellement. 
Tant  que  Jésus-Christ  conversa  parmi  les  hommes  dans  sa 
propre  forme,  Teucharistie  n'était  pas  nécessaire,  mais  ce 
sacrement  devint  nécessaire  quand  cette  présence  de  Jésus- 
Christ  cessa  dans  TEglise  ».  Ibid.  solut.  3. 


Il 
L'Eucharistie  est  un  principe  de  vie  spirituelle 

Parmi  les  différentes  dénominations  qui  sont  assignées  au 
sacrement  de  Feucharistie,  il  y  en  a  plusieurs  qui  indiquent 
qu'elle  est  vraiment  le  principe  de  la  vie  et  de  toutes  les 
grâces. 

4.  Et  d'abord,  le  mot  eucharistie  lui-même  à  cette  signifi- 
cation : 

«  L'eucharistie,  dit  saint  Thomas,  signifie  bonne  grâce, 
parce  qu'elle  contient  réellement  ie  Christ,  qui  est  la  pléni- 
tude de  la  grâce  ».  L'eucharistie  est  appelée  la  grâce  subs- 
tantielle,  la  grâce  subsistante,  la  substance  même  de  la  grâce. 
Elle  est  la  plénitude  de  la  grâce  et  la  source  de  toutes  les 
grâces  »,  P.  Tesnière.  Laij  somme  de  la  prédic.  euch. — 
2*"'*  Confér. 

2.  La  vie.  Saint  Augustin  dit  que  Teucharistie  est  très 
justement  appelée  «  la  vie  »  parce  que  c'est  elle  vraiment  qui 
produit  la  vie  spirituelle,  car  le  Seigneur  a  dit  :  «  Le  pain 
que  je  donnerai,  c'est  ma  chair  pour  la  vie  du  monde  ». 

3.  La  Communion.  «  L'eucharistie  est  appelée  la  commu* 
nion  ou  la  synaxe,  parce  que  c'est  ce  sacrement  qui  signifie  et 
qui  opère  l'unité  de  l'Eglise  ».  (Q.  73.  art.  4.)  C'est  lui  qui 
nous  fait  tous  avec  Jésus-Christ  un  même  corps  et  un  même 
pain.  Le  catéchisme  romain  dit  que  ce  nom  de  communion, 
qui  est  donné  à  l'eucharistie^  vient  manifestement  de  ces  pa- 
roles de  l'apôtre  :  ce  Ce  calice  dé  bénédictioa,  que   nous  bé* 


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NOTES  THÉOLOGIQUES 

3St-il  pas  la  communicçition  du  sang  de  Jésus-Christ.  » 
lelon  Finterprétation  de  ce  texte  par  saint  Jean 
3  :  «  Ce  sacrement  nous  unit  à  Jésus-Christ  et 
t  participants  de  sa  chair  et  de  sa  divinité,  et  il  nous 
uns  aux  autres  dans  le  même  Jésus-Christ,  et  il  fait 
tous  un  même  corps  ».  (Catec.  rom.  Pars  2**.  De 
îcr.  n**  5.)  «  Ce  nom  de  communion  ou  communi- 
corps  et  du  sang  de  Jésus-Christ,  ne  signifie  pas 
que  nous  recevons  tous  le  même  corps  et  le  même 
hrist  mais  aussi  que  nous  devenons  tous  le  même 
le  même  sang  du  Christ.  Avec  Jésus-Christ  et 
î.  »  (Corn  .a  Lap.  in  1  Cor.  XI.  16).  L'eucharistie  ne 
ns  doute  ces  effets  dans  leur  plénitude,  que  dans 
lion  sacramentelle,  mais  ces  effets  se  trouvent  déjà 
aine  manière  dans  la  grâce  du  baptême,  *  par  la 
ïcrement  de  Teucharistie,  «  qui  signifie  et  qui  opère 
l'Eglise.  » 

►omption.  L'eucharistie  est  appelée  l'Assomption, 
tion  est  le  propre  nom  de  l'union  hypostatique,  où 
pris  notre  nature,  et  c'est  également  un  des  noms 
ies"et  traditionnels  du  sacrement  de  l'eucharistie, 
le  Verbe  incarné  s'adjoint  chacun  de  ses  membres, 
ppelle  Métalepsis,  c'est-à-dire  l'Assomption,  parce 
saint  Jean  Damascène,  c'est  par  l'eucnaristie  que 
sumons  la  divinité  du  Fils  de  Dieu.  »  (Q.  73.  art.  4). 
tension  de  l'Incarnation.  Cette  dénomination  est 
1  l'eucharistie,  en  tant  qu'elle  unit  et  adjointau  Verbe 
lacun  de  ses  membres  spirituels,  dans  l'unité  du 
u  Christ.  Or  cet  effet  se  trouve  déjà  dans  la  grâce 
le,  bien  que  l'usage  sacramentel  de  l'eucharistie 
se  seul  la  perfection. 

ystère  de  la  foi.  Dans  la  primitive  Eglise,  au  moment 
;écration  du  Calice,  le  diacre  se  tournait  vers  le 
disait  à  haute  voix  :  «  mysterium  fidei  :  le  mystère 
.  Et  dans  la  suite,  ces  paroles  ont  été  insérées  par 
ans  la  forme  même  de  la  consécration  du  Calice, 
stie  est  le  mystère  de  la  foi  en  tant  qu'elle  est  de 
nystères,  celui  que  la  raison  humaine  accepte  le 
ilement  :  mais  cette  expression  a  encore  un  autre 


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SUR  L'UNION  DE  L'HOMME  A  JËSUS-GHRIST  303 

sens,  sens   plus  profond  et  plus  mystérieux  comme  nous 
allons  le  voir. 

Catéchisme  romain.  «  Le  sang  de  Jésus-Christ  nous  a  don- 
né l'entrée  dans  l'héritage  éternel  ;  il  nous  a  proposé  Jésus- 
Christ  comme  propitiateur  par  la  foi  en  son  sang,  afip  que 
lui-même  qui  est  le  Juste,  justifie  aussi  celui  qui  est  de  la 
foi  de  Jésus-Christ.  »  Pars  2*  de  saer.  Euch,  n.  22.  La  Justi- 
fication de  rhomme  se  fait  par  le  mystère  de  la  foi  au  sang 
de  Jésus-Christ,  et  ce  sang  qui  nous  justifie  est  proposé  à 
notre  foi  dans  l'eucharistie. 

Saint  Thomas.  «  L'eucharistie  est  appelée  le  mystère  de 
la  foi,  en  tant  qu'elle  est  l'objet  de  la  foi  ;  car  c'est  par  la  foi 
que  nous  savons  que  le  sang  de  Jésus-Christ  est  vraiment 
présent  dans  ce  sacrement,  et  c'est  la  passion  de  Jésus-Christ 
qui  justifie  par  la  foi.  Le  sacrement  du  baptême  est  appelé 
le  sacrement  de  la  foi,  parce  qu'il  est  une  certaine  protesta- 
tion de  la  foi  ;  mais  l'eucharistie  est  le  sacrement  de  la  cha- 
rité, parce  qu'il  la  signifie  et  qu'il  l'opère.  »  (Q.  78.  art.  ni, 
ad  6.) 

a  L'efi'et  de  la  passion  de  Jésus-Christ  est  la  rémission 
des  péchés.  Aussi  dans  la  consécration  du  calice,  il  est  dit 
que  ce  sang  de  la  nouvelle  alliance  sera  répandu  pour  la  ré- 
mission des  péchés.  Quant  au  moyen  par  lequel  cet  effet  est 
appliqué  à  l'homme,  c'est  la  foi.  En  effet,  c'est  par  le  moyen 
de  la  foi,  que  ce  sang  de  Jésus-Christ  a  opéré  la  rémission 
des  péchés  dans  l'Ancien  et  dans  le  Nouveau  Testament  ;  et 
c'est  pour  cette  raison,  qu'il  est  dit  dans  la  forme  de  la  con- 
sécration :  mysierium  fidei.  »  (In  IV.  dist.  vin  Q.  2.  art.  2.  — 

solut.  3.)    r 

La  Passion  et  le  sang  de  Jésus-Christ  sont  la  cause  de  la  ré- 
mission des  péchés  et  de  la  justification.  Le  sang  de  Jésus- 
Christ  justifie  parla  foi,  et  ce  sang  est  proposé  dans  l'eucha- 
ristie comme  objet  de  la  foi.  C'est  l'eucharistie  qui  remet  les 
péchés  et  qui  justifie  par  la  foi  au  sang  de  Jésus-Christ, 
présent  dans  ce  sacrement,  et  c'est  pourquoi  Teucharistie 
est  appelée  le  mystère  de  la  foi  ;  car  d'après  saint  Thomas 
et  le  catéchisme  romain,  c'est  l'eucharistie  qui  opère  dans 
chaque  homme  l'effet  que  la  passion  avait  mérité  pour  tous 
les  hommes. 


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;  V^rW^^J. 


DTES  THÉOLOGIQUKS 

on,  «  mystère  de  la  foi  »,  insérée  dans 
Tation  du  calice,  signifie  que  le  sang 
5t,  reçu  spirituellement,  opère  par  la 
stérieuse,  la  rémission  des  péchés  et 

î  nous  tenions  pour  plus  solide  et  plus 
3n  du  «  mysterium  fidei  »,  il  nous  sera 
proposer  une  autre,  qui  nous  semble 
ûlité. 

ion  de  Fhomme  à  Jésus-Christ.  L'eucha- 
uifiignifie  et  qui  opère  Tunité  du  Christ 
eucharistie  nous  sommes  tous,  comme 
ramentels  à  Jésus-Christet  entre  nous, 
;ne  des  espèces  sacramentelles  signifie 
s  du  Christ,  son  corps  mystique,  et  que 

tous  un  même  pain  dans  le  Christ, 
le  sacrement  de  Tunité  du  Christ  et  des 
ï  qui  s'opère  dans  la  foi,  et  ainsi  elle 
[nystèrede  cette  foi.  De  plus,  le  corps 
ant  qu'il  est  sous*  les  espèces  sacra- 

opère  l'unité  du  corps  mystique  du 
i  lorsque  la  sainte  Eglise  faisait  pro- 
î  la  consécration  :  «  Voici  le  mystère 
ons. volontiers  qu'elle  voulait  dire  ce 
tin,  expliquant  comment  ce  sacrement 
î  du  Christ  et  de  l'Eglise:  «  Voici  le  sa- 
gne  de  l'unité  du  Christ,  le  lien  de  la 
ystère  de  l'unité  du  Christ  et  de  son 
!  foi  et  dans  un  même  sacrement  de  la 
nous  fait  tous  avec  le  Christ  un  même 
n. 

3nde  interprétation  du  mysterium  fidei 
a  première,  car  c'est  en  nous  unissant 
oi  et  la  charité,  que  l'eucharistie  opère 
s  et  la  justification. 


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Gor  -', 


SUR  L'UNION  DK  L  HOMMK  A  JESUS-CHKIST 


m 


Considérations  de  quelques  théologiens 
SUR  l'eucharistie  comme  principe  de  la  vie  spiritl 

Jl  y  a  deux  aspects  différents  à  considérer  dans  le 
ment  de  Teucharistie.  D'abord,  Teucharistie  est  un  de 
sacrements,  ayant  sa  fin  particulière,  qui  est  d'entret 
d'accroître  la  vie  dans  les  âmes  par  mode  de  manducal 
de  produire  une  délectation  spéciale  et  une  réfectioi 
tuelle  qui  est  une  perfection  de  la  charité. 

A  un  point  de  vue  plus  général  le  sacrement  de  l 
ristie  est  le  principe  et  la  fin  de  la  vie  chrétienne.  Il 
la  fin,  parce  que,  par  sa  réception  sacramentelle,  il  coi 
nôtre  union  à  Jésus-Christ  et  donne  à  notre  état  de  cl 
toute  la  perfection  dont  il  est  capable  dans  Tordre 
grâce.  Il  en  est  aussi  le  principe,  parce  que  c'est  lui  q 
duit  cette  incorporation  au  Christ,  qui  est  le  fondemer 
vie  spirituelle  et  qui  se  trouve  dans  la  grâce   du  ba 

Or,  sous  ce  second  aspect  de  principe  et  de  fin,  V 
ristie  dépasse  fnanifestement  la  raison  d'aliment.  L'a 
en  effet  ne  fait  qu'entretenir  la  vie,  mais  il  ne  la  prodi 
et  il  n'a  pas  non  plus  la  propriété  de  constituer  celui 
prçnd  dans  un  état  de  perfection.  Il  y  a  donc  autre  i 
considérer  dans  le  sacrement  de  l'eucharistie,  qu< 
raison  d'aliment,  selon  laquelle  il  entretient  la  vie  spiri 
et  nous  verrons  que  ce  Pain  de  vie,  cette  chair  vivifiai 
le  Christ  nous  a  donnée  pour  la  vie  du  monde,  est  vr 
pour  nous  le  principe  de  la  vie  spirituelle. 

Rupert.  «  Il  y  a  deux  grands  sacrements,  le  baptêir 
banquet  vivifiant  du  corps  du  Christ;  et  il  est  hors  de 
qu'ils  sont  l'un  et  l'autre  si  nécessaires,  que  sans  eux 
homme  ne  peut  entrer  dans  la  vie  et  dans  le  royau 
Dieu.  En  effet,  le  Seigneur  a  dit  :  «  En  vérité,  en  vérité  j 
«  le  dis,  si  quelqu'un  ne  renaît  de  l'eau  et  de  TEsprit 
<(  il  ne  peut  voir  le  royaume  de  Dieu.  »  Et  il  a  dit 
«  En  vérité,  en  vérité  je  vous  le  dis,  si  vous  ne  mar 

E.  F.  -  \.  —  2 


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i 


306  XÛtES  THEOLOGIQUE! 

«  chair  dû  Fils  de  THoinme  et  si  vous 
((  vous  n'aurez  pas  la  vie  en  vous  ».  Mi 
i .  <(  Après  avoir  dit  :  «  Ceci  est  mon 

y;  pour  vous  »,  le  Seigneur  ajoute  :  «  Pc 

}  péchés  »,  et  parla  il  nous  fait  compre 

]  crement.  De  même  en   etl'et,  que  dans 

j  .  suspendu  à  la  croix,  Jésus-Christ  a  op 

\  péchés  pour  tous  les  élus  de  l'Ancien 

l  dans  cette  forme  sacramentelle  du  pain 

I  tain  qu'il  produit  cet  effet  de  la  rémissi^ 

l  opère  la  vie  éternelle  pour  tous  les  él 

r  sion  viennent  à  la   foi.  »   De  Trinit.  I 

^  T.  I,  p.  1663.  —  Même  sentence,  T.  111 

J  L'abbo  Rupert  dit  que  depuis  la  mort 

'i  Teuchariatie    qui  applique  aux  homm' 

I  Passion  et  qui  opère  la  rémission  des 

*  nelle,  et  il  dit  que  ce  sacrement  est  aue 

I  que    le   sacrement  du   baptême.  Il   pa 

tion  sacramentelle  de  Teucharistie,  ma 
spirituelle,  qui  est'  comprise  dans  la 
qui  incorpore  à  Jésus-Christ. 

GuiTMOM)  :  «  De  même  que  l'àme  es 
même,  mais  d'une  manière  bien  plus  ej 
de  Dieu,  1»  chair  du  Sauveur  est  la  vie 
donne  au  corps  qu'une  vie  naturelle  et  c 
la  chair  de  Jésus-Christ  donne  à  TËglis 
et  éternelle.  »  (De  verit,  Euch.  Lib.  1). 
veur  qui  est  la  vie  de  l'Eglise,  Guitmoi 
ment  que  c'est  sa  chair  eucharistique,  < 
monde. 

Gerbi:t  :  «  L'Eglise  universelle  a  touj( 
môme  du  Christ,  qu'il  est  et  sera  contim 
qu'à  la  consommation  des  siècles,  bien  ( 
visible,  au  monde  régénéré  :  et  que  c 
nente  est  le  principe  vital  du  christia 
générât.  Chap.  3). 

Ainsi  la  présence  permanente  de  Jésii 
parle  sacrement  de  l'eucharistie  est  poi 
le  principe  même  de  la  vie. 


I 


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SUR  L  UNION  DK  L'HOMME  A  JESUS-CHRIST  307 

Cahd.  Franzelin:  «  Jésus-Christ  est  présent  dans  son  corps 
mystique,  non  seulement  par  sa  divinité,  non  seulement 
par  Tinfluence  de  ses  mérites  :  mais  il  demeure  présent 
dans  TEglise,  dans  ses, membres,  par  son  humanité  elle- 
même,  car  il  est  monté  au-dessus  de  tous  les  cieux  afin 
de  remplir  toutes  choses.  Ainsi  il  assiste  et  préside  simulta- 
nément à  son  Eglise  triomphante  et  à  son  Eglise  militante  ; 
mais  il  assiste  et  préside  à  Tune  et  à  l'autre  dans  des  condi- 
tions qui  répondent  à  Tétat  de  chacune  d'elles.  Dans  TEglise 
triomphante,  le  Christ  est  dans  son  état  de  gloire;  dans 
l'Eglise  militante,  il  est  en  état  de  victime,  s'immolant  avec 
elle  à  la  gloire  de  son  Père,  et  en  état  d'aliment  pour  faire 
de  nous  tous  un  même  pain  et  un  même  corps.  »  (De  Verb. 
incarn.Thes.  41,  p.  414). 

P.  Tbsnièrk  :  «  L'eucharistie  est  la  grâce  par  excellence, parce 
que  Jésus  y  est  pour  nous  la  source  de  toutes  les  grâces.  — 
Jésus  y  possède  et  y  exerce  dans  une  plénitude  parfaite  et 
actuelle  sa  grâce  de  Chef  de  tous  les  élus.  Cette  grâce  con- 
siste en  ce  que  l'humanité  de  Jésus  est  le  principe  et  le  ré- 
servoir de  toutes  les  grâces  qui  ont  été,  sont  et  seront  faites 
à  quelque  créature  que  ce  soit.  —  Le  trésor  des  grâces  de 
Jésus,  dont  la  passion  est  la  clef,  ne  s*ouvre  que  par  le  sacri- 
fice eucharistique.  Car  ce  sacrifice  est  la  passion  continuée 
jusqu'à  la  fin  des  temps.  —  Toutes  nos  grâces  nous  viennent 
donc  de  cette  sainte  humanité  de  Jésus  sacramentel  ;  elles 
tirent  d'elle  leur  origine,  elles  vivent  en  elle  comme  des 
accidents  en  leur  substance,  elles  sont  des  ruisseaux  que 
cette  source  alimente  ».  (Somme  de  la  prédic.  euch.  T.  L 
2*  Confér.) 

Card.  Bourret:  «  Jésus-Christ  n'est  pas  seulement  présent 
dans  le  sacrement  de  son  amour  ;  il  y  est  avec  toutes  ses 
qualités  et  tous  ses  offices,  avec  tous  ses  attributs  et  tous  ses 
ministères.  Quelles  sont  ces  fonctions  de  la  sainte  humanité 
de  Jésus-ChristPCe  sont  les  fonctions  de  médiateur,  de  prêtre, 
de  docteur,  d'auteur  et  de  consommateur  de  la  foi.  Or  ces 
divers  offices  et  ministères,  Jésus-Christ  continue  à  les  rem- 
plir par  son  humanité  eucharistique,  sinon  de  la  même  manière 
que  quand  il  habitait  visiblement  parmi  nous,  du  moins  avec 
la  -même  permanence  et  la  même  efficacité.  C'est  une  doc- 


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OH  NOTES  tHÉOLOGIQUES 

rine  commune  parmi  les  docteurs  et  les  théologiens  catho- 
iques,  que  Jésus-Christ  dans  le  sacrement  où  il  demeure 
;aché,  conserve  ses  titres  et  en  exerce  les  fonctions.  La  rai- 
on,  à  défaut  de  tout  enseignement  positif,  l'indiquerait  du 
este  suffisamment  et  le  ferait  conclure  comme  conséquence 
nécessaire  de  la  divine  constitution  de  sa  personne  et  de  sa 
présence  dans  son  auguste  sacrement  ».  —  Instr.  pastor. 
)our  recommander  les  œuvres  eucharistiques. 

Ainsi,  c'est  une  doctrine  commune  parmi  les  docteurs, 
[ue  Jésus-Christ,  dans  son  humanité  eucharistique,  centi- 
me à  exercer  ses  fonctions  de  médiateur,  de  chef  et  de  pon- 
ife,  et  qu'il  est  dans  l'eucharistie  le  sanctificateur  de  son 
îglise  militante,  aussi  véritablement  qu'au  ciel  il  est  le  glo- 
*ificateur  de  son  Eglise  triomphante.  Tous  les  théologiens 
cependant  ne  s'accordent  j)as  sur  ce  point  de  doctrine,  et 
plusieurs  pensent  que  c'est  en  tant  qu'il  e$t  au  ciel  et  non 
m  tant  qu'il  est  dans  l'eucharistie,  que  Jésus-Christ  exerce 
lans  l'Eglise  militante  ses  fonctions  dé  médiateur  et  de  chef. 

En  efïet,  bien  que  Jésus-Christ  exerce  certainement  une 
nfluence  universelle  sur  l'Eglise  militante  et  sur  tout  l'ordre 
le  la  grâce\  et  qu'il  soit  identique  à  lui-même  au  ciel  et  dans 
'eucharistie,  cependant  cette  influence  peut  lui  être  attribuée 
jelon  l'un  ou  l'autre  de  ces  deux  états.  Ainsi  dans  la  com- 
nunion  sacramentelle,  il  est  certain  que  c'est  le  corps  eucha- 
•istique  de  Jésus-Christ  qui  opère  notre  union  avec  lui,  et 
ion  pas  précisément  son  corps  en  tant  qu'il  est  au  ciel.  Mais 
în  est-il  de  même  dans  la  communion  spirituelle,  dans  la 
)roduction  de  la  grâce  première  et  dans  toute  augmentation 
l^union  à  Jésus-Christ  ?  C'est  sur  quoi  les  théologiens  sont 
livisés. 

Ceux  qui  ne  reconnaissent  pas  que  l'eucharistie  soit  de 
lécessité  de  moyen,  disent  qu'en  dehors  de  la  communion 
lacramentelle,  toute  production  de  grâce  procède  de  Jésus- 
christ  en  tant  qu'il  est  au  ciel.  Ceux  qui  professent  cette  né- 
cessité de  l'eucharistie,  attribuent  à  ce  sacrement  la  produc- 
ion  de  la  grâce  première  et  la  production  de  toutes  les  autres 
frâces.  Or  ce  sentiment,  à  le  considérer  simplement  en  lui- 
néme,  nous  paraît  le  plus  probable  et  le  plus  fondée 

Jésus-Christ  en  effet,  ayant  voulu  demeurer  présent  dans 


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SUR  L'UNION  DE  L'HOMME  A  JKSUS-GHRIST  309 

TEglise  militante,  et  possédant  dans  l'eucharistie  la  même 
qualité  de  chef  et  la  même  puissance  que  dans  le  ciel,  il 
semble  convenable  de  lui  attribuer  dans  ce  sacrement  tout 
ce  qu'il  opère  dans  Tordre  de  la  grâce. 

De  plus,  comme  Jésus-Christ  se  propose  à  nous  dans 
Teucharistie  dans  des  conditions  conformes  à  notre  état  pré- 
sent de  foi  et  d'épreuve  ;  comme  il  continue  dans  ce  sacre- 
ment sa  propre  passion  jusqu'à  la  fin  des  temps,  qu'il  y  est 
dans  un  état  d'immolation  et  qu'il  s'y  adjoint  ses  membres  mys- 
tiques pour  les  immoler  avec  lui  et  compléter  en  eux  ce  qui 
manque  à  sa  passion,  il  convient  de  lui  attribuer  selon  cet 
état  eucharistique,  et  la  première  incorporation,  qui  nous 
fait,  selon  saint  Thomas,  «  les  membres  du  divin  crucifié  », 
et  toutes  les  autres  grâces  et  vertus,  lesquelles  ne  nous  unis- 
sent à  Jésus-Christ  qu'en  nous  faisant  mourir  à  nous-mêmes. 

Jésus-Christ,  sans  doute,  est  aussi  selon  son  état  glorieux 
le  chef  de  l'Eglise  militante,  parce  que  l'ordre  de  la  grâce 
tend  à  la  gloire  comme  à  sa  fin  naturelle,  et  que  par  la  grâce 
nous  sommes  déjà  en  quelque  manière  ressuscites  avec  Jésus- 
Christ  ;  mais  Jésus-Christ  selon  son  état  eucharistique  est 
plus  particulièrement  et  comme  plus  directement  le  chef  de 
TEglise  militante,  parce  que  c'est  par  ce  sacrement  qu'il 
continue  sa  passion  en  lui-même  et  en  nous. 

Que  l'eucharistie  soit  le  principe  môme  de  la  vie  chrétienne 
Cela  ressort  de  ce  qu'elle  en  est  le  terme  et  la  perfection. 
Cette  raison  est  indiquée  par  saint  Thomas  :  «  La  perfection 
«  de  chaque  chose  en  dehors  d'elle-même  est  le  principe 
«  d'où  elle  a  tiré  l'être,  et  c'est  en  s'unissant  à  lui  qu'elle  se 
«  perfectionne  et  se  complète.  C'est  pourquoi  le  premier 
«  agent  a  £uissi  la  raison  de  fin  dernière,  qui  donne  la  perfec- 
«  tion.  Or  le  principe  de  la  vie  chrétienne,  c'est  Jésus-Christ, 
«  et  c'est  pourquoi  l'eucharistie  rend  parfait  en  unissant  à  Jé- 
«  sus-Christ.  Aussi,  comme  le  dit  saint  Denis,  ce  sacrement 
w  est  la  perfection  de  toutes  les  perfections,  et  la  réception  des 
«  autres  sacrements  se  complète  dans  l'eucharistie  »  (In  IV. 
dist.  viii.q.  1.  a.  1. —  QuœstiuncS.  so^lut.  1.   ad.  1). 

Jésus-Christ  par  l'eucharistie  produit  la  perfection  de  la 
vie  spirituelle  ;  c'est  donc,  aussi  par  ce  sacrement  qu'il  en  est 
le  premier  agent  et  le  principe. 


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310 


NOTES  THÉOLOGÎQUES 


'  f 


Suarez  trouve  que  cette  doctrine  de  saint  Thomas  offre  la 
plus  grande  difficulté,  parce  que,  dit-il,  si  c'est  Teucharistie 
qui  produit  la  grâce  première,  il  semble  s'ensuivre  que  la  pro- 
duction de  cette  grâce  ait  été  le  but  de  son  institution,  tandis 
que  ce  sacrement  a  été  institué  pour  opérer  la  perfection  de 
Tunion  à  Jésus-Christ  par  sa  réception  sacramentelle.  Maisen 
réalité,  cette  difliculté  n'existe  pas.  Car,  de  ce  que  Teucha- 
ristie  produise  la  grâce  première,  il  ne  s'ensuit  pas  que  cet 
effet  soit  la  fin  propre  et  directe  de  son  institution.  L'Eu- 
charistie, il  est  vrai,  a  été  instituée  directement  pour  pro- 
duire la  perfection  de  l'union  à  Jésus-Christ  par  la  commu- 
nion sacramentelle  ;  mais  nous  disons  que  Jésus-Christ, 
s'étant  constitué  dans  l'Eglise  sous  les  voiles  du  sacrement 
et  dans  un  état  d'immolation,  comme  chef  et  pontife  de  ses 
membres  militants,  il  est  convenable  que  ce  poit  lui  qui  se- 
lon son  état  de  sacrement  plutôt  que  selon  son  état  glorifié, 
produise  dans  TEglise  militante  notre  incorporation  à  lui- 
même  et  tout  ce  qui  relève  de  l'ordre  de  la  grâce. 

Il  nous  reste  à  prouver  directement  que  l'eucharistie  est 
de  nécessité  pour  le  salut,  et  que  cette  doctrine  est  celle  des 
Pères  de  saint  Thomas  et  de  l'Eglise  elle-méma. 


CHAPITRE  DIXIEME 


L'Eucharistie  est  de  nécessité  de  moyen  pour  le  salut. 


1 


Le  sacrement  de  l'eucharistie  est  de  nécessité  de  ihoyen, 
parce  que,  de  même  qu'il  est  la  fin  delà  vie  spirituelle,  c'est 
lui  qui  produit  aussi  la  première  incorporation  à  Jésus- Christ 
et  la  grâce  première, 

«  Les  théologiens,  dit  saint  Liguori,  ne  s'accordent  pas 
«  sur  ce  point.  «  Les  uns  nient  que  l'eucharistie  soit  de  néces- 
«  site  de  moyen,  parce  que,  disent-ils,  ce  sacrement  n'a  pas 
«  été  institué  pour  produire  la  grâce  première,  les  autres 
«  affirment  que  le  désir  au  moins  implicite  de  Teucharistie, 
«  regardant  ce  sacrement  comme  la  fin  de  la  vie  spirituelle, 
«  est  nécessaire  au  salut,  tant  pour  les  enfants  que  pour  les 


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SUR  L'UISION  DE  L'HOMME  A  .lÉSUS-CHRÎST  M\ 

a  adultes.  Celte  opinion  est  la  plus  [)robable,  et  c'est  Tensei- 
«  gnementdesaintThomas».(DeEuch.-r-Lib.  VI. — Tract.3. 
—  cl.—  n.  192).      ~ 

Le  sentiment  de  ceux  qui  nient  que  Teucharistie  soit  de 
de  nécessité  de  moyen,  se  trouve  bien  exposé  dans  Suarez. 
Saint  Thomas»  dit-il»  ensêigrte  que  la  grftce  ou  l'union  à 
Jésus-Christ  et  à  l'Eglise,  unité  en  dehors  de  laquelle,  il  n'y 
a  pas  de  salut,  est  Veïïet  propre  de  l'eucharistie.  Mais  il  faut 
remarquer  que  celte  unité  de  l'Eglise  peut  être  considérée 
de  deux  manières  :  soit  en  ^èlle^méme,  soit  en  tant  qu'elle 
peut  être  l'effet  de  l'eucharistie,  qui  en  produit  la  perfection. 
Dans  ce  dernier  sens,  cette  unité  est  proprement  et  formel- 
lement l'effet  de  l'eucharistie.  Dans  le  premier  seti^,  cette 
unité  prise  en  elle-même  et  d'une  manière  générale,  n'est 
pas  nécessairement  l'effet  de  ce  sacrement  à  proprement  par- 
ler, car  elle  peut  être  produite  et  augmentée  par  les  autres 
sacrements  et  par  les  actes  des  vertus.  Cependa^it,  par  une 
certaine  appropriation,  on  dit  que  cette  union  est  l'effet  de 
l'eucharistie,  parce  que  c'est  une  union  à  Jésus-Christ,  lequel 
est^  contenu  dans  ce  sacrement,  comme  on  dit  qu'en  s'unis- 
eant  à  Jésus-Christ  par  la  foi  et  la  charité>  on  mange  spiri- 
tuellement le  Christ  en  ce  sacrement.  C'est  dans  ce  sens  qu'on 
peut  dire  que  l'eucharistie  est  de  nécessité  pour  le  salut.  » 
(In.  q.-73.  a.  3.  —  Edit.  Vives.  T.  xx  —  p.  713). 

Tel  est  le  sentiment  de  Suarez  ;  mais  ce  n'est  pas  là  le  sens 
de  la  tradition  et  l'enseignement  de  saint  Thomas.  Le  sacre- 
ment de  l'eucharistie  ne  produit  pas  seulement  la  perfection 
de  l'union  à  Jésus-Christ  par  sa  réception  sacramentelle, 
mais  il  opère  par  le  désir  de  le  recevoir,  par  une  communion 
spirituelle,  la  première  incorporation  à  Jésus-Christ  ôt  la 
grâce  :  et  ainsi,  il  est  à  proprement  parler  de  nécessité  pour 
le  salut. 


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/ 


I 


312  NOTKS  TIIKOLOOIQUES 

I 

I. 

Doctrine  de  saint  Algustin, 

Cette  question  de  la  nécessité  de  l'eucharistie  a  été  surtout 
agitée  à  l'occasion  de  l'hérésie  des  Pélagiens,  et  saint  Au- 
.gustin  a  été  le  principal  champion  de  TEglise  dans  la  réfu- 
tation de  cette  erreur.  C'est  donc  à  lui  particulièrement  que 
nous  nous  adressons  pour  connaître  la  doctrine  catholique 
sur  ce  point. 

Les  Pélagiens  niaient  le  péché  originel,  et  disaient  que 
les  enfants  peuvent  être  sauvés  sans  le  baptême.  «  Mais 
comme  ils  sont  confondus,  dit  saint  Augustin,  par  cette  sen- 
tence du  Seigneur  :  «  Celui  qui  ne  renaîtra  pas  de  Teau  et 
de  TEsprit,  n'entrera  pas  dans  Iç  royaume  des  cieux  ;  »  alors 
ils  ont  cherché  un  nouveau  subterfuge,  disant  qu'en  effet  les 
enfants  non  baptisés  ne  peuvent  obtenir  le  royaume  des  cieux, 
mais  que  cependant,  en  raison  deleurinnocence,ilsreçoivent 
le  âalut  et  la  vie  éternelle,  comme  si  la  vie  éternelle  pouvait 
être  autre  chose  que  le  royaume  des  cieux.  Ils  se  réfugient 
dans  cette  argutie,  que  le  Seigneur  n'a  pas  dit  que  celui  qui 
ne  renaîtra  pas  de  l'eau  et  de  l'Esprit  n'aura  pas  la  vie,  mais 
qu'il  n'entrera  pas  dans  le  royaume  des  cieux.  Les  enfants  sans 
le  baptême  peuvent  donc, disent-ils,  avoir  la  vie  éternelle, bien 
qu'ils  n'entrent  pas  dansle  rayaumedes  cieux.  Pour  résoudre 
ce  doute,  écoutons  le  Seigneur  lui-même,  qui  en  parlant  non 
pas  du  baptême,  mais  de  Teucharistie;  que  les  enfants  ne 
peuvent  recevoir  sans  le  baptême,  a  dit  :  «  Si  vous  ne  man- 
gez ma  chair  et  si  vous  ne  buvez  mon  sang,  vous  «  n'aurez 
pas  la  vie  en  vous  ».  Que  faut-il  de  plus  ?  Que  peuvent- 
ils  répondre  à  cela  ?  »  (De  peccat.  merit.  et  remissi.  et  de 
bapt.  parvul  —  Lib.  r.  n°26.) 

Les  enfants  non  baptisés  ne  peuvent  pî\s  avoir  la  vie  éter- 
nelle, parce  que  pour  avoir  la  vie  éternelle  il  faut  manger  la 
chair  du  Fils  de  l'homme,  et  cela,  ils  ne  peuvent  le  faire  que 
dans  la  réception  du  baptême.  Les  enfants  n'ont  donc  la  vie 
éternelle,  que  parce  qu'en  recevant  le  baptême  ils  participent 
à  l'eucharistie  par  une   mandu(  ation    spirituelle.    Saint  Au- 


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SUR  LUNMON  DE  LUOMME  A  JÉSUS-CHRIST  313 

gustîn  insiste  sur  cette  doctrine  et  il  ne  ise  lasse  pas  de  Tin- 
culquer. 

a  Cette  sentence  du  Seigneur,  qu'on  ne  peut  avoir  la  vie 
sans  manger  sa  chair,  s'applique  égalementà  tous  les  hommes, 
à  ceux  auxquels  il  parle  et  à  ceux  de  tous  les  temps,  aux  enfants 
aussi  bien  qu'aux  adultes  .  Le  Seigneur  en  efTet  n'a-t-il  pas 
dit  aussi  :  a  Le  Pain  que  je  donnerai,  c'est  ma  chair pourla  vie 
du  monde.  »  Le  monde,  c'est  tout  homme  qui  vient  dans  ce 
monde,  c'estdonc  aussi  pour  les  enfants,  que  cette  chair  a  été 
donnéecomme  l'aliment  quiproduitlavie,et  s'ils  ne  mangent 
pas  la  chair  du  Filsde l'homme,  euxnonplusnepeuvent  avoir 
la  vie.   » 

«  Le  Seigneur  a  dit  que  celui  qui  ne  mangerait  pas  sa 
chair,  c'est-à-dire  qui  ne  serait  pas  participant  de  son  corps, 
celui-là  n'aurait  pas  la  vie.  Ainsi,  les  enfants  non  baptisés 
non  seulement  ne  peuvent  pas  entrer  dans  le  royaume  des 
cieux,  mais  ils  ne  peuvent  pas  avoir  la  vie  sans  le  corps  de 
Jésus-Christ,  et  ils  ne  lui  sont  incorporés  qu'en  recevant  le 
baptême  ».  {Ibid.  Lib.  III.  c.  4.  n.  8). 

Pour  avoir  la  vie,  il  faut  être  incorporé  à  Jésus-Christ,  il. 
faut  participer  à  son  corps.  Cette  incorporation  se  fait  par  la 
manducation  de  sa  chair,  par  la  participation  à  l'Eucharistie, 
et  cela  ne  se  fait  pour  les  enfants  que  dans  le  baptême.  Le 
baptême  leur  est  donc  nécessaire  pour  avoir  la  vie. 

«  C'est  très  justement,  dit  ailleurs  saint  Augustin,  que 
les  chrétiens  de  Carthage  n'appellent  le  baptême  que  «  le 
salut  »,  et  l'eucharistie  «  la  vie  ».  Cet  usage  leur  est  venu 
sans  doute  de  la  tradition  antique  et  apostolique,  selon  la- 
quelle les  Eglises  du  Christ  ont  toujours  pjcofessé  que,  sans 
le  baptême  et  l'eucharistie,  aucun  homme  ne  peut  parvenir 
ni  au  royaume  de  Dieu  ni  à. la  vie  éternelle.  Or  l'Ecriture 
elle-même  leur  rend  témoignage.  Le  baptême  en  effet  est  vé- 
ritablement le  salut.  Car  il  est  écrit  :  «  Il  nous  a  sauvés  par 
le  sacrement  de  la  régénération.  »  (Tit,  III,  5).  Et  l'eucharis- 
tie est  véritablement  la  vie,  selon  ces  paroles  du  Seigneur  : 
«  Le  Pain  que  je  donnerai,  c'est  ma  chair  pour  la  vie  du 
a  monde  »,  et  :  «  Si  vous  ne  mangez  la  chair  du  Fils  de 
«  l'homme  et  si  vous  ne  buvez  son  sang,  vous  n'aurez  pas  la 
«  vie  en  vous.  »  (Jo.  VI),  Si  donc,  comme  tant  et  de  si  grands 


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NOTES  THEOLOGIQUES 

ngnages  s'accordent  à  rafRrmer,on  ne  peut  espérer  sans 
aptême,  et  sans  reucharîstie,  ni  le  salut  ni  la  vie  éler- 
3,  c'est  vainement  qu'on  promet  Hun  ou  Tautre  aux  en- 
î  qui  ne  sont  pas  baptisés.  Or  il  n'y  a  que  le  péché  qui 
ô  de  la  vie  éternelle  ;  c'est  donc  aussi  pour  les  enfants  à 
iser  qu'a  été  répandu  ce  sang,  qui,  avant  d'avoir  été  versé, 
î  donné  dans  l'eucharistie,  afin  qu'il  fut  dit  :  «  Voici  le 
ng  qui  sera  répandu  pour  tous  pour  la  rémission  des  pé- 
.  »  (Ib.  Lib.  I,  n.  34). 

ir^si,  d'après  la  tradition  apostolique,  aucun  homme  ne 
être  feauvé  sans  le  baptême  et  sans  l'eucharistie  ;  et  c'est 
ing  de  Jésus-Christ  dans  l'eucharistie  qui  opère  la  ré- 
gion des  péchés  et  la  vie  éternelle. 

JNT  Augustin  représente  fréquemment  l'eucharistie 
me  le  sacrement  de  l'unité  de  Christ  et  de  l'Eglise, 
plétantaux  cours  des  siècles  le  corps  mystique  de  Jésus- 
st.  «Jésus-Christ,  dit-il,  veut  nous  faire  entendre  que 
ain  et  ce  vin,  c'est  la  société  du  corps  et  des  membres 
-à-dire  la  sainte  Eglise  dans  tous  ses  membres,  prédes- 
î,  appelés,  justifiés  et  déjà  glorifiés  dans  les  cieux  ou 
►re  voyageurs  sur  la  terre.  -*  Le  sacrement  de  cette 
e,  de  cette  unité  du  corps  et  du  sang  du  Christ,  on  le 
it  à  la  table  sainte,  soit  pour  son  salut,  soit  pour  sa 
3  ;  mais  la  chose  elle-même,  signifiée  par  ce  sacrement, 
onne  ne  la  reçoit  pour  sa  perte,  et  elle  est  le  principe 
alut  pour  tous  ceux  qui  y  participent.  »  (In  Jo.  Tract. 
1.  Cap.  6.  n.  15).  u  C'est  là  ce  que  saint  Paul  nous  a 
posé,  quand  il  a  dit  :  «  Nous  sommes  tous  un  même 
in,  un  même  corps,  nous  tous  qui  participons  à  un 
^me  pain.  »  (Ibid.  n.  13). 

est  l'eucharistie  qui  fait  entrer  dans  Tunîté  de  l'Eglise 
ceux  qu'elle  constitue  un  même  pain  et  un  même  corps 
Jésus-Christ;  et  c'est  là  la  doctrine  de  l'apôtre  saint 
.  Or.  cet  unique  pain,  ce  corps  unique,  ce  ne  sont  pas 
îment  ceux  qui  ont  participé  à  l'eucharistie  sacramen- 
ment,  ce  sont  tous  ceux  qui  sont  ent|*és  dans  l'Eglise 
le  baptême,  par  la  foi.  Les  enfants  baptisés  participent 
;  aussi  à  l'eucharistie  d'une  manière  spirituelle,  et  c'est 
son  efficacité  qu'ils  entrent  dans  l'Eglise  du  Christ,  . 


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Gooal^iL 


SUR  L'UNION  DE  L  HOMME  A  JÉSUS-CHRIST  :i\t> 

Saint  Augustin  affirme  si  souvent  et  si  clairement  que  le 
sacrement  de  l'eucharistie  est  nécessaire  à  toua  pour  être 
sauvés,  que  plusieurs  ont  pensé,  qu'il  croyait  la  communion 
sacramentelle  nécessaire  au  salut  des  enfants.  Mais  saint 
Augustin  n'a  jamais  dit  cela,  et  il  enseigne  même  formelle- 
ment le  contraire. 

Saint  Fulgenge,  illustre  et  fidèle  interprète  de  saint  Au- 
gustin, consulté  sur  cette  nécessité  de  la  communion  sacra- 
mentelle, résout  la  question  par  l'autorité  du  grand  docteur 
d'Hippone,  en  citant  ce  texte  de  sa  lettre  célèbre  au  pape 
saint  Boniface.  «  Il  n'y  a  aucun  doute  là  dessus,  on  est  fait 
participant  du  corps  et  du  sang  du  Seigneur,  quand  on  de- 
vient membre  de  Jésus-Christ;  et  lors  même  qu'on  sort* de 
ce  siècle  avant  d'avoir  pu  recevoir  l'eucharistie,  on  n'est 
point  retranché  de  la  société  de  ce  pain,  car  on  n'est  pas 
privé  de  l'effet  de  ce  sacrement  quand  on  a  en  soi  ce  que  le 
sacrement  signifie.  Or  on  a  ce  que  le  sacrement  signifie, 
quand  on  est  fait  membre  de  Jésus-Christ  et  qu'on  a  mangé 
spirituellement  par  la  foi  et  par  la  charité,  parce  qu'ainsi  on 
est  vraiment"  converti  au  corps  du  Christ  pour  vivre  éternel- 
lement avec  lui.  » 

Ainsi  la  réception  sacramentelle  de  l'eucharistie  n'est  pas 
nécessaire  aux  enfants  pour  être  sauvés.  L'eucharistie  leur 
est  nécessaire  en'  ce  sens  seulement,  qu'en  y  participant 
spirituellement  par  le  baptême,  par  la  foi  et  la  charité,  ils 
reçoivent  l'effet  propre  de  ce  sacrement,  qui  est  de  convertir 
vraiment  au  corps  du  Christ,  de  rendre  participant  du  corps 
et  du  sang  du  Seigneur  et  de  faire  entrer  dans  la  société  de. 
ce  Pain  céleste.  Et  cette  doctrine  est  celle  de  tous  les  Pères. 

Saint  Fulgence  applique  la  même  doctrine  aux  adultes 
baptisés,  passant  à  l'autre  vie  avant  d'avoir  pu  recevoir  le 
corps  du  Seigneur.  «  Il  ne  faut  pas,  dit-il,  qu'on  craigne 
pour  leur  salut  à  cause  de  ces  paroles  de  Jésus-Christ  :  a  Si 
«  vous  ne  mangez  la  Chair  du  Fils  de  l'homme,  vous  n'aurez 
«  pas  la  vie  en  vous  »,  car  si  l'on  veut  considérer  cette 
manducation  de  la  chair  du  Christ,  non  seulement  selon  les 
mystères  de  vérité,  mais  selon  la  vérité  du  mystère,  on  com- 
prendra qu'elle  a  lieu  dans  le  sacrement  même  de  la  régé- 
nération. »  (Epist.  XII  ad  Ferrand.  diacon.  — N.  24-26). 


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NOTES  TUEOLOGIQCËS 

Fulgence  expose  ensuite  un  autre  point  de  doctrine, 
Btrouve  souvent  dans  les  écrits  de  saint  Augustin, 

que  les  fidèles  forment  avec  Jésus-Christ  un  même 
,  parce  qu'ils  sont  avec  lui  un  même  pain.  «  C'est 
lussi  pour  les  enfants  baptisés  que  l'Apôtre  a  dit  : 
êtes  le  corps  du  Christ  et  ses  membres.  »  Et  il 
ju'ils  nie  sont  pas  seulement  participants  de  son  sa- 
lais qu'ils  sont  eux-mêmes  son  sacrifice,  quand  il  dit 
c  Je  vous  supplie,  par  la  miséricorde  de  Dieu,  d'offrir 
>rps  comme  une  hostie  vivante,  sainte  et  agréable 
i.  »  —  «  Après  avoir  dit  :  «  Le  Calice  de  bénédiction, 
ous  l)énissons,  n'est-il  pas  la  communication  du 
le  Jésus-Christ,  et  ce  Pain  que  nou^  rompons,  n'est- 
la  participation  au  corps  du  Seigneur?  »  saint  Paul 

pour  montrer  que  nous  sommes  ce  vrai  Pain  et  ce 
)s  du  Christ  :  «  Nous  sommes  un  même  Pain  et  un 

corps,  nous  tous  qui  participons  à  un  même  Pain  >i. 
rs  :  «  un  même  corps  et  un  même  esprit.  »  Et  pour 
îr  que  nous  sommes  véritablement  la  chair  du  Sei- 
1  dit  :  «  Personne  jamais  ne  hait  sa  propre  chair, 
1  la  nourrit  et  en  prend  soin,  et  ainsi  le  Christ  fait 
ion  Eglise,  car  nous  sommes  les  membres  de  son 

de  ses  os.  » 

sommes  donc  tous  un  même  pain  et  un  même 
:  chaque  homme  commence  à  participer  à  cet  unique 
nd  il  devient  membre  de  ce  corps  unique,  qui  s'im- 
)ieu  en  hostie  vivante  dans  ses  membres,  quand  cha- 
X  est  adjoint  dans  le  baptême  au  Christ  chef  et  ré- 
ir.  Ainsi,  le  baptisé  n'est  pas  seulement  le  temple 
mais  le  sacrifice.  En  devenant  membre  du  corps 
st,  comment  ne  recevrait-il  pas  ce  qu'il  devient 
e,  car  il  devient  vrai  membre  du  corps  du  Christ, 
rps  dont  le  sacrement  est  dans  le  sacrifice,  il  devient 
•  la  régénération  du  saint  baptême  ce  même  corps 

qu'il  doit  recevoir  un  jour  du  sacrifice  de  l'autel, 
t  la  doctrine  que  les  saints  Pères,  ainsi  que  nous  le 
ont  toujours  crue  et  enseignée  comme  certaine, 
sillons  de  tout  ce  discours  deux  vérités  fondamen- 
savoir  que,  d'après  saint  Augustin  et  toute  la  tradi- 


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Gof:^L^ 


SUR  L'UNION  DE  L  UOMMB  A  JESUS-CHRIST  317 

tîon  des  Pères,  c'est  Teucharistie  qui  au  baptême  opère 
l'incorporation  de  Thomme  à  Jésus-Christ,  et  que  le  baptisé, 
en  devenant  le  corps  du  Christ,  devient  «  la  chair  du  crucifié  » 
et  un  même  sacrifice  avec  lui,  parce  qu'il  est  avec  lui  un 
même  pain  eucharistique. 

Nous  allons  voir,  en  étudiant  saint  Thomas,  que  l'ensei- 
gnement de  la  théologie  s'accorde  avec  la  tradition  pour 
affirmer  que  Teucharistie  est  de  nécessité  pour  le  salut. 

(A  suivre,)  F.  François  de  Vouillé. 


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MELANGES 


RÉSURRECTION    D'UNE    ANCIENNE    METFÏODE 
DE    SPIRITUALITÉ 

i 

Il  en  esl  quelquefois  des  idées  conime  des  eaux  de  la  mer.  Celles-ci 
sont  tantôt  calmes  et  tantôt  agitées,  et  pendant  la  tempête  elles  descen- 
dent de  la  surface  jusqu'à  la  profondeur  immense  des  abîmes,  ou. 
poussées  par  une  lame  de  fond,  elles  s'élèvent  fort  haut  dans  les  airs 
pour  retomber  bientôt  et  commencer  une  seconde  évolution,  puis 
une  troisième  et  ainsi  de  suite. 

Que  les  idées  s'agitent  d'une  manière  analogue,  que  tantôt  Fhumanilé 
accorde  davantage  d'importance  à  un  côté  spécial  d'une  théorie,  ou 
d'un  système,  ou  d'une  méthode,  que  tantôt  notre  intelligence  se  laisse 
plus  influencer  par  un  principe,  par  un  raisonnement  que  par  un  autre, 
c'est  là  un  fait  que  Thistorien  constate,  que  le  psychologue  analyse,  et 
que  le  philosophe  explique. 

En  voulons-nous  un  exemple  ?  Le  premier  Ordre  franciscain,  est  un 
ordre  religieux  où  se  pratique  «  la  vie  mixte  »,  la  vie  contemplative  et 
la  vie  active.  Or  il  est  à  constater  que  tantôt  la  vie  minoritique  s'est 
davantage  portée  du  côté  de  la  prière  et  de  la  retraite,  tantôt  davantage 
du  côté  de  l'apostolat,  suiyant  les  caractères  des  individus.  Tantôt  les 
frères  multiplient  les  ritiri,  comme  au  temps  de  la  fondation  de  TObser- 
vance  italienne,  au  temps  de  saint  Pierre  d'Alcantara,  de  Mathieu  de 
Bassi  ou  de  saint  Léonard  de  Port-Maurice  ;  tantôt  les  frères  se  répan- 
dent davantage  au  dehors,  comme  aux  époques  des  saint  Rernardin  de 
Seinne  et  des  Marc  d'Aviano. 

C'est  un  mouvement  analogue  qui  s'est  produit  dans  le  monde  mysti- 
que, et  l'on  est  à  même  aujourd'hui  de  constater  un  retour- aux  idées 
de  saint  Denys  l'Aréopagite,  de  saint  Bonaventure,  de  sainte  Thérèse 
et  de  saint  François  de  Sales  au  sujet  de  Toraison  ou  contemplation.  Il 
n'y  a  pour  s'en  rendre  compte  qu'à  ouvrir  les  remarquables  ouvrages 
d'un  aumônier  du  Bon-Pasteur  d'Angers,  M.  Tabbé  Saudreau,  qu'à  lire 


iGoc 


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RÉSURRECTION  D  UNE  ANCIENNE  MÉTHODE  DE  SPIRITUALITE      319 

le  récent  traité  de  la  Science  de  la  prière  que  vient  de  publier  notre 
éminent  collaborateur  le  P,  Ludovic  de  Besse  (1), 

Ce  traité  vient  de  voir  le  jour» à  Rome,  il  est  revêtu  de  la  triple 
approbation  du  R"'®  P.  Général  des  Mineurs  Cap.,  du  P.  Lepidi,  maître 
du  Sacré  Palais,,  de  Tévéque  de  Poitiers.  Le  P.  Général  des  Carmes 
Déchaussés,  dans  une  lettre  d'éloges,  déclara  le  livre  «  un  vrai  petit 
trésor  çn  son  genre  ».  Il  voudrait  le  voir  «entre  les  mains  de  toutes 
les  personnes  adonnées  à  l'oraison  »,  surtout  «  aux  mains  du  clergé 
([ui  pourrait  y  puiser  pour  lui-même,  avec  une  extrême  facilité,  la 
science  théorico-pratique  de  l'oraison...  une  très  sûre  et  éclairée  di- 
rection pour  les  âmes  appelées  à  la  perfection  par  le  commerce  intime 
avec  Dieu  w. 

Kst'ce  à  dire  que  sous  de  telles  auspires  le  livre  ne  recevra  sur  son 
passage  que  salutations  et  ne  recueillera  que  compliments  ?  Il  est 
permis  de  penser  autrement.  La  théorie  du  P.  Rodriguez  qu'il  combat, 
en  effet,  théorie  en  cours  depuis  plus  de  deux  siècles,  possède  aujour- 
d'hui trop  d'adhérents,  trop  d'esprits  l'ont  embrassée  de  coniiance  sans 
prendre  la  peine  de  la  contrôler. 

Cette  théorie  consiste  à  enseigner  qu'il  n'y  a  que  deux  espèces 
d'oraison  commune,  l'oraison  méditative  et  l'oraison  affective,  et  que 
Toraison  contemplative  est  absolument  miraculeuse.  Avec  les  saints, 
en  particulier  avec  saint  Jean  de  la  Croix,  la  mystique  enseigne  au 
contraire  qu'il  existe  une  autre  espèce  de  prière,  non  miraculeuse, 
laquelle  tient  le  milieu  entre  1  oraison  méditative  ou  affective  et  les 
miracles  de  l'extase,  c'est  la  contemplation  de  foi  obscure  ou  Foraison 
de  foi.  De  différentes  manières,  en  effet,  Dieu  peut  être  connu,  aimé  çt 
goùlé  î  au  moyen  de  la  lumière  naturelle  ou  théodicée,  au  moyen  de  la 
clarté  révélée,  ou  théologie  proprement  dite.  Ces  deux  méthodes 
ont  cela  de  commun  qu'elles  donnent  une  connaissance  de  la  divinité 
par  voie  affirmative.  Or,  il  existe  un  moyen  différent  de  donner  à  l'âme 
les  plus  riches  connaissances  de  Dieu,'  nous  voulons  dire  la  voie  néga- 
tive. «  On  cherche  à  connaître  Dieu  par  la  voie  affirmative,  quand  on 
affirme  sur  lui  quelque  vérité  claire  et  précise,  à  propos  de  ses  perfec- 
tions ou  de  ses  œuvres.  On  entre  dans  la  voie  négative,  si  on  dépasse 
ces  vérités  particulières,  en  s'écriant  :  a  Dieu  est  infiniment  au-dessus 
de  tout  ce  que  je  viens  de  voir  »,  et  l'on  se  jette  alors  dans  les  ténèbres 

(l)  La  Science  et  la  Prière,  Rome,  Descléc,  1%3,  in-lS  de  XIV,  3'jO  pages». 
Prix  :   3  francs. 


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3-20  MÉLANGES 

de  la  foi  générale,  de  la  théologie  mystique  ou  cachée,  afin  d'arriver  à 
le  mieux  connaître.  Et  c'est  un  axiome  reçu  des  écrivains  autorisés 
que  l'on  connaît  mieux  Dieu  par  la  voie  négative  que  par  la  voie 
affirmative. 

La  théologie  mystique,  dans  Técole  de  saint  Denys  l'Aréopagite  et  de 
sainte  Thérèse,  c'est  donc  «  la  connaissance  mystérieuse  et  surnaturelle 
de  Dieu.  Les  personnes  spirituelles  la  nomment  contemplation.  Elle 
est  d'autant  plus  délicieuse  que  l'amour,  dont  les  suavités  se  répandent 
partout,  est  le  docteur  divin  qui  1  enseigne.  Dieu  lui  communique  cette 
intelligence  par  l'amour  avec  lequel  il  se  donne  »  (1).  Et  le  même  saint 
s'explique  ailleurs  plus  clairement  encor'é  :  «  L'âme,  dit-il,  donne  le 
nom  de  nuit  à  la  contemplation  parce  qu'elle  est  obscure.  On  l'appelle 
encore  théoloigie  mystique,  c'est-à-dire  sagesse  de  Dieu  secrète  ou 
cachée.  Sans  aucun  bruit  de  paroles,  sans  le  secours  des  sens  du  corps 
ou  de  l'âme,  dans  une  sorte  de  silence  et  de  douce  tranquillité,  en  dehors 
de  tout  ce  qui  est  sensible  ou  naturel,  Dieu  y  éclaire  Tâme  d'une  ma- 
nière si  secrète  qu  il  lui  est  impossible  de  comprendre  cette  opération 
mystérieuse.  Plusieurs  auteurs  spirituels  la  désignent  par  cette  expres- 
sion :  entendre,  en  n'entendant  pas.  Le  travail  divin  ne  se  passe  pas  dans 
l'entendement  que  les  philosophes  appellent  actif,  lequel  s  exerce  sur 
les  formes,  sur  les  images^  sur  les  impressions  des  puissances  corpo- 
relles ;  mais^dans  Tintellect  qu'ils  nomment  pa&sif  lequel,  sans  l'aide 
d'aucune  de  ces  formes,  sans  aucun  travail  ni  exercice  de  sa  part,  se 
borne  à  recevoir  passivement  une  connaissance  substantielle  privée 
d'images  »  (2). 

Tel  était  déjà  au  XIII®  siècle  renseignement  du  Séraphique  Docteur  : 
«  Pour  bien  entendre  les  choses  intérieures  de  la  spiritualité,  ou 
science  mystique,  il  faut  aller  au  désir,  non  à  Tentenderaent  ;  au  gémis- 
sement, non  à  la  lecture  ;  à  Dieu,  non  pas  à  l'homme  ;  à  Jésus  époux, 
non  aux  docteurs  ;  aux  ténèbres  mystiques,  non  à  la  lumière  ;  au  feu 
brûlant,  non  pas  à  la  lumière  éclatante  »  (3).  Le  même  saint  dit  ailleurs: 
«  Si  vous  voulez  vous  élever  à  la  hauteur  de  la  contemplation  et  jouir 
des  doux  embrassements  de  l'époux,  exercez-vous  à  l'oraison.  » 

Un  gr^nd   mystique  du  commencement   du  XVII*  siècle,  le  P.  Ma- 


(1)  S.  Jean  de  la  Croix,  OEuvre.  tom.  \\\  p.  301. 

(2)  Id.  tom.  IV.  p.  'i3 1,432. 

(3)  liinerariuni  mentis  ad  Deum. 


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icore  arriver,  note  le  même  mystique,  le? 
r  appelés  a  à  la  hauteur  de  Tintractif  »,  ei 
uivre  alors  cette  voix  et  cette  attraction  . 
vra  une  grande  force  pour  faire  ce  qui  luy 
r  à  soy-mesme,  et  verra  par  expérience  que 
st  de  plus  d'efiect  »  (1). 
oser  longuement  cette  théorie  pour  montrer 
5t  l'on  ne  peut  s'empêcher  de  penser  que  le 
[ue  joie  —  et  quelque  sentiment  de  malice  — 
oie  du  P.  Rodriguez  a  falsifié  un  texte  dr 
Dans  le  chapitre  V  de  ses  fondations,  la 
A  peine  se  trouve-t-il  dans  chaque  maison 
n  Maître  conduise  par  la  voie  de  la  médila- 
t  élevées  à  la  contemplation  parfaite  ;  quel- 
roriséas  par  des  ravissements.  »  Or  toutes 
eurs  traductions  font  dire  «  à  la  plus  spiri- 
e  suivante  :  «  Les  grâces  accordées  par  Notre 
sont  si  grandes  que  Dieu  y  conduit  toutes 
le  la  méditation,  quelques-unes  d'entre  elle» 
iplation  parfaite.  » 

loyen,  pensona-nous,  de  concilier,  ou  du 
d'accorder  les  sentiments  des  deux  écoles 
Iriguez  et  celle  de  Saint  Jean  de  la  Croix. 
difficulté  qu'il  y  a  à  s'expliquer  sur  cette 
Ufficulté  de  s'entendre  et  de  se  faire  bien 
ience  s'éloigne  des  connaissances  vulgaires, 
OYïCf  plus  elle  a  besoin  d'une  terminologie 
rticuliers  les  divers  éléments  dont  elle  se 
ir  l'exemple  de  la  médecine,  de  la  chimie,  etc. 
écial,  il  faudrait  recourir  perpétuellement  à 
rues  descriptions,  oe  qui  alourdirait  le  style 
du  discours.  Or  le  mysticisme  est  [dans  ce 
nce  vulgaire.  Il  traite  d'actes  humains  peu 
'étaient  pas  désignés  par  des  termes  précis 
^ciale,  on  aurait  la  plus  grande  peine  à  s'en 
.  »  C'est  pourtant  ce  qui  est  arrivé,  et  faute 
ne  s'est  pas  compris. 


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RÉSURRECTION  D'UNE  ANCIENNE;  METHODE  DE  SPIRITUA 

On  en  est  venu,  à  adopter  en  mystique  Un  langage  qui  rép 
données  de  la  saine  et  stricte  philosophie.  Que  peuvent  biei 
«  sens  spirituels  »,  ce  «  contact  des  substances  de  l'Orne  et  c 
cet  «  usage  des  sens  qui  n'agissent  pas  »,  cet  «  ent^nd^in^nt  ! 
qui  n'entend  pas  »  ?  C'est  de  là  que  viennent  les  moqueries,  i 
hensibles  du  reste,  de  Rodriguez,  contre  «  ces  anagogies  mys 
ces  transformations  de  l'âme,  ce  silence  de  toutes  les  fai 
anéantissement^  cette  union  immédiate,  cette  profondeur  de  T 
tous  les  autres  termes  de  cette  nature  »  (1). 

L'emploi  même  d'expressions  très  claires  a  été  cause 
eussions  :  Toraison  de  foi,  dit-on,'  p^r  exemple,  est  i 
commune.  Et  le  R.  P.  Ludovic  s'explique  très  clairemç] 
point  dans  son  chapitre  XIII,  et  il  fournit  d'excellentes  p 
sa  thèse.  Encore  faut-il  se  rappeler  que  l'on  fait  allusion 
masse  des  chrétiens,  mais  aux  seules  âmes  ferventes  et  déta 
si  ces  âmes  sont  rares,  plus  rares  encore  sont  les  contemplati 
ne  mène  pas  à  la  vie  de  l'esprit,  à  la  contemplation  parfaite 
qui  s'adonuent  avec  résolution  à  la  vie  intérieure.  Pourquoi 
seul  le  sait  »  (2). 

Quand  il  est  encore  dit  que  Toraison  de  foi  est  une  grâce 
{1  ne  faut  pas  oublier  que  c'est  aussi  une  grâce  de  choix,  tout 
grâcç  de  la  persévérance  finale  qui  est  cependant  à  la  port< 
puisque  «  Dieu  veut  que  tous  les  hommes  soient  sauvés  », 

Quand  il  est  encore  dit  que,  dans  la  contemplation >  l'âme 
du  secours  des  facultés  intellectuelles  et  «des  facultés  sens! 
faut  pas  croire  que  cette  oraison  de  foi  est  une  grâce  passi 
est  grâce  passive,  c'est  l'extase  miraculeuse.  Dans  la  con 
amoureuse  de  Dieu,  au  contraire,  au  milieu  du  silence  et 
obscure,  l'âme  «  commence  à  exercer  ses  plus  véritables  et 
opérations  »  (3). 

Quand  il  est  encore  dit  que  l'oraison  de  foi  obscure  est  u  i 
on  n'oppose  pas  ce  mot  à  surnaturel  comme  en  théologie  ré^ 
à  «  difficile,  inaccessible  »,  et  l'ont  veut  tout  simplement  afi 
l'âme  qui  a  pris  Thabitude  de  la  contemplation  en  fait  ensuiti 
à  son  gré. 


(1)  />«  la  ptrf,  ahrél.  De  loraison^  ch.  IV. 

(2)  St-Jean  de  la  Croix.  Œuvres,  tom.  III,  p.  290. 

(3)  Botsuet,  cité  par  le  P.  de  Caussade.  Inst.  spir.  I,  dial.  5. 


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324 


MÉLANGES 


tm 


u^' 


Sans  doute  Tauteur  moderne  Des  Grâces  d  oraisons  (1)  n'est  pas  tout 
à  fait  précis  quand  il  range  Toraison  «  mystique  ou  extraordinaire  » 
parmi  les  états  ou  actes  surnaturels  dont  Dieu  ne  laisse  pas  générale- 
ment la  disposition  à  Thomme,  «  quand  il  dit  ces  actes  de  telle  nature 
que  si  on  veut  les  produire  on  n'y  réussit  pas  même  faiblement,  même 
un  instant  »,  car  enlin,  il  y  a  des  oraisons  dans  lesquelles  l'âme  commu- 
nique avec  Dieu  d'une  façon  secrète  et  qui  ne  sont  cependant  pas  mira- 
culeuses; la  présence  de  Dieu  sentie,  le  toucher  intérieur,  voilà,  tout  le 
monde  le  reconnaît,  les  caractères  fondamentaux  de  l'union  mystérieuse. 
Mais  aussi,  de  leur  côté,  les  disciples  de  sainte  Thérèse  et  de  saint  Jean 
de  la  Croix  doivent  reconnaître  qu'aujourd'hui  par  ascétisme  les  théolo- 
giens entendent  la  connaissance  ou  l'exercice  de  toutes  les  vertus  com- 
munes et  ordinaires  et  par  suite  de  la  prière,  et  par  mystique  la 
connaissance  des  voies  extraordinaires  par  lesquelles  Dieu  tire  l'âme  à 
lui.  C'est  en  particulier  la  distinction  établie  par  le  P.  Marc  dans  son 
manuel  en  usage  dans  beaucoup  de  grands  séminaires. 

Qu'il  faille  faire  cependant  une  place  à  part  pour  l'oraison  de  foi, 
c'est  ce  que  les  saints  démontrent,  c'est  ce  que  la  tradition  ancienne 
affirme,  c'est  ce  que  le  P.  Ludovic  a  le  grand  mérite  d'exposer  dans 
son  livre.  Et  la  preuve  que  cette  doctrine  est  vraie,  c'est  qu'elle  fait  du 
bien  aux  âmes,  c'est  qu'elle  relève  le  courage  des  chrétiens  abattus  : 
lasses  de  méditer,  l'esprit  sec  et  décharné,  sevrées  du  goût  sensible  de 
la  prière,  ces  âmes  voient  la  possibilité  de  gravir  plus  haut;  elles 
étaient  d'abord  effrayées  par  les  cimes  dangereuses  de  l'extase  ou  du 
ravissement,  la  nouvelle  de  l'existence  d'une  étape  intermédiaire  et 
abordable  leur  a  donné  l'idée  de  monter  plus  haut  dans  le  chemin  de  la 
perfection. 

Pour  être  juste  il  faut  reconnaître  que  l'oraison  de  simple  regard 
admise  par  les  uns  ne  diffère  pas  énormément  de  l'oraison  de  contem- 
plation ;  il  faut  reconnaître  encore  qu'il  n'y  a  pas,  dans  la  réalité,  divi- 
sion absolue  des  états  d'oraison  comme  dans  la  théorie;  en  fait  ces  trois 
états  se  mélangent,  et  si  les  parfaits  demeurent  ordinairement  davantage 
«  dans  la  nuit  obscure  »,  les  moins  avancés  dans  la  science  de  la  prière 
ne  peuvent  procéder  de  même  façon.  C'est  saint  Jean  de  la  Croix  qui 
le  constate  :  «  Au  commencement,  dit-il,  l'habitude  de  cette  connais- 
sance simple  et  pleine  d'amour  n'est  pas  assez  parfaite  pour  permettre 
aux  âmes  de  s'établir  à  son   gré  dans  l'acte  de  la   contemplation.  » 

(1)  Des  (Irrlces  d'oraison.  Traite  de  Théologie  mystique.  Paris,  Retaux,  par 
le  R.  P.  Poulain. 


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^8  MELANGES 

vrillant  plutôt  que  de  laisser  déshériter  son  frère  aîné  à  son  proût  (li. 

On  se  prend  d'amitié  pour  cet  aimable  enfant  qu'on  prévoit  déjà 
ippelé  à  une  destinée  plus  grave  que  celle  de  ses  jeunes  amis  de  la 
[^our.  Et  vraiment  sa  vie  tient  du  roman.  L'auteur  n'a  guère  eu  qu'à  la 
ranscrire  en  l'enjolivant  peut-être,  mais  en  lui  laissant  avec  un  respec' 
)ieux,  Tauréole  de  dévouement,  de  foi  et  de  zèle  que  mérite  le  Père 
fean-Marie  (2). 

Comme  toutes  les  âmes  d'élite,  Madame  Julie  Lavergne  a  un  faible 
>our  le«  proscrits  et  les  malheureux.  Son  livre  est  comme  un  bouquet 
le  novembre  que  l'on  dépose  sur  les  tombes  au  jour  des  morts.  Il  a 
'éclat  doux  et  triste  des  jours  d'automne,  le  parfum  affaibli  des  fleurs 
[{ui  n'ont  plus  le  bain  du  brûlant  soleil. 

Une  dernière  fois,  nous  voyons  revivre,  avec  les  couleurs  veloutées  et 
légères  d'un  pastel,  les  physionomies  si  alternantes  des  derniôri? 
épreuves  des  rois  Stuarts.  L'aimable  fille  d'Henri  IV,  si  courageuse,  ^j 
vraiment  française  de  caractère  et  d'esprit,  supportant  avec  la  dignité 
la  plus  royale  des  revers  effrayants,  passe  comme  une  apparition 
brillante  et  mélancolique  à  la  fois,  dans  la  vie  du  Père  Jean-Marie  qui 
fut  son  serviteur  si  dévoué. 

Puis  voici  Marie  Béatrix  d'Esté,  la  charmante  et  chrétienne  femme 
de  Jacques  II.  Madame  Lavergne  a  réussi  à  la  faire  revivre  avec  toutes 
les  séductions  de  sa  beauté  et  de  ses  vertus  dans  ce  cadre  majestueux 
de  Saint-Germain  où  son  exil  devait  survivre  à  tant  de  morts  cruelles 
pour  son  cœur  d'épouse  et  de  mère. 


(1)  Les  Trélon,  d'une  aucienne  famille  du  pays  de  Hainaut,  avaient  leur 
château  dans  la  Tierche,  non  loin  de  Maubeuge.  Tréïon  est  actuellement 
un  chef-lieu  de  canton  de  TAisne. 

(2)  Henri  de  Trélon  se  distingua  à  Malte  dans  beaucoup  d'entreprises 
guerrières  contre  les  infidèles.  [1  dût  quitter  Malte  à  cause  de  sa  santé  el. 
entraîné  par  une  vocation  irrésistible^  il  abandonna  le  inonde  et  la  cour  oi'r 
il  tenait  un  rang  considérable  pour  entrer  chez  les  capucins  de  Paris.  Il  se* 
distingua  dans  l'ordre  par  ses  vertus,  ses  prédications,  son  zèle.  Henriette  de 
France,  en  épousant  le  roi  d'Angleterre,  Charles  I*^»',  demanda  le  Père  Jean- 
Slarie  comme  premier  aumônier  et  confesseur.  Le  Père  de  Trélon  demeum 
ip.  Angleterre  auprès  de  la  Reine  jusqu'à  ce  que  la  révolution  religieuse  eut 
contraint  l'infortunée  princesse  à  fuir  le  royaume  où  elle  régnait.  Un  seul 
lomme  l'accompagna  et  la  soutint  dans  les  dangers  de  la  fuite  et  de  la  tra- 
versée :  ce  fût  le  Père  Jean-Marie.  Il  mourut  au  couvent  de  la  rue  Saint- 
[lonoré  le  6  février  1647  à  l'âge  de  56  ans,  après  28  ans  de  religion. 

Bibliothèque  nationale  de  Paris^  f.  fr.  25046. 


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BIBLIOGRAP 


Le   livre   d'or    du    chemin    de   la   < 
Gravures  de  Ville,  élève  de  Léoi 
mille.  —  Prix  :  0  fr.  30.  Œuvre  de 
Maison  Saint-Roch,  Couvin  (Belgi< 

On  lit,  dans  la  Semaine  Catholique  de  <! 
appréciation  due  à  la  plume  d*un  vicaire 
«  iP.  Ubald  d'Alençon,  capucin  de  la  mai 
«  paraître  un  gracieux  petit  album-brochu 
«  s'efforcent  de  parler  à  l'âme  et  au  regard 
«  par  le  sens,  l'esprit  et  le  cœur.  »  Ces 
opuscule. 

«  Pour  chaque  station  de  l'Exercice  du 
«  comme  texte  un  quatrain  qui  résume  la 
«  l*Ecriture  s'y  rapportant  ;  viennent  ensu 
«  une  prière  bien  spéciale  pour  chaque  arr 
«  composées  uniquement  d'extraits  de  nos 

a  Rien  de  plus  propre  à  exciter  la  foi  ( 
«  distribué,  et  de  plus  accompagné  d'une 
«  totypie,  où  chaque  sujet  est  rendu  d'une 

«  C'est  un  guide  parfait  pour  le  parcoi 
«  Les  pauvres  malades  en  particulier,  à  la 
«  vignettes  qui  émaillent  les  pages  de  ce  [ 
a  ment  aidés  pour  remplir  la  principale 
«  Chemin  de  la  Croix,  qui  est  la  pieuse  m 
«  Sauveur.  » 


L'Indifférence  religieuse,  par 

Un  double  courant  d'impiété  circule  en  ; 
la  persécution  légale  et  TlndiÉférence.  Co 
été  le  but  de  M.  l'abbé  Hugon.  Tous  les  ab 


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BIBUOGRAPHIK  391 

sa  brochure,  ils  ne  tarderaient  pas  alors  à  sortir  de  leur  léthargie 
morale.  Us  apprendraient  en  effet  comment  l'indifférence  religieuse 
outrage  Dieu,  dégrade  l'homme  et  le  conduit  à  Tanarohisme.  Ils  appren- 
draient surtout  la  nécessité  de  se  mettre  en  relation  a^ec  le  Créateur 
et  de  pratiquer  la  religion  catholique. 

Puisse  cet  opuscule  tomber  entre  les  mains  de  nombreux  indifférents. 
Nul  doute  qu'il  ne  produise  beaucoup  de  conversions. 


De  l^Affighage  Politique,  —  Conseils  pratiques  pour  la 
rédaction,  l'apposition,  la  protection  des  affiches  (abbé 
Pourié).  Nouvelle  édition  refondue  et  mise  au  jour  par 
M®  H.  Ballot,  Paris,  Bonne  Presse. 


i 


Cette  brochure  entre  autres  mérites  a  celui  de  venir  en  son  temps. 
Le  temps  en  effet  n'est  plus  aux  paroles;  il  est  aux  actes,  et  Taffiche 

est  un  acte  :  c*est  l'acte  qui  s'étale  au  grand  jour  et  qui  s'impose  à  | 

lattention  de  tous.  Un  livre,  une  brochure,  un  journal  même  par  leur  ^i^ 

longueur  rebutent  ;  par  sa  brièveté,  sa  vigueur,  sa  netteté,   Tafflche  i, 

invite  à  la  lecture,  elle  charme,  elle  s'impose.  r. 

Aussi,  de  l'aveu  de  tous,  elle  est  une  arme  puissante,  redoutable,  et  ^ 

de  fait  redoutée, à  une  condition  cependant  :  c'est  qu'on  sache  la  manier;  • 

c'est  précisément  ce  que  l'auteur  a  voulu  nous  apprendre. 

Il  Ta  fait  modestement,  en  ami  qui  conseille!  non  en  docteur  ni  en 
maître  qui  commande  ; 

.    Il  Ta  fait  brièvement.  Seuls  lés  comptes-rendus  de  jugements  sont 
un  peu  longs.  Mais  nous  nous  en  voudrions  d*en  faire  grief  à  l'auteur  ; 

Il  l'a  fait  clairement  :  le  style  est  simple,  concis,  l'ouvrage  est  bien 
divisé,  la  table  des  matières,  claire  et  précise  ; 

Il  l'a  fait  complètement  :  sans  doute  il  y  a  peut-être  encore  quelques 
lacunes,  mais  le  sujet  est  bien  étudié  et  dans  la  partie  pratique,  ôomme 
dans  la  partie  juridique  les  détails  abondent. 

Du  reste  voici  en  résumé  la  table  des  matières. 

F^  Partie  :  Partie  pratique,  —  I.  Comment  il  faut  comprendre 
l'affiche.  —  f  I.  Affiches  manuscrites  et  affiches  blanches.  —  III.  Détails 
et  petits  procédés  d'affichage.  —  IV.  Poignée  de  conseils  pratiques. 
—  V.  Quelques  modèles. 

II*  Partie  i  Partie  juridique.  —  I.  Liberté  d'affichage.  --IL  Quelques 


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332  BIBLIOGKAP] 

formalités  à  remplir,  quelques  contraven 
d'affiches.  —  IV.  Contenu  de  l'affiche.  — 
—  VII.  Affiches  électorales .   —  VIII.  Ci 
Merci,  à  l'auteur,  de  ce  bon  livre.  Les 

Pi 


Nazareth  ou  les  Lois  Chrétienni 
R.P.  Constant,  des  Frères  Prêche 
et  en  droit  canon,  membre  de  TAc 
1  volume,  grand  in-8<»  de  172  p.  F 
Saints-Pères,  3  fr. 

Le  T.  R.  P.  Constant  publie  sous  t- 
Chrétiennes  de  la  famille ^  quinze  con 
dans  plusieurs  villes  de  province.  Les  c 
se  groupent  ainsi  :  L'obéissance  et  le 
V amour  et  la  croix,  cinq.  La  discrétiot 
elles  forment  un  tout  complet  résumant 
famille  chrétienne  :  nous  en  donnons  un 

L'obéissance  inculquée  ù  Tenfant  app 
la  mesure  et  la  forme  du  commandemen 
à  deux  écueils  :  la  désobéissance  du  poi 
et  la  désobéissance  du  sujet  à  la  nature  q 
La  foi  sauvera  l'obéissance  de  ces  écuei 
l'obéissance  et  du  pouvoir,  qu'elle  éclai 
donne  une  sanction,  récompense  ou  chat 

Après  l'obéissance  vient  l'amour.  La  n 
nation  de  l'amour,  amour  suave  mais  for 
fice.  L'amour  a  deux  ennemis  :  l'excès 
respect,  et  la  sensualité  qui  empêche  le  < 
à  Tégoïsme  des  sens. 

Pour  se  défendre,  l'amour  a  besoin  de 
le  crucifix  occupant  au  foyer  domestiq 
souffrance  imposée  à  l'enfant  par  l'ordre 
du  régime  et  par  le  châtiment  gardien  di 

Le  père  est  le  roi  du  foyer,  sa  vertu 
La  prudence  parle  peu,  la  discrétion  sera 


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BIBLIOGRAPHIE  333 

et  il  saura  se  taire  et  aimer  le  silence.  Mais  la  discrétion  a  un  ennemi  : 
cet  ennemi  est  l'oisiveté  ;  le  père  de  famille  aimera  le  travail  et  le  tra- 
vail lui  apportera  Thonneur. 

L*analyse  ne  peut  revivre  que  fort  incomplètement  l'impression  que 
produisent  ces  conférences,  car  l'éloquent  conférencier  ne  se  renferme 
pas  tellement  dans  les  limites  de  son  sujet,  qu'il  ne  se  permette  des 
envolées  vers  des  horizons  plus  brillants  et  plus  vastes.  Toutefois, 
quelque  excursion  qu'il  fasse  dans  le  domaune  voisin,  il  ne  s'écarte  pas 
de  son  idée  fondamentale  :  Nazareth  et  les  Lois  Chrétiennes  de  la 
famille^  et  l'on  retrouve  toujours  dans  la  trame  de  son  discours  les  ^ 
enseigliements  que  Jésus  nous  a  donnés  à  Nazareth,  pour  la  recons- 
titution de  la  famille  et  de  l'autorité  à  travers  les  siècles,  au  milieu  des 
sociétés  chrétiennes. 

Fr.  Rbmi  de  Boulzicourt. 


Lettres  a  un  protestant,  par  Tabbé  Snell,    du  Clergé 
de  Genève.  —  Paris,  Téqui,  rue  de  Tournon,  in-12. 

Dans  la  préface  qu'il  a  placée  en  tête  de  ce  volume,  Son  Eminence  le 
cardinal  Perraud  écrit  :  «  Ce  volume,  écrit  par  M.  Tabbé  Snell,  du 
clergé  de  Genève,  se  compose  de  dix  lettres  adressées  à  un  protestant 
que  l'auteur  suppose  être  sincèrement  désireux  de  professer  la  foi 
chrétienne,  d'être  vraiment  disciple  de  la  révélation  évangélique  et 
d'appartenir  d'esprit,  de  cœur,  de  volonté,  d'action  à  la  société  reli- 
gieuse établie^  par  N.-S.  Jésus-Christ.... 

<x  Etant  donné  qu'un  protestant  (luthérien,  calviniste  ou  membre 
d'une  autre  église  réformée)  se  dit  et  veut  être  chrétien,  avoir  une  foi 
positive,  et  non  pas  seulement  une.  religiosité  vague,  sentimentale, 
fluide,  incapable  d'être  renfermée  et  précisée  dans  un  symbole  nette- 
ment articulé,  il  faut  lui  prouver  qu'une  telle  foi  est  incompatible  avec 
le  principe  fondamental  du  protestantisme  et  qu'elle  ne  peut  exister 
qu'au  sein  d'une  Eglise  ayant  mission  et  autorité  pour  déterminer  ce 
que  les  Gdèles  doivent  croire,  c'est-à-dire  qui  soit  infaillible  dans  ses 
décisions  dogmatiques. 

«  De  cette  démonstration,  si  l'on  arrive  à  la  solidement  établir,  il  suivra 
que  le  protestantisme  qui  repousse  le  magistère  d'une  Église  infaillible 
et  ne  veut  reconnaître  d'autre  autorité    que  la  Bible,  rend  impossible 


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lacté  de  foi  ou  ne  l'admet,  de  h  part  de  ses  nieiubres  qu'au  prii 
d'une  inconséquence. 

«  Or  les  dix  lettres  de  M.  l'abbé  Snell  démontrent  cette  thèse  d*unc 
façon  péremptoire  à  Taide  des  arguments  les  plus  solides  présentés 
avec  l^eaucoup  d'ordre  et  enohaînés  les  uns  aux  autres  par  une  logique 
très  rigoureuse.  Au  fur  et  à  mesure  qu'on  avance  dans  la  lecture  du 
livre,  la  lumière  grandit,  la  force  probante  d^  l'argumentation  s'ira- 
pQse  davantage  à  la  raison  et  à  la  conscience,  et  Ion  s'achemine  ainsi 
ver?  une  conclusion  que  l'on  ne  peut  éluderr  » 

Qu'sijouter  h  ces  lignes  etne  sont-elles  pas  pour  le  volume  la  meilleure 
de9  recommai^dations?  Disons  seulement  que  l'auteur,  né  calviniste,  esi 
devenu  catholique,  qu'il  est  aujourd'hui  prêtre  et  que,  par  suite,  il  pou- 
vait mieux  que  personne  écrire  ces  lettres. 

Fr.  Timothée. 


PoURÇrOI     NE     PEUT-OT<î    PAS    SE    F4JRE    PROTESTANT,  pçir  l'abbé 

A.  Pireyre,  mis.  dîoc.  Paris,  Bonne  Presse.  Ofr.  25,  por! 
en  sus. 

Excellente  brochure  oîi  sont  réfutées  avec  autant  de  clarté  que  de 
doctrine  les  principales  objections  répandues  dans  le  peuple  par  nos 
modernes  prédicants. 

Soutenus  par  l'or  de  l'Allemagne  et  de  l'Angleterre,  les  protestants 
font  en  France  une  propagande  effrénée,  notamment  à  Paris  et  dans 
certaines  provinces  comme  l'Auvergne  et  la  Bretagne.  L'heure  est  on 
ne  peut  plus  favorable.  Ils  espèrent  bien,  les  congrégations  disparues, 
agir  plus  facilement  sur  les  âmes  et  parfaire  enfin  dans  notre  pays  la 
a  fléforme  religieuse  ». 

En  attendant  ils  colportent  contre  la  vraie  foi  les  calomnies  les  plus 
audacieuses  et  les  plus  outrageantes. 

Aussi  souhaitons-nous  vivement  que  la  brochure  d^  Tabbé  Pireyre 
se  répande  à  profusion  par  toute  la  France  et  en  particulier  dans  les 
rentres  les  plus  contaminés  par  la  propagande  hérétique. 

F.    FuLGBflGB. 


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336 

d'attirer  Tattention  i 
pacificatrices.  Ce  li^ 
Tentreraise  de  Mons 
lettre  de  Son  Eminc 
tue  encore  le  sérieu: 
pur  christianisme. 


Vannes.  —  I 


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SOfT  LOIE  yOTRE'SEiGNEUR  JESUS-CHHIST  TOUJOURS  ! 


LETTRE    ENCYCLIQUE 

DE  NOTRE  SAINT-PÈRE  LE  PAPE  PIE  X 

A   TOUS    LES    PATRIARCHES,    PRIMATS,    ARCHEVÊQUES,    ÉVÊQUES 

ET    AUTRES    ORDINAIRES    EN    PAIX    ET    EN    COMMUNION 

AVEC    LE    SIÈGE    APOSTOLIQUE 


Vénérables  Frères, 
Salut  et  bénédiction  apostolique. 

Au  moment  de  vous  adresser  pour  la  première  fois  la 
parole,  du  haut  de  cette  chaire  apostolique  où  Nous  avons 
été  élevé  par  un  impénétrable  conseil  de  Dieu,  il  est  inutile 
de  vous  rappeler  avec  quelles  larmes  et  quelles  ardentes 
prières  Nous  Nous  sommes  eflbrcé  de  détourner  de  Nous 
la  charge  si  lourde  du  Pontificat  Suprême.  Il  Nous  semble 
pouvoir,  malgré  la  disproportion  absolue  des  mérites,  Nous 
approprier  les  plaintes  de  saint  Anselme,  quand,  en  dépit  de 
ses  oppositions  et  de  ses  répugnances,  il  se  vit  contraint 
d'accepter  Thonneur  de  Tépiscopat.  Les  témoignages  de  tris- 
tesse qu'il  donna  alors,  Nous  pouvons  les  produire  à  Notre 
tour,  pour  montrer  dans  quelles  dispositions  d'âme  et  de 
volonté  Nous  avons  accepté  la  mission  si  redoutable  de  pas- 
teur du  troupeau  de  Jésus-Christ.  Les  larmes  de  mes  yeux 
ni  en  sont  témoins  y  écrivait-il  (1),  ainsi  que  les  cris^  et  pour 
ainsi  dire  les  rugissements  que  poussait  mon  cœur  dans  son 
angoisse  profonde.  Ils  furent  tels  quf  Je  ne  me  souviens  pas 
(Ven  avoir  laissé  échapper  de  semblables  en  aucune  douleur^ 
avant  le  jour  où  cette  calamité  de  l'archevêché  de  Cantorbérij 
vint  fondre  sur  moi.  Ils  ?iont  pu  rignorer^  ceux  qui,  ce  jour- 
là^  virent  de  près  mon  visage.  Plus  semblable  à  un  cadavre 
qua  un  homme  vivant,  fêtais  pale  de  consternation  et  de 

^1)  Epp.  I.   m,   ep.   1. 

H.  F.  —  X   —  l.i 


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338  LETTRE  KxNGYCLiQUE 

douleur,  A  celte  élection  ou  plutôt  à  cette  violence,  fai  résisté 
jusqu'ici^  je  le  dis  en  vérité,  autant  qu'il  m'a  été  possible. 
Mais  maintenant^  bon  gré,  mal  gré^  me  voici  contraint  de  re- 
connaître de  plus  en  plus  clairement  que  les  desseins  de  Dieu 
sont  contraires  à  mes  efforts,  de  telle  sorte  que  nul  moyen  ne 
me  reste  d'tj  échapper.  Vaincu  moins  par  la  violence  des 
hommes  que  par  celle  de  Dieu,  contre  qui  nulle  prudence  ne 
saurait  prévaloir,  après  avoir  fait  tous  les  efforts  en  mon  pou- 
voir, pour  que  ce  calice  s*éloigne  de  moi  sans  que  je  le  boive,  je 
ne  vois  d'autre  détermination  à  prendre  que  celle  de  renoncer 
h  mon  sens  propre,  à  ma  volonté,  et  de  m'en  remettre  entière 
ment  au  jugement  et  à  la  volonté  de  Dieu, 

(lerles,  Nous  non  plus  ne  manquions  pas  de  nombreux  el 
sérieux  motifs  de  Nous  dérober  au  fardeau.  Sans  compter 
qu'en  raison  de  Notre  petitesse,  Nous  ne  pouvions  à  aucun 
titre  Nous  estimer  digne  des  honneurs  du  Pontificat,  com- 
ment ne  pas  Nous  sentir  profondément  ému  en  Nous  voyant 
choisi  poîir  succéder  à  celui  qui,  durant  les  vingt-six  an6,ou 
peu  s'en  faut,  qu'il  gouverna  l'Eglise  avec  une  sagesse  cod- 
sommée,  fit  paraître  une  telle  vigueur  d'esprit  et  de  si  insi- 
gnes vertus,  qu'il  s'imposa  à  l'admiration  des  adversaires 
eux-mêmes  et,  par  l'éclat  de  ses  œuvres,  immortalisa  sa 
mémoire  ? 

En  outre,  et  pour  passer  sous  silence  bien  d'autres  rai- 
sons, Nous  éprouvions  une  sorte  de  terreur  à  considérer  les 
conditions  funestes  de  l'humanité  à  l'heure  présente.  Peut-  ' 
on  ignorer  la  maladie  si  profonde  et  si  grave  qui  travaille, 
en  ce  moment  bien  plus  que  par  le  passé,  la  société  hu- 
maine^ et  qui,  s'aggravant  de  jour  en  jour  et  la  rongeant 
jusqu'aux  moelles,  l'entraîne  à  sa  ruine  ?  Cette  maladie, 
Vénérés  Frères,  vous  la  connaissez  :  c'est,  à  l'égard  de  Dieu, 
l'abandon  et  l'apostasie  ;  et  rien  sans  nul  doute,  qui  mène 
plus  sûrement  à  la  ruine,  selon  cette  parole  du  prophète  : 
Voici  que  ceux  qui  s'éloignent  de  vous  /)ériront  (1).-  A  un  si 
grand  mal,  Nous  comprenions  qu'il  Nous  appartenait,  en 
vertu  de  la  charge  pontificale  à  Nous  confiée,  de  porter 
remède  ;  Nous  estimions  qu'à  Nous  s'adressait  cet  ordre  de 


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LETTRE  ENCYCLIQUE  :m 

Dieu  :  Voici  (/uaujourdluii  Je  t'établis  sur  les  nations  et  les 
royaumes  pour  arracher  et  pour  détruire,  pour  édifier  rt  pour 
planter  (1)  ;  mais  pleinement  conscient  de  Notre  faiblesse, 
xNous  redoutions  d^assumer  une  œuvre  hérissée  de  tant  de 
difficultés,  et  qui  pourtant  n'admet  pas  de  délais. 

Cependant,  puisqu'il  a  plu  à  Dieu  d'élever  Notre  bassesse 
jusqu'à  cette  plénitude  de  puissance,  Nous  puisons  courage 
en  Celui  qui  nous  conforte  ;  et  mettant  la  main  àTœuvre,  sou- 
tenu de  la  force  divine,  Nous  déclarons  que  Notre  but  uni- 
que dans  l'exercice  du  suprême  Pontificat  est  de  tout  restau- 
rer dans  le  Christ  [2]  afin  que  le  Christ  soit  tout  et  en  tout  (3). 

Il  s'en  trouvera  sans  doute  qui,  appliquant  aux  choses 
divines  la  courte  mesure  des  choses  humaines,  chercheront 
à  scruter  Nos  pensées  intimes  et  à  les  tourner  à  leurs  vues 
terrestres  et  à  leurs  intérêts  de  parti.  Pour  couper  court  à 
ces  vaines  tentatives,  Nous  affirmons  en  toute  vérité  que 
Nous  ne  voulons  être  et,  qu'avec  le  secours  divin.  Nous  ne 
serons  rien  autre,  au  milieu  des  sociétés  humaines,  que  le 
ministre  du  Dieu  qui  Nous  a  revêtu  de  son  autorité.  Ses 
intérêts  sont  Nos  intérêts  ;  leur  consacrer  Nos  forces  et 
Notre  vie,  telle  est  Notre  résolution  inébranlable.  C'est  pour- 
quoi si  l'on  Nous  demande  une  devise,  traduisant  le  fond 
même  de  Notre  i\me,  Nous  ne  donnerons  jamais  que  celle-ci  : 
Restaurer  toutes  choses  dans  le  Christ. 

Voulant  donc  entreprendre  et  poursuivre  cette  grande 
œuvre.  Vénérables  Frères,  ce  qui  redouble  Notre  ardeur, 
c'est  la  certitude  que  vous  Nous  y  serez  de  vaillants  auxi- 
liaires. Si  Nous  en  doutions,  Nous  semblerions  vous  tenir, 
et  à  tort,  pour  mal  informés  ou  indifférents,  en  face  de  la 
guerre  impie  qui  a  été  soulevée  et  qui  va  se  poursuivant 
presque  partout  contre  Dieu.  De  nos  jours,  il  n'est  que  trop 
vrai,  les  nations  ont  frémi  et  les  peuples  ont  médité  des  projets 
insensés  (4)  contre  leur  Créateur  ;  et  presque  commun  est 
devenu  ce  cri  de  ses  ennemis  :  Retirez-vous  de  nous  (5)..  De 

(1)  Iercm.,i,   10. 
(2j  Èphes.  1,  10, 
(3)  Goloss.  m,   11. 
Cl)  Ps.  H,  1. 
(5^  lib.  XXI,  14. 


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.•Î40  LETTRE  ENCYCLIQUE 

là,  en  la  plupart  un  rejet  total  de  tout  regret  de  Dieu.  De  là 
des  habitudes  de  vie,  tant  privée  que  publique,  où  nul  compte 
n'est  tenu  de  sa  souveraineté.  Bien  plus,  il  n'est  effort  ni 
artifice  que  Ton  ne  mette  en  œuvre  pour  abolir  entièremenl 
son  souvenir  el  jusqu'à  sa  notion. 

Qui  pèse  ces  choses  a  droit  de  craindre  qu'une  telle  per- 
version des  esprits  ne  soit  le  commencement  des  maux 
annoncés  pour  la  fin  des  temps,  et  comme  leur  prise  de 
contact  avec  la  terre,  et  que  véritablement  le  fils  de  perdition 
dont  parle  l'Apôtre  (1)  n'ait  déjà  fait  son  avènement  parmi 
nous.  Si  grande  est  l'audace  et  si  grande  la  rage  avec  les- 
quelles on  se  rue  partout  à  l'attaque  de  la  religion,  on  bat  en 
brèche  les  dogmes  de  la  foi,  on  tend  d'un  effort  obstiné  à 
anéantir  tout  rappport  de  l'homme  avec  la  divinité  I  En 
revanche,  et  c'est  là,  au  dire  du  même  Apôtre,  le  caractère 
propre  de  V Antéchrist^  l'homme,  avec  une  témérité  sans  nom, 
a  usurpé  la  place  du  Créateur,  en  s'élevant  au-dessus  de  tout 
ce  qui  porte  le  nom  de  Dieu,  C'est  à  tel  point,  qu'impuissant 
à  éteindre  complètement  en  soi  la  notion  de  Dieu,  il  secoue 
cependant  le  joug  de  sa  majesté,  et  se  dédie  à  lui-même  le 
monde  visible  en  guise  de  temple,  où  il  prétend  recevoir  les 
adorations  de  ses  semblables.  //  siège  duns  le  temple  de  Dieu, 
oit  il  se  montre  comme  s'il  était  Dieu  lui-même  (2). 

Quelle  sera  l'issue  de  ce  combat  livré  à  Dieu  par  de  faibles 
mortels,  nul  esprit  sensé  ne  le  peut  mettre  en  doute.  Il  est 
loisible  assurément  à  l'homme  qui  veut  abuser  de  sa  liberté, 
de  violer  les  droits  et  l'autorité  suprême  du  Créateur  ;  mais 
au  Créateur  reste  toujours  la  victoire.  Et  ce  n'est  pas  encore 
assez  dire  :  la  ruine  plane  de  plus  près  sur  l'homme,  juste- 
ment quand  il  se  dresse  plus  audacieux  dans  l'espoir  du 
triomphe.  C'est  de*  quoi  Dieu  lui-même  nous  avertit  dans  les 
saintes  Ecritures.  Il  ferme  les  yeux,  disent-elles,  sur  les 
péchés  des  hommes  (3j,  comme  oublieux  de  sa  puissance  et 
de  sa  majesté  ;  mais  bientôt,  après  ce  semblant  de  recul,  sv 
réi^eillant  ainsi  quun  homme  dont  Vivresse  a   agrandi  la 


(I)  n  Thoss.  II,  :i. 

(2;  II  TIk'ss.  II,  2. 
(;])_Sap.   M,  2'i. 


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LETTRE  ENCYCLIQUE  m\ 

forer  (1),  il  brise  la  lêfc  de  ses  ennemis  (2)  ;  afin  que  tous 
sachent  que  le  roi  de  toufe  la  terre  ces/  Dieu  (3),  et  que  les 
peuples  coniprenuetit  quils  ne  sont  que  des  hommes  (4). 

Tout  cela,  Vénérables  Frères,  nous  le  tenons  d'une  foi 
certaine  et  nous  l'attendons.  Mais  cette  confiance  ne  nous 
dispense  pas,  pour  ce  qui  dépend  de  nous,  de  hâter  Tœuvre 
divine,  non  seulement  par  une  prière  persévérante  :  Levez- 
vous,  Seigneur,  et  ne  permettez  pas  que  Vhomme  se  prévale  de 
sa  force  (5),  mais  encore,  et  c'est  ce  qui  importe  le  plus, 
par  la  parole  et  par  les  œuvres,  au  grand  jour,  en  affirmant 
et  en  revendiquant  pour  Dieu  la  plénitude  de  son  domaine 
sur  les  hommes  et  sur  toute  créature,  de  sorte  que  ses  droits 
et  son  pouvoir  de  commander  soient  reconnus  par  tous  avec 
vénération  et  pratiquement  respectés. 

Accomplir  ses  devoirs,  n'est  pas  seulement  obéir  aux  lois 
de  la  nature,  c'est  travailler  aussi  à  l'avantage  du  genre 
humain.  Qui  pourrait,  en  effet,  Vénérables  Frères,  ne  pas 
sentir  son  âme  saisie  de  crainte  et  de  tristesse  à  voir  la  plu- 
part des  hommes,  tandis  qu'on  exalte  par  ailleurs  et  à  juste 
titre  les  progrès  de  la  civilisation,  se  déchaîner  avec  un  tel 
acharnement  les  uns  contre  les  autres,  qu'on  dirait  un  combat 
de  tous  contre  tous  ?  Sans  doute  le  désir  de  la  paix  est  dans 
tous  les  cœurs,  et  il  n'est  personne  qui  ne  Tappelle  de  tous 
ses  vœux.  Mais  cette  paix,  insensé  qui  la  cherche  en  dehors 
de  Dieu  ;  car,  chasser  Dieu  c'est  bannir  la  justice:  et  la  justice 
écartée,  toute  espérance  de  paix  devient  une  chimère.  La 
paix  est  l'œuvre  de  la  justice  (6).  —  Il  en  est,  et  en  grand 
nombre,  Nous  ne  Tignorons  pas,  qui,  poussés  par  l'amour 
de  la  paix,  c'est-à-dire  de  la  tranquillité  de  l'ordre,  s'associent 
et  se  groupent  pour  former  ce  qu'ils  appellent  le  parti  de 
l'ordre.  Hélas  !  vaines  espérances,  peines  perdues  !  De  partis 
d'ordre  capables  de  rétablir  la  tranquillité  au  milieu  de  la 
perturbation  des  choses,  il  n'y  a  qu'un.:  le  parti  de  Dieu. 

(1)  P8.  Lxxvn  ,   65 

(2)  Ib.  Lxvii,  22. 

(3)  Ps.   xLvi,  8. 
('.)  Ib.  IX,  20. 
(5)  Ib.  IX,   19. 

.  (6)  Is.  XXXII,  17. 


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342  LETTRE  ENCYCLIQUE 

C'est  donc  celui-là  qu'il  nous  faut  promouvoir  ;  c'est  à  lui 
qu*il  nous  faut  amener  le  plus  d'adhérents  possible,  pour  peu 
que  nous  ayons  à  cœur  la  sécurité  publique. 

Toutefois,  Vénérables  Frères,  ce  retour  des  nations  au 
respect  de  la  majesté  et  de  la  souveraineté  divine,  quelques 
efforts  que  nous  fassions  d'ailleurs  pour  le  réaliser,  n'advien- 
dra que  par  Jésus-Christ.  L'Apôtre,  en  effet,  nous  avertit  que 
personne  ne  peut  poser  d'autre  fondement  que  celui  qui  a  été 
posé  et  qui  est  le  Christ  Jésus  (1).  C'est  lui  seul  que  le  Père  a 
sanctifié  et  envoyé  dans  ce  monde  (2),  splendeur  du  Père  et 
figure  de  sa  substance  (3J,  vrai  Dieu  et  vrai  homme,  sans  lequel 
nul  ne  peut  connaître  Dieu  comme  il  faut,  car  personne  un 
connu  le  Père  si  ce  n'est  le  Fils^  et  celui  ci  (jui  le  Fils  aura  voulu 
le  révéler  (4). 

D'où  il  suit  que  tout  restaurer  dans  le  Christ  et  ramener  les 
hommes  à  l'obéissance  divine,  sont  une  seule  et  même  chose. 
Et  c'est  pourquoi  le  but  vers  lequel  doivent  converger  tous 
nos  efforts,  c'est  de  ramener  le  genre  humain  à  l'empire 
du  Christ.  Cela  fait,  l'homme  se  trouvera,  par  là  même, 
ramené  à  Dieu.  Non  pas,  voulons-Nous  dire  un  Dieu  inerte 
et  insoucieux  des  choses  humaines,  comme  les  matérialistes 
l'ont  forgé  dans  leurs  folles  rêveries,  mais  un  Dieu  vivant  et 
vrai,  en  trois  personnes  dans  l'unité  de  nature,  auteur  du 
monde,  étendant  à  toute  chose  son  infinie  Providence,  enfin 
législateur  très  juste  qui  punit  les  coupables  et  assure  aux 
vertus  leur  récompense. 

Or,  où  est  la  voie  qui  nous  donne  accès  auprès  de  Jésus- 
Christ  ?  Elle  est  sous  nos  yeux  :  c'est  l'Eglise.  Saint  Jean 
Chrysostome  nous  le  dit  avec  raison  :  L'Eglise  est  ton  espé- 
rance, l'Eglise  est  ton  salut,  l'Eglise  est  ton  refuge  (5).  C'est 
pour  cela  que  le  Christ  l'a  établie,  après  l'avoir  acquise  au  prix 
de  son  sang,  pour  cela  qui  lui  a  confié  sa  doctrine  et  les  pré- 
ceptes de  sa  loi,  lui  prodiguant  en  môme  temps  les  trésors  de 
la  grâce  divine  pour  la  sanctification  et  le  salut  des  hommes. 

.1  I.    Cor,  III,  11. 

i2)  Ib.   X,  8ô. 

i'.i]  Hebr.  i,  8. 

:4)  MaUh.,  XI,  27. 

(5)  Ilona.  de  capto  Eutropio,  n.  6. 


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LETTRE  ENCYCLIQUE  3'i3 

Vous  voyez  donc,  Vénérables  Frères,  quelle  œuvre  nous 
est  confiée  à  Nous  et  à  vous.  Il  s'agit  de  ramener  les  sociétés 
humaines,  égarées  loin  de  la  sagesse  du  Christ,  à  Tobéissance 
de  TEglise  ;  TEglise,  à  son  tour,  les  soumettra,  au  Christ,  et 
le  Christ  à  Dieu.  Que  s'il  nous  est  donné,  par  la  grAce  divine, 
d'accomplir  cette  œuvre,  nous  aurons  la  joie  de  voirriniquité 
faire  place  à  la  justice  et  nous  serons  heureux  d'entendre  une 
grande  voix  disant  du  haut  des  deux  :  Maintenant  cest  le 
salut,  et  la  vertu,  et  le  royaume  de  notre  Dieu  et  la  puissance 
de  son  Christ  (1)  —  Toutefois,  pour  que  le  résultat  réponde  à 
nos  voeux,  il  faut,  par  tous  les  moyens  et  au  prix  de  tous  les 
efibrts,  déraciner  entièrement  cette  monstrueuse  etdétestablé 
iniquité  propre  aux  temps  où  nous  vivons  et  par  laquelle  Thom- 
me  se  substitue  à  Dieu  ;  rétablir  dans  leur  ancienne  dignité 
les  lois  très  saintes  et  les  conseils  de  TEvangile  :  proclamer 
hautement  les  vérités  enseignées  par  TEglise  sur  la  sainteté 
du  mariage,  sur  l'éducation  de  Tenfance,  sur  la  possession  et 
Tusage  des  biens  temporels,  sur  les  devoirs  de  ceux  qui 
administrent  la  chose  publique  ;  rétablir  enfin  le  juste  équi- 
libre entre  les  diverses  classes  de  la  société  selon  les  lois  oi 
les  institutions  chrétiennes. 

Tels  sont  les  principes  que,  pour  obéir  à  la  divinfe  volonté, 
Nous  Nous  proposons  d'appliquer  durant  tous  le  cours  de 
Notre  Pontificat  et  avec  toute  l'énergie  de  notre  àme.  Votre 
rôle  à  vous,  Vénérables  Frères,  sera  de  Nous  seconder  par 
votre  sainteté,  votre  science,  votre  expérience,  et  surtout 
votre  zèle  pour  la  gloire  de  Dieu,  ne  visant  à  rien  autre  qu'à 
former  en  tous  Jésus-Christ, 

Quels  moyens  convient-il  d'employer  pour  atteindre  un  but 
si  élevé  ?  Il  semble  superflu  de  les  indiquer,  tant  ils  se  pré- 
sentent d'eux-mêmes  à  l'esprit.  —  Que  vos  premiers  soins 
soient  de  former  le  Christ  dans  ceux  qui,  par  le  devoir  de  leur 
vocation,  sont  destinés  «^  le  former  dans  les  autres.  Nous 
voulons  parler  des  prêtres.  Vénérables  Frères.  Car  tous  ceux 
qui  sont  honorés  du  sacerdoce  doivent  savoir  qu'ils  ont, 
parmi  les  peuples  avec  lesquels  ils  vivent,  la  même  mission 
que  Paul  attestait  avoir  reçue^  quand  il  prononçait  ce^  tendres 

'1'  Apoc.  xii,  1  0, 


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Wi  LETTRK  KNCYCLIQUK 

paroles  :  Mes  petits  enfants  que /engendre  de  nouveau  ,/usqu  à 
ce  que  le  Christ  se  forme  en  vous  (1).  Or  comment  pourront-ils 
accomplir  un  tel  devoir,  s'ils  ne. sont  d'abord  eux-mêmes 
revêtus  duChristPetrevôtusjusqu'à  pouvoir  dire  aveci'Apôlre: 
Je  vis,  non  plus  en  moi,  mais  le  Christ  vit  en  moi  (2).  Pour  moi, 
le  Christ  est  ma  vie  (3).  Aussi,  quoique  tous  les  fidèles  doi- 
vent aspirer,  à  Vétat  d'homme  parfait ,  à  la  mesure  de  l'âge  de 
la  plénitude  du  Christ  (4),  cette  obligation  appartient  prin- 
cipalement à  celui  qui  exerce  le  ministère  sacerdotal.  Il  est 
appelé  pour  cela  un  autre  Christ;  non  seulement  parce 
qu'il  participe  aux  pouvoirs  de  Jésus-Christ,  mais  parce  qu'il 
doit  imiter  ses  œuvres  et  par  là  reproduire  en  soi  son  image. 
S'il  en  est  ainsi,  Vénérables  Frères,  combien  grande  ne 
doit  pas  être  votre  sollicitude  pour  former  le  clergé  à  la 
sainteté  !  Il  n'est  affaire  .qui  ne  doive  céder  le  pas  à  celle-ci. 
Et  la  conséquence,  c'est  que  le  meilleur  et  le  principal  de 
votre  zèle  doit  se  porter  sur  vos  Séminaires,  pour  y  intro- 
duire un  tel  ordre  et  leur  assurer  un  tel  gouvernement, 
qu'on  y  voie  fleurir  côte  à  cote  l'intégrité  de  l'enseignement 
et  la  sainteté  des  mœurs.  Faites  du  Séminaire  les  délices  de 
votre  cœur,  et  ne  négligez  rien  de  tout  ce  que  le  Concile  de 
Trente  a  prescrit  dans  sa  haute  sagesse  pour  garantir  la 
prospérité  de  cette  institution.  —  Quand  le  temps  sera  venu 
de  promouvoir  les  jeunes  candidats  aux  saints  Ordreç,  ah! 
n'oubliez  pas  ce  qu'écrivait  saint  Paul  à  Timothéç  :  N'impose 
précipitamment  les  mains  à  personne  (5)  ;  vous  persuadant 
bien  que,  le  plus  souvent,  tels  seront  ceux  que  vous  admet- 
trez au  sacerdoce,  et  tels  seront  aussi  dans  la  suite  les 
fidèles  confiés  à  leur  sollicitude.  Ne  regardez  donc  aucun 
intérêt  particulier,  de  quelque  nature  qu'il  soit  ;  mais  ayez  / 

uniquement  en  vue  Dieu,   l'Eglise,  le  bonheur  éternel  des  i 

âmes,  afin  d'éviter,  comme  nous  en  avertit  l'Apôtre,  de  par- 
ticiper aux  péchés  d' autrui  {&),  —  D'ailleurs,  que  les  nouveaux 

(Ij  Cial.  IV.  19. 
(2)  Ib.  II,  20. 

3  Philipp.  I,  2. 
.  V)  Kphes.  IV,  8. 

5|  I  Tim.  V,  22. 

61  Ibid. 


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LETTKE  ENCYCLIQUE  :i4h 

prêtres,  qui  sortent  du  Séminaire,  n'échappent  pas  pour  cela 
aux  sollicitudes  de  votre  zèle.  Pressez-les,  Nous  vous  le 
recommandons  du  plus  profond  de  notre  âme,  pressez-les, 
souvent  ;5ur  votre  cœur,  qui  doit  brûler  d'un  feu  céleste, 
réchauffez-les,  enflammez-les,  afin  qu'ils  n'aspirent  plus  qu'à 
Dieu  et  à  la  conquête  des  âmes.  Quant  à  Nous,  Vénérables 
Frères,  Nous  veillerons  avec  le  plus  grand  soin  à  ce  que  les 
membres  du  clergé  ne  se  laissent  point  surprendre  aux 
manœuvres  insidieuses  d'une  certaine  science  nouvelle  qui 
se  pare  du  masque  de  la  vérité  et  où  l'on  ne  respire  pas  le 
parfum  de  Jésus-Christ  ;  science  menteuse  qui,  à  la  faveur 
d'arguments  fallacieux  et  perfides  s'efforce  de  frayer  le 
chemin  aux  erreurs  du  rationalisme  ou  du  semi-rationalisme 
et  contre  laquelle  l'Apôtre  avertissait  déjà  son  cher  Timo- 
thée  de  se  prémunir,  lorsqu'il  lui  écrivait  :  Garde  le  dépôt, 
évitant  les  nouveautés  profanes  dans  le  langage,  aussi  bien 
que  les  objections  d*une  science  fausse,  dont  les  partisans 
avec  toutes  leurs  promesses  ont  défailli  dans  la  foi  (1).  Ce 
n  est  pas  à  dire  que  Nous  ne  jugions  ces  jeunes  prêtres 
dignes  d'éloges,  qui  se  consacrent  à  d'utiles  études  dans 
toutes  les  branches  de  la  science,  et  se  préparent  ainsi  à 
mieux  défendre  la  vérité  et  réfuter  plus  victorieusement  les 
calomnies  des  ennemis  de  la  foi.  Nous  le  déclarons  même 
très  ouvertement.  Nos  préférences  sont  et  seront  toujours 
pour  ceux  qui,  sans  négliger  les  sciences  ecclésiastiques  et 
profanes,  se  vouent  plus  particulièrement  au  bien  des  âmes 
dans  l'exercice  des  divers  ministères  qui  siéent  au  prêtre 
animé  de  zèle  pour  l'honneur  divin. 

C^est  pour  Notre  cœur  une  grande  tristesse  et  une  conti- 
nuelle douleur  (2)  de  constater  qu'on  peut  appliquer  à  nos 
jours  cette  plainte  de  Jérémie  :  Les  enfants  ont  demandé  du 
pain  et  il  ny  avait  personne  pour  le  leur  rompre  (3).  11  n'en 
manque  pas,  en  effet,  dans  le  clergé  qui,  cédant  à  des  goûts 
personnels,  dépensent  leur  activité  en  des  choses  d'une 
utilité   plus  apparente  que  réelle  ;  tandis   que  moins  nom- 

il)  I  Tim.  VI,  20  ol  seq. 
:2'  Rora.  IX,  2. 
3'  Thren.  iv,  4. 


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.Vi(î.  LETTRE  ENCYCLIQUE 

breux   peut-être   sont    ceux   qui,    à    l'exemple    du    Christ, 
prennent  pour  eux-mêmes  les  paroles  du  Prophète  :  L^ esprit 
du  Seigneur  ni  a  donne  Vonction;  il  m'a  envoyé  èvangéliser 
les  pauvres^  guérir  ceux  qui  ont  le  cœur  brisé ,  annoncer  auj' 
^  captifs  la   délivrance,   et  la    lumière   aux  aveugles    (1).    El 

'•  pourtant,  il  n'échapp«  à  personne,  puisque  Thomme  a  pour 

-  guides  la  raison  et  la  liberté,  que  le  principal  moyen   de 

2  rendre  à  Dieu  son  empire  sur  les  âmes,  c'est  l'enseignement 

I  religieux.  Combien  sont  hostiles  à  Jésus-Christ,   prennent 

^  •  en  horreur  l'Église  et  l'Évangile  bien  plus  par  ignorance  quo 

par  malice  !  et  dont  on  pourrait  dire  :  Ils  blasphèment  tout 
ce  qu'ils  ignorent  (2).  État  d'âme  que  l'on  constate  non  seu- 
lement dans  le  peuple  et  au  sein  des  classes  les-  plus  humbles 
que  leur  condition  même  rend  plus  accessibles  à  l'erreur, 
I  mais  jusque  dans  les  classes  élevées  et  chez  ceux-là  mêmes 

qui  possèdent,  par  ailleurs,  une  instruction  peu  commune. 
De  là,  en  beaucoup,  le  dépérissement  de  la  foi;  car  il  ne  faut 
pas  admettre  que  ce  soient  les  progrès  de  la  science  qui 
l'étouffent;  c'est  bien  plutôt  l'ignorance;  tellement -que  là 
où  l'ignorance  est  plus  grande,  là  aussi,  l'incrédulité  .fait  de 
plus  grands  ravages.  C'est  pour  cela  que  le  Christ  a  donnr 
aux  Apôtres  ce  précepte  :  Allez  et  enseignez  toutes  les 
nations  (3). 

Mais  pour  que  ce  zèle  à  enseigner  produise  les  fruits 
qu'on  en  espère,  et  serve  à  former  en  tous  le  Chrùit,  rien 
n'est  plus  efficace  (|ue  la  charité  ;  gravons  cela  fortement  dans 
notre  mémoire,  ô  Vénérables  Frères;  car  le  Seigneur  n*est 
pas  dans  la  commotion  (4).  En  vain  espérerait-on  attirer  les 
âmes  à  Dieu  par  un  zèle  emprunt  d'amertume  ;  reprocher 
durement  les  erreurs  et  reprendre  les  vices  avec  âpreté 
cause  très  souvent  plus  de  dommage  que  de  profit.  Il  est 
vrai  que  l'Apôtre,  exhortant  Timothée,  lui  disait  :  Accuse, 
supplie^  reprends^  mais  il  ajoutait,  en  toute  patience  (5).  — 
Rien  de  plus  conforme  aux  exemples  que  Jésus-Christ  nous  a 

1.  Luc.  IV,  18-1*J. 

2.  lud.  II,   10. 

,3)  Matt.  xxiii,  19. 
(/*)  III  Reg.  XIX.  11. 
5i  II  Tim,  IV,  2, 


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LETTUE  ENCYCLIQUE  Vi'' 

laissés.  C'est  lui  qui  nous  adresse  cette  invitation  :  Venez  à 
moi  vous  tous  qui  souffrez  et  qui  gémissnz  sous  le  fardeau  et 
je  vous  soulagerai  (1).  Et,  dans  sa  pensée,  ces  infirmes  et 
ces  opprimés  n'étaient  autres  que  les  esclaves  de  Terreur  et 
du  péché.  Quelle  mansuétude,  en  effet,  dans  ce  divin  Mattre  ! 
Quelle  tendresse,  quelle  compassion  envers  tous  les  mal- 
heulpeux  !  Son  divin  Cœur  nous  est  admirablement  dépeint 
par  Isaïe  dans  ces  termes  :  Je  poserai  sur  lui  mon  esprit  ;  il 
ne  contestera  point  et  n  élèvera  point  la  voix;  jamais  il  Ff' achè- 
vera le  roseau  demi^brisé  et  n  éteindra  la  mèche  encore 
fumante  (2).  Cette  charité  patiente  et  bénigne  (3)  devra  aller 
au  devant  de  ceux-là  mômes  qui  sont  nos  adversaires  et  nos 
persécuteurs.  Ils  nous  maudissent,  ainsi  le  proclamait  saint 
Paul,  et  nous  bénissons,  ils  nous  persécutent  et  nous  suppor- 
tons, ils  nous  blasphèment  et  nous  prions  i^i).  Peut-être  après 
tout  se  montrent-ils  pires  qu'ils  ne  sont.  Le  contact  avec  les 
autres,  les  préjugés,  l'influence  des  doctrines  et  des  exemples, 
enfin  le  respect  humain,  conseiller  funeste,  les  ont  engagés 
dans  le  parti  de  Timpiété  ;  mais  au  fond  leur  volonté  n'est  pas 
aussi  dépravée  qu'ils  se  plaisent  à  le  faire  croire.  Pourquoi 
n'espérerions-nous  pas  que  la  flamme  de  la  charité  dissipe 
enfin  les  ténèbres  de  leur  âme  et  y  fasse  régner,  avec  la 
lumière,  la  paix  de  Dieu  ?  Plus  d'une  fois  le  fruit  de  notre 
travail  se  fera  peut-être  attendre  ;  mais  la  charité  ne  se  lasse 
pas,  persuadée  que  Dieu  mesure  ses  récompenses,  non  pas 
aux  résultats,  mais  a  la  bonne  volonté. 

Cependant,  Vénérables  Frères,  ce  n'est  nullement  Notre 
pensée  que,  dans  cette  œuvre  si  ardue  de  la  rénovation  des 
peuples  par  le  Christ,  vous  restiez,  vous  et  votre  clergé,  sans 
auxiliaires.  Nous  savons  que  Dieu  a  recommandé  à  chacun 
le  soin  de  son  prochain  (5).  Ce  ne  sont  donc  pas  seulement 
les  hommes  revêtus  du  sacerdoce,  mais  tous  les  fidèles  sans 
exception,  qui  doivent  se  dévouer  aux  intérêts  de  Dieu  et 
des  âmes  :  non  pas,  certes,  chacun  au  gré  de  ses  vues  et  de 

[\)  Matth.  XI,  28. 
i2i  Ibid.  IV,  12  et  secj. 
•3j   Is.  xLii,  1  et  sei|. 
\^4)  I  Cor.  XIII,  4. 
■  5)  Eccli.  XVII,  \%. 


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MV8  LETTRK  ENCYCLIQUE 

ses  tendances,  mais  toujours  sous  la  direction  et  selon  la 
volonté  des  évêques  car  le  droit  de  commander,  d'enseigner, 
de  diriger,  n'appartient  dans  l'Eglise  à  personne  autre  qu'a 
vous,  établis  par  IRsprit-Saint  pour  régir  V Eglise  de  Dieu  (1). 
—  S'associer  entre  catholiques  dans  des  buts  divers,  mais 
toujours  pour  le  bien  de  la  religion,  est  chose  qui  depuis 
longtemps  a  mérité  l'approbation  et  les  bénédictions  de  Nos 
prédécesseurs.  Nous  non  plus,  Nous  n'hésitons  pas  à  louer 
une  si  belle  œuvre  et  Nous  désirons  vivement  qu'elle  se 
répande  et  fleurisse  partout,  dans  les  villes  comme  dans  les 
campagnes.  Mais  en' même  temps.  Nous  entendons  que  ces 
associations  aient  pour  premier  et  principal  objet  de  faire 
que  ceux  qui  s'y  enrôlent  accomplissent  fidèlement  les 
devoirs  de  la  vie  chrétienne.  Il  importe  peu,  en  vérité,  d'agi- 
ter subtilement  de  multiples  questions  et  de  disserter  avec 
éloquence  sur  droits  et  devoirs,  si  tout  cela  n'aboutit  à  l'ac- 
tion. L'action,  voilà  ce  que  réclament  les  temps  présents; 
mais  une  action  qui  se  porte  sans  réserve  à  l'observation  inté- 
grale et  scrupuleuse  des  lois  divines  et  des  prescriptions  de 
l'Eglise,  à  la  profession  ouverte  et  hardie  de  la  religion,  à 
l'exercice  de  la  charité  sous  toutes  ses  formes,  sans  nul 
retour  sur  soi  ni  sur  ses  avantages  terrestres  D'éclatants 
exemples  de  ce  genre  donnés  par  tant  de  soldats  du  Christ 
auront  plus  tôt  fait  d'ébranler  et  d'entraîner  les  âmes,  que  la 
multiplicité  des  paroles  et  la  subtilité  des  discussions  ;  et 
l'on  verra  sans  doute  des  multitudes  d'hommes  foulant  aux 
pieds  le  respect  humain,  se  dégageant  de  tout  préjugé  et  de 
toute  hésitation,  adhérer  au  Christ  et  promouvoir  à  leur  tour 
sa  connaissance  et  son  amour,  gage  de  vraie  et  solide 
félicité. 

Certes,  le  jour  où  dans  chaque  cité,  dans  chaque  bour- 
gade, la  loi  du  Seigneur  sera  soigneusement  gardée,  les 
choses  saintes  entourées  de  respect,  les  sacrements  fréquen- 
tés, en  un  mot  tout  ce  qui  constitue  la  vie  chrétienne  remis 
en  honneur,  il  ne  manquera  plus  rien.  Vénérables  Frères, 
pour  que  nous  contemplions  la  restauration  de  toutes  les 
choses  dans  le  Christ.  Et  que  l'on  ne  croie  pas  que  tout  cela 

(I)  Act.   XX,  28. 


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LETTRE  ENCYCLIQUE  34y 

se  rapporte  seulement  à  l'acquisition  des  biens  éternels  ;  les 
intérêts  temporels  et  la  prospérité  publique  s'en  ressenti- 
ront aussi  très  heureusement.  Car,  ces  résultats  une  fois 
obtenus,  les  nobles  et  les  riches  sauront  être  justes  et  cha- 
ritables à  regard  des  petits,  et  ceux-ci  supporteront  dans  la 
paix  et  la  patience  les  privations  de  leur  condition  peu  fortu- 
née ;  les  citoyens  obéiront,  non  plus  à  l'arbitraire,  mais  aux 
lois;  tous  regarderont  comme  un  devoir  le  respect  etTamour 
envers  ceux  qui  gouvernent,  et  dont  le  pouvoir  ne  vient  que 
de  Dieu  (1). 

Il  y  a  plus.  Dès  lors  il  sera  manifeste  à  tous  que  l'Eglise, 
telle  qu'elle  fut  instituée  par  Jésus-Christ,  doit  jouir  d'une 
pleine  et  entière  liberté,  et  n'être  soumise  à  aucune  domina- 
lion  humaine  ;  et  que  nous-mêmes,  en  revendiquant  cette 
liberté,  non  seulement  nous  sauvegardons  les  droits  sacrés 
de  la  religion,  mais  nous  pourvoyons  aussi  au  bien  commun 
et  à  la  sécurité  des  peuples  :  la  piété  es l  utile  à  tout  (2),  et  là 
où  elle  règne,  le  peuple  est  vraiment  aussi  dans  la  plénitude 
de  la  paix  (3) . 

Que  Dieu,  riche  en  miséricorde  (4),  hâte  dans  sa  bonté  cette 
rénovation  du  genre  humain  en  Jésus-Christ:  puisque  ce 
n'est  l'œuvre  ni  de  celui  qui  veut  ni  de  celui  qui  courte  mais 
du  Dieu  des  miséricordes  (5).  Et  nous  tous,  Vénérables 
Frères,  demandons-lui  cette  grâce  en  esprit  d'humilité  (6) 
par  une  prière  instante  et  continuelle,  appuyée  sur  les 
mérites  de  Jésus-Christ.  Recourons  aussi  à  l'intercession 
très  puissante  de  la  divine  Mère.  Et,  pouf  l'obtenir  plus  lar- 
gement, prenant  occasion  de  ce  jour  où  Nous  vous  adressons 
ces  Lettres,  et  qui  a  été  institué  pour  solenniser  le  Saint 
Rosaire,  Nous  confirmons  toutes  les  ordonnances  par  les- 
quelles Notre  prédécesseur  a  consacré  le  mois  d'octobre  à 
l'auguste  Vierge  et  prescrit  dans  toutes  les  églises  la  réci- 
tation publique  du  Rosaire. .Nous  vous  exhortons  en  outre  à 

(1)  Rom.  xni,  1. 

(2)  W   Tim,  IV,  8. 
(:i)  Is.   XXXII,  18. 
Z'i)  Ephes,  II,  4. 
(5)  Rom.  IX.   16. 
,6^  Uau.  111,  3'J. 


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350  LETTRE  ENCYCLIQUE 

prendre  aussi  pour  intercesseurs  le  très  pur  Epoux  de 
Marie,  patron  de  l'Eglise  catholique,  et  les  Princes  des 
Apôtres  saint  Pierre  et  saint  Paul. 

Pour  que  toutes  ces  choses  se  réalisent  selon  Nos  désirs 
et  que  tous  vos  travaux  soient  couronnés  de  succès,  Nous 
implorons  sur  vous,  en  grande  abondance,  les  dons  de  la 
grâce  divine.  Et,  comme  témoignage  de  la  tendre  charité 
dans  laquelle  Nous  vous  embrassons,  vous  et  tous  les  fidèles, 
confiés  à  vos  soins  par  la  divine  Providence,  Nous  vous 
accordons  en^  Dieu  de  grand  cœur,  Vénérables  Frères,  ainsi 
qu'à  votre  clergé  et  à  votre  peuple,  la  Bénédiction  Apos- 
tolique. 

Donné  à  Home,  près  Saint-Pierre,  le  4  octobre  de  Tan- 
née 1903,  de  Noire  Pontificat  la  première. 

PIE  X,  PAPE. 


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LA  SITUATION  RELIGIEUSE 

AUX  ÉTATS-UNIS 


L'étude  de  M.  Ferdinand  Brunetière,  dans  la  Revue  des 
Deux-Mondes^  de  novembre  1898,  sur  le  Catholicisme  aux 
Etats-Unis,  a  été  très  remarquée,  en  Europe  et  en  Amérique. 
Mais 'dans  Tarticle  de  Tillustre  académicien,  ce  n*est  pas  tant 
la  doctrine  qu'il  faut  louer,  que  l'intention  manifeste  d'être 
agréable  et  même  utile  à  l'Eglise.  La  lecture  attentive  de  l'ar- 
ticle montre  en  effet  que  des  idées  fausses  ont  cours  en 
Europe  sur  la  situation  du  catholicisme  aux  Etats-Unis, 
pays  qu'au  point  de  Vue  catholique,  on  admire  comme  un 
paradis  terrestre»  Et  c'est  cette  impression  qu'il  importe  de 
détruire  ;  car  les  impressions  fausses  ne  font  de  bien  à  per- 
sonne (1). 

Des^  écrivains  d'Europe  ont,  plus  d'une  fois,  travaillé  à 
redresser  les  idées  de  leurs  contemporains  sur  la  situation 
véritable  de  l'Eglise  aux  Etals-Unis.  Ils  ont  écrit  d'excel- 
lentes choses.  M.  Tardivel,  dans  le  livre  que  nous  citons 
en  note  n'a  pas  la  prétention  de  rien  dire  de  meilleur,  ni 
surtout  de  mieux  dire.  Mais  il  lui  a  semblé  qu'il  pouvait 
apporter  au  débat  un  peu  d'inédit  et  que  son  titre  d'Amé- 
ricain authentique  donnerait  quelque  poids  à  son  témoi- 
gnage. Aux  Etats-Unis  il  est  né  et  il  a  vécu  jusqu'à  l'âge  de 
dix-sept  ans.  Ensuite,  c'est  vrai,  il  est  devenu  Canadien  ; 
mais  pendant  ces  trente. dernières  années  il  a  visité  les  Etats- 
Unis  plus  d'une  fois;  et  il  a  toujours  conservé. des  relations 
fréquentes  et  intimes  avec  ses  parents  américains. 

De  plus,  journaliste  depuis  plus  de  vingt  ans,  il  a  dû 
suivre  de  très  près,  chez  ses  voisins,  dans  leurs  journaux 
et  Jeurs  revues,    lep  discussions   sur    les   questions    reli- 

(I)    Cf.   Tardivel,    La   Situation  Religieuse  aux  Etats-Unis,  Deycléc,  de 
Brouwep  et  C»«,  Paris,  1900. 


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352  LA  SlTUÀXrON  RELlGlhUSE  AUX  ÉTATS-UNIS 

gîeuses  et  sociales,  la  marche  des  événements  politiques 
et  le  mouvement  général  des  idées.  Ce  sont  là  des  titres  suf- 
fisants pour  justifier  son  intervention.  Il  divise  son  travail  en 
deux  parties  :  les  illusions  et  la  réalité.  Dans  la  première 
(2  chapitres),  il  examine  ce  que  certaines  personnes  s'imagi- 
nent découvrir  aux  Etats-Unis.  Dans  la  deuxième  (il  cha- 
pitres), se  basant  sur  des  autorités  compétentes,  il  constate 
ce  qui   réellement  y  existe. 

Il  se  trouve  dans  cette  magnifique  et  si  consciencieuse  étude 
une  justification  pleine  et  entière  de  la  condamnation  de  cette 
préposition  :  «  L'Église  doit  être  séparée  de  l'Etat,  et  l'Etat 
séparé  de  l'Eglise  »  (Syllabus,  5.V  prop.),  et  du  commen- 
taire, peut-on  dire,  qu'en  a  donné  S.  S.  Léon  XIII  dans  l'en- 
cyclique aux  évèques  et  aux  fidèles  de  France,  le  16  février 
1892  :  a  Au  milieu  des  sollicitudes.  »  Tous  les  faits  cités  par 
l'auteur  viennent  l'un  après  l'autre  montrer  la  profonde  sa- 
gesse des  paroles  pontificales  et  désabuser  l'esprit  du  lecteur 
d'une  des  plus  générales  et  des  plus  pernicieuses  erreurs 
du  temps  présent.  Autant  de  bonnes  raisons  pour  étudier 
dans  ce  livre  si  actuel  la  réalité  de  la  situation  catholique 
aux  Etats-Unis. 

Qu'on  le  sache  bien,  combattre  l* américanisme^  ce  nesl 
pas  faire  la  guerre  à  l'Église  d'Amérique.  Une  différence 
essentielle  existe  entre,  la  véritable  Eglise  des  Etats-Unis  et 
une  certaine  école  d'écrivains  et  d'orateurs  catholiques  enti- 
chés, outre  mesure,  des  institutions  arméricaines.  Cette  école 
est  à  combattre,  mais  l'Eglise  des  Etats-Unis  est  à  vénérer, 
comme  l'Église  de  France,  d'Angleterre,  d'Espagne,  d'Italie, 
d'Allemagne,  toutes  les  Églises  particulières,  qui,  réunies 
ensemble  par  leur  union  avec  le  Siège  apostolique,  forment 
l'Eglise  universelle. 

Comme  les  autres  Églises,  l'Eglise  des  Etats-Unis  est 
sainte  ;  comme  ses  sœurs  aînées,  TEglise  d'Amérique  ins- 
pire des  dévouements  sublimes,  mais  obscurs  et  inconnus 
du  grand  nombre  ;  ces  actes  de  vertu  héroïque,  mais  cachée, 
qui  sont  l'une  des  preuves  de  la  divinité  de  l'œuvre  de  Jésus- 
Christ,  la  preuve  la  plus  frappante,  puisque  tous  les  hommes, 
ignorants  et  savants,  peuvent  la  comprendre.  Bien  connue 
est  l'histoire  de  ses  évèques  et  prêtres  missionnaires,  hommes 


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LA  SITUATION  RELIGIEUSE  AUX  ÉTATS-UNIS  353 

admirables,  doués  d'une  énergie  et  d'un  courage  vrai- 
ment apostoliques.  Et  les  religieuses  des  Etats-Unis,  com- 
bien sont-elles,  elles  aussi,  admiral^les  !  Combien  sont  su- 
blimes ces  sœurs  d'enseignement,  de  charité,  de  contem- 
plation !  Quant  aux  simples  fidèles,  beaucoup  parmi  eux 
mènent  une  vie  exemplaire,  pratiquent  toutes  les  vertus 
chrétiennes,  conservent  une  foi  vive  au  sein  de  Fincrédulité 
et  du  matérialisme,  une  grande  pureté  de  mœurs  au  milieu  de 
la  corruption  générale.  Mais  ce  qui  les  soutient  dans  cette 
lutte  contre  le  démon,  le  monde  et  la  chaiF  ce  sont  les  moyens 
communs  aux  catholiques  de  tous  pays  :  la  prière,  la  morti- 
fication des  sens,  Taumone,  la  fréquentation  des  sacrements, 
l'assistance  au  saint  Sacrifice  de  la  messe,  les  instructions, 
les  retraites,  les  bonnes  lectures,  les  diverses  dévotions  que 
FEglise  a  établies.  Voilà  les  moyens  de  sanctification,  en 
Amérique,  comme  en  Europe.  Les  institutions  politiques, 
la  démocratie,  Faméricanisme,  n'y  sont  pour  rien. 

Il  n'y  a  rien  de  nouveau  sous  le  soleil  d'Amérique.  C'est 
une  illusion  de  supposer  qu'il  existe  un  je  ne  sais  quoi  de 
nouveau  en  Amérique,  plus  particulièrement  dans  le  domaine 
des  idées,  des  doctrines,  de  la  pensée.  Dans  les  choses 
purement  matérielles,  il  y  a  peut-être  du  nouveau  aux  Etats- 
Unis,  mais  moins  toutefois  qu'on  se  l'imagine  généralement. 
Et  même  le  nouveau  dans  le  monde  matériel  est  plutôt  à  la 
surface  qu'au  fond  des  choses.  Les  Etats-Unis  n'offrent  point 
une  forme  nouvelle  et  originale  de  la  liberté  civile,  et  il 
n'existe  pas  une  idée  américaine  dont  la  difiii^ion  et  la  réa- 
lisation générale  doivent  assurer  au  monde  son  progrès 
futur.  En  tant  que  toutes  les  idées  politiques^  sociales  et 
économiques  sont  conformes  à  la  constitution  chrétienne 
des  Etats^  elles  sont  bonnes  et  vraies  ;  mais  en  tant  qu'elles 
sortent  des  principes  du  paganisme,  du  protestantisme,  de 
l'incrédulité  et  de  l'anarchie,  elles  sont  fausses  et  perni- 
cieuses ;  mais,  dans  aucuns  cas,  elles  ne  sont  ni  nouvelles, 
ni  autochtones.  Malheureusement  la  plus  grande  partie  de 
ce  que  Ton  nomme  l'américanisme,  est  simplement  un  mé- 
lange de  positivisme,  de  sécularisme,  de  matérialisme,  de 
culte  de  la  richesse  et  d'anarchie  :  les  principes  de  la  révolu- 
tion française.  Le  système  àes  écoles  publiques  ^dît  exemple, 

£.  F.  _  X,  _-  24 


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354  LA  SITUATION  RELIGIEUSE  AUX  ÉTATS-UNIS 

tel  qu'il  est  actuellement  conduit,  est  une  négation  des  pré- 
rogatives de  Dieu  et  du  droit  des  parents.  Il  détruit  la  liber- 
té civile  et  religieuse,  constitue  une  religion,  ou  plutôt  une 
irréligion  d'Etat,  frappe  d'injustes  impôts  un  grand  nombre 
de  citoyens,  engendre  le  crime,  nourrit  Tignorance  et  pré- 
pare les  voies  à  un  despotisme  irresponsable  d'un  côté,  el 
à  l'anarchie  destructive  de  l'autre. 

L'hostilité  soi-disant  américaine  aux  distinctions  entre  les 
différentes  classes  de  la  société  est    contre-nature,  contraire 
àla  science  et  à  la  religion.  Une  saurait  y  avoir  de  vrai  progrès 
etdevraie  liberté  si  l'onrefuse  de  reconnaître  les  droits  et  les 
devoirs  particuliers  et  réciproques  des  différents  éléments  de 
la  société  civile.  Beaucoup  de  personnes  aiment  à  représen- 
ter comme  des  idées  américaines  «  la  liberté  de  la  parole  » 
et  a  la  liberté  de  la  presse  ».  Mais  si  cette  liberté  n'est  que 
la  licence  de  dire  et  de  publier,  sans  restriction  les  plus  hor- 
ribles blasphèmes,  et  les  plus  révoltantes  obscénités,  alors 
c'est  une  liberté  que  réclament  seuls  les   ennemis  les    plus 
violents  de  toute  religion  et  de  toute  vertu;  l'Eglise,  par  la 
voix  des  Papes,  a  bien  fait  de  la  condamner.  En  vertu  d'une 
autre  idée  soi-disant  américaine,  de  Y  égalité^  les  classes  ou- 
vrières ont  une  sorte  de   droit  naturel  de  se  nourrir,  de  se 
vêtir  et  de  se  loger  de  la  même  manière  que  les  classes  su- 
périeures. Mais  un  tel  luxe  est  une  des  sources  les  plus  fé- 
condes de  misèrei,  de  mécontentements,  de   pauvreté  et  de 
ruine.  La  fameuse  lutte  pour  Vexistetice^  dont  il  est  si    sou- 
vent question  de  nos  jours,  est  chose  horrible.  Son  seul  ré- 
sultat pratique,  c'est  de  produire  un  mécontentement  univer- 
sel et  un  nombre  illimité  de  malheureux  et  de  déclassés.  Est- 
ce  là,  le  tableau  de  la  société  américaine  ?  Depuis  l'établisse- 
ment du  christianisme  qui,   seul,  a  apporté  au    monde  des 
idées  nouvelles:  charité,  esprit  de  sacrifice,    humilité,    par- 
don des  injures.  Tunique  changement  qu'on  remarque,  c'est 
un  changement  de  degré^  non  de  nature.  Le  mal   domine  le 
bien,  ouïe  bien  domine  le  mal,  selon  que  la  règle  du  Christ 
Sauveur  s'affaiblit  ou  s'affermit  parmi  les   hommes  ;  mais  le 
bien  n'est  pas  plus  américain  qu'il  n'est   européen,    le  mal 
non  plus. 

Les  persécutions  violentes  ont  existé  à  l'endroit  des  ca- 


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LA  SITUATION  RBLIQIEUSE  AUX  âTATS-UNIS  355 

tholiques  des  Etat-Unis  à  différentes  époques.  On  peut  dire 
d'une  manière  générale  que  depuis  le  commencement  des 
treize  colonies  jusqu'à  la  guerre  de  l'Indépendance,  les  ca- 
^tholiques,  dans  cette  partie  de  l'Amérique,  n'ont  connu  que  la 
persécution  à  la  fois  violente  et  légale.  Après  la  guerre  de  Tin- 
dépendance  et  rétablissement  du  gouvernement  des  Etats- 
Unis,  le  fanatisme  religieux  parait  s'être  apaisé  pendant 
quelque  temps.  Mais,  en  1837,  le  fanatisme  se  rallume.  Le 
couvent  des  Ursulines  de  Charlestown,  près  Boston,  le  soir 
du  11  août,  fut  livré  au  pillage,  puis  incendié.  Les  religieuses 
et  les  élèves  eurent  juste  le  temps  d'échapper  à  la  fureur  de 
la  foule.  Peu  de  temps  après,  un  cimetiè^re  catholique  de 
Lonwell  fut  profané,  et  une  maison  de  Wareham,  où  Ton 
célébrait  la  messe,  fut  attaquée.  Deux  ans  plus  tard,*  une 
compagnie  de  milice  de  l'Etat,  les  Montgomery  Guards, 
composée  principalement  de  catholiques  fut  attaquée,  insul- 
tée, lapidée  dans  les  rues  de  Boston,  par  une  foule  de  trois 
mille  personnes.  Puis,  vint  Tère  des  publications  vraiment 
diaboliques  contre  la  religion  catholique.  V American  Repu- 
blican  Party  fut  fondée.  Son  programme  excluait  les  catho- 
liques de  toute  nationalité  des  emplois  publics.  Des  émeutes' 
sanglantes  eurent  lieu  en  Pensylvanie,  particulièrement  à 
Philadelphie.  En  mai  1844,  deux  églises  catholiques  et  une 
académie  de  jeunes  filles  furent  brûlées  au  milieu  des  ap- 
plaudissements d'une  foule  en  délire.  Les  maisons  des  catho- 
liques furent  pillées  et  livrées  aux  flammes.  Deux  cents  fa- 
milles furent  réduites  à  la  misère.  Voilà  donc  deux  épo(|ues 
de  persécutions  violentes  :  en  1837  et  en  1844.  La  troisième 
se  ^déclara  dix  ans  plus  tard.  En  1854,  on  vit  surgir  de 
nouveau  le  parti  des  nativistes^  connus  alors  sous  le  nom  de 
Knownothings^  contre  l'élément  étranger,  en  réalité,  contre 
les  seuls  catholiques.  Une  campagne  infâme  contre  la  reli- 
gion catholique,  menée  par  la  presse  et  les  prédicants 
des  sectes  aboutit  à  une  attaque  à  Providence  (Rhode-Island), 
à  Saint-Louis  (Missouri),  à  Newark  (New-Jersey),  à  New- 
Orléans,  EUeswooth  (Maine)  à  Louisville  (Kentucky).  Depuis 
cette  époque,  il  n'y  a  pas  eu  de  nouvelles  scènes  de  pareil 
brigandage.  Mais  l'organisation  de  VAmerican  Protective 
Association^  l'odieux  A.  P.  A.,  en  ces  derniers  temps,  a  fait 


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356  LA  SITUATION  RELIGIEUSE  AUX  ETATS-UNIS 

naître  de  sérieuses  craintes.  Son  programme  est  aussi  d'os- 
traciser  les  catholiques  ;  ses  moyens  d'actions,  de  calomnier 
TEglise.  Mais  on  doit  dire  que  les  actes  de  violence  contre 
les  catholiques  des  Etats-Unis  sont  devenus  rares  en  ces 
derniers  temps.  Toutefois,  il  faut  remarquer  que  les  catho- 
liques de  la  République  américaine,  même  ceux  qui  vantent 
sans  cesse  leur  pays,  sont  loin  d'être  rassurés  pour  l'avenir. 
Ils  savent  que  le  feu  du  fanatisme  couve  toujours  sous  la 
cendre  et  que  le  moindre  incident  peut  le  faire  éclater  plus 
violent  que  jamais. 

L'hostilité  et  les  persécutions  administratives  aux  Etats- 
Unis  contre  les  catholiques    sont  Teffet  du  libéralisme  pur 
qui  y  règne.  L'Eglise  n'y  est  libre  qu'à   la  condition   d'être 
mise  en  parallèle  avec  toutes  les  sectes.  Elle  n'occupe  pas  une 
situation  idéale  dans  cette  partie  de  l'Amérique.  L'Église  y 
est  libre,  tant  qu'elle  ne  sort  pas  de  chez  elle,  de  ses  conciles, 
de  ses  temples,  de  ses  écoles.  Mais  quelque  désir  qu'elle  ait 
de  se  faire  petite,  de  s'effacer,  de  se  confondre  avec  la  foule 
des  sectes,  il  lui  faut,  nécessairement,  prendre  contact  avec 
les  pouvoirs  publics.  Et  alors  commence  une  véritable  persé- 
cution. Les  catholiques  ont  été  proscrits  des  opérations  électo- 
rales. Les  plus  grands  honneurs  au  sein  de  cette  république 
leur  sont  refusés  par  un  préjugé  qui  a  toute  la  force  d'une 
loi  organique.  Le  droit  de    pratiquer  la  sainte  religion  leur 
est  refusé  dans  beaucoup  d'institutions  pour  les  malades,  les 
infirmes,  les  malheureux  et  les  prisonniers.  Bien   que  les 
rangs  de  l'armée  et  de  la  marine  se  recrutent  largement  par- 
mi les  catholiques,  cependant  on  peut  compter  les  aumôniers 
sur  les   doigts  d'une  seule  main.  Voilà  un  terrible  réquisi- 
toire contre  un  pays  qui  est  censé  ne  connaître  que  la  liberté. 
Et  cependant  il  n'y  a  là  aucune  exagération.    L'esprit  public 
et  les  pouvoirs  publics  sont  hostiles  à  l'Eglise  et  aux  catho- 
liques. Et  ce  n'est  pas,  comme  on  pourrait  le  croire  peut-être, 
par  simple  indifférence,  par  une  sorte  d'oubli,  qu'on  prive 
ainsi  les  catholiques  de  leurs  droits.  C'est  par  pur  fanatisme 
religieux,  par  haine  du  catholicisme.  C'est  un  esprit  sectaire 
qui  domine  partout  aux  Etats-Unis,   dans  les  lois,  dans  les 
institutions,  dans  l'attitude  de   l'autorité  civile  à   l'égard  de 
l'autorité  religieuse.  C'est  là   une   accusation  portée   Iroide- 


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LA  SITUATION  RELIOIEUSK  AUX  ÉTATS-UNIS  357 

ment,  et  non  dans  la  chaleur  de  la  discussion.  Personne, 
que  je  sache,  n'a  jamais  tenté  de  la  réfuter.  Des  faits  nombreux 
viennent  appuyer  cette  accusation.  La  liberté  religieuse, 
en  théorie,  s'y  réduit  à  ceci  :  le  congrès,  au  parlement  central, 
ne  peut  pas  établir  ou  proscrire  une  religion  quelconque, 
mais  les  différents  Etats  peuvent  les  faire.  Et,  de  fait  et  en 
pratique^  plusieurs  Etats  ont  profité  de  cette  lacune  acciden- 
telle ou  voulue  dans  la  constitution  fédérale,  pour  proscrire 
la  religion  catholique.  Pour  montrer  que  l'hostilité  gouverne- 
mentale est  toujours  la  même  aux  Etats-Unis,  il  suffit  de  rap- 
peler que  les  autorités  américaines,  à  peine  installées  à  Cuba 
et  à  Porto-Rico,  commencèrent  une  série  de  tracasseries  à 
regard  des  autorités  religieuses.  Aux  Etats-Unis,  l'Etat  est 
pratiquement  sous  la  direction  des  sectes  protestantes,  en 
attendant  que  les  sectes  maçonniques  se  substituent  ouver- 
tement aux  sectes  protestantes. 

L'ostracisme  politique  y  est  un  autre  genre  de  Thostilité 
administrative.  C'est  une  loi  non  écrite,  mais  une  loi  inflexible 
que  le  président  des  États-Unis  ne  peut  pas  être  un  catho- 
lique. Et  non  seulement  le  poste  de  premier  magistrat  est 
interdit  aux  catholiques  par  un  préjugé  qui  a  toute  la  force 
d'une  loi  organique,  mais  l'interdiction  s'étend  à  toutes  les 
positions  politiques  ou  administratives  de  quelque  impor- 
tance. Cela  est  tellement  vrai  que,  lorsqu'un  catholique 
parvient,  par  hasard,  à  une  situation  un  peu.  en  vue,  c'est  un 
événement  dont  toiit  le  monde  parle.  Non  seulement  le  suf- 
frage universel  et  le  suffrage  restreint  écartent  les  catho- 
liques, de  la  Chambre  des  représentants  et  du  Sénat,  mais  le 
président  lui-même  en  nommant  aux  postes  qui  sont  de  son 
ressort,  obéit  au  même  aveugle  préjugé.  En  Angleterre,  les 
protestants  admettent  que  les  catholiques  se  défendent.  Aux 
Etats-Unis,  les  sectes  maçonniques  ne  l'admettent  pas.  En 
Angleterre,  depuis  un  demi-siècle,  la  vraie  liberté  reprend 
ses  droits.  Dans  la  République  de  Washington,  c'est  l'esprit 
d'Elisabeth  et  de  Cromwell  qui  domine  encore. 

L'esprit  gouvernemental  des  Etats-Unis  est  hostile  à 
l'Eglise  catholique,  il  n'est  pas  chrétien^  mais  déiste.  Le  vrai 
Dieu  du  peuple  américain  et  du  gouvernement  américain, 
c'est  l'humanité,  c'est  l'homme.  Pour  beaucoupc'est  même  le 


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:i58  IK  SITUATION  RELIOIEUBE  AUX  É' 

tout-puissant  dollar,  fhe  Almighty  dollai 
la  République  Américaine  a  été  d'un  de 
tique  absolu,  une  république  fondée  uni< 
nité  se  concrétisant  dans  le  peuple^  ou,  pli 
la  7«a/on7^  du  peuple,  telle  que  cette  m 
auxéleetions.  Nulle  part  ne  se  trouve,  dai 
de  cette  République,  la  reconnaissance  d' 
rieur  aux  droits  de  Thomme  et  les  limitai 
volution  Américaine  ne  diffère  guère,  qu< 
l'esprit  de  la  Révolution  Française.  Les 
biique  Américaine  attribuèrent  formellei 
maine  au  pouvoir  civil.  L'Eglise,  parlai 
Léon  XIII,  dans  l'encyclique  Diiiturnum 
«  qu'il  faut  chercher  en  Dieu  la  sourc 
rÉtat  ». 

De  plus,  la  déclaration  d'indépendanc 
à  la  révolte  contre  le  pouvoir  légitimem 
causes  purement  politiques,  pour  des  ac 
ministration.  Or  Léon  XIII  enseigne  ( 
clique  qu'il  a  n'existe  qu'une  seule  raiso 
l'obéissance  :  c'est  le  pas  d'un  précepte 
traire  au  droit  naturel  ou  divin.  »  La  Ré] 
ne  fut  pas  fondée  par  l'homme  sur  Dieu 
rhomme  sur  Thomme.  C'est  une  origin 
solument  naturaliste,  et  Ton  peut  dire,  e 
au  contraire  de  la  P'rance  qui  est  la  fil 
et  la  première  nation  fondée  sur  le  droi 
biique  de  Washington  est  la  fille  aînée 
nerie,  et  la  première  nation  établie  sur  1( 
ralisme  maçonnique.  Cette  Républiqu 
gouvernemental,  estvraimentathée.  Mais 
a  Qui  n'est  pas  pourmoi,  est  contre  moi  »,< 

L'esprit  du  siècle,  Tesprit  de  ce  nu 
Christ  n'a  pas  prié,  ne  peut  jamais  deveni 
qui  est  le  prolongement  du  Christ  à  ti 
monde  haïra  toujours  l'Eglise.  Cette  haii 
des  preuves  de  la  divinité  de  l'Eglise  e 
de  ressemblaïuo  avec  son  Fondateur  ;  c 
rogatives.  Nulle   autre  institution   n'a    < 


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LA  SITUATION  RELIGIEUSE  AUX  ÉTATS-UNIS  359 

comme  l'Eglise  Ta  toujours  été  et  le  sera  toujours,  parce  que 
nulle   autre   ne   représente  sur  la  terre  la   pensée  divine 
comme  TEglise  la  représente.  «  Si  le  monde  vous  hait,  sa- 
chez qu'il  m'a  haï  avant  vous...   Le  serviteur  n'est  pas  plus 
grand  que  son  maître.   S'ils  m'ont  persécuté,  ils  vous  per- 
sécuteront aussi.  »  Or  ce  monde  voué  au  culte  de  la  richesse, 
du  pouvoir,  des  jouissances,  de  tout  ce  qui  brille  et  qui  passe  ; 
ce  monde  maudit  par  le  Christ,  où  trbuve-t-il  plus  de  fer- 
vents adeptes  qu'aux  Etats-Unis  ?  Nulle  part  ailleurs  l'esprit 
de  ce  monde  n'est  plus  puissant,  plus  universellement  ré- 
pandu, plus  dominateur  des  idées  et  des  mœurs.    Nulle  part 
Topinion  publique,  les  lois,  les  institutions,  les  usages  ne  se 
modèlent  plus  fidèlement  sur  cet  esprit  ennemi  de  Tesprit  de 
Dieu.  Il  sufQt  d'avoir  vécu  quelques  années  aux  États-Unis 
pour  s'apercevoir  que  ce  pays,  loin  d'ètf  e  la  patrie  de  l'Eglise, 
the  Churc/i\s  Home  est  plutôt  Yhabitat  du  naturalisme  maçon- 
nique. Il  est  donc  moralement  impossible  que  «  l'esprit  du 
siècle  »  des  États-Unis,  l'esprit  public,  l'opinion  publique, 
puisse  devenir  très  favorable  à  l'Église.  11  lui  est  au  contraire 
très  hostile,  à  cause  de  la  nature  même  de  cet  esprit  et  de 
l'Eglise.  Et  si  l'esprit  du  siècle  est  devenu  «  très  favorable  » 
à  certains  catholiques  américanisants,  cela  prouve  que  ces 
catholiques  sont  pervertis,  et  non  pas  que  l'esprit  d-u  siècle 
est  converti.  La  libre-pensée  américaine  qui  se  substitue  au 
protestantisme  est,  comme  la   libre-pensée  dans  Je   monde 
entier,  positivement  hostile  à  la  religion.   Elle  ne  se  con* 
lente  pas  de  ne  pas  croire  elle-même,  elle  voudrait  détruire 
la  foi  chez  les  autres.  Telle  est  la   situation  intolérable  faite 
aux  catholiques  des  Etats-Unis,  malgré  tout  ce  que  les  ca- 
tholiques américanisants  ont  fait  pour  être  bien  vus  du  gou- 
vernement et  de  leurs  concitoyens. 

La  question  scolaire  est  un  cadeau  de  l'Amérique  à  TEu- 
rope.  Le  principe  radicalement  faux  et  souverainement  funeste 
qui  fait  de  l'éducation  de  l'enfant,  une  fonction  de  l'Etat, 
une  œuvre  politique,  doctrine  qui,  entre  les  mains  de  la  franc- 
maçonnerie,  a  conduit  à  Técole  sans  Dieu,  ce  principe  sub- 
versif de  l'Etat  enseignant  vient,  en  réalité,  du  Massachussets 
et  des  autres  Etats  de  la  Nouvelle-Angleterre.  Dans  les 
temps  modernes,  c'est  en  Amérique  qu'a  germé  de  nouveau 


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360  LA  SITUATION  RELIGIEUSE  AUX  ETATS-UNIS 

cette  mauvaise  graine  scolaire^  que  le  christianisme  avait 
réussi  à  étouffer,  à  force  de  défendre  les  droits  et  d'insister 
sur  les  devoirs  des  parents,  contre  les  prétentions  de  TÉtat 
qui  voulait  absorber  ces  droits,  et  contre  la  paresse  naturelle 
des  hommes  qui  faisait  négliger  ces  devoirs.  Depuis  deux 
siècles  et  demi,  sur  ce  coin  de  l'Amérique,  TEtat  s*est  subs- 
titué aux  parents  dans  Téducation  de  l'enfance.  C'est  le 
système  d'écoles  publiques.  La  statistique  prouve  à  l'évidence 
que  la  criminalité  et  le  paupérisme  se  développent  avec  le 
développement  de  ce  système.  Tous  les  chiffres  de  la  statis- 
tique aux  États-Unis  constituent  une  démonstration  saisis- 
sante du  caractère  funeste  dès  écoles  dirigées  par  l'Etat,  au 
détriment  de  l'influence  paternelle.  Du  moment,  en  effet,  que 
l'école  cesse  d'être  une  œuvre  domestique  et  paroissiale,  du 
moment  qu'elle  n'est  plus  ((  le  prolongement  de  la  famille  >• 
et  le  «  vestibule  du  temple  )î,  l'autorité  paternelle  et  l'au- 
torité religieuse  perdent  nécessairement,  auprès  des  enfants, 
quelque  chose  de  leur  salutaire  puissance  et  de  leur  ma- 
jesté tutélaire.  Les  écoles  publiques,  même  religieuses, 
ne  produiront  jamais  d'aussi  solides  catholiques  que  l'é- 
ducation domestique.  La  saine  raison  le  dit  et  les  faits 
le  confirment.  L'esprit  sectaire  est  au  fond  de  la  question 
scolaire.  Les  sectes  protestantes,  naturalistes  et  maçon- 
niques, poussent  partout  l'Etat  à  s'emparer  de  la  direction 
des  écoles,  à  faire  de  l'éducation  de  l'enfance  une  œuvre 
politique,  chaque  jour  montre  les  écoles  publiques  plus 
hostiles  à  toute  idée  chrétienne,  à  toute  morale  divine.  L'Etat 
devenu  mauvais,  rend  l'école  mauvaise,  puisque  c'est  lui  qui 
la  dirige.  Et  lV*cole  mauvaise  déprave  la  jeunesse.  C'est  le 
but  diabolique  que  se  propose  la  secte  des  naturalistes  par 
l'école  publique  neutre  placée  sous  le  patronage  de  l'Etat.  Les 
catholiques  des  Etats-Unis  sont  dont  condamnés  à  rester, 
pendant  un  temps  indéfini,  sous  le  régime  de  la  tyrannie 
maçonnique  et  naturaliste.  Ils  n'ont,  apparemment,  que  trois 
choses  à  faire  :  1^  créer  des  écoles  catholiques  partout  où 
cela  est  possible,  même  au  prix  des  plus  grands  sacrifices  ; 
2*  vanter  moins  la  liberté  dont  ils  jouissent,  pour  ne  pas  se 
rendre  ridicules  aux  yeux  des  autres  peuples  ;  3*  prier  hum- 
blement  Dieu  afin  qu'il  ne  permette   pas  aux  sectes  de  leur 


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LA  SITUATION  RELIGIEUSE  AUX  ÉTATS-UMS  :Wiî 

enlever  cette  dernière  liberté  :  celle  de  pouvoir  fonder  des 
écoles  catholiques,  tout  en  contribuant  malgré  eux  au 
maintien  des  écoles  naturalistes. 

La  question  des  nationalités  aux  Etats-Unis  n'est  pas  ce 
qu'elle  .est  en  Europe.  C'est  une  question  des  plus  délica-, 
tes.  Jusqu'ici  j'ai  parlé  delà  situation  extérieure,  du  milieu  où 
le  catholicisme  se  meut  aux  États-Unis,  des  obstacles  que 
rÉglise  y  rencontre  sur  son  chemin,  des  ennemis  du  dehors. 
Il  faut  maintenant  examiner  la  situation  intérieure,  les  rela- 
tions qui  existent  entre  les  différents  groupes  de  catholiques, 
les  causes  de  l'accroissement  du  catholicisme  et  le  grave 
problème  des  pertes  que  l'Eglise  y  a  subies. 

Sous  le  rapport  de  Thomogénéité  nationale,  les  États-Unis 
n'offrent  aucun  point  de  comparaison  possible  avec  les  vieux 
pays  de  l'Europe..  Il  serait  probablement  impossible  de  trou- 
ver dans  l'histoire  du  monde,  un  événement  semblable  au  peu- 
plement des  États-Unis.  De  l'aveu  même  d'écrivains  améri- 
cains, on  ne  peut  pas  raisonnablement  demander  aux  étran- 
gers qui  viennent  s'y  établir,  de  se  dénationaliser  violemment 
et  brusquement.  Respect  aux  justes  lois  du  pays  d'adoption, 
accomplissement  des  devoirs  du  citoyen,  voilà  tout  ce  qu'on 
est  en  droit  de  leur  imposer.  Pour  le  reste:  la  langue,  les  cou- 
tumes les  habitudes,  les  lois  de  la  nature,  qu'elles  suivent  leur 
cours  normal  et  produisent  librement  leur  effet.  L'Église  qui 
est  la  sagesse  même,  n'interviendra  pas  dans  ce  travail  gigan- 
tesque qui  se  poursuit  aux  États-Unis,  dans  cette  formation  de 
peuples  nouveaux.  Si  elle  intervient,  ce  sera  pour  protéger 
la  liberté,  ce  ne  sera  pas  pour  favoriser  les  uns  au  détriment 
des  autres.  On  a  déjà  voulu  l'entraîner  dans  la  lutte.  Elle  a 
répondu  que  les  catholiques  aux  États-Unis  sont  libres  de 
parler  la  langue  qu'ils  voudront.  Jamais  l'Église  n'a  travaillé 
à  détruire  une  langue  nationale  pour  la  remplacer  par  une 
autre.  Elle  veut,  au  contraire,  que  chaque  peuple  conserve, 
autant  que  c'est  possible,  l'idiome  qui  lui  est  propre  ;  car  di- 
vinement inspirée,  elle  sait  qu'il  existe  un  lien  mystérieux 
entre  la  langue  d'un  peuple  et  son  caractère  intime.  Détruisez 
la  langue  d'un  peuple,  et  vous  faites  disparaître  je  ne  sais 
quelle  sève  qui  lui  donnait  la  plénitude  de  la  vie.  Or,  ce  sont 
des  peuples  forts,  vigoureux,  bien  vivants,  que  veut  l'Eglise, 


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302  LA  SITUATION  RELIGIEUSE  AUX  ÉTATS-UNIS 

car  seuls  de  tels  peuples  peuvent  pratiquer  dans  toute  leur 
perfection  les  vertus  chrétiennes.  Voilà  pourquoi  Tassimila- 
tioh  forcée  ne  peut  pas  être  une  politique  conforme  à  Tesprit 
de  rÉglise.  Les  faits  parlent  pour  ceux  qui  combattent  Tassi- 
milation,  et  qui  travaillent,  à  grouper  les  catholiques  alle- 
mands, français,  italiens,  etc.,  en  paroisse  ou  en  quasi-pa- 
roisses séparées.  L'expérience  prouve  que,  partout  où  Tonne 
cherche  pas  à  conserver  la  langue  maternelle  des  catholiques, 
la  foi  se  perd.  La  diversité  des  langues  offre,  sans  doute, 
des  inconvénients  ;  mais  ces  inconvénients  ne  sont  absolu- 
ment rien  si  on  les  compare  aux  maux  qui  résulteraient 
d'une  tentative  persistante  et  générale  d'américaniser  tous 
les  catholiques  de*  États-Unis,  au  sens  qu'y  attachent  les 
américanisants.  Que  Ton  continue  à  exhorter  les  catholiques 
à  se  montrer  toujours  des  citoyens  exemplaires,  respectueux 
des  lois  et  de  Tautorité  civile  ;  qu'on  travaille  à  les  unir  par 
le  seul  lien  qui  puisse  les  attacher  les  uns  aux  autres,  la 
charité  fraternelle  ;  mais  qu'on  ne  cherche  pas  à  substituer 
la  langue  anglaise  aux  autres  langues^  dans  le  vain  espoir  de 
se  concilier,  par  ce  moyen,  les  bonnes  grâces  du  gouverne- 
ment et  de  Topinion  publique. 

Le  développement  de  l'Eglise  aux  Etats-luis  n'a  absolu- 
ment rien  d'extraordinaire.  Cet  accroissement  a  principale- 
ment pour  cause  l'immigration  provenant  de  pays  catho- 
liques, comme  en  Australie.  Une  autre  cause  est  l'augmen- 
tation naturelle  de  Télément  étranger, augmentation  beaucoup 
plus  forte  que  celle  de  Téléinent  américain  proprement  dit. 
L'Eglise  n'a  guère  réussi  à  convertir  les  protestants  et  les 
infidèles  des  Etats-Unis.  On  en  trouve  bien  quelques  tenta- 
tives isolées,  mais  nul  effort  général,  aucune  action  commune 
tendant  à  ce  but.  Surtout,  on  n'a  jamais  songé  à  organiser 
une  vaste  ligue  de  prières  pour  obtenir  la  conversion  du 
peuple  américain.  A  dire  vrai,  une  semblable  croisade 
n'est  guère  conforme  à  la  tournure  d'esprit  des  catholiques 
américains,  qui,  priç  dans  leur  ensemble,  ne  comprendraient 
pas  la  nécessité  et  Tefficacité  d'une  telle  ligue.  C'est  trop 
mystique  pour  eux  ;  cela  sent  trop  le  moyen-âge.  Us  comptent 
à  peu  près  exclusivement  sur  Taction  personnelle  et  exlé- 
ricuio.  Les  moyens  purement  surnaturels  qu'il  faut  joindre 


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LA  SITUATION  REUGIBU8B  AUX  ÉTATS-UNIS  3dS 

aux  moyens  naturels  pour  que  TactioQ  soit  complète,  ils 
n'en  saisissent  pas  Topportunité.  Cela  tient  à  leur  trop  grande 
admiration  pour  ce  qu'ils  appellent  les  vertus  actives,  le  côté 
naturel  de  Thomme,  et  le  peu  de  cas  qu'ils  font  des  vertus 
dites  passives,  aspect  spirituel  (surnaturel)  des  choses. 
Sans  doute,  la  prière  ne  dispense  pas  de  l'action*  Mais  c'est 
l)ar  la  prière  qu'il  faut  commencer,  pour  rendre  l'action  exté- 
rieure efficace  et  même  pour  la  produire.  Tant  qu'il  man- 
quera une  ligue  de  prières  pour  la  conversion  des  Etat-Unis, 
l'action  extérieure  sera  faible,  le  zèle  des  catholiques  pour 
les  œuvres  apostoliques  sera  languissant,  et  les  résultats  du 
travail  décourageants.  La  prière,  la  prière  publique,  organi- 
sée, doit  précéder  toute  action  extérieure.  C'est  la  base  de 
tout. 

C'est  cette  vérité  que  les  catholiques  américains,  à  peu 
d'exceptions  près,  ne  peuvent  pas  comprendre.  La  tendance 
;t  tout  matérialiser  est  comme  le  trait  caractéristique  des 
catholiques  des  Etats-Unis.  Une  autre  cause  générale  qui  a 
grandement  contribué  à  empêcher  le  catholicisme  de  faire 
beaucoup  de  véritables  conquêtes  aux  Etats-Unis,  c'est  le 
préjugé  invétéré  qui  a  longtemps  existé  et  qui  existe  encore 
en  certains  milieux  contre  l'Eglise  catholique  :  le  peuple 
américain  l'identifiait  avec  la  race  irlandaise.  Or  les  Anglo- 
Saxons,  qui  ont  imprimé  incontestablement  leur  cachet  à 
l'élément  américain  proprement  dit,  à  l'élément  yankee^  ont 
un  profond  mépris  pour  les  Irlandais. 

Auprès  des  sauvages,  les  missionnaires  et  les  religieuses 
ont  travaillé  avec  un  zèle  admirable.  Les  résultats  sont  assez 
médiocres.  Le  mauvais  vouloir  du  gouvernement  fédéral  et 
de  ses  agents  est  l'obstacle  perpétuel.  Du  reste,  le  zèle  des 
laïques  appelés  à  fournir  les  fonds  nécessaires  au  maintien 
des  missions  parmi  les  sauvages,  n'est  pas  à  la  hauteur  des 
besoins  de  l'œuvre.  Pour  la  conversion  des  nègres  de  l'A- 
mérique, il  paraît  y  avoir  eu  manque  de  zèle  parmi  les  catho- 
liques, purement  et  simplement.  Quant  aux  vocations  sacer- 
dotales, elles  sont  rares,  très  rares  aux  Etats-Unis,  et  il  n'y 
a  certainement  pas  assez  d'ouvriers  pour  l'ouvrage  qu'il  y 
aurait  à  faire.  Le  progrès  de  l'Eglise  y  est  loin  d'avoir  été  ce 
qu'il  aurait  pu  être.  Et  les  ollbrts  que  Ton  liait  pour  étendre 


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364  LA  SITUATION  RELIGIEUSE  AUX  ÉTATS-UNIS 

le  règne  de  Jésus-Christ  semblent  stérilisés  par  un  souffle 
naturaliste.  On  compte  plus  sur  Thomme  que  sur  Dieu. 
Sous  prétexte  que,- de  nos  jours,  il  est  besoin  surtout  d'ac- 
tion personnelle,  on  néglige  la  prière  et  les  autres  œuvres 
surnaturelles.  Le  résultat  qu'on  obtient  est  donc  un  résultat 
purement  naturel,  c'est-à-dire  chétif  et  nullement  merveil- 
leux. 

Les  pertes  de  l'Eglise  manifestent  encore  plus  pénible- 
ment l'absence  de  tout  caractère  prodigieux  dans  l'accrois- 
sement du  catholicisme  aux  Etats-Unis.  L'Eglise  d'Amérique 
non  seulement  n'a  pu  convertir,  en  grand  nombre,  ni  les 
protestants  ni  les  agnostiques  de  race  blanche,  ni  les  païens 
de  race  noire,  mais  elle  n'a  pa3  su  conserver  tous  les  en- 
fants qui  lui  venaient  du  dehors.  Elle  en  a  perdu  un  nombre 
littéralement  incalculable  qui  se  chiffre  par  millions.  Ce 
n'est  pas  l'Eglise  elle-même  qui  a  faibli  à  son  devoir.  Elle  a 
fait  ce  qu'elle  a  pu,  avec  les  ressources  dont  elle  disposait. 
L'Eglise  catholique  a  l'assistance  de  l'Esprit-Saint,  aux  Etats- 
Unis  comme  ailleurs,  et  ce  n'est  jamais  elle  qui  manque  à 
l'homme  ;  c'est  l'homme  qui  lui  manque  toujours.  L'Eglise 
d'Amérique  a  commencé  à  perdre  ses  enfants  aux  premiers 
jours  des  colonies  ;  elle  en  a  perdu  avant  la  guerre  de  l'In- 
dépendance. Après  cette  guerre  et  l'établissement  du  gou- 
vernement de  la  République,  l'Eglise  s'est  organisée 
régulièrement,  et  les  pertes  ont  dû,  dès  lors,  diminuer. 
Cependant,  elles  n'ont  jamais  cessé.  De  tout  temps  elles  ont 
été  terribles.  Elles  le  sont  encore  à  l'heure  présente.  Des 
millions  et  des  millions  de  catholiques  se  sont  éloignés  de 
leur  Mère.  Et  le  moins  qu'on  puisse  dire,  c'est  qu'au  lieu 
d'être  dix  millions  à  peine,  les  catholiques  y  devraient  être 
vingt  millions.  Ce  chiiFre  est  certainement  en  deçà  de  la 
vérité. 

Quelles  sont  les  causes  de  ces  pertes  formidables  ?  Com- 
ment tous  ces  millions  sont-ils  morts  à  la  vie  de  la  grâce  ? 
Ils  sont  morts  empoisonnés  par  l'air  vicié  qu'on  respire  aux 
Etats-Unis.  Voilà  la  vérité.  La  cause  principale  de  ce  dépé- 
rissement de  la  foi  catholique,  'c'est  le  poison  affreux,  la 
contagion  incroyablement  maligne  qui  s'exhale  de  ces  mil- 
lions d'âmes  malades  de  matérialisme  et  d'athéisme.   Sans 


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LA  SITUATION'  RELIGIEUSE  AUX  ÉTATS-UNIS  3«i5 

doute,  les  écoles  publiques,  que  beaucoup  d'enfants  de  ^pa- 
rents catholiques  ont  fréquentées  dans  le  passé  et  qu'un  trop 
grand  nombre  fréquentent  encore,  sont  la  cause  directe  de 
ruines  incalculables.  Mais  cette  cause  particulière  n'est 
qu'une  fraction  et  qu'un  résultat  de  la  grande  cause  générale. 
Les  sociétés  secrètes  aussi  ont  fait  des  ravages  terribles 
parmi  les  catholiques  ;  elles  en  feront  probablement  de  plus 
terribles  encore  à  l'avenir  ;  et  non  seulement  les  sociétés  de 
la  franc-maçonnerie  proprement  dite,  mais  les  sociétés  se- 
condaires organisées  par  la  Loge  sous  prétexte  de  bienfai- 
sance, de  patriotisme,  de  secours  mutuels.  Toutes  ces  socié- 
tés neutres,  qui  échappent  à  la  direction  de  •  l'Eglise,  sont 
plus  ou  moins  soumises  à  l'influence  de  la  franc-maçonnerie. 

Un  autre  élément  de  la  grande  cause  des  pertes  de  l'Eglise 
résulte  des  mariages  mixtes.  Ordinairement,  ces  mariages 
produisent  la  tiédeur  chez  le  mari  ou  la  femme  catholique  ; 
l'apostasie  ou  l'indifFéreùce  complète  chez  les  enfants. 

Pensons  enfin  au  manque  de  prêtres.  Il  y  a  11,000  prêtres 
environ,  pour  une  population  catholique  de  10  millions. 
Gela  donne,  en  moyenne,  un  prêtre  par  909  catholiques.  Si 
la  population  était  toute  massée  dans  quelques  centres,  il  y 
aurait  sans  doute  assez  de  prêtres  pour  le  nombre  des  fidèles. 
Mais  il  faut  considérer  l'étendue  du  territoire  sur  lequel  ces 
dix  millions  de  catholiques^sont  disséminés.  Les  catholiques 
qui  s'éloignent  des  centres  tombent  dans  un  véritable  désert 
spirituel  :  ils  n'ont  ni  prêtres,  ni  écoles,  ni  voisins  catho- 
liques, très  souvent.  Les  prêtres,  quelque  zélés  qu'ils  soient^ 
ne  peuvent  pas  suivre  des  brebis  qui  s'égarent  ainsi  dans 
les  campagnes  et  les  villages.  Ces  familles  insolées  qui  s'en- 
foncent dans  les  lieux  écartés,  sont  nécessairement  et  fatale- 
ment perdues,  au  moins  à  la  seconde  génération.  Mais  ceux 
dont  la  foi  est  déjà  affaiblie  par  l'infiltration  des  idées  maté- 
rialistes ;  ceux  qui  auraient  précisément  le  besoin  le  plus 
impérieux  de  la  vie  paroissiale,  s'en  vont  toujours  où  la  fan- 
taisie elles  nécessités  du  moment  les  appellent,  sans  se  préoc- 
cuper des  misères  spirituelles  qui  les  attendent  loin  du  prêtre . 
Si  l'on  arrive  un  jour  à  pourvoir  efficacement  aux  besoins 
religieux  de  toutes  les  familles  catholiques  dispersées  dans 
les  campagnes  ;  si  l'on  réussit  jamais  à  faire  instruire  tous 


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J6Ô  LA  SITUATION  RELIGIEUSE  AUX  ETATS-UNIS 

les  enfants  catholiques  dans  les  écoles  catholiques,  alors  les 
pertes  de  TEglise  seront  réduites  au  minimum.  Mais  ce  double 
événement  si  désirable  ne  se  produira  pas  de  si  tôt.  Cepen- 
dant, avec  toutes  les  familles  catholiques  fréquentant  l'Église 
et  tous  les  enfants  catholiques  ;  avec,  en  plue,  une  sérieuse 
propagande,  basée  sur  la  prière,  en  vue  de  conquérir  des  âmes 
à  Jésus-Christ,  on  pourrait  espérer  voir  les  conversions  l'em- 
porter enfin  sur  les' désertions. 

Les  faits  exposés  confirment  hautement  la  doctrine  de 
l'Église,  savoir  que  le  régime  du  libéralisme,  du  droit  com- 
mun, de  l'Église  libre  dans  l'État  libre^  de  la  Séparation  de 
l'Église  d'avec  l'État,  n'est  pas  le  régime  le  plus  favorable 
au  développement  de  la  religion.  L'Eglise  étant  d'institution 
divine  appelle  ou  Tanvour  ou  la  haine.  La  véritable  indiffé 
rence  est  aussi  impossible  à  son  égard  qu'à  l'égard  de  Jésus- 
Christ  lui-même.  Ce  qui  se  passe  aux  Etats-Unis  nous  montre 
clairement  que  l'on  n'a  pas  découvert  en  Amérique  un  moyen 
plus  facile  de  se  sauver  et  de  sauver  les  autres.  Ceux  qui, 
dans  ce  pays,  ont  accompli  les  œuvres  de  Dieu,  ont  employé 
les  vieux  procédés  que  les  Apôtres  mêmes  nous  ont  transmis. 
Pour  se  sanctifier,  là-bas  comme  ailleurs,  il  faut  prier,  se 
mortifier  et  vaincre  la  chair  de  toute  manière.  Ce  que 
Ton  a  pris  pour  des  vertus  «  actives  »  ne  sont  que  des  qualités 
naturelles,  ou  môme  des  défauts,  incapables  d'élever  l'homme 
à  sa  fin  surnaturelle.  Les  évoques  et  les  prêtres  qui  ont  opé- 
ré des  prodiges  en  Amérique,  venus  presque  tous  de  l'Eu- 
rope, ont  suivi  les  méthodes  de  l'ancien  temps,  les  méthodes 
des  saints  de  tous  les  siècles  et  de  tous  les  pays.  Ils  étaient 
animés  de  l'esprit  apostolique,  non  point  de  l'esprit  moderne. 
Ils  prêchaient  Jésus-Christ  crucifié  et  ne  s'entretenaient 
guère  de  progrès  et  de  liberté  avec  les  reporters  des  jour- 
naux profanes.  L'Évangile,  et  non  la  politique,  était  leur 
arme  de  combat.  En  un  mot,  ils  savaient  et  enseignaient  que 
de  nos  jours,  comme  autrefois,  on  arrive  au  ciel,  non  pas  en 
chemin  de  fer,  mais  seulement  par  le  Chemin  de  la  Croit. 

Fr.  Joseph  de  Léonissk. 


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NOTES   THEOLOGIQUES 

SUR  L TNION   DE   L'HOMME   A  JÉSUS-CHRIST 

Suite  (1) 


11 

DOCTRINK    DE    SAINT    TkOMAS 

Saint  Thomas,  le  très  fidèle  disciple  de  saint  Augiislin, 
est  de  tous  les  théologiens  celui  qui  allirme  le  plus  forte- 
ment et  qui  expose  le  plus  clairement  la  nécessité  de  Tcu- 
charistie  pour  le  salut. 

L'Ange  de  TEcoie  est,  comme  on  le  sait,  le  théologien  et 
le  chantre  inspiré  de  l'eucharistie.  Le  Concile  de  Trente 
avait  placé  la  Somme  de  ce  grand  docteur  à  coté  des  saintes 
Ecritures,  pour  attester  qu'il  en  était  Tiaterprète  le  plus 
plus  autorisé  ;  et  Notre-Seigneur  lui-même  lui  avait  rendu 
ce  témoignage,  qu'il  avait  bien  écrit  du  mystère  de  l'Eucha^ 
ristie.  L'autorité  de  saint  Thomas,  particulièrement  sur  le 
sujet  qui  nous  occupe,  est  donc  aussi  grande  que  possible, 
et,  en  suivant  sa  doctrine,  nous  sommes  assurés  d'avoir  le 
sentiment  même  de  l'Église. 

Quel  est  donc  l'enseignement  de  saint  Thomas  sur  la  né- 
cessité du  sacrement  de  l'Eucharistie  ?  C'est  ce  que  nous  al- 
lons étudier ,  d'abord  dans  les  différents  ouvrages  qu'il  a 
composés,  et  ensuite xlans  sa  Somme  théohgique,  qui  est 
l'expression  définitive  de  sa  doctrine. 

Opusc.  LXIV.  De  sacr.  Euch.  cap.  V.  «  L'eucharistie  est 
de  nécessité,  comme  le  baptême  et  la  pénitence.  C'est  le  sa- 
crement de  la  réconciliation  de  l'homme  à  Dieu.  De  même, 
en  effet  que  le  Fils  de  Dieu  en  prenant  la  chair  de  l'homme 
s'est  fait  un  avec  nous  ;  de  même,  nous,  en  prenant  sa  chair 

(1)  Voir  le  fascicule  de  septembre  1903, 


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f 


368  NOTES  THÉOLOGIQU 

et  son  sang,  nous  devenons  un  avec  lui 
parvenons  à  l'unité  avec  Dieu,  et  qu 
ciliés  au  Père  éternel.  » 

Opusc.  LVII,  cap.  6.  «  Une  des  rais 
sus-Christ  nous  a  donné  son  cor^s  c 
corruption  de  notre  nature  avait  bes 
effet,  de  même  que  le  fruit  défendu  a 
cipe  de  la  corruption  et  de  la  mort,  a 
que  le  principe  de  la  justification  et  d 
nous  dans  un  aliment  ;  et  cet  aliment 
c'est  le  corps  de  Jésus-Christ.  Aussi 
«  ne  mangez  la  chair  du  Fils  de  Thoni 
«  son  sang,  vous  n'aurez  pas  la  vie  en 
ramène  à  la  vie,  c'est  le  corps  de  Jésus 
en  tant  qu'aliment,  et  en  tant  qu'alim 
C'est  l'eucharistie  qui  est  pour  nous  h 
une  manducation  spirituelle  du  corps 

In  IV.  dist.  VIII.  Q.  1.  art.  2.  Quaes 
baptême  est  de  nécessité  en  raison  d( 
facer  le  péché  originel  ;  mais  Teuchar 
quant  à  la  foi  de  ce  que  ce  sacrement  i 
de  Tœuvre  de  notre  rédemption.  »  Le 
ristie  représente  la  passion  de  Jésus-( 
mérite  à  chaque  homme  en  particulier 

In  Evang.  lo.  Cap.  VI.  Lect.  6.  «  Le 
sont  grands  et  éminents.  Ils  sont  gra: 
duit  maintenant  la  vie  spirituelle,  et 
nelle.  L'eucharistie  en  effet  est  le  s£ 
du  Seigneur,  et  elle  contient  le  Chris 
que  tout  ce  que  la  passion  a  opéré,  to 
sacrement  ;  car  ce  sacrement  n'est  riei 
plication  à  chaque  homme  de  ce  que  h 
tous.  Il  ne  convenait  pas  que  le  Ch 
parmi  nous  selon  sa  présence  naturel 
pléer  par  ce  sacrement.  11  est  donc  mi 
tion  de  la  mort,  que  le  Christ  a  détruit 
tauration  de  la  vie,  qu'il  a  opérée  pa 
cela  est  Teffet  de  ce  sacrement.  »  — 
Christ  parmi  nous  est  la  cause  de  notr 


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SUR  L'UNlON  DE  L'HOBfME  A  JÉSUS-CHRIST  S69 

de  Jésus-Christ  se  perpétue  dans  l'Eglise  militante  par  le 
sacrement  de  Teucharistie.  Cest  donc  ce  sacrement  qui  est 
pour  nous  le  principe  du  salut. 

In  IV.  dist.  YIII.  q.  1.  a.  2:  quaestiunc.  2.  «  La  manne 
avait  en  elle-même  la  suavité  de  tous  les  goûts,  comme  il  est 
dit  dans  la  Sagesse  au  chapitre  seizième,  et  elle  était  la  figure 
de  Teucharistie.  Mais,  dira-t-on,  si  l'eucharistie  avait  tous 
les  goûts  spirituel,  elle  aurait  l'effet  de  tous  les  sacrements, 
et  ceux-ci  deviendraient  inutiles.  »  =  Ad  4'"°*  :  «  L'eucha- 
ristie contient  toute  suavité,  en  ce  sens  qu'elle  nous  donne 
Jésus-Christ,  qui  est  la  source  de  toute  grâce  :  bien  que 
Tusage  de  ce  sacrement  n'ait  pas  été  institué  pour  produire 
la  grâce  propre  des  autres  sacrements.  On  peut  dire  aussi 
que^'eucharistie  a  pour  effet  de  produire  toute  suavité, 
parce  qu'elle  opère  par  mode  de  manducation  et  de  réfec- 
tion, ce  qui  est  propre  à  ce  seul  sacrements  Ou  bien  on  peut 
dire  avec  sjiint  Denis,'  que  les  effets  de  tous  les  sacrements 
peuvent  être  attribués  à  l'eucharistie,  parce  qu'elle  est  la 
perfection  de  tous  les  sacrements,  et  qu'elle  contient  en  elle- 
même,  comme  en  résumé,  tout  ce  qui  se  trouve  dans  chacun 
des  autres  sacrements. 

In  IV.  dist.  IX.  a.  1.  d.  1.  quaestiunc.  2.  «  Il  semble  que 
la  réception  sacramentelle  du  corps  du  Christ  soit  de  néces- 
sité de  salut,  car  de  même  qu'il  est  écrit  du  baptême  :  «  A 
«  moins  que  quelqu'un  ne  renaisse  de  l'eau  et  de  l'Esprit 
«  saint,  il  ne  peut  entrer  dans  le  royaume  de  Dieu  »,  de 
même  il  est  dit  de  l'eucharistie  :  «  Si  vous  ne  mangez  la 
«  chair  du  Fils  de  l'homme  et  si  vous  ne  buvez  son  sang, 
«  vous  n'aurez  pas  la  Vie  en  vous.  »  Ad  l^^.  «  Il  faut  dire 
que  le  Seigneur  parle  de  la  manducation  spirituelle  de  son 
corps,  sans  laquelle  il  ne  peut  avoir  de  salut.  » 

In  IV.  dist.  VllI.  q.2,  art.  4.  —  Exposit.  text,ad  2"".  «  La 
réception  sacramentelle  de  l'eucharistie  ne  confère  pas  une 
dignité  hiérarchique  supérieure  à  celle  que  le  baptême  a 
produite,  parce  que  celui  qui  est  baptisé  est  par  le  fait  même 
ordonné  à  l'eucharistie.  »  Et  parce  que,  comme  saint  Thomas 
le  dit  ailleurs,  celui  qui  est  baptisé  est  «  vraiment  converti 
au  corps  du  Christ  »  et  «  participe  vraiment  au  corps  du 
Christ.  » 

K.  F.  —  X.  —  26 


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;j7t)  .NOTES  THtoLOGIQUES 

Saint  Thomas  confirme  et  compièle  dans  sa  Sotnme  théo- 
logique  ce  qu'il  avait  dit  dans  ses  autres  ouvrages  sur  la  né- 
cessité de  Teucharistie  pour  le  salut. 

Q.  LXXIII.  art.  3.  Conclusion.  «  Bien  que  le  sacrement  de 
Teucharistie  ne  soit  pas  nécessaire  au  salut  quant  à  sa  ré- 
ception sacramentelle,  comme  le  baptême  ;  cependant,  il  est 
nécessaire  au  salut  quant  à  son  effet,  qui  est  Tunité  du  corps 
mystique.  » 

«  Il  y  a  deux  choses  à  considérer  dans  ce  sacrement,  le 
sacrement  lui-môme  et  Teffet  du  sacrement.   Or  cet   effet, 
c'est  Tunité  de  corps  mystique,  sans  laquelle  il  n'y  a  pas  de 
salut  ;  car  l'entrée  du  salut  n^esl  ouverte  à  personne  en  de»- 
hors  de  l'Eglise,  de  même  qu'au  déluge   personne  n'a   été 
sauvé  hors  de  Marche  de  Noé,  qui  signifiait  l'Eglise.  De  plus« 
l'effet  d'un  sacrement  peut  être  obtenu  avant  la  réception  de 
ce  sacrement,  par  le  désir  même  de  le  recevoir.  D'où  il  suit 
que  l'homme  peut  obtenir  le  salut  avant  d'avoir  reçu  l'eu- 
charistie, par  le  désir  de  la  recevoir,   de  même  qu'avant  le 
baptême,  par  le  désir  de  ce  sacrement.  La  réception  de  l'eu- 
charistie est  nécessaire  pour  la  parfaire,  mais  non  pour  l'avoir 
simplement,  car  il  suffit  d'avoir  l'eucharistie  dans  le  désir, 
comme  on  a  la  fin  dans  le  désir  et  Tintention.    — *  Par  le 
baptême^  l'homme  est  ordonné  à  TEucharistie  ;  d'où  il  suit 
que  par  cela  même  que  l'enfant  est  baptisé,   il  est  ordonné 
par  l'Eglise  à  l'eucharistie,  et  de  même  que  l'enfant   croit 
parla  foi  de  l'Eglise,  il  désire  l'eucharistie,  et  par  là  il  reçoit 
l'effet  de  ce  sacrement  ?  —  Saint  Augustin  avait  dit  presque 
dans  les  mêmes  termes  :  «  Par  la  voix  de  ceux  qui  les  portent, 
«  les   enfants  au  baptême   croient,   et    par   leur    cœur    ils 
«  mangent  la  chair  du  Christ.  »  (Epist.  107  —  ad  Vital). 

Ainsi  l'enfant  au  baptême  entre  dans  l'unité  de  l'Eglise  ; 
et  cela,  c'est  l'effet  propre  de  l'eucharistie,  et  cet  effet,  il  le 
reçoit  en  vertu  d'un  désir  de  ce  sacrement,  en  .vertu  d'une 
communion  spirituelle. 

Dans  la  question  73,  saint  Thomas  dit  que  la  première 
union  de  l'homme  à  Jésus^C4hrist  est  l'effet  de  Teucharistie. 
Dans  la  question  79^  il  dit  que  l'eucharistie  produit  la  grâce 
première.  Comme  Soto  le  fait  observer  avet  tous  les  com- 
mentateurs, saint  Thomas  ne  cherche  pas  si  TEuchariette 


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372  NOTES  THEOLOGIQUES 

Q.  LXXIX.  art.  1.  ad  1.  «  Le  sacrement  de  reucharistie  i 
de  lui-même  la  vertu  de  conférer  la  grâce  ;  aussi,  personne 
n'a  la  grâce  avant  d'avoir  reçu  ce  sacrement,  si  ce  n'est  par 
quelque  désir  de  le  recevoir,  soit  par  un  désir  personnel 
comme  pour  les  adultes,  soit  par  le  désir  de  TEglise  comme 
pour  les  enfants.  Ainsi,  c'est  par  TefQcacité  de  la  vertu  de 
ce  sacrement,  même  par  le  simple  désir  de  le  recevoir, 
l'homme  obtient  la  grâce,  par  laquelle  il  est  vivifié.  »  — 
C'est  donc  par  l'efficacité  de  la  vertu  de  l'eucharistie,  et  en 
raison  du  désir  de  ce  sacrement,  que  l'enfant  au  baptême 
est  vivifié  par  la  grâce- 

Q.  LXXX.  art.  XI.  «  Il  est  manifeste  que  tout  homme  est 
tenu  de  recevoir  ce  sacrement  au  moins  d'une  manière  spi- 
rituelle, car  c'est  là  être  incorporé  à  Jésus-Christ.  Mais  la 
manducation  spirituelle  inclut  le  désir  de  recevoir  ce  sacre- 
ment, et  par  conséquent  l'homme  ne  peut  pas  être  sauvé  sans 
désirer  recevoir  ce  sacrement.  Or  ce  désir  serait  stérile, 
si  on  ne  l'accomplissait  pas  quand  on  en  a  la  facilité.  D'où 
il  suit  manifestement  que  l'homme  est  tenu  de  recevoir  ce 
sacrement,  non  seulement  par  le  commandement  de  l'Eglise, 
mais  par  le  précepte  même  du  Seigneur  ?  —  Saint  Thomas 
enseigne  comme  certain  que  l'obligation  de  la  communion 
sacramentelle  est  de  droit  divin  ;  et  la  preuve  qu'il  en  donne, 
c'est  que  la  grâce  est  donnée  au  baptême  en  vertu  du  désir 
de  recevoir  ce  sacrement.  Il  regarde  donc  aussi  comme  cer- 
tain, que  c'est  l'Eucharistie  qui  opère  la  grâce  première  et 
que  ce  sacrement  est  de  nécessité  pour  le  salut. 

Q.  LXV.  art.  IV.  ad  2.  «  Ces  paroles  du  Seigneur  :  «  Si 
«  vous  ne  mangez  la  chair  du  Fils  de  l'homme  et  si  vous  ne 
«  buvez  son  sang,  vous  n'aurez  pas  la  vie  en  vous.  »,  ne  s'en- 
tendent pas  seulement  de  la  communion  sacramentelle, 
mais  aussi  de  la  communion  spirituelle,  comme  saint  Au- 
gustin l'a  exposé.  Elles  ne  prouvent  donc  pas  que  la  récep- 
tion réelle  de  l'eucharistie  soit  de  nécessité,  comme  celle 
du  baptême  pour  les  enfants.  » 

Q.  LXXIII.  art  IV.  ad  4.'  «  L'institution  des  sacrements 
est  ordonnée  par  rapport  à  la  perfection  de  la  vie  spirituelle, 
qui  est  leur  commune  fin  ;  et  c'est  pourquoi  l'eucharistie  a 
dû  être  instituée   avant  le  baptême,  parce  qu'elle  est  avant 


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SUR  L'UNION  DE  yHOMME  A  JESUS-CHRIST  373 

lui  quant  à  Tintention,  bien  qu'elle  vienne  après  lui  quanta 
sa  réception  sacramentelle.  » 

Q.  LXX-  Art.  III.  ad  3.  «  L'eucharistie  est  plus  excellent^ 
que  les  sacrements  qui  impriment  caractère.  Le  caractère 
en  effet  est  une  certaine  participation  au  sacerdoce  de  Jésus- 
Christ,  mais  le  sacrement  de  Teucharistie  unit  Jésus-Christ 
lui-même  à  Thomme  ». 

Q.  LXXIX.  Art.  III.  «  La  vertu  de  ce  sacrement,  considérée 
en  elle-même,  s'étend  à  la  rémission  de  tous  les  péchés,  en 
raison  de  la  passion  de  Jésus-Christ,  qui  est  la  cause  de  la 
rémission  des  péchés...  Ce  sacrement  peut  opérer  la  rémis- 
sion des  péchés  de  deux  manières,  soit  en  étant  reçu  seule- 
ment par  le  désir,  comme  il  arrive  au  pécheur  qui  est  justi- 
fié avant  de  communier  sacramentellement,  soit  quand  il  est 
reçu  sacramentellement  avec  le  péché,  dont  on  n'a  pas  con- 
science et  dont  on  n'a  plus  la  volonté.  Le  pécheur  alors  obtient 
par  ce  sacrement  la  grâce  de  la  charité,  qui  produit  la  contri- 
tion et  la  rémission  du  péché  ». 

Saint  Thomas  dit  que  l'eucharistie  est  la  cause  de  la  rémis- 
sion des  péchés,  parce  qu'elle  représente  la  passion  et  qu'elle 
en  applique  le  mérite  à  chaque  homme.  Le  Concile  de  Trente 
condamne  ceux  qui  disent  que  le  fruit  principal  de  l'eu- 
charistie est  la  rémission  des  péchés.  Sess.  XIII.,  c.  6.  Son 
fruit  principal  en  effet  et  la  fin  de  son  institution,  c'est  la 
perfection  de  l'union  à  Jésus-Christ  et  l'alimentation  de  la 
vie  spirituelle  ;  mais  le  saint  Concile  ne  condamne  pas  ceux 
qui  disent  avec  saint  Augustin  et  saint  Thomas,  que  ce 
sacrement  est  le  principe  universel  de  la  rémission  des  pé- 
chés et  de  toutes  les  grâces. 

La  forme  de  la  consécration  du  calice  porte  :  «  Celui-ci  est 
«  le  calice  de  mon  sang,  du  nouveau  et  éternel  testament,  qui 
«  sera  répandu  pour  vous  et  pour  beaucoup  en  rémission 
a  des  péchés  »  .Ces  paroles  sont  prises  de  la  première  épttre 
aux  Corinthiens,  chap.  XI,  25.  < —  Bossuet  :  «  Au  lieu  que  la 
Vulgate  traduit  :  le  sang  qui  sera  répandu  pour  vous,  l'ori- 
ginal porte  :  qui  est  répandu,  qui  se  répand,  au  temps  pré- 
sent, dans  saint  Mathieu  et  dans  saint  Marc  ;  et,  sur  le  corps, 
le  même  orignal  porte,  dans  saint  Paul  :  le  corps  qui  est  rom- 
pu, qui  se  rompt    pareillement  au  temps   présent.  Et  dans 


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37%  NOTES  THÉOLOG 

saint  Luc  la  version  porte,  aussi  bi( 
donné,  qui  se  donne,  «  quod  dalur 
(Médit,  sur  l'Evang,  —  La  scène,  l'' 

Cette  remarque  est  importante,  ( 
que,  d'après  les  saintes  Ecritures, 
opèrent  la  rémission  des  péchés,  ( 
corps  qui  devait  être  rompu  et  ce 
pandu  dans  le  sacrifice  de  la  croix 
était  rompu  et  ce  sang  qui  était  rép 
charistique,  lequel  applique  à  chaq 
sion  du  Sauveur  a  mérité  pour  toui 

Telle  est  donc  la  doctrine  de  sain 
et  dans  tous  ses  écrits  :  Teuchar 
moyen  ;  c'est  elle  qui  produit  la 
Jésus-Christ  et  la  grâce  première.  ' 
dQ  saint  Thomas  enseignent  comm 
trine,  et  ils  ont  toujours  cru  que  < 
maître. 

D'ailleurs,  renseignement  de  sa 
et  si  clair,  que  ceux  qui  ne  Taccep 
le  plus  grand  embarras,  quand  il 
autre  sens  aux  textes  du  saint  doct 
preuve,  que  le  vrai  sens  de  saint  '1 
venons  de  dire. 

De  Lugo  ne  professait  pas  que  1 
site  de  moyen.  Cependant,  déférar 
l'Ange  de  TEcole,  il  se  rapproche  . 
quez,  dit-il,  trouve  que  cette  doct 
fort  difiîcile.  Mais  on  peut  dire,  ce 
du  saint  docteur,  que  le  désir  de 
dans  le  baptême,  en  ce  sens  que 
laquelle  tous  les  autres  sacrements 
comme  la  fin  opère  en  vertu  de  l'ii 
de  la  fin  précède  1  élection  des  mo; 
intention  de  Teucharistie  précède 
(De  Euch.  disput.  111,  secl.  2). 

De  Lugo  ne  répugne  donc  pas  à 
que  l'eucharistie  opère,  comme  eau 
conférée  au   baptême,  mais  il  y  a 


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SUR  i' 


UNION  DB  L  HOMIfB  A  JÉSUS^HRIST  375 


rejettent  formellement  cette  doctrine  et  qui  ne  veulent  mâine 
pas  reconnaître  que  ce  soit  celle  de  saint  Thomas. 

SuAREZ  :  «  Saint  Thomas  dit  que  la  grâce  première  n'est 
jamais  produite  sans  le  désir  de  Teucharistie,  et  que  c'est  ce 
sacrement  qui  Topère.  Cette  doctrine  offre  la  plus  grande 
difficulté  parce  qu'il  semble  s'ensuivre  que  ce  sacrement  ait 
été  institué  de  soi  pour  produire  la  grftce  première^  et  qu'il 
soit  de  nécessité  de  moyen,  ce  que  nous  n'approuvons  pas.  » 

(c  Mais,  dira-t*on,  saint  Thomas  a  donc  parlé  de  l'eucha* 
ristie  sur  ce  point  d'une  manière  équivoque.  Je  réponds  que 
ce  n'est  pas  à  proprement  parler  une  équivoque  ;  mais  parce 
que  ce  sacrement  contient  Jéaus*Christ  qui  est  l'auteur 
de  toute  grâce,  saint  Thomas  attribue  à  l'eucharistie  ce  qui 
appartient  à  Jéaus<Christ  considéré  en  lui-même  et  d'une 
manière  absolue.  L'Eucharistie  est  le  corps  du  Christ  et  c'est 
pourquoi  il  attribue  à  ce  sacrement  ce  qui  convient  au  corps 
du  Christ,  »  (in  79  a.  1.  Edit.  Vives.  T.  XXI.  p.  383.) 

Mais  cette  explication  est  formellement  contraire  à  la  doc^ 
trine  de  saint  Thomas,  qui  enseigne  sous  toutes  les  formes, 
que  c'est  en  tant  qu'il  est  dans  l'eucharistie  que  Jésus-Christ 
opère  la  grâce  première. 

Plus  on  étudie  saint  Thomas,  plus  on  s'étonne  qu'on  ait 
pu  contester  que  ce  soit  là  son  enseignement. 


m 

Doctrine  de  l'Eglise. 

Après  avoir  étudié  saint  Augustin  et  saint  Thomas  il  nous 
reste  à  entendre  l'Eglise  elle-même  affirmant  par  la  voix  de 
aes  pontifes  et  par  l'organe  du  catéchisme  romain  que  l'eu- 
charistie est  de  nécessité  pour  le  salut. 

1.   Saint  Innocent  et  saint  Gélose. 

Innocent  à  Sylvain,  à  Yalentin  et  aux  autres  très  chers 
frères  qui  ont  assisté  au  concile  de  Milève,  salut  dans  le 
Seigneur. 

a  Quant  à  ce  que  les  Pélagiens  affirment^  que  les  enfanta 


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376  NOTES  TUÉOLOGIQUES 

peuvent  avoir  la  vie  éternelle  sans  la  grâce  du  baptême,  c'est 
une  chose  in'sensée;  dar,  s*ils  ne  mangent  la  chair  du  Fils  de 
rhomme  et  s'ils  ne  boivent  son  sang,  ils  n^auront  pas  la 
vie  en  eux.  Quand  ils  disent  que  les  enfants  peuvent  avoir 
cette  vie  éternelle  sans  la  régénération,  il  me  semble  qu'ils 
veulent  annuler  le  baptême  lui-même,  puisquHls  disent 
que  les  enfants  possèdent  cette  vie  que,  suivant  notre  foi,  le 
baptême  seul  peut  leur  conférer  ;  donc  si  il  n  y  pas  de  pré- 
judice à  ne  pas  naître  de  nouveau,  ils  sont  contraints  d'a- 
vouer que  le  sacrement  de  la  régénération  n'a  pats  d'utilité.  » 
Rapporté  par  saint  Augustin  dans  sa  lettre  182  —  Ailleurs, 
93.  —  (Migne,  T.  II.  p.  285.) 

Saint  Augustin  cite  ces  paroles  de  saint  Innocent,  dans  sa 
lettre  au  pape  Boniface,  et  il  ajoute  :  «  Voici  donc  que  le  pape 
Innocent,  d'heureuse  mémoire,  enseigne  que  sans  le  baptême 
du  Christ  et  sans  la  participation  du  corps  et  du  sang  de  Jé- 
sus-Christ, les  enfants  n'ont  pas  la  vie  éternelle.  »  (Contra 
duas  epist.  Pelagian.  —  ad  Bonif.  Eccl.  rom.  episc.  Lib.  II, 
cap.  4,  n.  7,  —  p.  576. 

Saint  Augustin  dit  encore  dans  sa  lettre  à  saint  Paulin  ; 
«  Les  Pélagiens  vont  contre  la  sentence  du  Seigneur,  qui 
dit  :  (c  Celui-ci  est  le  Pain  descendu  du  Ciel,  afin  que,  si  quel- 
«  qu'un  en  mange,  il  ne  meure  pas  »,  et  un  peu  après  :  «  En 
«  vérité,  en  vérité  je  vous  le  dis,  si  vous  ne  mangez  la  chair 
c(  du  Fils  de  Thomme  et  si  vous  ne  buvez  son  sang ,  vous 
«  n'aurez  pas  la  vie  en  vous  ».  Ils  vont  aussi  contre  l'autorité 
du  Siège  apostolique,  qui,  en  traitant  de  cette  matière,  a  in- 
voqué ce  témoignage  de  l'Evangile.  »  (Epist.  ad  Paulin,  n.28, 
p.  826.) 

Ibid.  n.  29.  «  Qu'ils  se  rendent  donc  à  l'autorité  du  Siège 
apostolique,  ou  plutôt  du  Maître  et  Seigneur  des  apôtres,  qui 
dit  que  les  enfants  n'auront  point  la  vie  en  eux,  s'ils  ne  mangent 
la  chair  du  Fils  de  l'homme,  ce  qu'ils  ne  peuvent  faire  qu'en 
recevant  le  baptême.  (Epist.  184,  — alibi  106.  Alyp.  etAu" 
gust.  ad  Paulin,episc.,  ipsumplenius  instituentesadv.  Pelag. 
hœres.  t,  II,  p.  815,  édit.  Migne.) 

Le  pape  saint  Gélase  écrit  aux  évêques  du  Picenum,  pour 
les  confirmer  dans  la  foi  et  les  prémunir  cofttre  l'erreur  des 
Pélagiens,  qui  se  répandait  dans  l'Italie:  et  affrontant  la  co- 


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SUR  LUNION  DE  L'HOftfME  A  JESUS-CHRIST  377 

1ère  des  deux  empereurs  hérétiques  Ânastase  et  Théodoric, 
il  adresse  à  ses  frères  la  lettre  admirable  que  nous  allons 
rapporter. 

Gélase,  évéque,  à  tous  les  évèques  du  Picenum,  salut  dans 
le  Seigneur  : 

«  Nos  premiers  parents  ont  été  créés  innocents  et  immor- 
tels; mais  ces  principes  de  notre  substance  ayant  péché,  ils 
sont  devenus  passibles  et  corruptibles,  et  toute  la  nature  hu- 
maine avec  eux.  » 

<c  Les  saintes  Ecritures,  les  sacrements  même  de  TEglise 
et  la  tradition  des  Pères  attestent  que  la  génération  humaine 
a  été  viciée  dans  son  principe,  et  que  tous  les  hommes  sont 
par  nature  enfant^  de  colère.  Aussi  il  est  écrit  :  «  Celui  qui 
i<  croira  et  qui  sera  baptisé,  celui-là  aura  la  vie  éternelle  ; 
«  mais  celui  qui  ne  croira  pas,  il  est  déjà  jugé  et  la  colère  de 
«  Dieu  demeure  en  lui.  »  Id.  IIL  Et  le  Seigneur  a  prononcé 
lui-même  de  sa  voix  divine  :  «  Celui  qui  n'aura  pas  mangé 
«  la  chair  du  Fils  de  Thomme  et  bu  son  sang,,  il  n'aura  pas 
«  la  vie  en  lui.  »  Où  nous  voyons  que  personne  n'est  excepté, 
et  personne  n'a  jamais  osé  dire  que  sans  le  sacrement  du  ^ 
salut  on  pourrait  parvenir  à  la  vie  éternelle.  Or  sans  cette 
vie,  il  n'est  pas  douteux  qu'on  demeure  dans  la  mort  éter- 
nelle. » 

«  Bien  que  le  royaume  des  cieux  soit  la  même  chose  que 
la  vie  éternelle,  la  providence  de  Dieu  a  voulu  qu'il  fût  écrit, 
non  seulement  :  «  Celui  qui  ne  renaîtra  pas  de  l'eau  et  de 
«  l'Esprit,  n'entrera  pas  dans  le  royaume  des  cieux,  »  mais 
aussi  «  Celui  qui  n'aura  pas  mangé  la  chair  du  Fils  de 
l'homme  et  bu  son  sang,  n'aura  pas  la  vie  en  lui.  » 

«  Ce  qu'ils  disent  est  donc  de  nulle  valeur,  que  les  en- 
fants sans  la  régénération  sont  seulement  privés  du  royaume 
des  cieux,  mais  qu'ils  ont  la  vie  éternelle;  car  sans  le  bap- 
tême ils  ne  peuvent  pas  manger  la  chair  du  Seigneur  et  boire 
son  sang,  et  sans  cela  ils  ne  peuvent  avoir  la  vie  en  eux- 
mêmes  et  ainsi  ils  demeurent  dans  la  mort.  » 

Le  pape  saint  Gélase  écrivait  cette  lettre  après  la  mort  de 
saint  Augustin.  Il  reproduit,  comme  on  le  voit,  l'argumenta- 
tion, les  textes  et  les  paroles  du  grand  docteur. 

Saint  Gélase  afBrme  donc  avec  son  autorité  apostolique. 


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378  NOTES  THÊOLOGIQUBS 

que  las  enfants  comme  les  adultes  ne  peuvent  pas  avoir  la  vie 
éternelle  sans  avoir  mangé  le  corps  du  Seigneur,  et  il  prouve 
la  nécessité  de  cette  manducation  du  corps  du  Christ  par  les 
textes  de  TEvangile  où  Notre^Seigneur  parle  de  son  corps, 
en  temps  qu'il  est  aliment  danis  Teucharistie.  C'est  donc  le 
corps  eucharistique  du  Christ  qu'il  faut  manger,  au  moins 
d'une  manière  spirituelle,  pour  avoir  la  vie.  C'est  donc  le 
corps  eucharistique  du  Christ,  qui  est  pour  nous  le  principe 
du  salut. 

Uossuet  qui  ne  professait  pas  que  Teucharistie  fut  de  né- 
cessité de  moyen,  reconnaît  cependant  que  cette  doctrine 
est  celle  de  Tantiquité  et  du  Saint-Siège, 

a  Saint  Augustin,  dit*il,  établit  la  nécessité  de  Teucba* 
ristie,.en  s'appuyant  sur  ce  passage  de  saint  Jean  ;  «  Si  vous 
ne  mangez  la  chair  du  Fils  de  Thomme  el  ne  buvez  son  sang, 
vous  n'aurez  pas  la  vie  en  vous,  a  Or  cette  preuve  n'est 
pas  seulement  de  saint  Augustin,  mais  encore  du  pape 
saint  Innocent,  dans  sa  réponse  au  concile  de  Milève,  quo 
toute  TEglise  a  rangée  dans  ses  canons  ;  et  elle  est  encore 
du  pape  saint  Gélase.  Elle  est  donc  si  clairement  du  Saint- 
Siège,  que  saint  Augustin  ne.  craint  point  de  dire,  dans  son 
épUre  à  saint  Paulin,  que  ceux  qui  la  rejettent,  malgré  la  dé- 
cision du  pape  saint  Innocent,  s'élèvent  contre  l'autorité  du 
siège  apostolique.  On  ne  peut  donc  nier  que  cette  preuve  ne 
soit  celle  du  Saint-Siège  et  de  toute  l'Eglise  catholique.  Elle 
est  encore  celle  des  autres  Pères  contemporains  de  saint 
Augustin.  Et  afin  qu'on  ne  pense  pas  que  cette  doctrine  fût 
nouvelle,  on  la  trouve  dans  saint  Gyprien,  aussi  clairement 
que  dans  les  Pères  qui  ont  suivi.  »  Défense  de  la  tradition  et 
des  saints  Pères.  (Liv,  I,  chap.  12). 

Les  saints  Pères  et  l'Eglise  elle-môme  ayant  afBrmé  d'une 
jnanière  si  claire  et  si  formelle,  que  l'eucharistie  est  de  né- 
cessité  pour  le  salut,  comment  les  théologiens  de  cesdernieru 
siècles  ont-ils  pu  en  venir  à  rejeter  cette  doctrine?  C'est  ce 
que  nous  laisserons  à  d'autres  à  comprendre  et  à  expliquer. 
Si  quelques-uns  jugent  que  c'est  là  pour  la  théologie  une 
heureuse  innovation  et  un  progrès,  nous  sommes  assurément 
très  éloignés  de  partager  leur  sentiment. 


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SUR  L'UNION  DE  Vï 


Le  Catéchisme  d 

Si  les  théologiens  se  sont  ( 
cessité  de  Teucharistie,  la  sai 
le  voir,  est  demeurée  consta 

Le  catéchisme  du  concile 
le  catéchisme  romain  et  le  c 
formellement  que  le  sacren 
saire  au  salut.  Or  on  peut  di 
catéchisme  romain  est  la  doc 

Ce  catéchisme  en  effet  a  é 
do  Trente  par  quelques-uns 
Icbres,  qu'il  avait  délégués  à 
n'était  pas  achevé,  au  mome 
Pères  laissèrent  au  pontife 
l'approbation  lorsqu'il  aurait 

Le  saint  et  savant  pontife  1 
à  ce  grand  ouvrage.  Il  en  co 
Borrhomée,  qui  s'y  employa 
qui  rendit  parla  un  service  ï 
examina  lui-même  le  catéch 
faire  chaque  fois  quelques 
quand  il  Teut  amené  au  degr 
lui  donna  sa  solennelle  appr 
universel  »,  affirmapt  «  qu'il 
«  les  pasteurs  doivent  enseij 

Le  catéchisme  romain  est 
de  Trente  et  de  TEglise,  et 
lui  confère  une  autorité,  qi 
celle  du  missel  et  du  bréviaii 
Concile  lui-même.  Cette  aut( 
les  docteurs  particuliers,  de 
mas,  et  elle  vient  immédiate 
lions  et  des  définitions  conc 
•  Voici  donc  ce  que  le  catéc 
seigne  sur  la  nécessité  de  1 

11  dit,  d'abord,  que  l'eucl 
les  grâces. 


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380  NOTES  THÉOLOGIQUES 

(Pars  2V  de  Euch.  sacr.  N.  47.  Edît  paris.  1672).  «  Les  fruits 
elles  avantages  de  ce  sacrement  sont  immenses....  Il  con- 
tient l'abondance  et  Taflluence  de  tous  les  biens.  »  N.  48. 
(c  L'eucharistie  est  la  source  et  les  autres  sacrements  en 
sont  comme  les  ruisseaux.  Il  faut  dire  en  effet  véritablement 
et  nécessairement,  que  ce  sacrement  est  la  source  de  toutes 
les  grâces ,  puisqu'il  contient  en  luî-méme  d'une  manière 
admirable  le  Christ  Notrc-Seigneur,  qbi  est  la  source  des 
grâces  et  des  dons  célestes  et  Tauteur  de  tous  les  sacrements, 
de  qui  dérive  aux  autres  sacrements,  comme  de  leur  source, 
tout  ce  qu'ils  ont  de  bien  et  de  perfection.  »  — 'Ainsi,  ce 
•n'est  pas  seulement  Jésus-Christ  considéré  absolument, 
mais  c'est  le  sacrement  de  Teucharislie  qui  est  la  source  des 
autres  sacrements  et  de  toutes  les  grâces. 

Le  catéchisme  romain  dit  ensuite  qu'on  ne  peut  avoir  la 
grâce  sans  recevoir  ce  sacrement. 

N.  52.  «  Nous  avons  dit  que  l'eucharistie  confère  la  grâce, 
parce  que  la  grâce  première  elle-même  (dont  il  faut  être  re- 
vêtu avant  de  communier  sacramentellement,  pour  ne  pas 
manger  et  boire  son  propre  jugement),  n'est  accordée  à  per- 
sonne, à  moins  qu'il  ne  reçoive  par  le  désir  ce  sacrement  lui- 
même  ;  car  il  est  la  fin  de  tous  les  sacrements  et  le  symbole 
de  l'unité  et  de  l'union  de  l'Eglise,  et  en  dehors  de  l'Eglise 
personne  ne  peut  obtenir  la  grâce.  » 

De  ce  texte,  dont  l'importance  est  considérable,  nous  ti- 
rons les  conclusions  suivantes  : 

1.  Pour  obtenir  la  grâce,  il  faut  être  dans  l'Eglise.  Etre 
dans  l'Eglise,  ou  être  incorporé  à  Jésus-Christ,  est  donc 
quelque  chose  de  distinct  de  la  grâce  sanctifiante  ;  et  en  eflFet, 
on  peut  être  dans  l'Eglise  et  incorporé  à  Jésus-Christ  par  la 
foi  seule  et  sans  avoir  la  charité.  De  plus,  l'incorporation  à 
Jésus-Christ  précède  la  collation  de  la  grâce  ;  car,  pour  la  re- 
cevoir, il  faut  être  dans  l'Eglise  du  Christ. 

2.  Cette  entrée  dans  l'Eglise,  cette  incorporation  à  Jésus- 
Christ,  c'est  l'eucharistie  qui  l'opère.  Ce  sacrement  en  effet 
est  par  ses  éléments  matériels  le  symbole  de  Tunité  et  de 
l'union  de  l'Eglise  ;  et  comme  les  sacrements  opèrent  ce 
qu'ils  signifient,-  c'est  l'eucharistie  qui  produit  l'unité  du 
Christ  et  de  l'Eglise  et  l'union  de  tous  les  membres  avec 


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SUR  L'UNION  DE  L'HOMME  A  JE 

le  Christ  chef  et  entre  eux.  Le  premier 
c'est  d'unir  Thomme  à  Jésus-Christ  et 
dans  l'Eglise. 

Le  texte  que  nous  venons  de  citer  et 
quable,  que  les  théologiens  du  catécl 
fait  une  loi  d'écarter  toutes  les  questio 
les  écoles  catholiques.  En  affirmant  d'u 
la  nécessité  de  l'eucharistie,  le  catéch 
donc  entendre  que  cette  doctrine  n'es 
ticulière,  plus  ou  moins  probable,  m 
trine  traditionnelle  et  le  sentiment  mê 

Si  ce  texte  du  catéchisme  du  Concil 
dans  le  Concile  lui-même,  il  nous  sem 
sur  la  nécessité  de  l'eucharistie  serait 
l'autorité  du  catéchisme  n'a  pas  une 
mais  pourtant  elle  est  si  considérable, 
seule  à  former  une  conviction  théologie 
Il  serait  intéressant  de  rechercher  le 
Eglise  sur  la  nécessité  de  l'eucharis 
dans  le  bréviaire,  car  les  formules  d 
sont  des  règles  de  la  foi.  On  verrait  q 
textes  et  d'oraisons  sont  favoi\ables  à 
avons  exposée,  et  que  rien  ne  s'y  tro 
Nous  nous  bornerons  ici  à  quelques  ci 

Au  canon  dé  la  messe,  dans  les  ora 
communion,  le  prêtre  demande  à  être  ( 
corps  et  sang  du  Seigneur  de  toute  i 
maux,  et  d'y  trouver  une  protection  e 
corps  et  pour  son  âme. 

Dans  la  secrète  de  la  messe  de  sai 
on  demande  d'être  véritablement  sî 
mystères,  <(  dans  lesquels  Dieu  a  cons 
sainteté  ». 

Dans  la  postcommunion  de  la  mesi 
deleine,  la  sainte  Eglise  nous  fait  de 
à  tout  mal  <c  par  le  corps  et  le  sang  du 
«  remède  précieux  et  unique.  » 

On  remarquera  que  la  sainte  Eglis 
ment  dans  ses  oraisons  une  triple  vér 


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382  ?Î01E»  TMÉOLOGIQUKR 

universelle  de  TEuchariëtie»  D'abord,  elle  insiste  sur  ce  point, 
que  ce  sacrement  est  un  remède,  et  un  remède  universel. 
De  plus,  elle  dit  que  Faction  sanctifiante  et  réparatrice  de 
Teucharietie  s'étend  égalemetit  au  corps  et  à  Tâme.  Ce  sa- 
crement^ en  etiet)  cet  essentiellement  à  la  fois  un  alimente! 
un  remède,  el  il  a  pour  llin  de  sanctifier  et  de  guérir  non  seu- 
lement l'ftme  de  l'homme,  mais  aussi  sa  chair,  qui  est  le  foyer 
des  concupiscences,  et  son  effet  est  de  restaurer  tout  notre 
être  spirituel,  notre  àme  et  notre  corps,  «  Integer  spiritus 
((  vester,  anima  et  corpus»,  {I.  Thèse.  V,  23),  et  de  ramener 
à  l'intégrité  première  toute  notre  nature,  dans  les  deux  élé- 
ments qui  la  composent.  Enfin  la  sainte  Eglise  nous  fait  de- 
mander par  ce  sacrement,  non  seulement  les  grâces  spiri- 
tuelles^ mais  aussi  tous  les  biens  et  tous  les  secours  tempo- 
rels, qui  nous  sont  utiles  pour  obtenir  la  vie  éternelle. 

Pour  ce  qui  est  du  bréviaire,  on  verra  que  le  sentiment 
de  TEglise  se  trouve  clairement  manifesté  dans  l'admirable 
ofQce  du  corps  du  Christ  et  dans  le  cours  de  son  octave.  Au 
lieu  d'éviter  les  textes  difficiles  des  saints  Pères,  qui  con- 
tiennent la  doctrine  de  la  nécessité  de  Teucharistie,  la  sainte 
Eglise  au  contraire  a  choisi  des  passages  de  saint  Augustin, 
de  saint  Jean  Chrysostome  et  particulièrement  de.  saint  Hi- 
laire,  qui  expriment  formellement  cette  doctrine. 

Ainsi  donc,  nous  disons  avec  la  tradition,  avec  le  théologit^ 
et  avec  la  sainte  Eglise,  que  le  sacrement  de  l'Eucheristie 
est  de  nécessité  pour  le  salut,  et  que  c'est  lui  qui  opère  Pin- 
corporation  à  Jésus-Christ  et  la  grâce  première* 

Concluons  cette  étude  par  un  remarquable  passage  de 
saint  Paschase  Radbert,  qui  résume  toute  notre  pensée  sur 
ce  sujet. 

«(  Nous  venons  de  vous  exposer  les  sentences  des  sainte 
Pères,  afin  que  vous  voyiez  que  nous  n'avons  point  parlé  avec 
témérité^  et  que  nous  ne  vous  avons  rien  proposé  qui  ne  fut 
fondé  sur  leur  enseignement...  Il  est  vrai,  plusieurs  ont  des 
doutes  sur  ces  questions,  et  plusieurs  ont  ignoré  ces  admi- 
rables mystères  ;  mais  nous,  admirons  les  profonds  conseils 
de  Dieu  dans  la  grande  œuvre  du  salut  des  hommes.  Admi- 
rons, louons  et  bénissons  en  toutes  choses  ce  que  le  bien- 
heureux Hilaire  a  compris,  par  quelle  merveilleuse  économie 


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SUR  L  UNION  !)K  L  HOM 

le  Christ  nous  a  tous  rëcapituléî 
tère  il  nous  a  faits  tous  un  avec 
la  concorde  des  volontés,  mais 
de  son  sang.  «  Comment,  dit  C( 
«  nous  pas  que  le  Christ  deme 
«  puisqu'eh  se  faisant  homme  i 
«  nature  de  notre  chair,  et  qu 
«  chair  à  la  nature  de  son  éterrjil 
«  communique  sa  chair  ?  Ainsi 
c<  que  le  Père  est  dans  le  Christ 
Et  de  même  saint  Augustin  el 
nioignage,  que  c'est  de  cette  ma 
Jésus-Christ  est  en  nous  et  noi 
détruire  cela,  il  détruit  nécess 
ce  que  l'Homme-Dieu  a  daigna 
dans  ce  sacrement  pour  le  sal 
corp.  et  sang.  Dni  ad  Frudeg.  - 
Migtte.  p.  1362.) 

Pour  contrebalancer  toute  ce 
médiation  naturelle  de  Jésus-( 
TeuchâHstie,  il  faudrait  que  ce 
trouver  dans  U  tradition  des 
formels  en  faveur  de  l'opinio 
recherché  ce»  textes  avec  le  ph 
découvrif^  et  ils  ne  peuvent  pas 
Itedise  celte  doctrine. 

Le«  chapitres  qui  vont  suivn 
ce  que  nous  venons  de  dire,  e 
mière  toujours  croissante  que 
de  moyen,  et  que  c'est  elle  qui 
à  rhiimanité  de  Jésus-Christ. 


F 


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SAINT  PIERRE  D'ALCANTARA 

ET 

SAINTE  THÉRÈSE 

(Suite)  \i). 


Après  avoir  esquissé  à  grands  traits  la  vie  decp  grand  ser- 
viteur de  Dieu,  il  nous  plaît  maintenant  de  le  placer  en  face 
de  son  émule  en  contemplation  et  en  sainteté  :  la  séraphique 
Thérèse  d'Avila. 

.  Ces  deux  âmes,  parvenues  au  plus  haut  degré  de  la  perfec- 
tion séraphique,  saint  Pierre  d'Alcantara  et  sainte  Thérèse, 
étaient  bien  faites  pour  s'entendre.  C'étaient  deux  âmes  sœurs 
dans  toute  la  force  du  terme.  «  La  première  fois  que  je  lui 
rendis  compte  de  ma  vie,  de  ma  manière  de  faire  oraison, 
écrit  la  vierge  du  Carmel,  tout  de  suite  je  vis  qu'il  m'enten- 
dait par  l'expérience  qu'il  avait  des  choses  spirituelles.  U 
m'éclaira  surtout,  et  me  donna  une  claire  intelligence  des  vi- 
sions extatiques.  Il  goûtait  un  inexprimable  [daisir  dans  le 
mutuel  épanchement  de  nos  âmes.  » 

Il  convient  d'arrêter  un  instant  nos  regards  sur  cette  ren- 
contre de  deux  âmes,  appelées,  dans  les  desseins  de  Dieu,  à 
réaliser  l'une  des  œuvres  les  plus  merveilleuses  deleursiècle. 
Rappelpns  d'abord  les  circonstances  de  temps  et  de  lieu  qui 
firent  naitre  entre  elles  ces  relations  si  intimes  que  l'histoire 
nous  a  conservées. 

C'était  à  Avila,  en  1558.  Le  Père  Balthazar  Alvarez,  reli- 
gieux de  la  Société  de  Jésus,  était,  à  cette  époque,  le  direc- 

(1)  Voir  la  lÎTraison  d'août  1903. 


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SAINT  PIERRE  D'ALGilNTARA  ET  SAINTE  THERESE  385 

leur  de  Thérèse.  La  sainte  traversait  alors  une  des  crises  les 
plus  terribles  de  sa  vie.  Aux  joies  du  Thabor^  avaient  suc- 
cédé soudain  les  cruelles  souffrances  de  Tépréuve  ;  la  lumière 
avait  fait  place  à  l'obscurité  ;  la  tristesse,  le  trouble,  Tangoisse 
avaient  envahi  le  cœur  de  la  vierge  et  torturaient  affreuse- 
ment son  âme.  A  ces  peines  intérieures  étaient  venues  s'a- 
jouter les  terribles  assauts  du  démon.  L'ange  de  Satan,  en 
effet,  visitait  fréquemment  Thérèse,  tantôt  sous  les  traits  d'un 
horrible  petit  nègre,  tantôt  sous  une  forme  plus  repoussante 
encore.  Ces  apparitions  effrayantes  lui  causaient  parfois  de 
telles  douleurs  que  ses  sœurs  épouvantées,  osaient  à  peine 
se  tenir  près  de  son  lit.  Mais,  seule  la  surface  de  son  âme 
paraissait  troublée.  Au  plus  fort  de  la  tempête ,  Thérèse 
calme,  résignée,  s'abandonnait  à  Dieu,  comme  l'enfant  à  sa 
mère,  comme  l'aveugle  à  son  guide,  comme  le  passager  au 
pilote  qui  oriente  le  navire  vers  le  port.  «Je  prenais  en  main 
une  croix,  dit-elle,  et  Dieu  me  donnait  un  tel  courage  que  je 
n'aurais  pas  eu  peur  d'attaquer  tous  les  démons  ensemble. 
Je  sentais  qu'avec  cette  croix,  je  les  aurais  facilement  vain- 
cus, et  je  leur  disais  :  «  Venez  tous  maintenant  ;  je  suis  la 
servante  du  Seigneur,  et  je  veux  voir  ce  que  vous  pouvez 
faire.Lorsqu'ilsm'apparaissaient,loindem'inspirerlamoindre 
crainte,  ils  semblaient  plutôt  saisis  d'effroi  en  ma  présence. 
Parla  bonté  de  mon  divin  Maître,  je  gardais  sur  eux  un  tel 
empire  que  je  n'en  faisais  pas  plus  de  cas  que  des  mouches. 
Je  les  trouve  pleins  de  lâcheté  :  dès  qu'on  les  méprise,  le 
courage  les  abandonne.  Non  vraiment,  ajoute-t-elle ,  je  ne 
puis  comprendre  ces  frayeurs  qui  nous  font  crier  :  le  démon, 
le  démon,  quand  nous  pouvons  dire  :  Dieu,  Dieu,  et  faire  ainsi 
trembler  notre  ennemi.  Ne  savons-nous  pas  qu'il  ne  peut 
bouger  sans  la  permission  du  Seigneur?  Quant  à  moi,  c'est 
certain,  je  redoute  bien  plus  ceux  qui  craignent  tant  le  démon 
que  le  démon  lui-même.  » 

Elle  avait  raison.  Méconnaissant  les  grands  desseins  de 
Dieu  sur  elle,  confondant  les  bienfaits  insignes  de  la  grâce 
avec  les  horreurs  de  l'esprit  infernal,  la  plupart  des  âmes 
pieuses  qui  la  voyaient,  ses  sœurs  elles-mêmes,ne  craignaient 
pas  d'attribuer  à  l'action  de  Satan  les  phénomènes  extraor- 
dinaires qui  se  produisaient  dans  son  âme.  Son  confesseur, 

K.  F.  —  \.  —  :i(i 


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386  SAINT  PIEKHE  D'ALCANTARA  £T  SAINTE  THERESE 

le  P.  Balthazar ,  semblait  partager  cette  conviction  ;  du 
moinB,  hésitait-il  à  se  rendre  aux  touchantes  protestations 
de  la  sainte.  «  Non,  disait-elle,  jamais  je  ne  croirai  que  le 
démon  puisse  ainsi  déraciner  mes  défauts  et  me  donner  en 
échange  des  vertus  et  un  courage  qui  me  portent  à  tout  en- 
treprendre pour  la  gloire  de  Dieu.  Cartel  est  le  résultat  de 
mes  visions.  »  Aussi,  ne  sommes-nous  point  surpris  des 
douloureuses  appréhensions  de  cette  âme  obscurcie  dans 
répreuve.  «  Je  craignais,  dit-elle,  de  voir  venir  le  moment 
où  je  ne  trouverais  plus  de  confesseurs  et  où  tous  me  fui- 
raient. Je  ne  faisais  que  pleurer  ;  mes  angoisses  étaient  assez 
fortes  pour  me  laire  perdre  Tesprit.  » 

Or,  tandis  que  l'héroïque  vierge  exhalait  ainsi  ses  plaintes, 
range  consolateur,  que  la  Providence  lui  avait  choisi,  venait 
d'entrer  à  Avila.  Pierre  d'Alcantara  approchait  du  terme  de 
sa  carrière.  Exténué  par  les  jeûnes  et  les  mortifications  de 
toute  sorte,  il  remplissait  néanmoins  avec  un  zèle  admirable 
la  difficile  mission  que  le  ciel  lui  avait  confiée.  Il  visitait  à 
pied,  Tune  après  l'autre,  les  maisons  de  sa  custodie,  traî- 
nant courageusement  son  pauvre  corps,  si  maigre  «  qu'il 
semblait  fait  d'écorces  d'arbres  ».  Tel  était  l'enfant  de  saint 
François  qui  devait  employer  ses  dernières  années  à  donner 
à  la  vie  de  Thérèse  une  orientation  nouvelle  et  définitive. 

Il  ne  lui  fut  point  difficile  de  rassurer  l'âme  craintive  de 
la  sainte.  Sa  longue  expérience  des  âmes,  jointe  aux  dons 
surnaturels  dont  il  était  lui-môme  l'objet,  lui  fit  bientôt  dé- 
couvrir les  étonnantes  merveilles  dont  le  ciel  s'était  plu  à 
favoriser  Thumble  vierge  d' Avila.  A  la  voix  du  serviteur  de 
Dieu,  tous  les  doutes  que  la  perplexité  de  ses  confesseurs 
avait  fait  naître  dans  son  esprit,  s'évanouirent  à  Tinstanl. 
Thérèse  aimait  Jésus,  et  Jéîjus  aimait  Thérèse  :  telle  était 
bien  la  vérité  ;  elle  éclatait  toute  rayonnante  des  paroles 
du  saint  franciscain,  et  son  éclat  pénétrait  l'âme  de  Thérèse 
des  plus  ineffables  consolations.  Ecoutons-la  noue  raconter 
elle-même  cette  première  entrevue  :  «  Comme  je  n'ai  jamais 
rien  caché  à  mes  guides  des  plus  secrets  replis  de  mon 
cœur,  écrit-elle,  et  que  dans  les  choses  douteuses,  j'ai  tou- 
jours  dit  ce  qui  pouvait  m'étre  contraire,  je  lui  rendis 
compte  de  toute  ma  vie  et  de  ma  manière  d'oraison,   le  plus 


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SAINT  PIERRE  D  ALGANTARA  ET  SAINTE  THERESE  387 

clairement  qu'il  me  fut  possible.  Je  vis  presque  d'abord 
qu'il  m^ôDtendait  par  Texpérience  qu^il  avait  de  ces  voies, 
et  c'était  ce  dont  j'avais  besoin  :  car  Dieu  ne  m'avait  pas 
encore  fait  la  grâce  qu'il  m'a  accordée  depuis,  de  savoir 
faire  comprendre  aux  autres  les  faveurs  dont  il  me  combla  ; 
ainsi,  pour  les  connaître  et  pour  en  porter  un  jugement  sur, 
il  fallait  en  avoir  reçu  de  semblables.  lime  donna  une  très 
grande  lumiàre,  et  elle  m'était  très  nécessaire  ;  car,  jusqu'à 
ce  moment,  les  visions  intellectuelles  et  même  les  imagi- 
naires qui  se  voient  des  yeux  de  l'âme,  avaient  été  pour  moi 
quelque  chose  d'incompréhensible...  Ce  saint  homme  m'é- 
claira  sur  tout,  et/me  donna  une  parfaite  intelligence  de  ces 
visions  :  il  me  dit  de  ne  plus  craindre,  mais  de  louer  Dieu, 
m'assurant  qu'il  en  était  l'auteur,  et  qu'après  les  vérités  de 
la  foi,  il  n'y  en  avait  point  de  plus  certaine  ni  à  laquelle  je 
dusse  donner  une  plus  ferme  créance.  Il  se  consolait  beau- 
coup avec  moi,  me  témoignait  une  très  grande  affection,  et 
il  m'a  toujours  fait  part  de  ses  pensées  les  plus  intimes  et 
de  ses  desseins.  Heureux  de  voir  que  Notre-Seigneur  m'ins- 
pirait une  ai  ferme  résolution,  et  tant  de  courage  pour  en- 
treprendre les  mêmes  choses  qu'il  lui  faisait  la  grâce  d'exé- 
cuter, il  goûtait  un  grand  contentement  dans  cette  mutuelle 
communication  de  nos  âmes.  Car,  dans  l'état  auquel  le  di> 
vin  Maître  l'avait  élevé,  le  plus  grand  plaisir,  comme  la  plus 
pure  consolation,  est  de  rencontrer  une  âme  en  qui  l'on 
croit  découvrir  le  commencement  des  mt^mes  grâces,..  Ce 
saint  homme  fut  pénétré  de  la  plus  vive  compassion  pour 
moi.  Il  me  dit  qu'une  des  plus  grandes  peines  de  cet  exil 
étîût  celle  que  j'avais  endurée,  c'est-à-dire,  cette  contradic- 
tion des  gens.de  bien.  Il  me  promit  de  parler  à  mon  confes- 
seur et  à  un  de  ceux  qui  me  causaient  le  plus  de  'peine  (1).  » 
En  effet,  Pierre  d'Alcanlara  ne  se  contenta  pas  de  mettre 
au  service  de  Thérèjse  les  lumières  surnaturelles  dont  il  dis- 
posait. Après  avoir  rassuré  la  sainte  sur  ses  états  d'oraison 
et  dissipé  entièrement  ses  inquiétudes  sur  ses  doutes,  il  se 
rendit  auprès  du  Père  Balthazar  et  parvint,  sans  peine,  à  lui 
prouver  la  certitude  des  opérations  divines  dans  Ikme  de  sa 

,1)    Vie  écrite  par  elle-mpmr.  cli.  XXX. 


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f( 


SS8  SAINT  PIERRE  D'ALGANTARA  ET  SAINTE  THÉRÈSE 

pénitente.  Il  renouvela  la  môme  démarche  auprès  de  l'évêque, 
comme  Tatteste  formellement  Diego  de  Yepez,  évêque  de 
Tarragone,  dans  son  Histoire  de  sainte  Thérèse  :  «  Le  Père 
Pierre  d'Alcantara,  dit-il,  eut  avec  la  sainte  Mère  des 
communications  intimes,  et,  mieux  que  tout  autre,  il  put 
apprécier  l'élévation  de  son  esprit  et  la  sainteté  de  sa  vie. 
C'est  lui  qui,  par  l'autorité  de  son  caractère,  ramena  TEvêque 
prévenu  et  le  gagna  à  la  cause  de  la  sainte  Réformatrice.  Il 
conçut  une  telle  opinion  de  la  sainteté  de  Thérèse,  qu'il  avait 
coutume  de  dire  qu'après  les  vérités  de  la  foi,  rien  ne  lui 
paraissait  plus  certain  que  l'action  en  elle  de  TEsprit-Saint; 
aussi  l'aida-t-il  toujours  dans  ses  épreuves  et  ses  fondations.  » 

Dès  lors,  on  vit  le  calme  renaître  dans  le  pieux  monastère 
d'Avila.  Les  craintes,  qui  avaient  agité  un  instant  les  ferventes 
compagnes  de  Thérèse,  firent  place  aux  témoignages  de  la 
plus  touchante  vénération.  On  s'empressait  autour  de  cette 
âme  si  favorisée,  on  lui  demandait  même  des  conseils,  on 
s'appliquait,  à  son  exemple,  avec  plus  de  zèle  que  jamais, 
aux  saints  exercices  de  l'oraison. 

Telle  fut  la  première  œuvre  de  saint  Pierre  d'Alcantara. 
Hàtons-nous  de  dire  que  ce  ne  fut  pas  la  principale. 

La  vie  religieuse,  telle  que  la  menait  sainte  Thérèse, 
n'oflfrait  pas  à  son  àme,  si  avide  de  perfection,  tous  les  avan- 
tages qu'elle  désirait  en  retirer.  Ses  aspirations  n'étaient 
point  satisfaites;  elle  rêvait  une  vie  plus  austère,  une  solitude 
plus  profonde,  un  détachement  plus  absolu  des  biens  et  des 
joies  terrestres.  D'autre  part,  le  relâchement  qui  s'était  in- 
troduit vers  cette  époque,  dans  les  monastères  du  Carmel, 
ne  laissait  pas  que  de  frapper  douloureusement  son  cœur. 
Aussi  éprouvait-elle  un  vif  désir  de  ramener  ses  sœurs  à 
l'observance  primitive  de  la  règle.  Mais,  quelle  était,  à  cet 
égard,  la  volonté  de  Dieu  ?  Ces  généreux  désirs  qui  tour- 
mentaient Tâme  de  la  sainte,  n'étaient-ils  pas  plutôt  de  pures 
illusions  dont  l'Esprit  de  ténèbres  se  plaisait  à  la  bercer  ? 

Une  circonstance  providentielle  vint  jeter  la  lumière  dans 
l'âme  de  Thérèse.  C'était  le  16  juillet  de  l'année  1560;  Thé- 
rèse avait  environ  46  ans.  Le  monastère  de  l'Incarnation  avait 
célébré  avec  pompe  la  fête  de  Notre-Dame  du  Mont-Carmel 
Les  dernières  cérémonies  du  soir  étaient  achevées,  et,  au 


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SAINT  PIERAE  D'ALCANTARA  ET  SAINTE  THÉRÈSE  389 

chant  des  hymnes  et  des  cantiques  avait  succédé  peu  à  peu 
le  silence  majestueux  du  cloître.  Pourtant,  un  groupe  in- 
time s'était  réuni  dans  la  cellule  de  Thérèse,  pour  y  passer, 
dans  de  pieux  colloques,  les  dernières  heures  de  cette  fêle. 
Dans  ce  groupe,  se  détache,  par  les  brillantes  saillies  de  son 
esprit  et  les  ressources  de  sa  riche  nature,  la  propre  nièce 
de  la  sainte,  Marie  de  Ocampo,  jeune  fille  de  17  ans,  qui 
avait  grandi  à  Tombre  du  monastère  d'Avila. 

«  L'entretien  roule  d'abord  sur  la  fête  du  jour,  sur  la  nom- 
breuse assistance  qui  s'y  est  rendue.  On  en  vient  à  parler 
des  obstacles  que  mettent  au  recueillement  le  grand  nombre 
de  religieuses  et  Taflluence  des  visiteurs.  «  Oui,  vraiment, 
dit-on,  c'est  chose  pénible  de  vivre  avec  tant  de  monde.  — 
Eh  bien  !  s'écrie  tout  à  coup  Marie  de  Ocampo,  avec  la 
promptitude  ordinaire  de  ses  reparties,  eh  bien  !  nous 
qui  sommes  réunies  ici,  allons  ailleurs  ;  cherchons  quelque 
endroit  où  nous  pourrons  mener  un  autre  genre  de  vie  plus 
solitaire,  à  la  manière  des  ermites.  Si  vous  vous  sentez  le 
courage  de  vivre  comme  les  Franciscains  déchaussés,  il  y 
aura  bien  le  moyen  de  fonder  un  couvent  (1).  » 

Le  ciel  venait  de  parler  par  la  bouche  de  cette  jeune  fille. 
Un  tel  langage  devait  frapper  vivement  l'esprit  de  Thérèse, 
car  il  répondait  trop  bien  à  ses  secrets  désirs  ;  restait  pour- 
tant à  savoir  si  telle  était  vraiment  la  volonté  de  Notre- 
Seigneur.  C'est  ce  qui  lui  fut  bientôt  révélé  :  «  Un  jour,  au 
moment  où  je  venais  de  communier,  le  divin  Mattre,  dit-elle, 
m'ordonna  de  travailler,  de  toutes  mes  forces,  à  l'accomplis- 
sement de  cette  œuvre.  Il  me  fit  de  grandes  promesses.  11 
m'assura  que,  si  je  fondais  un  monastère,  il  y  serait  très  bien 
servi,  que  cette  petite  maison  deviendrait  une  étoile  et  jette- 
rait une  vraie  splendeur.  Si  les  ordres  religieux  ont  perdu 
leur  ferveur  primitive ,  ils  me  rendent  encore  de  grands  ser* 
viceSy  ajouta  Notre-Seigneur,  et  que  deviendrait  le  monde,  s'il 
n^y  avait  pas  de  religieux  ?  » 

Cet  ordre  formel  de  Notre-Seigneur  fit  évanouir  à  l'instant 
tous  les  doutes  de  notre  sainte.  C'est  un  nouvel  horizon  qui 
s'ouvre  tout  à  coup  devant  elle,  et  qui  réjouit  son  âme  en 

(1)  Histoire  de  sainte  Thérèse  par  une  Carmélite,  t.  i,  p.  219. 


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390  SAINT  PIERRR  DALCANTARA  ET  SAINTE  THERESE 

rinondant  de  sa  douce  clarté.  Elle  prévoit,  sans  doute,  les 
(liflicultés  de  tout  genre  qu'elle  devra  rencontrer  dans 
l'exécution  de  son  projet,  la  formidable  tempête  que  va  sou- 
lever autour  d'elle  une  si  difficile  entreprise ,  Tabandon 
inéme  de  ses  sœurs  et  de  ses  proches  qui  na  manqueront  pas 
de  traiter  de  folie  une  si  audacieuse  réforme.  Pourtant  rien 
n'ébranle  le  courage  de  Thérèse.  Elle  a  maintenant  l'assu- 
rance qu*en  trava'illant  à  cette  fondation,  elle  travaillera  en 
même  temps  au  salut  des  âmes  et  à  la  gloire  de  Dieu  ;  dès 
lors,  que 'lui  importe  le  reste  ?  Dieu  ne  saura-t-il  pas  briser 
les  obstacles  qui  pourraient  entraver  son  œuvr.e  ? 

Les  historiens  de  la  sainte  se  sont  plu  à  nous  raconter 
comment,  avant  de  l'associer  à  son  œuvre,  le  Seigneur  vou- 
lut éprouver  le  courage  et  la  fidélité  de  sa  servante.  N'est-ce 
pas  là,  du  reste,  la  conduite  ordinaire  de  la  Providence  ? 
Pour  qu'une  œuvre  divine  soit  à  l'abri  de  toutes  les  attaques 
de  l'impiété  humaine,  le  Seigneur  a  coutume  de  soumettre 
d'abord  les  instruments  de  sa  volonté  aux  épreuves  du  mé- 
pris et  de  la  persécution.  Ainsi  en  lera-t-il  de  Thérèse.  Ce 
n'est  qu'après  avoir  franchi  le  dernier  degré  du  Calvaire, 
après  s'être  sentie  écrasée  sous  le  poids  des  plus  odieiisos 
injustices ,  qu'elle  sera  jugée  digne  de  servir  aux  grands 
(lesaeinH  de  Dieu.  On  la  ti^aite  de  visionnaire,  d'hypocrile  ; 
on  tourne  sa  piété  en  dérision  ;  elle  est  un  objet  de  scandale 
pour  plusieurs,  une  sorte  d'énigme  pour  les  plus  vertueux  : 
ses  directeurs  eux-mêmes ,  appelés  à  donner  leur  avis . 
n'osent  se  prononcer  franchement  en  sa  fjaveur. 

Mais,  en  quittant  Avila,  Pierre  d'Alcantara  avait  fait  pro- 
mettre h  Thérèse  de  lui  écrire  ce  qui  lui  arriverait.  La  sainte, 
encore  toute  meurtrie  sous  les  coups  violents  qui  raora- 
l)laienl,  ho  souvint  de  cette  promesse,  et,  pleine  de  con- 
fiance en  l'homme  de  Dieu  ,  elle  lui  écrivit  et  lui  rendit 
compte  de  tout  ce  qui  s'était  passé.  Pierre  d'Alcantara  con- 
naissait ,  par  sa  propre  expérience  ,  les  difficultés  qui  lui 
étaient  soumises  ;  car  les  humiliations  les  plus  pénibles.  Top- 
position  la  plus  violente  ne  lui  avaient  pas  été  épargnées, 
lorsqu'il  avait  résolu  de  travailler  lui-même  à  la  réforme  de 
son  ordre.  Qui  mieux  que  lui,  par  conséquent,  pouvait  éclai- 
rer et  encourager  Thérèse  sur  ce  chemin  de  la  souflfrance . 


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SAINT  PIERHE  D'ALCANTARA  ET  SAINTE  THÉRÈSE  391 

OÙ  Dieu  la  conduisait  ?  Il  l'engagea  donc  à  demeurer  ferme 
dans  sa  résolution  et  à  poursuivre  généreusement  son  œuvre^ 
en  la  plaçant  sous  la  protection  de  saint  Joseph.  Puis  ,  non 
content  d'exciter  ainsi  son  zèle,  le  saint  vieillard  voulut  don- 
ner à  cette  âme  privilégiée  un  témoignage  plus  sensible  en- 
core de  l'intérêt  qu'il  portait  à  cette  œuvre.  Pensant  que  sa 
présence  pourrait  être  utile  à  la  sainte,  dans  des  circons- 
tances si  difficiles,  il  n'hésita  pas,  malgré  ses  nombreuses- 
infirmités,  à  entreprendre  le  voyage  d'Avila 

Thérèse  n'était  donc  plus  seule  à  soutenir  le  choc  de  ses 
adversaires.  La  Providence,  qui  déjà  l'avait  comblée  de  tant 
de  grftces^  lui  envoyait  de  nouveau  celui  qu'elle  se  plaisait  à 
nommer  le  bienfaiteur  de  son  âme. 

Cette  fois,  après  s'être  assuré  le  concours  d'un  de  ses  plus 
chers  disciples^  dom  Salcedo,  dont  la  sainte  nous  a  laissé  un 
si  beau  portrait,  Pierre  d'Âlcantara  fut  d'avis  qu'il  fallait  ob- 
tenir sans  retard  le  bref  de  fondation,  sauf  à  n'en  faire  usage 
que  lorsqu'il  plairait  à  Notre-Seigneur  d'en  faire  naître  l'oc- 
casion. Ensuite,  interrogé  par  Thérèse  sur  le  degré  de  pau- 
vreté que  le  nouveau  couvent  devait  pratiquer,  pour  se  con- 
former davantage  à  la  règle  primitive,  il  lui  cita  l'exemple  des 
pauvres  Clarisses  du  monastère  de  Madrid  qui,  comme  leur 
sainte  fondatrice,  avaient  voulu  ne  posséder  aucun  revenu, 
mais  vivre  seulement  du  pain  de  la  charité. 

C'était  bien,  en  effet,  l'esprit  séraphique  que  l'homme  de 
Dieu  voulait  faire  fleurir  dans  cette  nouvelle  fondation.  Du 
reste,  le  ciel  avait  admirablement  préparé  le  cœur  de  Thérèse 
i\  recevoir  ces  enseignements  de  l'enfant  de  saint  François. 
Sa  piété  n'a-t^elle  pas  déjà  tous  les  caractères  qui  distinguent 
Técole  franciscaine  ?  Et,  si  sa  doctrine,  «  fille  de  la  théologie 
espagnole  d'alors  (1)  »,  porte  partout  l'empreinte  d'une  raison 
ferme  et  éclairée,  ne  faut-il  pas  reconnaître  que  les  saintes 
ardeurs  d'une  âme  embrasée  d'amour  pour  Jésus-Christ  la 
dominent  partout  aussi  et  la  perfectionnent? 

Toutefois,  la  décision  de  l'homme  de  Dieu  ne  laissa  pas 
que  d'exaspérer  les  esprits  et  de  susciter  à  Thérèse  les  plus 
jrraves  embarras.  La  ville  entière  se  montrait  opposée  à  ce 

(\)  T.  Exupère  de  Prats-de-Mo!lo. 


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392  SAINT  PIERRE  D'ALCANTARA  ET  SAINTE  THÉRÈSE 

projet.  Les  habitants  ne  pouvaient  pas  admettre  une  fonda- 
tion sans  revenus;  ils  en  vinrent  même  jusqu^à  traiter  de 
folie  et  de  rêverie  la  réforme  à  laquelle  Pierre  et  Thérèse, 
éclairés  d'en  haut,  employaient  tous  leurs  efforts.  Mais  Pierre 
d'Alcantara  fort  de  la  volonté  et  des  promesses  divines, 
parvint  encore  cette  fois  à  tenir  tête  à  Torage  :  il  résolut 
sans  peine  toutes  les  objections  de  la  partie  adverse,  et,  après 
avoir  gagné  à  sa  cause  Tévêque  d'Avila,  il  confirma  Thérèse 
dans  son  premier  dessein. 

Il  semblait,  dès  lors,  que  toute  difficulté  fut  désormais 
écartée,  et  que  la  sainte  pût  réaliser,  dans  le  silence  et  la 
prière,  l'œuvre  de  réforme  que  la  divine  Providence  lui  avait 
si  clairement  désignée.  Pourtant,  le  terme  de  ses  épreuves 
n'était  pas  encore  arrivé.  Le  calme  s'était  fait,  il  est  vrai, 
dans  l'esprit  des  habitants  d'Avila,  mais  une  autre  oppo- 
sition, plus  vive  et,  en  apparence,  plus  fondée,  allait  renou- 
veler bientôt  toutes  les  tortures  de  Thérèse.  Elle  en  écrivit 
à  son  saint  directeur,  et  voici  en  quels  termes  celui-ci  s'ap- 
pliqua à  consoler  son  âme,  en  même  temps  qu'à  l'affermir 
dans  sa  ^  courageuse  résolution.  Cette  lettre  est  datée  du 
14  avril  1562  : 

«  Ma  Révérende  Mère,  que  le  Saint-Esprit  remplisse  l'âme 
de  votre  Sainteté.  J'ai  reçu  la  lettre  que  vous  m'avez  adres- 
sée par  don  Gonzalez  de  Aranda.  J'éprouve,  je  vous  l'avoue, 
quelque  surprise  de  vous  voir  appeler  des  savants  à  résoudre 
une  question  qui  n'est  nullement  de  leur  compétence.  Les 
litiges  et  les  cas  de  conscience  peuvent  être  du  ressort  des 
canonistes  et  des  théologiens  ;  les  questions  de  vie  parfaite 
ne  se  traitent  qu'avec  ceux  qui  professent  ce  genre  de  vie. 
Pour  traiter  une  matière,  il  faut  la  connaître.  Ce  n'est  pas  à 
un  savant  de  décider  si  vous  et  moi  devons  ou  non  pra- 
tiquer les  conseils  évangéliques.  Mettre  ceci  en  question, 
serait  déjà  un  commencement  d'infidélité.  Le  conseil  de 
Notre-Seigneur  est  toujours  bon;  il  ne  paraît  inexécutable 
qu'à  l'incrédulité  ou  à  Thumaine  prudence.  Qui  a  donné  le 
conseil  donnera  les  moyens.  Tout  mauvais  qu'ils  sont,  les 
hommes,  s'ils  donnent  un  avis,  veulent  que  cet  avis  réussisse. 
Seule  la  souveraine  Sagesse  aurait-elle  donné  à  ses  disciples 
des  avis  impraticables  ?  Si  votre  Sainteté  est  résolue  à  suivre 


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SAINT  PIERRE  D*ALGANTARA  ET  SAINTE  THÉRÈSE  S93 

la  voie  la  plus  parfaite»  rien  ne  Tempéchera  ;  le  conseil  de 
Jésus-Christ  est  pour  les  femmes  aussi  bien  que  pour  les 
hommes,  et  réussira  à  vous  comme  à  tous  ceux  qui,  avant 
vous,  Font  suivi...  Les  abus  dans  les  monastères  qui  ont 
renoncé  aux  rentes,  tiennent  à  ce  que  la  pauvreté  y  est  subie, 
au  lieu  d'y  être  désirée.  Je  ne  loue  la  pauvreté  qu^autant 
qu'elle  est  supportée  avec  patience,  désirée,  recherchée 
pour  Tamour  de  Jésus  crucifié.  En  ceci  comme  en  tout,  je 
crois  fermement  et  inébranlablement  à  la  parole  du  Mattre; 
j'estime  les  conseils  évangéliques  excellents,  parce  qu'ils 
sont  divins  ;  et,  tout  en  reconnaissant  qu'ils  n'obligent  pas 
sous  peine  de  péché,  je  crois  plus  parfait  et  plus  agréable  à 
Dieu  de  les  suivre  que  de  ne  les  suivre  pas.  Je  pourrais  en 
cette  matière  alléguer  mon  expérience  personnelle,  si  je 
n'avais  en  la  parole  de  Dieu  plus  de  foi  qu'en  ma  vaine  ex- 
périence. Que  le  Seigneur  éclaire  votre  Sainteté,  rende 
sensible  à  votre  esprit  cette  vérité  et  vous  donne  le  courage 
de  la  suivre.  Ceux  qui  ne  pratiquent  pas  les  conseils  se 
sauvent,  il  est  vrai,  par  la  pratique  des  commandements, 
mais,^  en  général,  ils  manquent  de  lumières  et  jugent  mal 
des  choses  élevées.  Il  sera  donc  sage  de  préférer  à  leurs 
avis  les  avis  de  Noire-Seigneur  qui  donne,  avec  le  conseil, 
le  moyen  de  l'exécution,  et  récompense  éternellement  celui 
qui,  renonçant  aux  choses  terrestres,  a  mis  en  lui  tout  son 
espoir.   » 

Cette  lettre  que  l'annaliste  des  Carmes  appelle  une  expli- 
cation, et  presque  une  page  de  l'Evangile,  ne  pouvait  man- 
quer de  produire  sur  l'esprit  de  la  sainte  réformatrice  la  plus 
vive  impression.  Aussi,  y  puisa-t-elle  toutes  les  lumières  dont 
elle  avait  besoin,  pour  mener  à  bien  l'œuvre  capitale  qu'elle 
avait  entreprise.  Rien  désormais  ne  fut  plus  capable  de  l'é- 
branler. Aidée  des  conseils  du  serviteur  de  Dieu,  elle  triom- 
pha définitivement  de  ^opposition  toujours  renaissante  qui« 
jusque-là,  avait  entravé  la  réalisation  de  son  dessein.  Enfin, 
le  bref  de  fondation  si  impatiemment  attendu  vint  réjouir  le 
cœur  de  Thérèse.  Les  derniers  travaux  d'appropriation  furent 
promptement  achevés  ;  les  quatre  postulantes  que  Pierre 
d'Alcantara  avait  lui-même  choisies  et  préparées ,  étaient 
prêtes  à  former  le  premier  noyau  de  la  réforme  :  tout  était 


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394  SAINT  PIERRR  D'ALGANTARA  ET  SAINTE  THÉRÈSE 

disposé  pour  rinauguration  du  nouveau  Carmel.  La  date  en 
fut  fixée  au  24  août  1562. 

Notre  saint,  appelé  ailleurs  par  les  devoirs  de  sa  charge, 
n'eut  pas  la  consolation  d'assister  à  cette  touchante  cérémo- 
nie. Son  œuvre,  du  reste  ,  était  terminée.  Il  s'était  éloigné 
d'Avila,  non  sans  avoir  reçu  de  Thérèse  les  témoignages  de 
la  plus  profonde  reconnaissance,  pour  les  précieux  services 
qu'il  lui  avait  rendus.  «  C'est  lui,  dit-elle,  qui  fit  (véritablement 
tout  ;  s'il  ne  fut  venu  en  cette  circonstance,  je  ne  sais  com- 
ment nous  aurions  pu  réussir.  Le  saint  vieillard  passa  ici  huit 
jours  au  plus,  il  y  fut  malade,  et  Dieu  l'appela  à  lui  peu  après. 
Sa  divine  Majesté  semblait  n'avoir  prolongé  sa  vie  que  pour 
conduire  à  terme  notre  entreprise.  » 

Saint  Pierre  d'Alcantara  peut  donc  être  regardé,  à  bon 
droit,  comme  le  principal  promoteur  delà  réforme  du  Carmel 
et  le  premier  coopérateur  de  sainte  Thérèse.  C'est  aussi  ce 
que  témoigne  le  Pape  Clément  IX  dans  la  bulle  de  canoni- 
sation du  célèbre  franciscain  :  «  Il  aida  sainte  Thérèse  avec 
un  zèle  infatigable  dans  l'établissement  de  la  réforme  du 
Carmel,  de  telle  sorte  que,  d'après  le  témoignage  de  l'illustre 
vierge,  il  doit  être  considéré  comme  \çi  principal  promoteur 
de  cette  réforme.  11  entreprit  à  cet  effet  beaucoup  de  voyages, 
supporta  beaucoup  de  fatigues,  et  apparut  plus  d'une  fois  à 
la  sainte  pour  l'assister  de  ses  conseils.  » 

Il  n'était  pas  inutile,  croyons-nous,  de  délncher  de  noire 
histoire  franciscaine,  si  fertile  en  gloire  et  en  sainteté,  cette 
page  où  sont  inscrits,  en  lettres  d'or,  les  noms  à  jamais 
bénis  de  sainte  Thérèse  et  de  saint  Pierre  d'Alcantara. 

Fr.  René,  de  Nantes, 
Miss.  Cap. 


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LE  CONCORDAT  DE  1801 

PAR  SON  SON  ÉMINENGE  LE  CARDINAL  MATHIEU 


Quel  coup  de  surprise  pour  le  Pape  Pie  VII,  quand,  de 
rette  France  qui  avait  envoyé  mourir  son  prédécesseur  en 
exil,  lui  vint  une  lettre  du  cardinal  Martiniana  lui  annonçant 
le  désir  du  premier  Consul  de  négocier  avec  le  Souverain- 
Pontife  la  paix  religieuse,  en  d'autres  termes,  «  d'arranger 
les  choses  ecclésiastiques  » ,  au  pays  des  Jacobins  !  Cette 
vieille  lettre  jaunie,  qui  n'avait  jamais  été,  jusqu'à  nos  jours, 
traduite  dePitalien  en  français,  vient  de  Pôlre  enfin,  par  notre 
cardinal  Lorrain  ;  elle  «  peut  être  appelée  l'acte  de  naissance 
du  Concordat.  Elle  le  renferme  déjà  presque  tout  entier, 
tel  que  Bonaparte  Timagina  spontanément,  et  qu'il  Tobtint, 
un  peu  plus  tard,  sans  modifications  essentielles.  »  Et 
rependant  du  26  juin  1800  jusqu'au  15  août  1801  où  Pie  VII 
donna  sa  signature  à  la  Convention  signée,  un  mois  avant,  par 
le  premier  Consul,  au  nom  de  la  France,  que  d'hésitations,, 
(le  tâtonnements,  de  surprises,  d'espérances,  de  déceptions, 
de  colères  Césariennes,  de  traits  de  prudence  romaine  et  de 
patience  habile,  d'extraordinaire  complaisance,  au  premier 
t»oup  d'œil,  en  tout  ce  qui  ne  touche  pas  la  foi,  et  dans  les 
points  essentiels,  la  liberté  de  l'Eglise!  En  somme,  c'est 
elle  qui  triomphe,  et  cela,  par  l'intervention  d'un  jacobin 
d'hier,  dans  tout  l'orgueil  de  sa  jeunesse,  de  son  génie  et  de 
80S  victoires  ! 

Il  voudra  faire,  après  une  heure  de  foi  et  d'inspiration 
chrétienne,  de  cette  Convention  un  instrument  de  règne, 
lin  outil  de  despotisme.  Et,  malgré  lui, pour  ainsi  dire,  depuis 
cent  ans  et  plus,  le  Concordat  a  permis  à  qui  l'a  voulu,  en 
dépit  <le  toutes  les  mascarades  grotesques  ou  sanglantes  de 


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396  LE  CONCORDAT  DR  IftOl 

nos  révolutions,  de  vivre  et  de  mourir  librement  dans  la  foi 
catholique,  apostolique  et  romaine. 

Les  obstacles  que  la  Franc-maçonnerie  a,  depuis  plus  de 
vingt  années,  opposés  à  cette  liberté,  ne  Font  pas  à  ce  point 
altérée  que  le  Concordat  ne  demeure  un  bienfait  dont  noire 
génération  recueille  encore  les  fruits.  (]'est  pourquoi 
Léon  XIII  Ta  maintenu  contre  les  généreuses  témérités  de 
certains  catholiques,  avec  une  patience  invincible.  Et  son 
successeur,  sans  doute,  en  fera  autant,  jusqu'au  jour  possible 
où  la  rage  de  nos  ennemis,  dépouillant  tout  reste  de  pru- 
dence, aura  violé  le  contrat  dans  ses  conditions  essentielle> 
et  vitales.  Ou  plutôt  il  n'y  aura  plus  alors  de  Contrat.  Le 
despotisme  perfide  de  Tun  des  contractants  en  aura  effacé 
les  signatures,  comme  le  mensonge  d'un  malfaiteur  fameux, 
à  la  veille  de  la  guerre  de  1870,  annule  les  clauses  princi- 
pales du  traité  de  Francfort. 

C'est  un  drame  que  cette  longue  affaire  du  Concordat.  Le 
cardinal  Martiniana,  (c'est  l'exposition),  ébloui  des  propo- 
sitions inattendues  de  Bonaparte,  se  laisse  aller  à  de$ 
promesses  excessives  qui,  au  fond,  n'engagent  pas  le  Sou- 
verain Pontife,  mais  le  lient,  dans  la  pensée  du  premier 
Consul,  et  lui  permettent  spécieusement  de  mettre  en  doute, 
à  l'occasion,  la  bonne  foi  du  Vatican,  s'il  résiste  à  ses  désirs. 
Ce  négociateur  enthousiaste  et  maladroit,longtemps  enseveli 
dans  l'oubli,  mais  récemment  exhumé,  est  peut-être  cause 
que  Rome  a  subi  des  conditions  moins  favorables  à  la  liberté 
de  l'Eglise  que  celles  qu'on  pouvait  espérer. 

Le  cardinal  Spina,  qui  lui  succède,  très  doux,  plus  clair- 
voyant, soutenu,  à  Rome,  par  le  Conseil  extraordinaire  des 
affaires  étrangères,  mais  isolé,  à  Paris,  dans  un  milieu  poli- 
tique plus  ou  moins  responsable  du  sang  de  tant  de  victimes, 
sans  un  confident,  sous  la  main,  qui  puisse  être  un  conseiller, 
est  encore  assailli  par  les  obsessions  optimistes  de  l'abbé 
Bernier,  un  diplomate  de  rencontre,  et  les  menaces  calcu- 
lées de  Talleyrand. 

D'abord  bien  accueilli  par  Bonaparte,  il  encourt  ensuite  sa 
îolère  plus  ou  moins  théâtrale,  dans  une  scène  terrible  à  la 
if  almaison.  C'est  qu'il  a  dû  envoyer  à  Rome  un  messager  pour 
î  porter  à  Pie  VII  les  conditions  du  Concordat  écrites  de  la 


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LE  CONCORDAT  DE  1801  »7 

main  même  du  premier  Consul.  Et  le  messager  ne  revient 
point!  C'est,  dit-on,  la  faute  du  Pape  qui,  au  fond,  ne  veut 
pas  d'accord,  et  qui  temporise  dans  l'espoir  de  je  ne  sais 
quelle  occasion  propice,  quel  événement  qui  lui  rendra  sa 
liberté  et  laissera  à  sa  mauvaise  fof  le  loisir  de  se  montrer  au 
jour,  en  sécurité.  Bonaparte  aurait-il  eu  peur  de  Louis  XVIII, 
ce  roi  voltairien  caché  dans  un  coin  de  l'Europe  avec  le  car- 
dinal Maury,  et  dont  la  prçtestation  contre  ce  nouveau  venu 
d'un  sang,. autant  dire,  plébéien,  qui  ose  traiter  avec  Rome, 
ne  pouvait  que  faire  sourire  dans  l'entourage  du  vainqueur 
deMarengo.  Mais  tout  porte  ombrage  à  l'orgueil. 

Poursuivons  :  c'est  en  février  qu'est  parti  le  messager,  et 
nous  sommes  en  mai.  Bonaparte  «  se  fera  plutôt  luthérien  ou 
calviniste  ;  il  se  passera  du  Pape.  Il  donne  à  Spina  5  jours 
de  délai.  »  EtCacault,  notre  plénipotentiaire  à  Rome^  reçoit 
Tordre  de  rentrer  en  France.  L'échec  de  Spina  est  complet, 
la  rupture  pour  ainsi  dire  flagrante.  C'est  ce  vieux  Breton, 
Cacault,  naguère  encore  légèrement  teinté  d'esprit  révolu- 
tionnaire, malgré  tout,  honnête  et  même  chrétien,  revenu  de 
plus  d'une  erreur  passagère,  qui  sauve  la  situation.  Et,  sans 
prétendre  que  la  comédie  entre  pour  quelque  chose  dans  la 
diplomatie,  on  sourit  de  certains  détails  : 

Que  le  cardinal  Consalvi,  secrétaire  d'Etat  du  Pape,  aille 
à  Paris  s'entendre  directement  avec  le  premier  Consul,  c'est 
le  conseil  de  Cacault.  Est-ce  possible  ?  La  rupture  est  con- 
sommée, sans  doute  ;  mais  il  n'y  a  pas  de  petits  moyens,  même 
pour  atteindre  un  but  élevé.  Cacault  obéira  à  Bonaparte  jus- 
qu'à Florence  ;  il  partira  de  Rome  avec  Consalvi  aux  yeux 
étonnés  de  tous:  «  Pas  de  rupture  »,  dira-t-on.  D'autre  part, le 
premier  Consul  ne  sera  point  médiocrement  flatté  de  la  dé- 
marche du  Pape  et  de  l'envoi,  à  Paris,  de  son  secrétaire  d'E- 
tat, d'un  autre  lui-même.  Il  n'en  voudra  même  pas  à  son  plé- 
nipotentiaire d'avoir  réparé  sa  précipitation,  sans  désobéir  à 
son  commandement. 

Pour  comble,  le  fameux  messager  arrive  enfin  de  Rome, 
porteur  des  propositions  nouvelles.  Bonaparte  paraît  con- 
tent :  «  Quelques  expressions  à  modifier  »,  et  l'on  en  finira. 

Mais  ce  n'est  pas  ainsi  que  l'entend  le  sinistre  Talleyrand* 
A  l'en  croire,  les  changements  venus  de  Rome  sont  très  im- 


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398  LE  CONCOKDAT  DE  1801 

portants.  C'est  toujours  les  mêmes  exigences ,  et  Consalvi 
n'avait  que  faire  de  se  rendre  à  Paris. 

Il  y  était  arrivé,  eu  effet,  le  20  juin.  Bonaparle,  dans  une 
audience  solennelle  et  pompeuse,  le  recevait  avec  cour- 
toisie. Mais  pour  conclusion  :  Que  tout  se  termine  dans  le 
plus  bref  délai  possible,  disait-il,  si  le  Pape  ne  veut  pas=  voir 
s'établir,  en  France,  une  religion  nationale. 

Consalvi  ne  se  décourage  point.  Plus  liant,  plus  hardi  que 
Spina,  le  nouveau  négociateur,  sans  se  départir  des  condi- 
tions indispensables  d'une  entente  digne  du  Souverain- 
Pontife  et  de  la  cause. du  catholicisme,  se  répand  davantage 
dans  cette  singulière  société  où  il  côtoie  et  doit  môme  en- 
tretenir des  prêtres  mariés,  des  généraux  impies,  des  régi- 
cides, et  cela,  avec  une  heureuse  souplesse  qui  ne  lui  laisse 
pas  échapper  une  indiscrétion  ou  un  seul  manque  de  dignité. 

Et  sa  vie  est  si  compliquée,  si  mêlée,  qu'à  un  certain  mo- 
ment, il  ne  peut  s'empêcher  de  dire  :  «La  vie  m'est  à  charge; 
je  n'en  puis  plus.  » 

Pourtant  la  discussion  se  borne  à  savoir  «  dans  quelle 
mesure  de  protection  et  de  liberté  la  religion  catholique  sera 
admise  en  France.  » 

Le  prêtre  Bernier,  négociateur  sans  titre,  hier  farouche 
Vendéen,  un  «  égaré  dans  l'héroïsme  »,  aujourd'hui  diplomate 
improvisé,  assez  brouillon,  trop  soucieux  de  plaire,  a  la 
fois,  au  'ciel  et  à  Bonaparte,  voire  même  à  Talleyrand,  Ber- 
nier, disons-nous,  n'admet  pas  que,  dans  le  Concordat,  la  re- 
ligion catholique  soit  dite  «  dominante  >».  «  Bornons-nous, 
écrit-il  à  Consalvi,  à  reconnaître  que  la  majorité  la  veiU.  Bo- 
naparte n'a-t-il  pas  dit  de  la  religion  :  Elle  est  dans  mon 
cœur  ?  » 

Consalvi  aurait  voulu  faire  admettre  au  moinsi  :  <*  Le 
gouvernement  de  la  République  française  la  reconnaît  el 
la  professe,  en  son  particulier.  »  Mais  le  ministre  Talley- 
rand,qui  s  j  oppose,  dira,  non  sans  brutalité  :  <«  Il  n'y  a  plu^ 
à  discuter.  »  Si  un  heureux  rhumatisme  l'éloigné  alors  de 
Paris,  Bonaparte  n'en  reste  pas  moins,  sous  sa  funeste  in- 
fluence, inébranlable,  même  après  une  longue  et  nouvelle 
audience  à  la  Malmaison. 

Enfin,   après  bien  dos  tergiversations,  après,  en  dernier 


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LE  CONCORDAT  DE  1801  390 

lieu,  toute  une  nuit  et  une  matinée  employées  par  les  fondés 
de  pouvoir  du  Pape  et  de  Bonaparte,  à  rédiger,  sur  le  point 
essentiel  de  la  liberté  de  la  religion  catholique,  une  formule 
définitive,  on  en  arrive  à  un  accord  en  ces  termes  : 

«  Le  culte  sera  public,  en  se  conformant  aux  règlements 
de  police  que  le  gouvernement  jugera  nécessaires  pour  la 
tranquillité  publique.  » 

Si  nous  comprenons  bien  cet  article,  comme  l'entendait 
Consalvi,  domme  devait  l'entendre  le  premier  Consul,  en 
supposant  qu'il  fût  de  bonne  foi,  cela  voulait  dire  que  la 
police  du  gouvernement  était  chargée  de  protéger  la  liberté 
de  FEglise  contre  des  désordres  possibles  de  la  part  de 
ses  ennemis,  mais  jamais  de  protéger  la  liberté  du  mal 
dans  les  oppresseurs  de  la  liberté  de  TEglise. 

Un  autre  article  réglait  la  nomination  des  évoques  par  un 
accord  entre  le  gouvernement  et  le  Pape,  suivant  les  an- 
ciennes coutumes  du  royaume  de  France.  On  pouvait  dé- 
sirer mieux,  dit  M**"  Mathieu,  «  mais  le  Saint-Siège  se  con- 
tenta de  prendre  acte  officiellement  de  la  profession  de 
catholicisme  des  consuls  pour  accorder  le  patronage  qui, 
depuis  un  siècle,  a  toujours  été  exercé  par  les  chefs  de  l'Etat 
sous  la  forme  d'une  nomination  contresignée  par  le  ministre 
des  Cultes  et  insérée  au  Journal  officiel.  On  ne  prévoyait 
pas  alors  le  cas  d'un  chef  d'Etat  libre-penseur.  La  Providence 
a  voulu  que  ce  patronage  laïc  donnât  à  la  France  un  épis- 
copat  digne  de  tout  respect.  Elle  ne  permettra  pas  que  l'ar- 
ticle 14  devienne  un  péril  pour  l'Église  et  une  arme  entre 
les  mains  de  ses  ennemis.  »  ^ 

Même  Napoléon  mériterait  toute  notre  gratitude,  quelque 
dure  qu'ait  été,  pour  TEglise,  la  reconnaissance  forcée  de 
l'aliénation  des  biens  du  clergé,  et  la  nécessité  où  sont  nos 
prêtres  d'aller,  depuis  un  siècle,  toucher  vulgairement  au 
guichet  d'un  bureau  de  Préfecture,  une  indemnité  misé- 
rable qui  ressemble  trop  à  un  salaire  ;  Napoléon,  pensons- 
nous,  aurait  été  digne  des  bénédictions  du  ciel  sur  sa 
dynastie,  s'il  n'avait  médité,  conçu  et  appliqué,  contre  la 
liberté  de  l'Eglise,  les  Articles  organiques.  Ils  sont  d'un 
tyran  sans  raison,  qui  asservit  ce  qu'il  vient  d'affranchir. 
Et     le    tyran    est     d'autant    plus     coupable    qu'il    agissait 


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400  LE  CONCORDAT  DE  1801 

pour  son  orgueil  contre  sa  foi,  aujourd'hui  indiscutable. 
Ajoutons  qu'une  déchirure  cruelle  faite  au  cœur  de  l'Eglise 
de  France,  en  1801,  ce  fut  Tabdication  imposée  par  Pie  VII, 
à  bon  nombre  d'évêques  de  Tancien  régime  que  leur  fidé- 
lité au  Pape  avait  voués  à  l'exil.  Mais  laissons  ici  encore  la 
parole  au  cardinal  Mathieu  dont  le  jugement  nous  parait 
sans  réplique. 

a  N'est-il  pas  permis  de  voir  dans  la  séparation  qui  s'ac- 
complit alors,  et  qui  contrista  tant  d'honnêtes  gens,  une 
grande  et  sévère  leçon  de  la  Providence  ?  Pendant  150  ans, 
la  royauté  française  avait  humilié  la  Papauté  et  côtoyé  le 
schisme  qui  n'avait  été  évité  que  grâce  à  l'extrême  patience 
des  Pontifes.  Celui  qu^on  appelait  autrefois  l'évêque  du 
dehors  était  entré  dans  le  temple  où  il  parlait  en  docteur  et 
agissait  en  maître,  ou,  suivant  le  mot  de  Frédéric  II,  en 
sacristain  omnipotent  qui  supplante  le  curé.  Il  commandait 
à  des  théologiens  qui  avaient  consacré  l'absolutisme  comme 
un  dogme,  à  des  magistrats  qui  envoyaient  porter  les  sacre- 
ments par  des  estafiers,  qui  tranchaient  entre  le  Pape  et  les 
évoques,  entre  les  évéques  et  les  curés,  et  avaient  réduit  à 
rien  les  juridictions  ecclésiastiques,  à  des  ministres  qui  déjà 
supprimaient  les  ordres  religieux,  et  qui  avaient  fait,  du 
Pacte  de  famille,  une  sorte  d'assurance  contre  le  successeur 
de  saint  Pierre  que  les  beaux  esprits  du  gallicanisme  appe- 
laient familièrement  M.  de  Rome.  Le  roi  ayant  ainsi  réussi 
à  organiser  l'Eglise  de  France  sans  le  Pape,  Dieu  imposa  au 
Pape  le  devoir  de  réorganiser  Téglise  de  France,  sans  le 
roi,  dont  l'autorité  reçut  pour  toujours  la  grave  atteinte 
qu'avait  redoutée  Louis  XVIIl.  » 

On  ne  saurait  être  plus  exactement  historique  dans  des 
traits  admirablement  choisis,  et  plus  précis,  plus  court,  sans 
rien  omettre.  C'est  la  grande  manière.  Le  châtiment  tombait 
d'aplomb  sur  le  peu  digne  successeur  de  Louis  XIV.  Au 
moins,  le  grand  roi  avait-il,  jadis,  pour  soutenir  ses  pré- 
tentions gallicanes,  l'infortuné  Bossuet.  Mais  à  tel  maître, 
tel  serviteur.  Et  Louis  XVIII  n'avait  pour  interprète  de  ses 
revendications  d'un  nouveau  genre,  contre  Rome,  que  le 
cardinal  Maury  vendu  demain  à  Napoléon.  * 

Comparées  au  Pape   Pie  YII,  aussi  faible  humainement 


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LE  CONCORDAT  DE  1801 

qu'une  femme  ou  qu'un  roseau,  mais  ai 
quelles  figures  que  celles  de  ce  Matha: 
rand,  impuissant,  malgré  son  habile  et 
empêcher  ce  que  Dieu  avait  résolu!  Ç 
n'osons  dire,  ridicule  personnage  que  a 
dont  les  lettres  sont  autant  de  Mandemeni 
teux  factotum,  hardi  à  empêcher  les  em[ 
contre  les  sèches  propositions  du  prem 
plus  tard,  on  fit,  pour  s'en  débarrass 
gloire,  d'Orléans.  Il  refusa,  dit-on,  d'étr- 
église  nationale.  Est-ce  vrai  ?  Et  fut-il  a 
Napoléon,  ou  la  machine  dont  il  se  ser 
Souverain  Pontife  ?  Spina  disait  de  lui,  < 
Consalvi  de  lui  envoyer  des.  reliques  : 
homme  pour  qu'il  devienne  naïf  et  n'asp 
au  gouvernement  (1).   » 

C'est  peint. 

Allons  plus  loin.  Napoléon  lui*méme  i 
néte  Cacault,  dont  la  droiture  rassure  le 
pèce  humaine.  Nous  avouons,  pour  ce 
connu,  une  préférence  marquée, dans  cet 
Concordat  et  de  ses  péripéties,  tracé  d'ui 
le  cardinal  Mathieu,  et  fait,  en  partie,  d'à 
inédits.  Tout  y  est  resserré,  sans  emb 
relativement  court,  lorsqu'il  s'agit  d'un 
qui  intéresse  de  si  haut  la  liberté  de  TEg 
la  liberté  de  l'Eglise  de  France.  Le  sty 
sans  emphase  ni  solennité^  semé  de  qu( 
quantes  et  qui  mettent  en  relief  certains  ] 
traits  peints  de  main  de  maître,  de  réfle: 
sort  du  fond  même  des  choses,  et  où  s 
sagacité  du  politique,  la  fidélité  de  l'his 
telligent  de  l'Eglise. 

Enfin  ce  qui  plane  dans  le  tableau  et  1 
au-dessus  du  génie  déjà  altéré  par  Torgi 
sul,  au-dessus  de  toutes  les  vanités  pom[ 

(1)  Disons  cepcndaDt  que  Bernier  prévint,  q 
signature,  le  cardinal  Consalez  des  modifications 
avait  introduites  dans  le  texte  du  Concordat  et  qui  i 


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401  LE  CONCORDAf  DJE 

superficielles  de  la  cour  de  Bpnapa 
tienne,  c'est  la  figure  du  Pape,  tout 
Tindigence,  c'est  la  vérité  désarmée 

Ce  qui  impose  Tadmiration,  c'est, 
historien,  «  la  diplomatie  romaine 
toutes  h  découvrir  les  procédés  coi 
les  refus  et  tournent  les  difficultés  ^ 

Et  c*est  cette  même  diplomatie , 
«l'homme  de  fer  »,  qui  vaincra,  en 
taires   culbutés   dans    leur  ignomii 
triomphante. 


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UN  THAUMATURGE  AU  XVII-  SIÈCLE 


U  ?iw  MARC  p  AVIANO 

Suite  (1) 


L'opinion,  telle  qu'il  nous  a  été  donné  de  la  saisir  dans  les 
documents  exposés  jusqu'à  présent,  apparatt  nettement  favo- 
rable au  P.  Marc.  Dans  le  monde  de  la  dévotion  c'est  de  l'en- 
thousiasme pour  le  grand  thaumaturge  ;  dans  le  monde  de 
la  politique  c^est  une  admiration  et  une  confiance  presque 
aussi  grande.  Les  représentants  de  la  France  sont  eux- 
mêmes  visiblement  émus  et  gagnés.  Leurs  rapports  à  M.  de 
Louvois  ressemblent  à  un  plaidoyer  en  sa  faveur. 

Du  reste,  en  exaltant  ainsi  le  capucin,  les  diplomates  et 
courtisans  qu'étaient  Le  Peletier(2)et  Woerden,  n'ignoraient 
pas  sans  doute  qu'ils  flattaient  les  dispositions  sympathiques 
du  célèbre  ministre  de  la  guerre  envers  le  prédicateur  italien. 
Les  documents  qu'il  nous  reste  à  foire  connaître  vont  nous 
renseigner  sur  les  causes  de  ces  bienveillantes  dispositions  : 
«  On  dit  encore,  racontent  ces  documents,  que  M.  de  Lou- 

(1)  Voir  Duméro  du  mois  d'août. 

(2)  Ce  personnage  est  Michel  Le  Peletier  de  Souzy  (I64C-4736}.  Elève  de 
Jérôme  Bignon  et  de  Mathieu  Moié,  il  fut  successivement  avocat  du  roi  au 
CbâCelet(16£0),  coniseilier  au  parlement  (1665),  ioteadani  de  Franche-Comté 
166S,  puis  de  Lille  et  des  conquêtes  de  Flandre,  membre  de  la  cx^mmissioa 
ehoîsie  pour  le  règlement  des  limites  ou  frontières  en  exiéisutîon  des  traités 
d'AiK-la-Chspelle(166B)et  de  Nimègue  (1678),  îfUeBdaotdes  finances,  direc- 
tear  gi&éral  des  fortifications  de  terre  et  de  mer,  et,  k  la  mort  de  Louis  XIV. 
appelé  au  conseil  de  régence. 


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404  UN  THAUMATURGE  AU  XVU-   SIEGLB 

vois  en  est  persuadé  (des  miracles  du  capucin),  parce  qu'on 
lui  a  mandé  qu'un  officier  qu'il  connaissait,  qui  avait  les  yeux 
tout  perdus  par  le  feu  des  armes,  étoit  guéri  si  parfaitement 
qu'il  n'y  paraissoit  pas  ».  D'un  autre  côté,  ce  grand  homme 
d'Etat  ne  devait  pas  ignorer  la  tendre  affection,  la  véritable 
dévotion  que  Marie-Ânne-Christine  de  Bavière,  Tépouse  du 
Grand  Dauphin,  avait  vouée  au  P.  Marc  (1).  C'était  en  effet 
sur  les  instances  de  cette  princesse  que  ce  dernier  avait 
entrepris  son  voyage  vers  la  France  et  vers  Paris.  Les  récits 
envoyés  de  Belgique  étaient,  pour  la  future  reine  et  pour  le 
ministre,  une  sorte  d'adoucissement  à  la  peine  qu'ils  avaient 
éprouvée,  en  se  voyant  privés  de  la  présence  du  grand  Mis- 
sionnaire. 

Il  ne  nous  a  pas  été  possible  de  contrôler  la  vérité  des  ré- 
cits populaires  dont  nous  avons  entendu  Técho.  Cependant, 
nous  sommes  renseignés  en  ce  qui  concerne  le  duc  d'Aren- 
berg,  dont  on  annonçait  la  guérison  le  12  juin.  Cette  guéri- 
son,  si  elle  eut  lieu  en  effet,  ne  fut  pas  de  longue  durée,  car 
ses  biographes  fixent  la  date  de  sa  mort  au  25  juin  1681  (2). 


Après  avoir  entendu  l'opinion  du  monde  populaire  et  du 
monde  politique,  il  nous  reste  à  pénétrer  les  sentiments  du 
monde  de  la  science  et  des  savants,  il  nous  faut  entendre 
les  «  intellectuels  »  du  dix-septième  siècle,  donner  leur  avis 
sur  les  merveilles  opérées  par  le  capucin. 

Le  miracle,  le  merveilleux,  qui  agit  si  vivement  sur  les 
foules,  a  visiblement  depuis  trois  siècles  les  défaveurs  de  la 


(1)  Cf.  Le  P.  Marc  d'Aviano,  son  voyage  dans  les  Pays-Bas,  par  Emesl 
Rembry  dantf  la  revue  belge  :  Les  Précis  historiques.  Voir  aussi  Histoire 
sincère  et  court  récit  des  prodiges^  des  œuvres  et  de  la  vie  du  P.  Mare 
d'Aviano,  Gand  1684. 

(2)  Le  duc  d'Arenberg  (Charles-Eugène)  1633-1681  était  le  petit-fils  dn  comte 
d'Arenberg  filleul  de  Charles-Quint,  qui  fonda  le  courent  des  capucins  de  la 
▼ille  d'Enghien,  et  voulut  y  être  enterré.  Il  était  également  le  neveu  do  P. 
Charles  d'Arenberg,  capucin  célèbre  (1593-1669)  par  ses  travaux  d*histoire, 
d'artp  et  d'architecture  —  Deux  de  ses  enfants  furent  tués  en  guerroyant 
contre  les  Turcs.  Le  célèbre  duc  Léopold  d'Arenberg  (1690-1754)  était  son 
petit-fils. 


k.... 


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UN  THAUMATURGE  AU  XVII*  SIÉCLS  40» 

science.  Nos  intellectuels  en  général  sont  des  esprits  forts^ 
ils  ont  pour  principe  de  se  laisser  guider  par  des  raisons 
et  de  rester  quelque  peu  sceptiques  en  face  des  faits,  surtout 
en  face  des  faits  qui  semblent  contredire  les  lois  ordinaires  de 
la  nature.  On  connaît  ces  vies  de  Saints  écrites  au  dix-sep- 
tième siècle,  et  où  se  trouve  soigneusement  éliminé  tout  le 
surnaturel. 

Ce  Sentiment  a  son  origine  dans  le  protestantisme.  Les 
réformés  ne  pouvant  produire  de  miracles  à  leur  actif,  se 
'  sont  mis  à  en  contester  la  valeur,  puis  à  le  nier.  Cette  défaveur 
du  merveilleux  a  passé  vite  du  protestantisme  dans  le  monde 
des  demi-savants.  Ceux-ci  ont  toujours  trouvé  plus  facile 
d'accorder  raison  à  leurs  adversaires  que  de  trouver  des 
arguments  pour  les  réfuter.  Parmi  ces  demi-savants,  se  trou- 
vaient au  dix-septième  siècle  les  théologiens  semi-laïques 
du  jansénisme.  La  lettre  que  nous  allons  reproduire  semble 
bien  refléter  Topinion  de  ce  milieu  imbu  des  idées  du  trop 
célèbre  évoque  d*Ypres.  La  destinataire  est  M°*«  Périer,  la 
sœur  du  grand  Pascal,  si  célèbre  dans  les  annales  du  jaa- 
sénisme  français  et  dans  l'histoire  de  Port-Royal.  L'auteur 
M.  Vallant  est  également  connu  par  ses  relations  avec  le 
inonde  de  la  cour  et  de  Port-Royal.  Il  était  médecin  et  se- 
crétaire de  M"'  de  Sablé  puis  il  le  devint  de  M"*  de  Guise. 
M"**  Périer  lui' confia  également  la  santé  de  ses  enfants  à 
Paris.  Il  a  laissé  des  portefeuilles  intéressants  sur  les  ques- 
tions d'histoire,  de  littérature  et  de  médecine  (1). 

La  lettre  que  nous  allons  lire  n*est  pas  hostile,  directement 
du  moins,  au  capucin,  elle  parle  de  ses  miracles  avec  faveur 
dans  les  premières  pages.  Mais  elle  ne  cache  pas  non  plus 
les  doutes  sérieux  que  laisse  planer  dans  les  consciences 
éclairées  la  manière  d'agir  du  thaumaturge  ;  son  acte  de  con- 
trition ne  parait  pas  d'une  irréprochable  orthodoxie  aux 
Dames  de  Port-Royal  des  Champs.  Et. puis,  un  peu  de  vertu 
ne  vaut-il  pas  mieux  que  les  plus  grands  miracles.  Dans  ce 
monde  de  la  science  on  se  contente  de  la  vertu,  on  laisse  aux 
autres  le  soin  de  faire  des  miracles  ou  la  faiblesse  d'y  recou- 
rir. Voici  cette  lettre  ;  dans  les  premières  lignes,  l'auteur  ne 

<1)  Biblioth,  nat.  fonds  fr.  17044-17058. 


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406  UH  THAtJttATUROE  AO  XVtU  ftltCLf 

s'y  montrera  pas  tout  à  fait  aussi  élevé  âti^des^us  des  pfëoe-^ 
cupations  terrestres  que  vers  la  fm  ;  mais  il  s'agit  d'abord  de 
flatter  ses  amis,  plus  tard  an  fera  la  leçen  au  eapucin  vetiu 
de  Home,  à  Tenvoyé  par  le  Pape  : 


LETTRE  DE  MONSIEUR  VALLANT  A  MADAME  PERIER  (1) 

à  Parié  ce  25  aoust  i6Si, 

Jky  aprls  de  M.  de  Rebergue,  avant  qu'il  partit  pour  la  Breugne. 
que  Vous  avex  enfin  vendu  Votre  chargé  et  que  vous  n'avez  plus  besoin 
d^audune  grâce  (2).  J'en  dy  tant  de  joye  que  je  ne  me  puis  empêcher  de 
vous  le  témoigner.  Vous  savez.  Madame,  combien  je  souhaite  que  vos 
affaires  vous  puissent  permettre  de  venir  à  Paris  et  11  ine  semble  que 
cette  charge  y  était  un  grand  obstacle .  J'aime  tant  à  croire  ce  qui  est  de 

(1)  Bibliothèque  de  la  ville  de  Ttoyes  M.  S.  2271,  p.  Ô87-290. 

(2)  Madame  Périer  vouait  de  perdre  son  mari  président  k  la  cotir  des 
Aydes  de  Clertnoht.  C'est  sans  doute  cette  charge  de  son  mari  qu'elle  venoît 
de  vendre.  On  n'ignore  pas  les  idées  jansénistes  qui  régnaient  dans  cette 
Camille  ;  mais  la  lettre  suivante  écrite  par  Lottis  de  Saint-Amour  à  M.  Périer 
2  avril  1657^  et  qui  est  peu  connue,  nous  édifiera  encore  sur  les  prétentions 
(|u*on  aHîcliait  dans  ce  milieu. 

Le  manuscrit  de  la  ÈihL  nat.  (fr.  20  945  p.  328),  porte  la  Suscription  suivante  : 
Kxtralt  d'une  lettre  écrite  k  M.  Perrier  conseiller  de  la  Coar  des  Aydes  de 

Clermont  en  Auv.   de  Paris  en  datte  du  2e  jour  de  l'an  1667 Eitrait 

d'une  autre  lettre  27  avril  1657. 

11  s'agit  de  l'enregistrement  au  parlement  de  la  bulle  Unigenitus.  «  H  n'y 
a  aucune  apparence  que  la  bulle  ny  aucune  déclaration  y  passe  et  on  doit 
seulement  souhaiter  que  les  autres  parlements  se  règlent  sur  celuy-cy.  t^n 
conseiller  des  plus  considérés  a  dit  depuis  peu  k  un  amy,  que  ponr  eux  ils 
irétoient  pas  juges  des  points  de  foy  et  de  doctrine*  Mai»  que  pour  dos  points 
de  lait.  Surtout  s'agissant  de  faire  perdre  on  de  conserver  l'honneur  on  1«* 
bien  de»  particuliers  ils  en  pouvaient  fort  bien  connaître  et  que  pour  voir  si 
les  propositions  étaient  dans  Janséuius.ils  feraient  fort  bien  apporter  la  bulle 
et  le  livfe  de  Jabséniùs  sur  le  bureau. 

u  Nous  soavons  que  les  huguenots  triomphent  de  cette  bulle  et  Ibnt  por- 
tée â  Charenton  avec  le  livre  de  Jansénius,  ont  joué  et  se  sont  moqués  Avec 
scandale  de  l'infaillibilité  du  Saint  Siège  sur  ce  quei  disaient-iisf  non  seule- 
ment les  5  propositions  ne  sont  point  dans  le  livre,  comme  le  dit  la  bulle,  et 
y  ont  montré  les  contradictoires,  cela  est  bien  fâcheux  et  digue  de  com- 
passion.  » 


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UN  THAUMATURGB  AU  XVII-  SlÉGIiB 

mon  bien  en  toute»  manièrei  que  je  n'en  doute  quasi  plus.  J 
auplie  de  ne  point  tempérer  ma  joye  par  quelque  chose  de  C( 
mais  plutôt  de  laugtnenter  par  quelqu autre  qui  confirme  mo 
rânce.  je  crois  que  M.  de  Rebergue  vous  aura  mandé  le  sujet 
voyage  en  Bretagne,  il  est  honorable  et  utile  à  M»  de  Caumartin 
side  aux  états  de  Bretagne  et  a  pour  cela  yingt  mille  livres  j 
deux  ans.  M^^*  de  Caumartin,  n'a  point  suivi  à  cause  de  sa  grosse 
elle  est  dans  son   neuvième  mois. 

Le  Capucin,  qu'on  appelle  le  Père  Marc,  à  force  de  faire  ( 
racle8>  a  commencé  à  ébranler  l'incrédulité  des  plus  obstii 
disent:  il  en  fait  trop,  il  faudra  enfin  le  croire,  il  donne  la 
aveugles,  fait  marcher  les  boiteux,  entendre  les  sourds;  1 
BUS  devant  et  derrière  sont  redressez,  et  tout  cela  est  écrit  {: 
•ieurs  personnes  que  l'on  dit  être  dignes  de  foy.  i'ay  vu  une  U 
cela  d'un  religieux  de^  Saint^Benott,  qui  passe  parmy  eux  ] 
homme  qui  a  beaucoup  de  8olidité>  et  même  de  difficile  créan 
parle  qu'il  a  vu  des  gens  malades  depuis  longtemps  de  diverse 
dies,  comme  boiteux,  aveugles,  et  un  entr  autres,  qui  avait  des  d 
par  tout  le  corps,  principalement  vers  l'estomac,  qu'il  a  vu  à  toi 
visité  pendant  sa  maladie,  qui  avait  duré  plus  d'un  an,  qui  a  été  gu 
le-champ.  M.  de  Feuquière  a  aussy  mandé  qu'il  avait  été  cher 
Père  dans  un  esprit  de  contradiction  plutôt  que  de  prévention  | 
miracles  et  que  devant  qu  il  eût  donné  sa  bénédiction  aux  malad 
ronsidéra  plusieurs  de  près,  entre  lesquels  il  remarqua  principi 
des  boiteux,  des  aveugles,  etc.  et  qu'aprez  que  la  bénédiction  ( 
née,  il  alla  trouver  ces  gens,  croyant  les  trouver  comme  il  les  avi 
mais  il  trouva  tout  le  contraire  ;  car  ils  étaient  comme  s'ils  n' 
jamais  eu  de  mal*  On  dit  encore  que  M.  de  Louvois  en  est  pe 
parce  qu'on  lui  a  mandé  qu'un  oûcier  qu'il  connoissoit,  qui  a 
yeux  tout  perdus  par  le  feu  des  armes,  étoit  guéri  si  parfaiteme 
n  y  pai'oissoit  pas.  Un  Père  de  l'Oratoire  fort  estimé,  qui  est  en 
là,  confirme  tout  ce  que  Ton  en  dit.  Les  capucins,  mais  ils  peuvi 
un  peu  suspects,  en  disent  de  si  considérables  et  avec  des  circôn 
h'i  particulières,  qu'on  a  toutes  les  peines  du  monde  à  ne  pas  cr< 
cela  est  comme  ils  le  disent,  cependant  il  y  a  quelque  chose 
tient  en  suspens  ;  premièrement  qu'il  n'a  fait  aucun  miracle  en 
quoique  dans  le  tems  qu'il  passa  à  Lion,  tout  le  monde  courut  i 
donna  beaucoup  de  bénédictions  sur  les  personnes  et  sut  à 
teilUa  d'huiU  que  plusieurs  luy  aportèrent  pour  les  bénir.  M*"*  d 


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408  UN  THAUMATURGE  AU  XYII*  SIÈCLE 

seau  femme  de  M.  Tlntendant  de  Languedoc  a  un  fils  incommodé  d'une 
jambe  :  cet  enfant  demanda  à  M"*  sa  mère  de  le  mener  à  ce  Père  qui 
étoit  à  Lion  dans  le  même  tems  qu'ils  y  étoient  ;  elle  en  fît  quelque  diffi- 
culté ;  il  se  mit  à  genoux  devant  elle  pour  Ten  prier  ;  elle  luy  demanda 
s'il  avait  bien  de  la  foy  et  s'il  croioit  que  cela  le  guériroit,*  il  répondit 
qu'oiii  ;  on  le  luy  mena,  il  reçut  la  bénédiction  avec  une  grande  joye  et 
une  grande  confiance,  mais  sans  aucun  efet  ;  car  il  est  comme  il  étoit 
auparavant,  et  on  n'a  point  encore  entendu  dire  qu'il  ait  fait  aucun 
miracle  à  lion.  On  trouve  aussi  qu'il  y  a  quelque  chose  de  bien  irré- 
gulier dans  ses  bénédictions  qu'il  donne  partout  publiquement,  sans 
mission  et  sans  permission  des  évoques  ;  et  il  y  a  quelque  chose  dans 
sa  prière  et  dans  un  acte  de  contrition  qu'il  a  dressé,  et  qu*on  fait  im- 
primer pour  ceux  qui  veulent  recevoir  cette  bénédiction,  dont  tout  le 
monde  n'est  pas  content  ;  il  dit  dans  un  endroit  que  Dieu  a  tant  d'horreur 
du  péché,  qu'un  seul  luy  fait  plus  de  peine  qu'il  ne  peut  avoir  de  joye 
de  toutes  les  bonnes  actions  des  Patriarches  et  des  saints.  Plusieurs 
religieuses  de  l'Abbaye  aux  bois  disent  qu'elles  n'entendent  point  son 
acte    de  contrition,    qu'il   y   cherche   trop    de  mystère,  qu'il   auroit 
plutôt   fait   de  dire  que  ce   n'est   qu'une  forte  douleur  de   cœur,  par 
un  mouvement  d'amour   de  Dieu  qui  ne  peut  venir  que  du  Ciel.  Le 
Père  Lupus,  augustin  de  Louvain,  et  qui  fut  un  de  ceux  qui  allèrent 
à  Rome  il  y  a  trois  ou  quatre   ans  pour  poursuivre  la  condamnation 
de   plusieurs    propositions     de    morale,   homme  fort    savant   que   le 
pape  aimoit,  et  dont  il  faisoit  grand  cas,  ce  Père  étoit  malade  à  l'extré- 
mité dans  le  mois  dernier,  le  Père  Marc  passa  dans  ce  temps  là  à  Lou- 
vain. Le  bruit  de  ses  miracles  porta  les  religieux  à  l'aller  prier  d'avoir 
la  charité  de  venir  voir  leur  Père  Lupus,  qu'ils  craignoient  fort  de 
perdre  ;  le  bon  capucin  y  alla,  et  comme  il  se  faisoit  un  grand  bruit, 
qui  n'étoit  pas  ordinaire  dans  le  couvent,  à  cause  de  beaucoup  de  monde 
qu^on  n'avoit   pu  empêcher  d'entrer,  le  Père   Lupus  demanda  à  un 
frère  qui  étoit  pour  lors  auprez  de  luy  ce  que  «  c'étoit,  et  Tayant  apris, 
«  il  luy  dit  :  pans  l'état  où  je  suis,  je  ne  dois  demander  à  Dieu  que  le 
«  pardon  de  mes  péchés  et  qu'il  me   fasse  miséricorde,  je  ne   veux 
«  pas  aussy  luy  demander  autre  chose,  et  qu'il  dispose  de  ma   vie 
«  comme  il  luy  plaira.  Il  pria  ensuite  ce  frère  d'aller  prier  de  sa  part 
le  P,  Marc  de  ne  pas  se  donner  la  peine  de  venir  dans  sa  chambre, 
qu'il  luy  était  fort  obligé  de  la  charité  qu'il  avoit  eiie  d'être  venujusques 
là  pour  luy  ;  mais  qu'il  n'avoit  besoin  que  de  ses  prières  et  de  celles  de 
tous  ceux  qui  étoient  auprès  de  luy  pour  obtenir  le  pardon  de  ses  pé- 


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UN  THAUMATURGE  AU  XVII*  SIÈGLB  40f 

chés.  Cela  fat  ainsy  exécuté.  Le  P.  Marc  s'en  retourna,  le  P.  Lupus 
demeura  toujours  dans  ces  mêmes  sentiments  jusques  au  lendemain 
qu^il  mourut.  Beaucoup  de  personnes  qui  ont  apris  cette  histoire,  ont 
dit  qu'ils  aimeroient  mieux  avoir  dans  le  cœur  la  véritable  soumission 
de  ce  bon  P.  Augustin  que  de  faire  des  miracles  comme  le  P.  Marc. 

Les  affaires  de  Rome  ne  vont  pas  aussi  vite  qu'on  Tavoit  espéré  ;  le 
Pape  ne  veut  se  relâcher  en  rien  :  cela  embarrasse  fort  M.  le  cardinal 
d'Estrées.  On  croit  que  rassemblée  générale  du  clergé  se  tiendra  en 
cette  ville  pour  cela  dans  le  mois  prochain. 

Vàllant. 


Quel  était  donc  ce  Lupus,  dont  cette  lettre  fait  un  si  bel 
éloge  et  dont  Taustère  vertu  nous  apparaît  sous  une  écorce 
si  rude  ? 

Les  monuments  de  l'époque  nous  le  montrent  fortement 
soupçonné  de  jansénisme  ;  il  n^est  pas  étonnant  qu'il  ait 
recueilli  les  applaudissements  de  la  secte.  Voici  en  quelques 
mots  sa  biographie  :  «  Lupus  ou  WolF (Chrétien)  théologien 
canoniste  né  à  Ypres  en  1612  entra  à  Tâge  de  quatorze  ans 
chez  les  ermites  de  Saint-Augustin,  et,  dès  qu'il  eut  ter- 
miné ses  études,  fut  envoyé  à  Cologne  pour  y  professer  la 
philosophie  dans  une  maison  de  son  ordre.  Ses  rares  talents 
lui  acquirent  Teslime  des  savants  et  l'amitié  du  nonce  Fabio 
Chîgi,  qui  devint  pape  sous  le  nom  d'Alexandre  VII. 

Appelé  à  remplir  une  chaire  de  théologie  dans  l'Univer- 
sité de  Louvain,  le  P.  Lupus  adopta  la  doctrine  du  saint 
Evoque  d'Hippone  pour  base  de  son  enseignement,  sans  né- 
gliger les  anciens  monuments  ecclésiastiques...  » 

Le  P.  Lupus  fut  accusé  de  jansénisme  :  «  L'Université  de 
Louvain  était  sur  le  point  de  lui  accorder  le  bonnet  de  doc- 
teur lorsque  l'înternonce  des  Pays-Bas  s'y  opposa  sous  pré- 
texte de  quelques  soupçons  de  jansénisme.  Mais  en  1653, 
Innocent  leva  la  difficulté  et  le  P.  Lupus  fut  reçu  docteur 
avec  le  plus  brillant  appareil. 

«  La  haine  de  ses  ennemis  ne  refroidit  pas,  ils  Taccu- 
sèrent,  devant  Alexandre  VII,  de  désobéissances  aux  décrets 
apostoliques    sur  le    livre  de  jansénius.    Le    pape  évoqua 


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r 
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«10  vn  THAUMATURGE  AU  XVIl*  SIÈCLE  i 

TafFaire  à  Rome  où  le  P.  Lupus  se  justifla  sans  peine...  (En 
cette  ville)  il  refusa  constamment  toutes  les  places  qui  lui 
furent  offertes  par  son  supérieur  et  par  le  pape,  aimant  mieux 
retournera  Louvain,  où  il  arriva  en  1679  au  grand  contente- 
ment de  ses  amis  »  (1). 

Lupus  fut  un  grand  adversaire  du  gallicanisme  qui  fer- 
mentait en  France.  Contre  cette  erreur  il  a  écrit  un  grand  ou- 
vrage (1665-1673)  :  Synodorum  generalium  et  proifinoialium 
statuta  et  cajwnes  cum  notis  et  historieis  dissertationibus, 
5  vol.  in-4<». 

a  Cet  ouvrage,  lit-on  dans  la  biographie  universelle  de 
Michaud,  écrit  d'un  style  dur  et  incorrect,  comme  tous  ceux 
du  P.  Lupus,  est  rempli  d'érudition.  Il  respire  Tultramonta- 
nisme  le  plus  prononcé  ;  aux  yeux  de  Fauteur  len  Français 
sont  à  peine  catholiques.  »  Et  le  biographe  ajoute  :  »  Bos- 
suet  a  victorieusement  réfuté  ses  paradoxes  et  ses  opinions 
exagérées.  »  Né  à  Ypres  en  1612,  Lupus  mourut  à  Louvain 
le  10  juillet  1681,  quelques  jours  après  le  passage  du  P. 
Marc  (2). 

Il  nous  faut  examiner  maintenant  la  formule  du  fameux 
acte  de  contrition  que  ne  pouvaient  entendre  plusieurs  reli- 
gieuses de  TAbbaye-au-Bois.  Cette  formule  nous  a  été  con 
servée  dans  la  même  brochure  qui  contient  la  lettre  écrite 
par  la  religieuse  d'Estrun.  C'est  donc  bien  la  formule  pro- 
pagée à  cette  époque  même  par  le  P.  Marc*  En  voici  le  texte: 

(1)  C.  f.  Biographie  universelle  de  Michaud. 

(2)  L'ouvrage  où  l'on  pourrait  trouver  dans  Lupus  des  traces  de  jansénisme 
a  été  publié  k  Louvain,  in-12;  en  1666  et  à  Bruxelles,  1670.  Il  a  pour  titré: 
H  Dissertatio  dogtnatica  de  germano  acavito  sensu  sanctorum  Patrum,  uni- 
sferstB  Etclesim  et  prseêertim  Tridentin»  Synodi  cirta  thristianam  cwlri- 
tionem  et  atiriii^nem. 


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Vn  tHAUMAtURGE  AU  XVII*  SIÈCLE  411 


ACTE  DE  COI^TRITION  ET  PRIÈRES  DU  RÉVÉREND 
PÈRE  DAVIANO  CAPUCIN 

JÉSUS  Maria 

O  Dieu  I  rédempteur  de  mon  âme,  moy  très  utile  [sic)  créature  N. 
prosternée  à  vos  pieds  adorables,  je  confesse  et  reconnois  que  depuis 
le  commencement  de  ma  naissance,  jusques  à  l'heure  présente  de  ma 
vie,  où  je  me  vois  réduit^  j*ay  commis  beaucoup  de  fautes,  de  péchez  et 
de  crimes,  je  vous  ay  oflensé,  ô  mon  Dieu,  mon  Dieu  je  vous  ay  offensé, 
je  ra*en  déplaist  infiniment,  et  je  voudrois  plutôt  avoir  rencontré  tou?i 
les  maux  du  monde  et  mille  fois  la  mort  même,  que  de  vous  avoir 
olTensé.  J*ay  péché,  mon  Dieu,  il  m*en  déplaist  infiniment,  et  s'il  étoh 
possible  de  faire  que  je  ne  vous  eusse  jamais  offensé,  je  le  voudrais 
bien,  quand  je  deverois  être  soumtnis  à  tous  les  tourments  immagi^ 
nables  !  Que  si  j'avois  autant  de  sang  qu'il  y  a  d'eau  dans  la  tnef,  je 
serois  content  de  le  répendre  à  force  de  tourments  jusqu*à  la  dernière 
goutte.  De  plus,  mon  Dieu,  je  désirerois  racheter  tnes  péchez  par  la 
vertu  divine,  pour  répendre  mon  sang  avec  des  toui*ments  plus  atroces, 
deux,  trois  et  quatre  fois,  voire  cent  mille  fois,  pour  ne  vous  avoir 
jamais  offensé,  j'ay  péché,  mon  Dieu,  que  j'ai  péché»  rtion  âme.  Je 
vous  promets,  mon  Dieu,  que  désormais  je  ne  vous  offenserai  plus, 
moyennant  votre  sainte  grâce.  Je  me  soumets  à  souffrir  tous  les  maux 
du  monde,  et  la  mort  même,  plutôt  que  de  vous  offenser  mortellement, 
que  je  veux  qu'il  ne  m'arrive  jamais  ;  au  contraire,  votre  sapience 
éternelle  et  infinie  qui  prévoyez  tout,  qui  sçavez  que  je  suis  une 
créature  foible  et  inconstante,  donnez-moi  à  cette  heui*e  et  ce  moment 
la  mort  plâtot  que  de  vous  off*enser  jamais  mortellement  ;  j'en  seray 
content  et  voudrois  que  cette  douleur  que  je  sens  surpassât  toutes  les 
douleurs  du  monde.  Ce  ferme  propos  que  je  fais  à  Vôtre  divine  Ma- 
jesté, je  le  fais  parce  que  vous  êtes  un  Dieu  qui  mérite  d'être 
éternement  loiié,  béni,  remercié  et  aimé  sur  toutes  choses,  et  non  point 
pour  la  crainte  des  peines  de  l'Enfer  que  j'ai  mérité  par  mes  péchez  et 
ingratitudes,  non  point  aussi  pour  la  gloire  du  Paradis  dont  je  suis 
très  indigne  ;  mais  seulement  je  me  repens  de  vous  avoir  offensé,  parce 
que  Vous  êtes  ce  Dieu  infiniment  bon,  saint  et  parfait,  qui  méritez  d'être 
infiniment  loué,  béni,  remercié  et  aimé  dans  toute  Télendue  de 
rEtéi'nité.  Ainsl-soit-il. 


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41S  UN  THAUMATURGE  AU  XVII*  SIÈGLB 

Le  Seigneur  vous  bénisse,  vous  garde,  vous  montre  sa  sainte  Face, 
et  aye  pitié  de  vous  [sic)  qu'il  tourne  son  visage  vers  vous  et  vous 
donne  la  paix. 

Dites  cinq  Pater  et  cinq  Aç^e  en  Thonneur  de  Dieu  ;  et  trois  Pater 
et  trois  Ave  en  l'honneur  de  la  Très-Sainte  Vierge. 

Jouxte  la  copie  imprimée  à  Paris  chez  Antoine  de  Rafflé,  impri- 
meur, rue  du  petit  Pont,  à  l'image  S.  Antoine. 

Avec  permission  et  aprobation. 

C'est  sans  doute  d'après  une  autre  copie  du  même  acte  de 
contrition  que  les  Dames  du  Port-Royal  avaient  formulé 
leur  critique.  On  ne  lit  point  dans  ce  texte,  en  effet,  «  que 
Dieu  a  tant  d'horreur  du  péché,  qu'un  seul  lui  fait  plus  de 
peine  qu'il  ne  peut  avoir  de  joye  de  toutes  les  bonnes  actions 
des  Patriarches  et  des  saints.  »  Mais  cette  proposition  fût-elle 
authentique,  nous  ne  voyons  pas  en  quoi  elle  ait  dû  effarou- 
cher l'orthodoxie  des  théologiennes,  élèves  de  Saint-Cyran. 
Quoique  mal  présentée  sous  cette  forme,  elle  peut  cependant 
être  interprétée  dans  un  sens  très  exact.  N'est-ce  pas,  en  effet, 
l'enseignement  commun  dans  l'Eglise  qu'aucun  mérite  d'une 
créature,  si  parfaite  soit-oUe,  ne  peut  compenser  l'offense 
causée  à  Dieu  par  le  péché  ?  Seules  les  satisfactions  de  Jésus- 
Christ,  par  l'excellence  qu'elles  tirent  de  sa  divinité,  ont  eu 
la  force  de  racheter  le  monde.  Si,  en  un  sens,  les  expiations 
des  saints  et  des  patriarches  peuvent  réparer  l'outrage  fait  à 
Dieu  par  le  péché,  ce  n'est  pas  à  cause  de  leur  mérite  intrin- 
sèque, mais  à  cause  de  la  valeur  surajoutée  aux  bonnes  œu- 
vres de  tous  les  fidèles  par  suite  de  leur  union  mystique  à 
Jésus-Christ,  source  de  tout  mérite. 

Quant  au  reproche  de  «  mystère  »  adressé  à  cet  acte  de 
contrition,  nous  accordons  volontiers  aux  doctoresses  de 
l'Abbaye-aux-Bois  que  le  style,  comme  l'orthographe,  en  est 
détestable,  même  pour  l'époque  où  il  a  été  rédigé.  Mais  le 
sentiment  qu'il  respire  nous  a  paru  très  vrai,  très  vivant, 
très  profondément  senti.  Et  si  nous  comparons  cette  formule 
du  P.  Marc  à  celle  qne  les  catéchismes  de  France,  depuis  le 
dix-septième  siècle,  imposent  à  la  mémoire  des  jeunes  en- 
fants, nous  n'hésitons  pas  à  donner  la  préférence  à  la  rédac* 


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'-"^^tyywT'y^ 


UN  THAUM 

lion  du  Capucin.  Dans 
tané,  le  sanglot  du  cœui 
spécialement  saisissant 
tions  de  la  phrase,  qui 
de  nos  catéchismes  n'est 
définition,  sortie  de  Tin 
passé  par  son  cœur. 

Le  texte  ajouté  à  la  fii 
gneur  vous  bénisse...  », 
par  laquelle  le  P.  Marc 
autre  que  la  bénédictioi 


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LE  DIX-SEPTIÈME  SI 

Suite  ( 


PASCi 

La  conversion  de  Pascal,  quel 
seulement  valu  les  Provinciales 
fameux  Entretien  (2)  de  Pascal  ei 
quelques  pages  éloquentes  où  h 
rrivain  est  déparé  par  la  tache  d 
retraite  faite  à  Port-Royal-des-Cl 
avec  de  Sacy  et  lui  peint  les  deua 
ont  partagé  le  monde  païen  et 
dans  l'homme,  les  deux  moitiés 
la  grandeur  et  la  misère.  Ce  qu 
maine  n'a  pu  faire,  la  Grâce,  ave< 
lui,  faute  de  pouvoir  unir  nos  de 
avaient  choisi  Tune  ou  Tautre.  Ej 
qu'un  disciple,  nous  avait  «  pr 
bêtes  ».  Epictète,  aucontraire,d€ 
rhomme  ».  «  L'un  attribuait  1î 
Tautre,  la  faiblesse  à  cette  mém 
subsister;  au  lieu  que  la  foi 
en  des  sujets  différents  :  tout  ce 
nant  à  la  nature,  tout  ce  qu'il  y  i 
la  Grâce.  » 

Le  péché  originel  nous  a  donc 
tous  les  dons  de  notre  premièri 
11  ne  nous  a  enlevé  que  Vimpa 

(1)  Voir  le  fascicule  de  septembre  190 

(2)  Cet  Entretien  a  été  imprimé  d'après 
1736. 


\ 


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416  LE  XYII*  SIÈCLE  LITTÉRAIRE 

Margot  (1)  qui  disait  à  une  de  ses  petites  sœurs  :  <(  Mon  œil  est 
guéri  ;  il  ne  me  fait  plus  de  mal.  »  Gè  ne  fut  pas  une  petite 
surprise  pour  elle  ;  elle  s'approche  et  trouve  que  cette  petite 
enflure  du  coin,  qui  était  le  matin  grosse  comme  le  bout  du 
doigt,  fort  longue  et  fort  dure,  n'y  était  plus  du  tout,  et  que  son 
œil,  qui  faisait  peine  à  voir  avant  Tattouchement  de  la  reli- 
que, parce  qu'il  était  fort  pleureux,  paraissait  aussi  sain  que 
l'autre,  sans  qu'il  fût  possible  d'y  marquer  aucune  diflFérence.  » 

Le  fait  se  passait  le  24  mars  1656,  et  le  27  de  ce  même 
mois  (2),  ((  le  grand  vicaire  ordonna  de  chanter  une  messe 
d'actions  de  grâces  ». 

Sœur  Sainte  Euphémie  célébra  le  miracle,  elle-même,  en 
vingt-cinq  strophes  qui,  au  dire  de  M.  Cousin,  «  ne  dépare- 
raient pas  l'Imitation  de  Corneille  »,  la  première  surtout  : 

«  Invisible  soutien  de  l'esprit  languissant, 

Secret  consolateur  de  l'âme  qui  t'honore. 

Espoir  ^de  l'affligé,  juge  de  Tinnocent, 

Dieu  caché  sous  ce  voile  où  l'Eglise  t'adore, 

Jésus,  de  ton  autel  jette  les  yeux  sur  moi, 

Fais-en  sortir  ce  feu  qui  change  tout,  en  soi  ; 

Qu'il  vienne  heureusement  s'allumer  dans  mon  âme. 

Afin  que  cet  esprit  qui  forma  l'univers, 

Montre,  en  rejaillissant  de  mon  cœur  dans  mes  vers, 

Qu'il  donne  encore  aux  siens  une  langue  de  flamme.  » 

Mais  ceci  est-il  de  la  poésie  : 

a  L'horrible  infection  de  cette  étrange  humeur 
Jetait  de  toutes  parts  une  odeur  empestée...  i» 

Nous  sommes  loin  de  Corneille  dans  ses  plus  simples  fa- 
miliarités. Il  y  S)  vingt  ans  que  le  Cid  a  paru,  et,  dans  deux  ans 
paraîtront  les  Précieuses.  Jacqueline  n'en  est  pas  une,et  Ton 
est  tenté  de  le  regretter. 'N'y  a-t-il  pas,  entre  le  bon  goût  et 
l'ardeur  impétueuse  de  certaines  âmes»  une  réelle  inâoin- 
paUbilité  ? 

(1)  Marguerite. 

(2)  Extrait  d'une  lettre  de  sœur  Euphémie  à  Hfa^* Périer,  du  30  octobre  i6S6. 


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S'^ 


La  joîe  de  Pascal  fut  grand» 
de  la  sentence  »  de  Monsieu 
de  plus  en  plus  dans  les  rigi 
sait  son  lit^  prenait  son  dinei 
superflu,  même  celui  des  pli 
une  ceinture  de  fer  avec  des 
luxe  de  la  propreté.  Il  priait 
cherchant  la  science  du  cœui 
disait-il^  le  cœur  aussi  pau^ 
heureux.  Car  je  suis  persuad 
vrelé  est  un  grand  moyen  pc 

C'est  bien  ;  môme  les  poinl 
pourvu  qu'on  les  caché  avec  i 
sonne,  excepté  Dieu,  n'en  sa 
ôtre  poussée  à  une  si  minul 
distraction  môme  innocente, 
vaniteuse  de  la  vertu  ?  «  11  tr 
berte  Périer,  qui  a  raconté 
à  des  discours  que  je  faisais  i 
II  ne  pouvait  souffrir  aussi  I 
mes  enfants  ;  et  j'étais  tout 
faisait  quelquefois.  »  II  n'ap{ 
attachement,  et  il  ne  comprec 
fussent  moins  mortifiés  que  I 

Les  saints  n'en  sont  pas  là 
la  santé  de  Pascal.  Sesinfirnii 
rien  faire,  ni  voir  personne, 
on  ne  l'entend  dire  :  Voilà  qu 
son  goût:  Il  fallait,  répond-ii 

L'épreuve  de  cette  vertu  a 
venu  de  Rome  et  confirmé  pai 
laire  que  durent  signer,  en 
les  religieuses  suspectes  d'h 

C'était  la  ruine  du  Janséni 
position  d'esprit  cette  nouve 
trouva  Pascal,  l'imagination  i 

(1)  30  octobre  1656.  Lettre  de  sœi 

(2)  Vie  de  Pascal  par  M^*  Gilbef 


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4Ϋ  LE  XV11«  SIÈCLE  LITTERAIRE 

prit  aiguisé,  pour  ne  pas  dire,  faussé  par  la  recherche  d'une 
vertu  raffinée.  Mais  disons  ce  que  renfermait  le  formulaire  : 
«  Deux  points,  Tun  de  fait,  Fautre  de  droit  ;  le  premier^ 
que  les  cinq  fameuses  propositions  sur  la  grâce  étaient  dans 
VAugustinus  de  Janséniiis y  le  second,  que  ces  propositions 
étaient  contraires  à  la  foi  »  (1).  Au  fond,  Port-Royal  pensait 
que  les  cinq  propositions  sur  la  grâce  étaient  dans  VAugusti- 
«W5deJansénius,sinon  textuellement,  au  moins  dans  leur  es- 
prit et  dans  leur  essence,  et  que  ces  propositions,  bien  inter- 
prétées, contenaient  la  vraie  doctrine  chrétienne  et  augus- 
tiniennede  la  grâce.  Ainsi  en  signant  le  Formulaire,  Port- 
Royal  manquait  à  la  vérité,  et,  en  refusant  de  le  signer,  il  se 
perdait.  On  se  décida  à  signer,  avec  cette  réserve  in  petto, 
que  ces  cinq  propositions,  condamnables,  sans  doute,  à  les 
entendre  d'une  certaine  manière,  n'étaient  pas  renfermées 
dans  le  livre  de  Jansénîus  telles  qu'elles  dussent  être  con- 
damnées. La  distinction  était  plus  que  subtile  ;  elle  manquait 
totalement  de  franchise.  C'est  ainsi  que  Terreur  passe  rapi- 
dement de  l'intelligence  dans  le  caractère  et  dans  la  conduite 
de  la  vie. 

La  chose  se  décida,  à  la  majorité  des  voix,  chez  Pascal,  sur 
l'avis  pressant  de  Nicole  et  d'Arnauld,  malgré  Pascal  et  son 
ami  Domat  qui  combattaient  n  toute  signature  incompatible 
avec  la  sincérité  chrétienne  et  avec  la  vérité  (2)  ».  Pascal  fut 
si  «  pénétré  de  douleur  (3)  qu'il  se  trouva  mal  et  perdit  la 
parole  et  la  connaissance  ».     ^ 

Jacqueline  fit  plus  que  s'évanouir  à  la  nouvelle  de  la  fai- 
blesse des  docteurs  du  Jansénisme  ;  elle  en  ton^ba  malade  et 
ne  tarda  pas  à  mourir  de  chagrin.  Elle  avait  subi  sur  la  foi 
un  interrogatoire  de  l'un  des  grands  vicaires  de  l'archevêque 
de  Paris.  Elle  nous  Ta  l'aissé  tout  au  long  (4).  Les  réponses 
de  la  maltresse  des  novices  sont  précises  et  énergiques  ;  on 
y  sent  percer  la  hauteur  du  caractère  de  Pascal. 

Les  religieuses  de  Port-Royal  se  croyaient  alors  persécu- 
téeS)  quand  elles  n'étaient  que  justement  suspectes  et  châtiées. 

(1)  Cousin,  Jacqueline  Pascal  de  i652  à  Î661.  Chap.  4«. 
(2)Id. 

(3)  /rf. 

(4)  Id. 


M 


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PASCAL  4ly 

On  leur  avait  retiré  leurs  élèves;  on  leur  avait. imposé  des 
confesseurs  nommés  par  Tarchevôque  de  Paris,  pour  les 
faire  rentrer  dans  le  devoir.  La  plupart  n'en  avaient  pas 
voulu  ;  plusieurs  avaient  mieux  aimé  mourir  sans  confession 
que  de  se  soumettre  aux  nouveaux  directeurs  ;  etM«r'  de  Péré- 
fîxe^  qui  avait  fait  lui-même  son  enquête  dans  le  monastère,  en 
était  parti  en  disant  que  les  religieuses  qui  Thabitaient 
u  étaient  pures  comme  des  anges,  orgueilleuses  comme  des 
démons  »  (1). 

Elles  montrèrent  toutefois  plus  de  franchise  et  de  ténacité 
que  les  solitaires  qui  les  avaient  inspirées.  Elles  étaient  sou- 
tenues, dans  leur  résistance,  par  Arnauld  lui-même,  daché 
dans  Paris,  et  qui,  «  toutes  les  semaines,  dit  Rapin  dans  ses 
il/ewoiVe^,  allait,  déguisé,  en  charrette,  à  Porl-Royal,  et  portait 
un  nombre  d'hosties  consacrées  qu'il  leur  passait  par  dessus 
les  murailles  qu'il  escaladait,  ou  les  faisait  porter  par  ufl 
prêtre  nommé  de  Siiinte-Marthe  (2)  ». 

Revenons  à  Jacqueline.  Ce  qui  fat  moins  beau  que  son 
interrogatoire,  c'est  la  lettre  écrite  de  sa  main  à  mère  Angé- 
lique de  saîilt  Jean,  en  juin  1601,  sur  la  signature  du  Formii* 
lëlre.  En  voici  plusieurs  fragments  : 

«  Pour  vous  expliquer  mieiix  ma  pensée  sur  ces  décisions 
du  Saint-Siège,  voici  une  comparaison  qui  m'est  venue  en 
l'esprit;  Quoique  tout  le  monde  sache  que  la  Sainte  Trinité 
est  un  des  points  principaux  de  notre  foi  et  que  saint  Augustin 
confesserait  sans  doute  et  signerait  très  librement  î  néan- 
moins si  son  pajrs  était  occupé  par  un  prince  infidèle  qui 
voulut  faire  nier  l'unité  de  Dieu  et  faire  croire  la  pluralité  des 
Dieux,  et  que  quelques-uns  de  nos  fidèles,  pour  pacifier  les 
troubles  que  cela  exciterait,  fissent  un  Formulaire  de  foi  sur 
ce  point  :  je  croie  qu'il  y  a  plusieurs  personnes  à  qui  l'on 
peut  donner  le  nom  de  Dieu  et  leur  rendre  des  adorations  ; 
sans  autre  explication,  saint  Augustin  le  signerait-'il  ? 
Je  ne  le  crois  pas^  et  je  crois  encore  moins  qu'il  dut  le  faire.  » 

Il  n'est  pas  difficile  de  faire  voir  que  Timagination  d'une 
femme  passionnée  a  fait  tous  les  frais  de  cette  inexacte  com-* 

(1)  Les  Janséniste^  du  1'^^  siècle  y  par  M.  l'abbé  Fuzet.  2*  chap. 

(2)  id.  13«  chap, 


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V20  LE  XVII-  SIECLK  LITTÊRAIHE 

paraisoQ,  où  le  Pape  du  Formulaire  est  mis  sur  le  même  pied 
qu'un  prince  infidèle..  Poursuivons  : 

...  M  Ce  que  je  dis  de  saint  Augustin,  je  le  dis  de  vous  et 
de  moi,  et  de  moindres  personnes  de  TEglise.  Caj*  le  peu  de 
poids  de  leur  autorité  ne  les  rend  pas  moins  coupables  s'ils 
remploient  contre  la  vérité.  Chacun  sait,  comme  M""  de  Saint 
Cyran  le  dit  souvent,  que  la  moindre  vérité  de  la  foi  doit 
être  défendue  avec  autant  de  fidélité  que  Jésus-Christ.  » 

Néanmoins  l'autorité  d'Arnauld  entraîna  Port-Royal  des 
Dames  qui  signa,  en  juillet  1661,  comme  avaient  fait  les 
chefs  de  la  secte,  à  Paris  : 

«  La  mère  Angélique,  dit  M*"  Cousin  (1),  prévint,  par  sa  mort, 
cette  cruelle  nécessité.  La  mère  Prieure,  après  la  signature, 
faillit  succomber,  et  la  mère  Sous-Prieure,  l'ardente  sœur  de 
Pascal,  après  avoir  langui  trois  mois,mourutà  Port-Royal-des- 
Champs,  le  4  octobre  1661.  Elle  avait  trente-six  ans.  Pascal,  à 
cette  nouvelle,  ne  dit  rien,  sinon  :  «  Dieu  nous  fasse  la  grâce 
d'aussi  bien  mourir!  »  Notre-Seigneur  Jésus- Christ  fut  moins 
parfait  ;  il  pleura  Lazare  son  ami.  Et  Jacqueline  ne  mourait- 
elle  pas  d'orgueil  ?  Etait-ce  là  une  prédestinée  ? 

Nommez-nous  les  humbles  de  Port-Royal  !  Ni  le  sage  Ni- 
cole, ni  l'abbé  Singlin,  ni  les  religieuses  qui  signent  chacune, 
((  religieuse  indigne  »,  avec  raison,  mais  sans  le  croire,  puis- 
qu'elles préfèrent  au  fond  leur  jugement  à  celui  du  Pape, 
n'ont  l'air  de  douter  ni  de  leur  humilité,  ni  de  la  sainteté  de 
Jacqueline.  Jusqu'à  quel  point  leur  orgueil  n'était-il  pas 
mêlé  d'illusions  ?  Et  ces  illusions  elles-mêmes  n'étaient-elles 
point  celles  de  l'orgueil  ?  Dieu  a  jugé,  et  nous  saurons  le 
jugement  de  Dieu. 

Il  nous  reste  à  raconter,  après  la  mort  de  la  sœur,  celle 
du  frère  et  ses  derniers  jours.  Il  n'avait  plus  qu'une 
passion,  la  charité  ;  il  ne  refusait  jamais  l'aumône  ;  il  pou- 
vait la  faire,  du  reste  ;  et  l'établissement,  à  Paris,  d'un 
service  de  carrosses  à  cinq  sols,  où  il  avait  eu  sa  part,  aug- 
mentait sans  doute,  son  revenu.  On  ne  peut  s'empêcher  de 
sourire,  en  retrouvant  jusque  dans  l'homme  le  plus  austère, 
deux   hommes,  et  le. positif  si  près  de  l'idéal.  Achevons  : 

(l)  Cousin,  Jacqueline  PoêcaL  de  1652  à  iSôi» 


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PASCAL 

Il  visitait  les  églises.  Un  jour,  en  sortant  de  Tui 
il  rencontra  sur  son  chemin  une  jeune  fille  de  qi 
aussi  belle  que  pauvre.  Il  la  prit  en  pitié  et  Is 
un  prêtre  du  séminaire,  il  paya  pour  elle,  en 
qu'on  lui  trouvât  une  bonne  condition.  Un  peu 
quittait  sa  propre  maison,  pour  y  installer  U 
pauvre  homme,  malade  à  mourir  de  la  petite  véroh 
pas  excentrique  ?  Il  se  retirait  chez  sa  sœur,  mo 
même,  rue  Saint-Etienne  du  Mont.  Il  voulait  ail 
le  dernier  soupir  aux  Incurables,  mais  son  état 
pas  de  l'y  transporter.  Il  mourut  enfin  le  19  août  16i 

Il  s'était  confessé,  malgré  ses  amis,  «  tous  épot 
de  cette  marque  d'appréhension  ».  Quant  à  com] 
n'y  fallut  pas  songer  de  longtemps,  dans  une  mi 
dura  deux  mois.  Ce  n'est  qu'après  minuit,  vii 
heures  avant  sa  mort,  qu'il  reçut  le  bon  Dieu,  a 
jugement  entier  »,  dit  sa  sœur.  Il  expirait,  à  une 
matin,  sans  avoir  rien  rétracté. 

Un  terrible  document,  c'est  la  page  écrite  par  Marg 
rier,  la  nièce  de  Pascal,  la  miraculée,  page  intituh 

'<  De  ce  que  j'ai  ouï  dire  par  M*"  Pascal,  mon  oncl 
à  moi,  mais  à  des  personnes  de  ses  amis,  en  ma  pr< 

J'avais  alors  seize  ans  et  demi.  » 

Marguerite  était  née  en  1646.  C'est  donc  en  166 
même  où  il  mourut  que  le  Janséniste  acharné  rép 
ces  termes,  à  ses  amis   qui    l'interrogeaient  au 
Provinciales  : 

«  On  me  demande  si  je  ne  me  repens  pas  d'avoi 
Provinciales.  Je  réponds  que,  loin  de  m'en  repen 
vais  à  les  faire  présentement,  je  les  ferais  encore  p 

On  me  demande  pourquoi  j'ai  pris  toutes  les  pn 
abominables  que  j'y  ai  citées  (3).  Je  réponds  que 
dans  une  ville  où  il  y  eut  douze  fontaines  et  que  je 

(1)  Ces  détails,  comme  ceux  qui  précèdent  sur  la  vie  privée  de 
empruntés  à  sa  vie,  écrite  par  sa  sœur,  M«*  Gilberte  Pérîer. 

(2)  Marg.  Périer,  morte  à  87  ans,  ne  voulut  jamais  recevoir  h 
genitus, 

(3)  Recueil  de  Marguerite  Périer,  ou»  plus  exactement  :  Mé\ 
Périer  sur  sa  famille. 


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',âî  LE  XVII-  SIÈCLE  LITTERAIRE 

t^inemônt  qu'il  y  en  a  une  qui  est  empoisonnée,  je  serais 
obligé  d'avertir  tout  le  monde  de  n'aller  point  puisep  de 
Teau  à  cette  fontaine  ;et,  comme  on  pourrait  rroire  que  c'est 
une  pure-  imagination  de  ma  part,  je  serais  obligé  de  nora- 
iner  celui  qui  Ta  empoisonnée,  plutôt  que  d'exposer  toute  une 
ville  à  s^empoisonner.  » 

S'il  a  tf  employé  un  style  agréable,  (ajoute4-il),  railleur  et 
div0rtiasant,  c'est  afin  d'ôtre  lu  par  d'autres  que  par  les 
savants  ».  Il  avoue  0nsuit0  n'avoir  lu  «  qu'Esoobar  tout  entier, 
daux  fois  ».  Pour  les  autres  «  mauvais  livres  d,  «  il  les  a  fait 
lire  à  ses  amis,*..  Mais  il  n'^n  a  pas  employé  un  seul  passage, 
sans  ravoir  lu  lui-même  dans  le  livre  cité  et  sans  avoir  exa- 
miné la  matière  sur  laquelle  il  est  nommé,  sans  avoir  lu  ce 
qui  prépede  et  ce  qui  suit,  pour  ne  point  hasarder  de  citer  une 
objection  pour  une  réponse,  ce  qui  aurait  été  raprochable  et 
injuste.  i> 

t.a  réplique  à  cette  dernière  partie  de  l'apologie  des  Pro 
vincialesy  par  Pascal,  n'est  pas  si  difficile.  Elle  se  rencontre 
en  maint  endroit  du  livre  où  cet  homme  de  vérité  est  pris  en 
flagrant  délit  de  mensonge. 

Il  nous  reste  à  parler  des  Pensées  qui  sont  une  apologie 
de  christianisme  contre  l'incrédulité  et  les  athées^  comme 
Desbarreaux,  de  Vardes  et  bien  d'autres. 

l'O  de^  amis  de  Pascal,  M,  Dubois,  recueillit,  un  jour. 
de  la  bouche  de  l'auteur  luirmôme,  la  confidence  du  plan  des 
Pensées  ;  il  l'écrivit-  En  voici  le  résumé  : 

L'homme  est  un  composé  de  grandeur  et  de  faiblesse,  en 
général.  Prenons  un  homme  en  particulier,  Cet  homme  est 
ignorant,  indifférent  à  tout.  Il  se  regarde  unjour,  tel  qu'il  esl, 
^frand  et  misérable. 

Il  veut  s'instruire.  . 

Pascal  l'adresse  aux  philosophes  d'abord.  Mais,  en  môme 
temps,  «  il  lui  fait  observer  tant  de  défauts,  tant  de  faibUsaes, 
tant  de  contradictions  et  tant  de  faussetés  dans  tout  ce 
qu'ils  ont  avancé,  qu'il  n'est  pas  difficile  déjuger  que  ce  n'est 
pas  là  où  nous  devons  nous  en  tenir  n, 

Pascal  lui  fait  parcourir  ensuite  tout  Punivers,  tous  les  âges, 
tqute^  les  religions.  Partout  il  lui  met  sous  les  yeu>ç  «  la 
vanité  de  l'homme,  sa  folie,  ses  erreurs»  ses  égar^monta)  aas 


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424  LE  XVIl-  SIECLE  LITTER 

Après  l'ancien  Testament  le  nouveau 
Christ,  prouvée  déjà  par  les  miracles, 
figures  de  la  loi,  Test  encore  par  des 
personne  même  de   notre  Sauveur,   d 
doctrine,  des  circonstances  de  sa  vie. 

Enfin  Pascal  s'arrête  aux  Apôtres.  Ils  c 
Jésus-Christ  ne  fût  pas  le  Dieu  qu'ils  ai 
ou  trompés.  C'est  impossible.  Ils  ne  so 

La  conclusion  de  l'auteur,  après  un 
Evangiles,  les  Evangélistes,   leurs  pe 
leurs  miracles,  c'est  que  «  l'Evangile  i 
homme,  mais  d'un  Dieu  »  (1). 

Ajoutons  que  Pascal  préfère  aux  pre 
principes  évidents,  aux  raisonnement 
lieux  communs,  «  les  preuves  morales 

Nous  en  reparlerons. 

On  sait,  du  reste,  comment  Pascal  a 
sont  comme  les  pierres  d'un  monument 
de  construction,  ayant  d'avance  leur  p 
pour  ainsi  dire,  dans  sa  tête,  leur 
connaissons  pas  (2).  <<  Après  sa  mort 
ments)  entassés  tous  ensemble  empile 
mais  sans  aucun  ordre,  sans  aucune  si 
taient  que  les  premières  expressions 
écrivait  sur  de  petits  morceaux  de  pap 
lui  venaient  dans  l'esprit  (3).  » 


(1)  Pourquoi  faut-il  que  ce  livre  des  Pensées^tn 
soit  taclié  de  Jansénisme  !  Pascal  n'a-t-il  pas  d 
ouvrages  de  Dieu,  si  on  ne  prend  pour  princip 
uas  et  éclairer  les  autres.  »  N'a-t-il  pas  aussi 
du  Pape:  «  Le  pape  prévenu,  (c'est-à-dire,  surprit 
sitaire,  la  vérité  n'a  plus  de  liberté  de  paraître, 
plus  de  la  vérité^  la  vérité  doit  parler  aux  horom 

La  vérité,  c'est  Pascal  qui  l'enseigne,  à  défaut 

(2)  Qui  ne  s'est  occupé  de  Pascal  ?  Citons,  ei 
main.  Nisard,  Sainte-Beuve,  dans  son  Histoire  à 
(Études  sur  Pascal)^  Prévost-Paradol.  Nous  avo 
l'abbé  Maynard,  Prosper  Faugcre,  Joseph  Bertn 

(3)  Etienne  Périer,  Préf.  de  la  i'«  Edition  des 


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Pascal  '425 

Une  première  édition  parut  en  1669,  h  la  mode  de  l^ortRoyal. 
Etienne  Périer,  le  beau-Irère  de  Pascal,  en  fit  la  Préface  dont 
nous  venons  de  citer  quelques  lignes.  Il  y  donnait  l'assurance 
que  les  Pensées  avaient  été  publiées  «  sans  y  rien  ajouter  ou 
changer  ».  Cependant  Arnauld  lui  avait  écrit  :  «  Souffrez, 
Monsieur,  que  je  vous  dise  qu'il  ne  faut  pas  être  si  difficile 
ni  si  religieux  à  laisser  un  ouvrage  comme  il  est  sorti  des 
mains  de  l'auteur,  quand  on  le  veut  exposer  à  la  censure  pu- 
blique. Il  est  bien  plus  à  propos  de  prévenir  les  chicaneries 
par  quelques  petits  changements.  » 

Quels  furent  ces  petits  changements  ?  Laissons  la  parole  à 
M"  Faugère  (1)  et  Cousin  (2)  : 

«  Il  n'y  a  jamais,  dit  le  premier,  vingt  lignes  qui  se  suivent, 
sans  présenter  une  altération  quelconque.  Quant  aux  omis- 
sions totales  et  aux  suppressions  partielles,  elles  sont  sans 
nombre.  » 

«  Port-Royal,  dit  Cousin,  a  traité  Pascal  comme  il  avait 
traité  Saint-Cyran,  et,  après  en  avoir  adouci  toutes lesPe/z^^e^, 
pour  les  rendre  plus  édifiaptes,  il  a,  sans  scrupule,  corrigé  le 
style  pour  le  rendre  plus  exact,  plus  régulier,  plus  naturel, 
selon  le  modèle  du  style  naturel  et  tranquille  qu'il  s'élaitfor- 
mé.  Je  porte  défi  que  l'analyse  puisse  inventer  un  genre  d'al- 
tération du  style  d'un  grand  écrivain,  que  n*ait  pas  subi  celui 
de  Pascal  entre  les  mains  de  Port-Royal,  altération  de  mots, 
de  tours,  suppressions,  substitutions,  additions,  compositions 
arbitraires  et  absurdes,  tantôt  d'un  paragraphe,  tantôt  d'un 
chapitre  entier,  à  l'aide  de  phrases  et  de  paragraphes  étran- 
gers les  uns  aux  autres.  » 

Un  exemple.  Pascal  a  dit  : 

«  Car  enfin,  qu'est-ce  que  l'homme  dans  la  nature  ?  Un 
néant  à  l'égard  de  l'infini,  un  milieu  entre  rien  et  tout..  Infi- 
niment éloigné  de  comprendre  les  extrêmes,  la  fin  des  choses 
et  leurs  principes  sont  pour  lui  invinciblement  cachés  dans 
un  secret  impénétrable.  » 

Et  Port-Royal,  appuyant,  sur  cette  prose,  les  lourdes  syl- 
labes de  son  style  empesé,  réforme  en  ces  termes  Pascal  : 

(1)  Ed,  de  Pascal  avec  Préface  (1844). 

(2)  Etude  sur  Pascal.  Aidant-propos  (1844). 


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420  Li:  XVII'  SIECLK  LITTERAIRE 

..  Car  enfin,  qu'est-ce  que  Thomnie,  un  milieu  entre 
rien  et  tout.  Il  est  infiniment  éloigné  des  deux  extrêmes  ;  et 
son  être  n'est  pas  moins  'distant  du  néant  d'où  il  est  tiré 
que  deTinfini  où  il  est  englouti.  » 

Comment  s'est-on  rendu  un  compte  exact  de  ces  altéra- 
tions ?  Par  la  grâce  de  Dieu...  et  de  M.  Cousin  qui  découvrit 
le  manuscrit  des  Pensées  à  la  Bibliothèque  royale  :  «  Ces 
papiers,  dit-ili  recueillis  et  collés  sur  de  grandes  feuilles 
étaient  arrivés,  jusqu'à  nous  sous  la  forme  d'un  grand  re- 
gistre in-folio  de  490  pages  environ.  »  C^  précieux  registre, 
venu  par  héritage  aux  mains  de  l'abbé  Périer,  fut  déposé  par 
lui,  en  1711,  à  l'abbaye  de  Saint-Germain-des-Prés,  avec  un 
certificat  signé  de  sa  main.  Quand  on  eut  dépouillé  les  mo- 
nastères, le  manuscrit  s'enfuit,  avec  tant  d'autres  livres  volés, 
à  la  Bibliothèque  successivement  dite  nationale,  impériale, 
royale,  et  encore  nationale... 

Au  registre,  pour  compléter  l'édition  réelle  et  classique 
de  Pr,  Faugère,  il  faut  ajouter  le  portefeuille  de  Vaillant  qui 
avait  été  médecin  de  M™®  de  Sablé  et  de  M"®Gilberte  Périer.  Il 
contenait  des  fragments,  et  une  Pensée  de  Pascal.  Il  ^  a  en- 
core deux  Recueils  principaux  qui  avaient  appartenu  au 
p.  Guerrier  de  l'Oratoire,  parent  de  l'illustre  Janséniste.  Ce 
sont  des  lettres  et  des  écrits  divers  où  Pascal  a  sa  place,  son 
père,  ses  neveux,  ses  nièces,  ses  sœurs.  M°*®  G.  Périer  l'une 
d'elles,  Janséniste  dans  toute  la  force  du  terme,  avait  deu3( 
filles  qui  ne  se  marièrent  point  et  virent  leur  mère  atteindre 
un  âge  très  avancé.  Disons-le,  en  passant  ;  quand  elles 
allaient  à  la  messe,  (nous  tenons  ces  détails  de  Marguerite), 
les  deux  sœurs,  à  quarante  ans  et  plus,  devaient  précéder 
leur  mère,  et  lui  rendre  compte  sinon  de  tous  leurs  regards, 
au  moins  de  toutes  les  paroles  qui  pouvaient  leur  avoir  été 
adressées  dans  la  route.  Madame  Périer  avait  su  profiter  dee 
leçons  de  Pascal  qui  ne  voulait  pas  entendre  dire  d'un  pas- 
sant par  sa  sœur  :  c'est  un  bel  homme. 

Nous  devons  ces  additions  au  manuscrit  principal,  avec  ces 
petits  détails,  à  M.  Prosper  Faugère  qui  les  devait  lui-même 
au  dernier  ou  à  l'avant-dernier  des  Jansénistes,  à  M.  de  Raba- 
nesse,  un  original  célibataire  qui  habitait,  il  y  a  soixante-dix 
ans,  au  pied   des  monts  d'Auvergne.  Gardant  les  us  et  cou- 


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WS  LE  XVII'  SIECLE  LIT 

Pascal  dans  le  plus  fort  de  sa  vert 
d'en  cacher  Pair  sur  son  visage,  pa 
semblait  qu'il  était  toujours  en  colèi 
Sans  prendre  au  mot  la  chose,  elh 
colère  persévérante  de -Pascal  cont 
en  particulier,  pouvait  bien  avoir 
sa  physionomie. 

RÉSUMÉ 

Résumons-nous  :  l'édifice  de  Pas 
tianisme  contre  les  incrédules,  ne  i 
tériaux  en  sont  restés,  difficiles  à  je 
tain.  Ces  matériaux  sont  les  Pensé 
morceau  de  papier  venu.  Le  style 
avec  des  éclairs  de  vérité  sublime. 
Dieu  moins  par  des  raisons  meta 
nature  invincible  à  tout  le  Pyrrhoni 
gère  les  suites  du  péché  originel  e 
à  l'imagination  noircie  par  une  coi 
ble  ne  connaître  qu'un  Dieu  qui  in 
mour.  De  la  Vierge  Marie  nulle  lra< 
Pape  paraît  à  Pascal  un  personnage 
Son  ouvrage  est  semé  de  paradoxes 
la  justice  et  la  propriété.  L'allure  en 
inattendues  et  familières.  L'écrivaii 
tout  Tair  du  génie  ;  mais  il  lui  manqi 
sens  avec  la  mesure  ;  et  sa  mélan 
anticiper  sur  celle  du  XIX**  siècle.  L 
laissent  les  Pensées,  c'est  l'aridité  d 

Il  faut  mettre  une  bonne  partie  c 
le  compte  de  ses  intolérables  soufTi 
martyre,  et  les  mortifications  y  aji 
aimait  aussi  à   mortifier  les  autres. 

Avec  tout  cela,  c'est  souvent  un 
goût  le  plus  fin,  le  plus  profond.  S 
font  loi  parmi  les  bons  écrivains  : 

(1)  Article  VII.  Ed.  Havet. 


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PASCAL  429 

«  Quand  on  voit,  a-t-il  dit, le  style  naturel,  on  est  tout  éton- 
né et  ravi,  car  on  s'attendait  de  voir  un  auteur  et  on  trouve 
un  homme.  » 

Comment  se  fait-il  que  ce  T;ritique  judicieux  ait  le  juge- 
ment si  court  ailleurs,  et  qu'il  ait  écrit:  «  Le  silence  éternel 
des  espaces  infinis  m'effraie  ». 

Chateaubriand  n'aurait  pas  été  plus  solennel  et  plus  creux. 

Non..  Ce  silence  divin  m'arrache  à  moi-même  et  me  rend 
à  Dieu;  je  sors  de  l'espace  borné  pour  entrer  dans  l'espace 
iiifini  du  temps  et  de  l'éternité  ;  et  j'en  sens  comme  une  pre- 
mière douceur  dans  le  sein  de  l'espérance. 

Pascal  n'a-t-il  pas  encore  dit  de  la  mort  :  «  Une  pelletée  de 
terre,  et  tout  est  fini  pour  jamais  !  » 

Rien  de  plus  faux,  de  plus  imaginaire,  de  plus  matériel  ! 

Si  la  terre  qui  retombe  lourdement  sur  le  cercueil  émeut 
nos  sens,  Fesprit  a  des  ailes  pour  suivre  vers  le  ciel  le  vol 
de  Tàme  disparue  ;  et  nos  restes  eux-mêmes  auront  leur  jour 
de  gloire.  C'est  là  qu'est  la  réalité.  Le  mot  de  la  foi,  au- 
dessus  de  cette  fosse  béante,  c'est  l'espérance  ;  le  dernier 
mot  du  Jansénisme,  c'est  le  désespoir. 

A-  Charaux. 
T,  0. 


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UNE  PAGE  DE  P.-F,  DUBOIS  SUR  BOSSUET 


Nos  lecteurs  connaisseni  déjà  P»-F.  Dubois  par  les  Notes  quo,  noua  en 
avons  publiées  dans  les  fascicules  de  mars  et  de  juin  des  Etudes  Fran- 
ciscaines, 'Voici  encore  quelques  pages  de  lui.  Elles  sont  datées  du 
12  mars  1856  et  lui  furent  inspirées,  semble-t-il,  par  la  publication 
alors  toute  récente  des  Mémoires  et  du  Journal  de  l'abbé  Ledieu  (ly.  H 
ne  les  destinait  pas  à  la  publicité.  Mais,  comme  tout  ce  qui  tombait  de 
sa  plume,  elles  portent  l'empreinte  des  facultés  éminentes  qui  le  distin- 
guaient. Simples  réflexions  d'un  solitaire  qui  n'écrit  que  pour  lui-même, 
elles  témoignent  d'une  ampleur  de  vue  et  d'une  originalité  où  tous  pour- 
ront trouver  profit.  C'est  pourquoi  nous  sommes  heureux  qu*une  pré- 
cieuse amitié  nous  permette  d'en  offrir  la  lecture  à  nos  abonnés. 


Entre  tous  les  écrivains  de  son  temps,  Bossuet  a  eu  une 
fortune  singulière  :  depuis  1704  qu'il  est  descendu  dans  la 
tombe,  il  n'a  pas  cessé  d'occuper  la  pensée  du  monde  litté- 
raire. 

Si  Fénelon,  par  le  coté  tendre  et  charitable  de  son  génie,  a 
été  pris  par  les  philosophes  du  siècle  dernier  comme  un  pa- 
tron de  leur  combat  contre  ce  qu'ils  appelaient  Tintolérancp; 
si  les  douces  et  habiles  insinuations  de  sa  politique  chré- 
tienne Tont  rendu  particulièrement  cher  à  TEglise  de  nos 
jours  ;  Taustère  et  majestueuse  figure  de  son  rival  plane  bien 

(t)  Publiés  pour  la  première  fois  par  M.  l'abbé  Guettée,  chez  Didier,  qua 
des  Âugustins.  Les  deux  premiers  volumes  seuls  avaient  paru  en  mars  1856. 
C'est  aux  Mémoires  ou  plutôt  au  Mémoire  qu'il  faut  appliquer  les  éloges  de 
M.  Dubois.  Peut-être  eùt-il  été  plus  réservé  après  la  lecture  du  Journal 


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432  UNK  PAGE  DE  P.-F.  Dl 

prêtre  pur  et  respecté,  âme  l 
dépeignait,  les  larmes  dans  la  \ 
brai  sous  les  serres  de  l'aigle  ( 
tait  du  parti  du  cygne  aux  char 
que  les  serres  et  le  bec  sangla 
foudre.  —  Mais  à  peine  arrivé  ; 
flexion  libre  et  personnelle,  je 
et,  depuis  ce  lemps-Ià,  je  n*ai  | 
que  je  suis  revenu  sur  celle  fata 
mon  jugement,  n'ont  fait  que  s'al 
tout  l'ensemble  de  la  vie  et  ci 
de  ces  deux  grands  rivaux,  je 
plus  à  Bossuet.  Je  lui  trouve  u 
bien  aulrement  profonde  de  1; 
lions  du  vrai  chrislianisme,  d 
du  gouvernement  des  âmes,  d 
de  Famour  de  Dieu  dans  ses  i 
mâle,  de  contenu,  de  réglé  d 
secret  comme  son  rival,  bien 
et  peut-être  même  à  la  suite  < 
de  celui-ci,  me  charme  et  n 
frappe  pas  seulement  d'admi 
m'émeut  comme  Finquièle  et  te 
surprend,  dans  le  fond  même  c 
lils,  le  germe  saint  et  pur  qui  ] 
et  la  ruine.  Pour  qui  a  un  peu  | 
du  mysticisme  mal  compris  et 
qu'ils  récèlent,  pour  qui  connaî 
vincibles  d'un  cerveau  descen 
plus  terrestres  de  notre^organi 
austère  et  sympathique  de  Boss 
tendresse  que  les  curiosités  ter 
inquisiteurs  de  Fénelon.  Rien  i 
lyse  de  ces  affinités  singulières 
me  propose  aujourd'hui.  Je  ne 
des  publications  récentes,  que 
dans  la  vie  de  Bossuet. 

Car  il  y  a  d^  côtés  de  cette  vi( 
rés,  qui  seront  peut-être  toujour 


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UNE  PAGE  DE  P.-F.  DU130IS  SCK  BOSSl  ET  433 

tères  enfin  de  cette  grande  âme  sur  lesquels  on  s'arrête  mal- 
gré soi,  quand  on  le  fréquente.  Mystères  dont  je  ne  dis  pas 
qu'on  trouve  le  secret,  mais  dont  on  soulève  au  moins  le 
voile  en  considérant  attentivement  certaines  dates,  certains 
faits,  certaines  circonstances  selon  moi  souveraines  dans  la 
vie  de  Bossuet. 

L'âme  de  Bossuet  a  vécu  solitaire,  —  si  Ton  peut  appeler 
solitaire  qui  vit  de  Dieu,  du  devoir  et  de  soi-même,  en  amour 
et  en  humilité,  au  milieu  delà  cour  de  Louis  XIY,  confident- 
de  toutes  les  âmes  les  plus  hautes  et  les  plus  troublées 
de  ^  son  temps  ;  —  mais  je  me  sers  du  mot  solitaire  dans  son 
sens  mondain  et  tel  que  nous  autres  faibles  humains,  roseaux 
fléchissants,  nous  Tentendons  et  le  sentons,  quand  nous 
cherchons  en*  vain  auprès  de  nous  Tâme  de  jpère,  de  mère, 
d'enfant,  de  frère  ou  d'ami.  Eh  bien,  toutes  ces  tendresses  de 
la  terre  que  le  prêtre  doit  donner  à  Dieu,  il  semble  que  Bossuet 
en  ait  été  privé  par  la  fatalité  même  des  conditions  au  milieu 
desquelles  il  est  né  et  a  grandi.  On  dirait  que  Dieu  se  Té- 
tait préparé.  Voyez  :  —  que  savons-nous  de  sa  mère  ?  Qui 
fut-elle  ?  A  quelle  heure  la  perdit-il  ?  Les  biographes  jus- 
qu'ici se  sont  tus  à  ce  sujet  ;  et  à  sept  ans  le  pauvre  en- 
fant qui,  s'il  la  connut,  n'a  pu  en  conserver  qu'une  vague  et 
confuse  image,  a  déjà  ce  côté  si  délicat  de  son  cœur...  fermé, 
oh  !  non  peut-être  mais  sevré.  Quelle  différence  avec  saint 
Augustin,  saint  Grégoire  de  Nazianze,  saint  François  de  Sales, 
dont  les  mères  couvent  si  tendrement  la  piété  de  leur  fils  ! 
Et  le  père  —  son  autorité,  son  conseil,  son  appui,  son  exemple, 
—  il  les  perd  aussi  à  sept  ans.  Contrairement  aux  habitudes 
de  nos  vieilles  familles  du  parlement,  plantes  sorties  de 
leur  sol  provincial  pour  y  fleurir  et  y  mourir,  le  père  de 
Bossuet,  magistrat  à  Dijon,  est  transporté  loin  de  cette  ville. 
Un  oncle  reste  seul,  dont  nous  ne  savons  rien  jusqu'ici, 
(je  parle  de  moi  du  moins  qui  ai  cherché  quelque  peu),  et  cet 
oncle,  aussitôt  qu'il  en  est  chargé,  le  confie  aux  Jésuites.  Le 
voilà  dès  sept  ans  dans  le  régime  du  collège  :  les  livres,  les 
maîtres,  la  chapelle  et  Dieu.  L'oncle  était-il  de  la  race 
des  de  Thou,  des  l'Hôpital^  et  de  toute  cette  milice  stoïque  et 
sévère  qui  finit  le  XVP  siècle  et  ouvre  le  XVII®?  Silence 
aussi  sur  ce  second  père,  dont  nous  savons  seulement  que  la 

E.  F.  —  X.  —  2λ 


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/.3V  UNK  PAr.E  DK  P.-K.  DViM. 

bibliothèque  s'ouvrait  au  jeune 
Asile  d'ombre  et  de  paix  qui  IJu 
tuaire  pour  Samuel,  et  où  la  voi 
dont  la  langue  devient  dès  ce  jour 
Sa  vocation  est  décidée  :  le  vo 
bénéfice  ou  tonsure  avant  douze  c 
core,  les  études  s'achèvent  et  vo] 
un  noviciat  de  Jésuites  ;  ce  n'ei 
former  son  prêtre.  Il  est  à  Paris 
lèbre  entre  toutes  celles  que  VU 
son  sein,  si  féconde  en  docteurs 
préparation,  elle  estdéjà  comme  u 
liale  etsoumise.  C'est  là  que  vient 
à  quel  jour?  Celui-là  même  où  Ricl 
Paris  pour  rejoindre  Louis  XIII 
Une  tradition  nous  dit  quelejeune 
à  cette  entrée  solennelle.  Ses  yeux 
sur  cette  tête  puissante  qui  porta  vi 
l'Empire,  qui  sous  le  camail  d'éi 
dinal,  en  proie  aux  ambitions  etj 
l^5t  fut  pas  moins  aussi  théologien  pui 

f  T  des  mœurs  et  des  études  du  deri 

pj  glaives  dans  TEcole  et  à  la  tête  d' 

il,  tour  de  ce  spectacle  qui  contenait 

et  studieux  chanoine  se  reposait  d( 
de  cette  journée,  dans  cette  ausl 
d'hui  l'Ecole  Polytechnique  et  coi 
^;  la  tutelle   d'un   vieil  et  saint    év^ 

de  Dijon. 
|;  Un  jour  le  monde  a  failli  le  distr 

C'était  au  cercle  de  la  rue   Saint- 
1^^  cabinets  bleus,  les  beaux  jardins  < 

*■*  et  grandes  précieuses  auprès  desq 

fi  de  Sévigné  née,  pour  le  dire  en 

I  *  que  Bossuet,  et  peut-être  ce  soir- 

^^  qui  se  faisait  de  sa  parole  dans  ce 

d'aspiration  austère,  tout  cela  réui 
*  ce  soir-là  faillit  s'évaporer  le  feu 

Dieu  qui  couvait  dans  celle  àme  de 


7^ 


r 


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UNK  PAGE  DE  P.-F.  DUBOIS  SUR  130SSUET  435 

dans  la  cellule,  Elle  attendait  Samuel.  Les  applaudissements 
retentissaient  encore  aux  oreilles  du  jeune  disciple  ;  mais 
son  père  spirituel,  Cospéan,  qui  peut-être  avait  payé  cher  ces 
sortes  d'enchantements,  Cospéan,  Tun  de  ces  orateurs  pré- 
curseurs de  la  grande  éloquence,  l'attendait,  et  il  lui  mon-  J 
tra  les  périls  auxquels  peut-être  il  n'avait  pas  échappé  lui- 
même  ;  le  rappelant  à  la  modestie,  à  la  retraite,  au  silence, 
aux  longues  et  patientes  études^  à  la  Bible  inspiratrice,  à 
l'Evangile  source  d'amour  et  de  force,  aux  Pères  de  l'E- 
glise, seule  société  familière  où  il  devait  vivre.  De  ce 
moment  le  second  coup  est  donné  et  la  trempe  affermie.  Le 
monde  le  verra  encore,  mais  le  traverser  sans  s'y  arrêter 
jamais.  Les  tournois  de  Sorbonne  pourront  faire  bruire  à 
son  oreille  jusqu'aux  applaudissements  du  grand  Condé; 
l'ivresse  ne  viendra  pas,  ou  ne  tiendra  pas.  Au  sortir  de  là, 
il  ira  se  jeter  à  Metz  dans  une  autre  cellule,  étudier,  méditer, 
grandir  encore  dans  l'ombre  et  recevoir  là  un  achèvement 
d'éducation  qui  donnera  la  dernière  empreinte  à  son  génie. 
De  TEcriture  à  la  8colastique,de  la  scolastique  aux  sollicitudes 
pour  les  âmes  perdues,  de  la  foi  solide  aguerrie  à  l'intérieur 
passer  au  combat  contre  l'erreur,  mais  contre  l'erreur  res- 
pectée, recherchée  pour  son  salut,  par  piété  à  la  parole  du 

Maître  d'amour  et  de  paix arrêtons-nous  ici  encore  un 

moment  :  c'est  la  dernière  station  du  génie  avant  de  prendre 
son  vol.  C'est  la  retraite  de  Pathmos,  et  celui  qui  seul  dans 
l'Église  après  saint  Jean  devait  avoir  pour  symbole  l'aigle 
aux  regards  de  leu,  aux  ailes  étendues,  s'essayait  là  caché, 
sortant  déjà  du  nid,  mais  pour  planer  déjà. 

Je  me  suis  un  peu  écarté  par  ces  réflexions,  mais  revenons 
aux  ombres  que  j'ai  signalées  en  commençant,  hçi  Journal  àçi 
l'abbé  Ledieu  les  dissipera-t-il,  ou  sans  les  dissiper  les 
éclaircira-t-il  ?  Pour  dire  un  mot  de  lui,  à  quoi  tient  fa 
destinée  d'un  livre  et  le  nom  d'un  écrivain  ?  En  voici 
un  des  plus  curieux,  recueil  précieux  de  documents  sur 
la  vie  du  plus  grand  homme  du  grand  siècle  littéraire  de 
la  France  ;  ce  livre  est  écrit  avec  la  modestie,  la  simplicité, 
la  grâce,  l'onction  la  plus  touchante  quand  l'auteur  se  laisse 
aller  à  composer  un  peu  ;  quand  il  n'est  qu'annaliste  et  chro- 
niqueur de  chaque  jour,  sa  minutieuse  fidélité  a  encore  une 


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hU  UNE  PAGE  DE  P.-F.  DUBOIS  SUR  BOSSUET 

originalité  frappante  de  précision  et  de  netteté  qui  est  un 
style  tout-à-fait  propre  au  genre.  Eh  bien  !  cet  homme  et 
son  livre  resteront  enfouis-  cent  cinquante-quatre  ans  dans 
des  porte-feuilles  qui  passent  de  main  en  main.  Cependant 
il  y  a  un  demi-siècle  à  peu  près,  furète  et  fourrage  un  autre 
homme  d'esprit  (1)  lequel  avec  ce  butin  de  pages  bien  choisise 
recousues,  nourries,  enflées  avec  adresse  de  citations,  de 
dissertations,  d'éclaircissements,  composa  ce  qu'on  appelle 
une  grande  histoire  qui  règne  et  qui  étouffe  la  voix  douce  et . 
fidèle  du  bon  serviteur  et  de  l'original  écrivain. 

Je  serai  probablement  des  premiers  à  relever  ce  qu'il  peut 
y  avoir  chez  lui  de  superstition  cà  et  là,  dans  ce  culte  de 
piété  agenouillée,  qui  ne  voit  pas  un  pli,  pas  une  ombre,  sur 
le  front  de  Thomme  de  génie  qu'il  contemple  et  suit  à  toute 
heure.  Mais  que  la  nature  Tait  fait  et  doué  ainsi,  ou  que  le 
perpétuel  commerce  avec  un  homme  comme  Bossuet,  une  si 
assidue  demeurance  à  ses  pieds,  comme  disaient  les  disciples 
hébreux  de  leurs  maîtres.  Tait  inspiré,  façonné,  modelé,  c'est 
un  écrivain  qu'on  nous  révèle,  d'un  goût  si  fin  dans  l'absence 
même  et  comme  dans  l'ignorance  de  tout  ce  qui  est  art  ou 
effort  qu'il  atteint  quelquefois  au  plus  délicat  et  au  plus 
exquis.  C'est  en  1684  que  Bossuet  se  l'attacha,  en  qualité  de 
secrétaire  particulier.  C'était  alors,  à  conjecturer,  un  homme 
de  trente-cinq  ans  environ,  évidemment  formé,  ayant  son  em- 
preinte déjà  ou  un  de  ces  talents  souples  et  prêts  à  prendre 
la  courbure  que  leur  sait  donner  une  main  vigoureuse  ou 
qu'elle  leur  imprime  même  sans  y  songer.  Cet  âge  d'ailleurs 
de  la  maturité  commençante  a  comme  une  crise  dernière 
d'idées,  de  convictions,  détour  d'esprit  qui  achève  ou  trans- 
forme l'homme,  selon  le  milieu  où  il  est  appelé  à  vivre  et  à 
continuer.  Que  celui-ci  en  venant  vivre  sous  le  soleil  du  génie 
de  Bossuet  eût  déjà  sa  trempe  et  d'assez  forte  résistance,  c'est 
ce  qu'il  est  permis  d'affirmer  aussi.  Car  enfin,  lisez-le  bien  : 
s'il  vit  de  la  substance  de  son  maître,  c'est  une  sève  qui 
circule  entière  et  profonde  dans  l'arbrisseau,  mais  ne  s'y 
épanouit  qu'en  feuilles  et  en  fruits  de  sa  propre  forme  et  de 

(1)  Le  cardinal  de  Bausset^  auteur  de  l'Histoire  de  Bossuel^  dont  la  pre- 
mière édition  parut  au  mois  de  novembre  1814. 


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UNK  PAOE  DE  P.-F.  DUBOIS  SUR  BOSSUET  437 

sa  native  saveur.  Certes  ce  gracieux  et  cependant  sobre 
abandon  des  Mémoires^  ces  touches  fines  et  naïves  d'une 
prose  ondoyante  et  flexible  relevée  d'un  atticisme  rare  môme 
en  ce  temps,  le  bon  abbé  ne  les  tient  ni  de  Bossuet,  ni  de  qui 
que  ce  soit  des  grands  écrivains  qu'il  manie,  qu'il  lit  et  qu'il 
entend  commenter  et  juger  par  son  maître. 

Bossuet  gagnera-t-il  beaucoup  à  ces  nouvelles  publications, 
à  ces  nouvelles  études  sur  sa  vie  et  sur  ses  œuvres  ?  Les 
grandes  lignes  de  sa  physionomie  en  seront-elles  plus  éclai- 
rées, mises  en  un  jour  plus  éclatant  ?  Je  ne  saurais  le  dire 
encore  (1).  Mais  quoi  qu'il  en  advienne,  je  vous  remercie, 
qui  que  vous  soyez  qui  vous  êtes  mis  à  la  quête  :  vous 
ranimez  le  culte,  vous  appelez  les  générations  qui  s'éloignent 
de  plus  en  plus  de  ces  grands  souvenirs,  à  les  recueillir  avec 
nous.  Et,  si  notre  critique  n'est  pas  morte  tout-à-fait,  vous 
lui  mettez  le  feu  à  l'esprit  pour  considérer  de  nouveau,  à  la 
lumière  de  nos  lueurs  d'aurore  ou  de  notre  ombre  du  soir 
si  vous  voulez,  ces  figures  expressives  d'un  passé,  hélas  ! 
bien  évanoui,  d'y  constater  ce  qui  vit  encore  en  elles,  ou  ce 
qui  a  péri  sans  retour. 


Nous  venons  de  voir  Tancien  directeur  de  l'Ecole  Normale  laisser 
courir  sa  plume  sur  le  papier  après  la  lecture  de  quelques  pages  d'un 
ouvrage  qui  parle  de  Bossuet.  En  regard  de  ce  morceau  si  brillant, 
voyons  de  quel  style  il  écrira  après  une  lecture  de  Bossuet  lui-même. 
Voici  précisément  dans  ses  notes  quelques  lignes  écrites  rapidement 
après  la  lecture  du  sermon  du  quatrième  dimanche  de  l'avent  Sur 
la  véritable  conversion  : 

Je  l'avoue,  je  préfère  de  beaucoup  aux  oraisons  funèbres 
l'éloquence  des  sermons,  toute  ébauchée  qu'elle  paraisse 
souvent.  J'aime  cette  sstveur  âpre  d'une  parole  sincère  qui 
échappe  et  qui  court  sans  la  moindre  pensée  d'art  et  de  soin 

(1)  Nous  rappelons  que  seuls  les  deux  premiers  volumes  de  Tœuvre  de 
Tabbé  Ledieu  avaient  paru.  Les  tomes  III  et  IV  ne  devaient  voir  le  jour 
qu'au  mois  de  mars  1857.  Quand  il  écrivait  la  page  que  nous  publions 
M.  Dubois  n'avait  peut-être  même  pas  achevé  la  lecture  des  premiers  volumes. 


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«K  UNE  PAGE  DE  P.-F.  DUBOI 

S0U6  le  seul  seDtiment  de  la  miss 
gagaer  les  âmes.  C'est  là  le  trait 
prédicateur.  On  ne  sent  jamais  ei 
son  devoir,  que  le  ministre  de  D 
du  maître  qui  Tenvoie.  Aussi  que 
quel  reflet  de  splendeur,  et  d'une  n 
lui,  comme  on  sent  bien  qu'il  ne 
vraiment  V  Ecriture  y  sa  langue  a  dis 
parler  plus  humainement  et  en  cr 
dions  au  point  de  vue  de  Tart  ce  q 
bien  supérieurs  :  je  ne  connais  pas 
choses,  les  hommes,  les  mœurs 
âmes  avec  cette  soudaineté  de  gé] 
luxe,  les  dépeigne  si  au  vif  et  au 
tions  ou  plutôt  les  secousses  profo 
ravissements  dans  lesquels  il  nous 
de  beauté  dont  il  nous  étourdit,  1 
nous  frappe,  sans  cependant  que 
de  nous  môme  et  cesse  un  moment 
niers  replis  de  la  conscience  et 
rhumilité,  et  le  vœu  de  pénitence. 
Je  me  suis  souvent  demandé  si 
pu  être  populaire,  et  soutenue  auti 
telle  que  celle  de  Versailles.  Il  y; 
ont  affirmé  que  non,  et  qui  lui  oni 
renom  de  Bourdaloue.  Après  mûr 
que  la  plus  humble  femme,  Thomir 
ont  pu  et  dû  suivre  Torateur.  Plus 
accessible. 

Ne  sent-on  pas  courir  dans  ces  lignes 
du  coeur  ?  N'est-ce  pas  ici  l'hoinrae  qui 
maître  éminenl  de  l'Universitë  ?  Nous  ei 
loin  et  de  chercher  au  plus  profond  de  l'i 
comportait,  en  présence  de  Bossuet,  noi 
l'homme,  mais  le  chrétien  latent  qui  étail 
Mémoires  intimes,  puisqu'on  a  bien  voulu 
précieux  papiers,  et  cherchons-y  les  m 
son  être,  ou  plutôt  le  travail  le  plus  intin 


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UNE  PAGE  DE  P.-F    DUBOIS  SUR  IJOSSUET  fiVJ 

vérité.  Ne  citons  que  cette  confession  du  4  novembre  184.'i  alors  que 
P.  F.  Dubois  était  directeur  de  TEcole  normale  et  vice-président  de  la 
Chambre  des  députés.  Les  yeux  de  son  esprit  viennent  de  s'arrêter  sur 
les  petitesses  de  la  politique  du  jour.  Il  les  constate,  les  déplore  et 
continue  en  ces  termes  : 

De  ces  misères  et  de  ces  espérances  de  la  terre,  à  Bossuet, 
passage  non  calculé  et  qui  n'est  pas  peut-otre  une  bizarrerie 
du  hasard.  Au  moins,  en  prenant  ses  Sermons,  c'a  été  pour 
moicorame  une  conséquence.  On  cherche  volontiers  Dieu, 
après  la  vue  du  mal  contre  lequel  on  est  si  faible  sans  lui. 
Depuis  doux  ou  trois  ans  environ  Bossuet  est  mon  livre,  à  la 
fois  comme  conseil  et  comme  topique  moral  à  ma  vie,  mais 
aussi  co:nme  culte  d'art  et  comme  étude  perpétuelle  des  se- 
crets du  génie.  Je  le  lis  et  relis  sans  cesse,  au  milieu  de  toute 
espèce  de  travail,  comme  dans  mes  nuits  oisives,  ou  mes 
langueurs  de  jour.  Je  le  médite  ;  je  raffine  sur  tous  les  détails 
de  sa  vie,  de  ses  actions,  de  ses  œuvres  ;  je  cherche  à 
me  le  représenter  toujours  ou  à  l'action,  ou  à  la  composition. 
Sous  ce  dernier  rapport,  ses  sermons  me  plaisent  surtout. 
C'est  dans  ce  travail  qu'il  s'est  formé,  ce  sont  les  premiers 
jets  de  son  génie  ;  et  la  trame  en  a  encore  cette  transparence  ' 
qui  permet  de  voir  courir  la  navette  du  sublime  ouvrier 
que  bientôt  nul  ne  pourra  plus  suivre  sur  la  toile  achevée 
et  serrée  couverte  de  la  splendeur  de  dessins  magnifiques. 
Arrivé  à  sa  perfection,  le  procédé  du  grand  écrivain  ne 
se  trahit  plus. 

J'ai  relu  le  sermon  Sur  la  nécessité  de  travailler  à  son  saluty 
pnU'hé  à  la  cour,  devant  Louis  XIV  le  !*'•*  dimanche  de  l'avent 
sur  ce  texte  :  horw  estjam  nos  de  somno  surgere.  Je  me  suis 
appliqué  la  leçon,  et  je  considérais  avec  eff*roi  combien  peu 
depuis  un  an  ma  vigilance  sur  moi  tant  projetée  avait  pros- 
péré :  il  m'a  semblé  que  je  reculais  au  lieu  d'avancer  dans  la 
voie  oit  je  me  sentais  presque  entraîné  il  y  à  un  an.  Le  breu- 
vage d^ assoupissement  me  remonte-t-il  de  nouveau  à  la  tête  ? 
Je  le  crains.  Bien  des  causes  en  remplissent  la  coupe.... 

Ces  examens  do  conscience  amenés  par  une  lecture  de  Bossuet  abon- 


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I  UNE  PAGE  DE  P -F 

nt  dans  le  Journal  intime  de  P 
voici  un  encore,  daté  du  14  na 

Bossuet,  Traité  de  la  conci 
\\iT  m'édifier  par  la  rencoi 
i  mon  esprit  et  de  mon  c 
is  tombé  sur  le  chapitre  X 
«  Mon  Dieu,  que  vous  pun 
Torgueildes  hommes  !  La 
se  proposent,  et  vous^  S 
vous  ?  En  leur  ôtant  cette 
quefois,  car  vous  en  êtes 
vous  rôtez  comme  il  vouî 
Cette  phrase  est  tombée  si 
ux  solitaire  je  rêvai  penda 
)nsumé  mes  jours  et  mes  n 
Impression  ardente  de  mes  n 
lorations,  car  j'ai  souvent 
3la  devait  me  donner  un  i) 
l'a  été  enlevé,  ou  est  rèsl 
irs  d'impuissance  plutôt 
artiels. 

Ce  que  Bossuet  me  dit 
:h.  XIX  de  ce  Traité  de  la 
i  où  j'avais  trésor.,.  Mon  j 
gnes  qui  flamboyaient  de 
ueil  trompé,  c'est  de  m'hi 
instant  même  où  je  vais 
liblesse  de  la  nature  se  ré 
i  récompense  de  mon  orgt 
Oui,  que  ce  livre  voie  le  j 
ne  ombre  de  nom.  Et  j- 
osais;  que  dis-je,  je  Tosec 
ous  me  faisiez  voir  la  véri 
le  donniez  de  la  propage] 
ont  vous  m'auriez  animé 
aveu  sincère  de  ce  triste 
ue  je  peux  aujourd'hui  ;  d 
ar  degrés  ! 


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UNE  PAGE  DE  P.-F.  DUBOIS  SUR  HOSSUET  k%\ 

Il  est  difficile  de  n'Âtre  pas  ému  par  cette  admirable  sincërité  d'âme. 
Elle  éclate  partout  dans  le  Journal  intime  de  P.  F.  Dubois.  On  com- 
prend, en  lisant  ses  feuillets  jaunis,  que  Dieu  ne  pouvait  pas  rester 
insensible  à  son  ardente  prière.  Il  l'a  conduit  par  d'innombrables  et 
douloureux  degrés  à  ce  mieux  qu'il  réclamait  avec  larmes  :  à  la  vérité, 
c'est-à-dire  à  la  foi. 

H.  Matrod. 


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BIBLIOGRAPHIE 


Vie  Spirituelle  de  la  servante  de  Dieu,  Marie-Madeleine- 
Victoire  DE  Bengy,  Vicomtesse  de  Bonnault  d'Houët,  fon- 
datrice de  la  Société  des  Fidèles  Compagnes  de  Jésus,  par 
le  P.  Stanislas,  frère-mineur  capucin  de  la  province  de 
Paris.  —  Paris,  Œuvre  de  Saint-François  d'Assise,  5,  rue  de 
la  Santé,  XIII%  et  librairie  Charles  Poussielgue,  15,  rue 
Cassette,  IV*  in-12  de  XII  —  388  pages,  prix  :  3  fr. 

H  y  a  quelques  années,  le  R.P.  Stanislas  publiait  une  Hotice  sur  la  vie 
et  les  œuvres  de  Madame  de  Bengy.  Pressé  par  le  temps,  il  n'y  donnait 
(fu'une  place  restreinte  aux  exemples  de  vertus  qu'elle  nous  a  laissés. 
Ceux-ci  en  effet  avaient  été  consignés  dans  deux  grands  cahiers  in- 
^olio  de  notes  intimes  et  de  témoignages  dont  Texploration  eut  exigé 
un  temps  qui  n'était  pas  alors  à  sa  disposition.  Il  revient  aujourd'hui 
sur  cette  partie  négligée  de  la  vie  de  la  sainte  fondatrice  et  en  fait  If 
sujet  du  présent  volume.  Après  avoir  étudié  avec  amour  ces  précieux 
papiers  d'abord  négligés,  il  étale  devant  nos  yeux  le  trésor  intime 
qu'ils  contiennent.  Il  écrit  ainsi  la  vie  spirituelle  de  Mme  d'Houét  et  en 
suit  le  cours,  non  dans  le  développement  de  sa  Société,  mais  dans  celui 
de  ses  vertus  personnelles  :  livre  éminemment  utile  aux  religieuses 
dont  le  genre  de  vie  se  rapproche  de  celui  des  Fidèles  Compagnes  de 
Jésus  et  délicieux  à  lire  pour  quiconque  goûte  l'humilité  et  la  sim- 
plicité. Le  parfum  discret,  mais  pénétrant  et  doux,  de  ces  vertus,  l'im- 
prègne. On  dirait  quelquefois,  quand  on  le  feuillette,  lire  les  Fioretti, 
ou  plutôt  les  premiers  chroniqueurs  de  l'ordre  franciscain.  Ainsi, 
page  320  :  «  Au  commencement  de  la  maison  de  Limerick  la  vénérée 
Mère  a  loué  une  petite  maison,  en  attendant  d'en  avoir  une  plus  con- 
venable. Cette  maison  était  si  petite  que  la  chambre  où  l'on  se  tenait 
pendant  le  jour  devait  servir  de  dortoir  pendant  la  nuit  ;  tous  les 
matins  les  lits^  très  maigres,  étaient  mis  dans  une  armoire  et  cette 
chambre  servait  alors  de  parloir, de  cuisine  et  de  chambre  commune.» 


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UIBUOGRAPHIK  'i43 

N'est-ce  pas  le  genre  de  confortable  qui  régnait  à  Ilivo-Torto  ?  — 
Après  Tins  lallation,  voici  les  menus,  page  265  :  a  Dans  un  voyage, 
nous  nous  sommes  arrêtés  une  nuit  à  Annecy.  Notre  mère  me  demanda 
ce  que  je  voulais  pour  souper.  Je  lui  ai  répondu:  «  Ce  que  vous 
voulez,  ma  mère,  o  Elle  dit  :  «  Alors  nous  aurons  une  petite  salade.  » 
Et,  après  avoir  soupe  de  notre  salade  et  de  pain  sec,  elle  me  dit  :  a  N'est- 
ce  pas  que  nous  avons  soupe  comme  deux  petites  reines  ?»  —  On 
dirait  saint  François  soupant  avec  frère  Léon.  Les  perles  de  ce  genre 
abondent  dans  le  volume.  Elles  y  brillent  sur  un  fond  solide  de  com- 
mentaires et  d'explications  tirés  des  auteurs  spirituels  les  plus  auto- 
risés et  les  plus  compétents  pour  former  un  tout  qui  pénètre  l'âme^  la 
calme  et  la  fortifie. 

H     M4TR00. 


Manuel  Pratique  à  Vusage  des  Fondateurs  et  Administra- 
teurs des  Caisses  rurales^  par  Louis  Durand,  président  de 
rUnion  des  Caisses  Rurales  el  Ouvrières.  —  5®  édition, 
adapté  aux  caisses  de  droit  commun,  (Loi  de  1867)  —  et 
aux  caisses  syndicales,  (Loi  de  1894)  —  Paris.  Maison  de 
la  Bonne  Presse  —  0  fr.  30. 

L'année  dernière  M.  Louis  Durand^  président  de  l'Union  des  Caisses 
Rurales,  propagateur  actif  du  crédit  agricole,  a  fait  paraître  une  nou- 
velle édition  de  son  manuel  pratique  —  Les  précédentes  éditions  ne 
donnaient  qu'une  forme  de  caisse  rurale  :  la  forme  des  sociétés  de  droit 
commun,  régies  par  la  loi  du  24  juillet  1867.  —  On  n'avait  pas  vu 
jusque-là  d'avantages  ;  on  avait  vu  au  contraire  de  graves  inconvénients 
à  se  servir  de  la  loi  de  1804  sur  les  syndicats  agricoles.  Mais  depuis 
que  la  loi  de  1804  a  été  amendée  par  une  autre  loi  du  20  juillet  1001, 
la  forme  syndicale  offre  à  peu  près  les  mêmes  avantages  que  la  forme 
de  droit  commun.  Aussi  M.  Durand  donne-t-il,  dans  cette  5®  édition,  les 
règles  à  suivre  pour  fonder  et  gérer  la  caisse  rurale  selon  Tune  et  l'autre 
formes. 

Diverses  modifications  législatives  se  préparent  encore  concernant 
les  caisses  de  crédit  et  elles  rendront  nécessaire  avant  longtemps  une 
nouvelle  édition  du  manuel.  En  les  attendant  l'édition  de  1902  est  le 
manuel  nécessaire  aux  fondateurs  et  administrateurs  des  caisses  rurales. 


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/i44  BIBLIOGRAPHIK 

Qu'il  nous  soit  permis  de  rappeler  à  ce  sujet  que  ces  institutions  de 
crédit  populaire  —  qu'elles  s'appellent  Caisses  Ouvrières  ou  Banques 
populaires  —  ne  sont  pas  seulement  des  œuvres  fécondes  de  moralisa- 
tion.  Le  R.  Père  Joseph  d'Aurenzan,  capucin,  résumait  ainsi  au  troi- 
sième Congrès  du  Tiers-Ordre  Franciscain,  leurs  bienfaits  dans  Tordre 
moral  et  religieux  :  la  Caisse  Rurale  —  fait  pratiquer  la  charité  pater- 
nelle :  —  elle  maintient  ou  ramène  les  bonnes  mœurs  ;  —  met  en 
honneur  l'honnêteté  d'une  sévère  probité  ;  fait  déseher  les  auberges  et 
les  cafés  ;  elle  est  un  justicier  ;  ~  elle  prévient  ou  arrête  les  procès  ;  — 
excite  à  l'épargne  ;  —  rend  expert  dans  le  maniement  des  affaires. 

Les  Catholiques  français  sont  encore  loin  d'ayoir  compris,  aussi  bien 

que  les  Allemands  et  les  Belges  l'importance  de  cette  sorte  d'œuvres  ; 

du  moins  ils  ne  mettent  pas  à  les  créer  et  à  les  soutenir  le  même  zèle 

ni  la  même  activité. 

Fr.  Aimé. 


La  Doctrine  Spirituelle  d'après  la  Tradition  et  l'Esprit 
DES  Saints,  par  le  R.  P.  Mathieu  Joseph  Rousset,  des 
Frères  Prêcheurs  ;  —  2  vol.  in-18®,  4  fr.  50.  —  Paris,  Le- 
thielleux  ;  —  t.  I,  —  La  Vie  Spirituelle  ;  t.  II,  De  l'Union 
avec  Dieu  ou  la  Perfection  Spirituelle. 

Voici  un  ouvrage  que  nous  sommes  heureux  d'avoir  à  présenter  aux 
lecteurs  des  Etudes   Franciscaines. 

C'est  une  «  véritable  petite  somme  de  théologie  ascétique,  à  la  fois 
doctrinale  et  pratique  »  (1)  que  l'auteur  a  eu  le  désir  de  faire  :  à  notre 
avis  il  a  pleinement  réussi  et  nous  Ten  félicitons  tout  de  suite. 

Fatigué  comme  bien  d'autres  de  la  multiplicité  et  malgré  leur  com- 
plication, de  l'insuffisance  de  beaucoup  de  traités  modernes  sur  ce 
sujet,  le  R.  P.  Rousset  a  voulu  puiser  à  la  véritable  source,  à  TEcole 
des  Saints,  une  doctrine  ascétique  à  la  fois  simple  et  substantielle  con- 
tenant les  vérités  fondamentales,  toute  la  moelle,  sans  s'embarrasser 
d'une  multitude  de  détails. 

Ce  n*est  donc  pas  une  Œuvre  personnelle  ou  originale  que  l'auteur 
a  voulu  faire.  Tout  au  contraire,  il  nous  promet  de  ne  nous  dire  que 
ce  qu'il  aura  appris  lui-même  des   Saints  —  des   Saints  de  l'Ecole 

(1)  Préface,  p.  XV. 


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BIBLIOGRAPHIE  445 

dominicaine  de  préférence  —  et  il  tient  parole  :  peu  de  passages  de  «  la 
doctrine  spirituelle  »  sont  de  la  plume  du  R.  P.  Rousset.  —  li  y  a 
cependant  dans  cet  ouvrage  quelque  chose  de  bien  personnel  et  qui 
n'est  pas  d'un  mérite  médiocre.  Le  R.  P.  a  su  d*abord  saisir  et  discer- 
ner dans  les  écrits  des  Saints  les  points  essentiels  de  la  doctrine  ascé- 
tique ;  il  a  fait  ensuite  un  heureux  choix  des  passages  les  plus  forts, 
les  plus  clairs,  les'plus  pratiques,  pour  exposer  cette  doctrine  ;  enfin 
avec  tous  ces  morceaux  si  bien  choisis  il  a  su  reproduire,  en  les  dis- 
posant selon  un  plan  parfaitement  net  et  didactique,  un  enseignement 
complet  de  la  doctrine  spirituelle.  Ainsi,  son  ouvrage  est  comme  une 
belle  mosaïque  qui  donne  avec  tous  ces  traits  caractéristiques  la  phy- 
sionomie du  vrai  chrétien  vivant  de  la  vie  surnaturelle. 

La  Doctrine  Spirituelle  complète  comprend  deux  parties  correspon- 
dant aux  deux  volutnes.  Chaque  partie,  et  chaque  volume  peut,  il  est 
vrai,  s'étudier  séparément  et  former  un  tout  :  cependant  V  Union  à  Dieu 
ou  la  Perfection  Spirituelle  suppose  connus  les  principes  et  la  pratique 
de  la  Vie  Spirituelle,  et  de  même  celle-ci  appelle,  comme  son  couronne- 
ment, la  Perfection  Spirituelle. 

L'auteur  partage  chacun  de  ses  volumes  en  trois  livres  ou  sections 
distinctes. 

Le  premier  livre  est  consacré  à  Texposé  des  principes,  soit  de  la 
Vie  Spirituelle^  soit  de  V  Union  à  Dieu,  Cette  partie,  dans  les  deux  vo- 
lumes, est  plus  théorique,  mais  la  théorie  est  exposée  d'une  manière 
fort  pratique. 

Le  second  livre  indique  nettement  quelques  moyens,  très  utiles  pour 
avoriser  en  nous  l'épanouissement  de  la  vie  spirituelle  et  deTUnion  à 
Dieu. 

Le  troisième  livre  est  un  recueil  d'exercices  spirituels  :  prières,  as- 
pirations, etc  —  propres  à  guider  Tâme  de  tout  près  dans  son  travail  de 
dépouillement,  de  purification,  d'union  à  Dieu. 

Il  circule  à  travers  toutes  ces  pages\une  riche  sève  de  vie  chrétienne 
et  nous  osons  assurer  que  toute  personne  qui  se  nourrira  de  cette  doc- 
trine en  sentira  son  âme  plus  forte,  plus  dégagée,  plus  vivante. 

Entre  autres  choses,  nous  remercions  le  R.  Père,  d'avoir  mis  en 
bonne  lumière  la  nécessité  pour  tout  degré  de  la  vie  spirituelle,  de  la 
dévotion  à  la  Sainte  Humanité  de  Notre-Seigneur.  Il  serait  vraiment 
étrange  que  le  Verbe  fait  chair  et  descendu  ici-bas  pour  être  la  voie  de 
toute  sainteté,  le  docteur  de  toute  vérité,  la  source  de  toute  vie,  —  il 
serait  étrange  que  THomme-Dieu  sans  lequel  nul  ne  peut  aller  au  Père, 


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i'i<>  BiBLlOGKAPlljE 

—  pût  devenir  un  obstacle  à  un  progrès  quelconque  de  l'âinc  vers  son 
Dieu. 

Nous  remercions  encore  l'auteur  d'avoir  insisté  à  dessein  surTunion 
à  Dieu,  et  d'en  avoir  exposé  avec  soin  les  moyens,  les  phases,  les 
pures  joies  ;  d'avoir  pour  ainsi  dire  tnis  cette  union  à  la  portée  de  toute 
âme  de  bonne  volonté.  Aujourd'hui  le  naturalisme  déborde  partout. 
Après  avoir  éteint  dans  les  âmes  des  fidèles  la  notion  et  partout  le  dé- 
sir d*une  vie  surnaturelle  plus  intense,  ce  mal  envahit  même  les  cloîtres, 
où  il  menace  de  réprimer  l'élan  des  âmes  religieuses  vers  la  perfection, 
vers  l'union  à  Dieu.  Eh  bien  I  à  rencontre  de  ce  courant,  il  fait  bon  en- 
tendre dire  que  toutes  les  âmes  peuvent  êtres  appelées  et  sont  poussée^ 
par  l'esprit  de  grâce  vers  celte  union  toujours  plus  étroite  à  Dieu;  il 
fait  bon  voir  que  cette  perfection  de  vie  spirituelle  n'est  pas  une  fa- 
veur extraordinaire  réservée  aux  seules  âmes  que  Dieu  soulève  par 
Textase  et  conduit  par  les  voies  du  miracle. 

Le  R.  P.  Rousset  a  publié  un  autre  ouvrage  (1)  dont  le  Général 
actuel  des  Chartreux  a  voulu  que  chacun  des  religieux  de  son  ordre  eut 
entre  les  mains  un  exemplaire  ;  nous  souhaitons  que  la  Doctrine  Spirî- 
tuelle  se  trouve  aussi  entre  les  mains  de  beaucoup  de  personnes  et  dans 
le  monde  et  dans  les  cloîtres  :  ce  livre  remplacerait  avantageusement 
beaucoup  d'autres. 

Fr.  Aimé. 


MÉLANGES,  par  J.-P.  Tardivel,  1  vol.  in-12  de  349  pages. 
Demers,  Québec. 

Aux  esprits  curieux  de  connaître  le  mouvement  religieux,  politique, 
social  et  politique  au  Canada,  cette  France  d^Outré-Atlantiquc  encore 
si  mal  connue  chez  nous,  on  peut  recommander  ce  livre,  le  troisième 
d'une  série,  d'un  excellent  écrivain  de  Québec.  M.  Tardivel  qui,  depuis 
plus  de  vingt  ans,  dirige  avec  autant  de  courage  que  de  talent,  la  Vé- 
rité de  Québec, est  Tauleur  d'un  curieux  roman  vraiment  apologétique, 

(t)  Directorium  asceticum  in  quo  de  Eruditione  viri  spirilualis  tuiissima 
Sanctorum  Doctorum  documenta  Iraduntur.  —  In-lS,  2  f r  50.  —  Pari». 
Lethielleux. 


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^°°8i^L 


lUULIOiiRAl'HIfc  Vi7 

pour  la  patrie,  de  noies  de  voyage  point  du  tout  banales,  d'une  brochure 
très  remarquée,  La  Langue  française  au  Canarfa,  et  d'un  ouvrage  tramé 
de  documents  sur  la  Situation  religieuse  aux  Etats-Unis  qui  le  révéla 
chez  nous,  voici  trois  ans.  Comme  ceux  qui  l'ont  précédé,  son  nou- 
veau volume  de  Mélanges  est  composé  d'articles  parus  dans  la  Vérité  et 
forme  un  tableau  des  événements  et  des  idées  où  abondent  les  matériaux 
précieux  pour  les  historiens  futurs.  Enfin,  tout  imprégné  du  plus  pur 
esprit  catholique,  il  contient  maintes  leçons  qui  sont  à  méditer  sous  le 
ciel  de  la  vieille  France  aussi  bien  que  sous  celui  de  la  nouvelle. 

Alph.  Gbrmain. 


Les  Missions  du  Japon,  par  Debroas,  1  vol.  gr.  in-8'' illustré. 
Marne  et  fils,  Tours-Paris. 

Ce  livre  est  une  synthèse  heureusement  établie  d'après  les  ouvrages 
les  plus  surs  et  les  documents  les  plus  récents.  Les  travaux  entrepris 
ou  accomplis  par  les  ouvriers  apostoliques  depuis  le  jour  où  saint 
François-Xavier  atterrit  à  Kagoshima  jusqu'à  l'heure  présente  y  sont 
résumés  d'une  manière  attachante.  Nul  ne  lira  sans  émotion  les  pages 
consacrées  aux  premiers  martyrs,  à  la  courageuse  tentative  de  l'abbé 
Sidotti  et  à  la  découverte,  en  1805,  des  chrétiens  descendants  des  in- 
digènes convertis  auXVII«  siècle.  Et  beaucoup  se  réjouiront  de  trouver 
en  abondance  des  renseignements  précis  sur  Faction  de  nos  diplomates, 
sur  les  multiples  œuvres  instituées  par  nos  missionnaires  dans  ces 
douze  dernières  années  et  sur  l'état  d'esprit  actuel  des  Japonais. 

Alpu.  Germain. 


La  LÉGETNDE  DE  SAINTE  Thaïs  (Hull.  de  HUér.  ecclés.  publié 
par  rinstit.  calh.  de  Toulouse)  par  M*'  Battifol,  juillet- 
octobre  1903. 

Qui  ne  connaît  de  nom  la  célèbre  courtisane  Thaïs  convertie  par  le 
luoine  Paphnuce  ?  Les  Parisiens  Tont  pu  voir  en  personne  tout  ré- 
cemment au    musée  Guinict,  et   il    n'est   âme  qui    vive  qui  ne  se  soit 


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'i48  BIBLIOGRAF 

émue  au  souvenir  des  pénitences  de  1 
instruments  de  macération.  Or  il  n*exisi 
toire  de  Thaïs,  qu'on  le  veuille  ou  qu' 
fond  qu'une  fable  ou  plutôt  un  conte 
1V«  siècle.  Les  récits  de  la  religieuse 
Marbode  de  Rennes,  du  dominicain  Ja< 
de  M.  Anatole  France  ne  sont  que  des  \ 
et  M.  Gayet,  qui  a  consacré  tout  un  li 
pour  ses  frais  :  son  point  de  départ  r 
donné  par  l'inscription  à  la  momie  es 
courtisane  est  Tat9(a.  Lisez  Mf  P. 
(jue  sainte  Thaïs  n  a  jamais  existé. 


CUM  1 


Vannes.  —  Imprimene  LAFOLYE  F 


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Gor-' 


SOIT  LOUÉ  JVOTBE-SEIGNEUR  JÉSUS-CHRIST  TOUJOURS  ! 


DE  L'ORIGINE  FRANÇAISE 


DE 


SAINT  FRANÇOIS   D'ASSISE 


Notre  dessein,  en  publiant  la  présente  note,  n'est  nullement 
de  projeter  Téclat  d'une  lumière  éblouissante  sur  un  problème 
depuis  longtemps  posé  et  non  encore  résolu.  Notre  but  est 
d'apporter  dans  les  éléments  de  la  question  une  contribution 
très  modique,  mais  nouvelle,  et  de  dire  : 

Il  y  a  des  documents  antérieurs  à  l'assertion  de  Frassen 
pour  insinuer  l'origine  française  de  saint  François. 

Dans  une  très  intéressante  étude  sur  la  mère  de  saint 
François  publiée  aux  Annales  Franciscaines,  le  R.  P.  Edouard 
d'Alençon  pense  «  qu'elle  était  de  noble  lignage  et  que,  selon 
une  tradition  qui  nous  est  chère,  la  France  aurait  été  son 
pays  d'origine  »  (1).  Il  s'appuie,  pour  affirmer  cette  croyance, 
sur  le  dire  de  Frassen  qui  écrivait  en  1694  ces  paroles  :  «  La 
France  a  la  gloire  de  luy  avoir  donné  naissance,  puisqu'elle 
est  issue  de  l'illustre  maison  de  Bourlemont,  ainsi  qu'il  paroist 
par  un  ancien  manuscrit  conservé  dans  les  archives  de  cette 
très  noble  famille  (2)  ». 

«  Il  n'y  a  rien  d'impossible,  dit  de  son  côté  M.  Sabatier,  à 
ce  qu'elle  (Pica)  ait  été  d'origine  provençale,  mais  rien  dans 
des  documents  dignes  de  foi  ne  l'indique.  Elle  descendait 
sans  doute  de  souche  nobiliaire,  caries  documents  antérieurs 
lui  donnent  toujours  le  nom  de  domina  (3)  ». 

D'autres  auteurs,  comme  le  P.  Léopold  de  Chérancé,  admet- 
tent aussi  de  confiance  l'origine  française  et  provençale  de  la 


(1)  Annales  Franciscaines^  tome  xvii,  p.  57. 

(2)  La  Règle  du  Tiers-Ordre^  1694,  p.  272.  Ce  passage  a  été  réimprimé, 
dans  la  8*  édition,  de  1752. 

(3)  Vie  de  saint  Frjnçois,  Paris,  1894,  p.  8,  note  2.  —  Cristofani,  tome  I. 
p.  78  et  suivantes. 

E.  F.  —  X.  —  30 


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450  DE  L'ORIGINE  FRANÇAISE  DE  SAJ 

mère  de  saint  François  sans  se  do 
trace  des  Bourlemont  en  Provence 

Sur  quel  document  Frassen  a-i 
Voilà  le  nœud  du  problème. 

La  Bibliothèque  nationale  de  Pî 
manuscrit  qui  pourrait  mettre  sur 
codex  a  pour  titre  :  Chronique  di 
1556,  relié,  et  comprend  56  feuillet! 
«  Remus  et  Romulus  qui  estoient 
Romme  sur  le  Tybre  ;  elle  fut  af 
Romulus  la  fonda...  » 

Après  quelques  détails  sur  Clov 
les  comtes  de  Langres  (fol.  3  \^),\\ 
car  le  codex  n'est  qu'une  copie, 
généalogie  de  Grancey  (fol.  4  v^)  et  ( 

La  valeur,  du  ms.  4945  est  indiqu 
ligne  1,  on  lit  ce  qui  suit  :  «  De 
Adelyne,  fille  du  comte  Langrei 
duchesse  d'Orléans,  fit  première 
aulcunes  histoires  qui  parlent  du  t 
Nostre  Seigneur.  Après  ce,  vint 
Ghaulney  de  Tilley,  grand  archid 
droict  canon  et  civil,  chancelier  < 
Malregards,  viconte  d'Orléans  et 
Ghallancey,  évesque  de  Grèce,  i( 
histoire.  Tan  de  Notre-Seigneur,  n 

Au  folio  53  V*,  on  lit  encore  :  «  L 
lemont  firent  ces  addictions  Tan 
devant  sainct  Barnabe   apostre  à 
certain  volume  de  chronique  appai 
Mailly  chevalier,  seigneur  d'Arc  si 
Pasques  1556.  » 

Un  peu  plus  haut  est  cette  demi 
Blamont  dame  de  Grancey  adjouxt 
en  ce  livre  que  saincte  Elizabel 
Hongrie  est  du  lignaige  de  Blamc 
de  quoy  elle  se  ceignoit  est  encc 
garde  moult  honorablement  »  (l). 

(1)  Id.  fol.  52  vo. 


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DE  L'OaiGINB  FRANÇAISE  D£  SAINT  FBANÇOIS  VASSISE  451 

Le  P.  Frassen  n'aurait-il  pas  eu  connaissance  de  la  Chro- 
nique de  Granceyy  ou  d^un .  document  de  même  famille  ? 
Plusieurs  fois  celte  chronique  dit  que  saint  François  descend 
des  Bourlemont,  et  par  eux  des  Grancey  (1)  :  Fol.  42  r*  : 
«  Elisabeth  fut  fille  au  d^ic  [Jean]  de  Laon  (2)  et  de  la  com- 
tesse de  Bourlemont  et  de  ceste  Elisabeth  qui  estoit  femme 
le  préfet  de  Homme  descendit  [fol.  42  v®]  sainct  Grégoire 
qui  fut  appostole  de  Romme  et  de  cette  racine  descendit 
sainct  Alexis. 

«  De  celle  dame  dessud.  descendit  une  racine  très  pouvre 
de  laquelle  fut  extraict  sainct  François  d'Assise. 

«  Saint  Françoys  avoit  toute  ihaniere  de  gens  et  par 
devant  toutes  choses  il  aymoit  les  gentilz  hommes.  Il  prioit 
Nostre  Seigneur  dévotement  que  il  demontroit  dont  ce  li- 
naige  estoit  venuz  ;  un  ange  luy  respondant  qu'il  estoit 
extraict  de  la  femme  d'ung  sénateur  de  Romme  laquelle  fut 
fille  d'ung  duc  de  Léon  et  comte  de  Bourlemont. 

«  Quant  sainct  Françoys  sceut  qu'il  estoit  extroict  des 
comtes  de  Bourlemont,  il  pria  Nostre  Seigneur  humblement 
et  dévotement  qu'il  lui  daigna  demonstrer  de  quelle  vye 
estoit  le  comte  de  Bourlemont.  Nostre  Seigneur  luy  envoya 
par  ung  ange  ung  livret  enquel  la  vye  des  comtes  des  Bour- 
lemont et  le  linaige  estoit  contenu  mot  à  mot  ainsi  comme  il 
est  dict  dessus.  »  (3) 

Nous  avons  tenu  à  donner  la  citation  tout  entière.  Le  do- 
cument, on  le  voit,  est  loin  de  mériter  toute  croyance.  Si 
d'un  coté  il  affirme  que  saint  François  descend  des  Bobrlemont 
(voir  encore  au  folio  49  v^),  de  l'autre  côté,  il  s'embarrasse 
tellement  d'inexactitudes,  d'impossibilités  et  de  faussetés 
qu'on  hésite  à  lui  accorder  une  autorité  quelconque. 

(1)  Le  même  ms.  attribue  aux  comtes  de  Bourlemont  la  fondation  de  deux 
monastères,  dont  l'un  de  Prémontrés,  en  leurs  propres  héritafçcs,  «  et  ces 
deux  lieux  religieux  demeurèrent  paisiblement  et  sans  noise  et  soubz  la 
garde  des  comtes  de  Bourlemont  comme  fondateurs  et  patrons.  »  Fol.  12  \^. 

(2)  Ce  Jean  eut  trois  fils  et  une  fille,  «  le  premier  fils  fust  évesque  de 
Troyes...  le  second  fils  fut  duc  de  Laon...  le  tiers  fut  comte  de  Bourle- 
mont... la  fille  fut  appelée  Ysabel  et  fut  femme  &  ung  sénateur  de  Romme  qui 
estoit  prefect  et  prêteur.  »  Id.  fol.  \2  r**. 

(3)  Voir  au  fol.  49  r»  une  autre  mention  de  saint  François,  à  propos  di' 
Sanlx  doyen  de  Langres. 


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452  DE  L'ORIGIISE  FRANÇAISE  DB  SAINT  FRANÇOIS  D'ASSISE 

Où  a-t-on  pris,  par  exemple,  que  «  des  comtes  de  Bour- 
lemont  fut  extraict  sainct  Patrice,  evesque  d'Irlande  (li  »; 
oii  se  trouve  la  preuve  que  saint  François  fut  «  envoyé  du  Pape 
en  France  ?  »  Notre  manuscrit  descend  même  dans  les 
détails.  Le  séraphique  Père,  d*après  lui,  serait  venu  jusqu'à 
Villey  sur  Tille  (2),  il  aurait  assisté  à  la  cérémonie  de  la 
dédicace  d'une  église  faite  par  Gauthier  évoque  de  Lan- 
gres  (3)  ;  ce  jour-là  depuis  tierce  jusqu'à  none  il  aurait 
prêché  au  peuple,  et,  pendant  qu'il  parlait,  un  serpent  serait 
sorti  de  terre  en  sifflant,  mais  le  saint  «  fit  le  signe  de  la 
croix  et  le  signe  faict  le  serpent  entra  humblement  en  la  terre 
et  ne  peust  oncques  François  [voir]  où  il  se  boutta,  car  on  n'y 
veoit  point  de  perthuys  ne  oncques  puis  on  ne  Ta  vu  »  (4). 

11  est  bien  clair  que  ce  sont  là  des  rêveries.  Mais  n'eu 
reste-t-il  pas  moins  vrai  que  la  tradition  de  l'origine  française 
de  saint  François  est  antérieure  au  XVII*  siècle  ?i\e  la  retrouve 
t-on  pas  dès  le  XYI*  siècle  ?  Ne  la  rencontre-t-on  pas  même 
au  XIY**  siècle  ?  Car,  il  faut  le  remarquer,  si  notre  manuscrit 
est  du  commencement  du  troisième  quart  du  XVI*  siècle,  en 
l'examinant  on  se  rend  compte  qu'il  se  donne  comme  Técho 
d'une  tradition  antérieure. 

II  y  a  quatre  rédacteurs  dans  la  composition  de  la  Chro- 
nique de  Graudcey  : 

1**  Adeline,  fille  du  comte  de  Langres  ; 

2®  Girard  de  Ghaulney,  archidiacre  de  Langres  ; 

S**  Le  comte  de  Bourlemont  ; 

4*  Ysabelle  de  Grancey. 

Or,  d'après  notre  manuscrit,  Adeline  écrivit  le  récit  des 
événements  antérieurs  à  Tlncarnation  (5). 

Girard  de  Ghaulney  fit  ses  additions  au  volume  en  1220. 
Ysabelle  de  Grancey  n'ajouta  que  les  détails  concernant 
sainte  Elisabeth,   et  cela  après   1319  (6).   Il   reste   donc  à 

(1)  Fol.  13  vo. 

(2)  Côte -d'Or,  arrondissement  de  Dijon. 

(3)  Est-il  nécessaire  de  faire  remarquer  qu'on  ne  trouve  de  Gauthier, 
évèque  de  Langres,  qu'au  XII»  siècle. 

(4)  Bib.  Nal.  f.  p.  4945,  fol.  47  v»  et  48  r^ 

(5)  Id.,  fol.  20.ro. 
((î)  Id..  fol.  52. 


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DE  L'ORIGINE  FRANÇAISE  DE  SAINT  FRANÇOIS  D'ASSISE  453 

conclure  que  les  événements  relatifs  à  saint  François,  son 
origine  française  ont  été  insérés  par  le  troisième  rédacteur 
de  la  Chronique^  le  comte  de  Bourlemont,  et  le  manuscrit 
nous  dit  lui-même  Tépoque  de  cette  addition,  c'est  Fan- 
née  1326. 

Ajoutons  que  la  Chronique  de  Grancey  —  l'original  s'en- 
tend —  a  certainement  été  connue  par  d^autres  que  par 
Tauteur  du  ms.  4945.  On  a  imprimé  en  1863,  à  Nancy,  chez 
Cayon-Liébault,  sous  la  rubrique  Facéties  et  curiosités 
bibliographiques  une  plaquette  dont  le  titre  est  le  suivant  : 

GÉNÉALOGIE     CVRIEVSE 

.1  V honneur  de  quantité  de  nobles  de  Bourgogne,  de 

Bassigny^  de  Champagne^  de  Lorraine^ 

et  avltres  contrées  plvs  loingtaines. 

Tirée   dvn  viel   manvscript  latin 

Escrilte  par  un  nommé 

GERARD  DE  HAVTERIUE, 

Archidiacre  de   Langres, 

Qui  monstre  comment 

SAINCT  FRANÇOIS  D'ASSISE 

est  allié  à  l'ancienne  noblesse  de  Grandcey 

en  laquelle 

sont  amplement  rapportées  et  déduictes  diuerses 

Illustrations  Sacrées^  auec  nombre  daultre^ 

alliances  auec  les  Emperevrs^  Hoys, 

Princes,  Comtes,  Haultz  Barons  ; 

voire  des  Très-Excellentz 

DVCS   DE   LORRAINE, 

Des   comtes  de   Bar,  de  Vavldemont, 

de    Langres ,    de   Champagne ,    des   ducs 

de    Bovrgogne,    oultre   certaines   de   Lignagnes 

%  d'Ancienne  Cheualerie  d^  Lorraine  \ 

de  grantz  et  renommés  personnages 

PARANGONS    DE    LEURS    RACES    (1) 

Cette  généalogie  curieuse  mentionne  sur  le  prétendu  vo- 

(1)  Brochure  in-S»   de  IV  et  24  p. 


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454  DE  LORIGINE  FRANÇAISE  DE  SAINT  rRANÇOIS  DASSISB 

yage  de  saint  François  en  Bourgogne  des  détails  absolument 
semblables  à  ceux  que  donne  le  ms.  4945.  Toutefois  si  elle 
parle  des  Grandcey,  dont  la  véritable  origine  ne  remonte 
qu'aux  premières  années  du  XI"*  siècle,  elle  ne  mentionne 
aucunement  les  Bourlemont.  Elle  indique  en  outre  que  saint 
François  est  d'origine  française  par  son  père  Bemardone, 
tandis  que  le  ms.  4945  ne  précise  d'aucune  façon  et  ne  dit 
pas  si  c'est  par  son  père  ou  par  sa  mère. 

Documents  indignes  de  foi  tant  que  Ton  voudra  !  Il  est 
impossible  en  eifet  de  se  porter  garant  de  la  valeur  historique 
de  la  Chronique  de  Grandcey  et  de  la  Généalogie  curieuse.  Ce 
n'en  est  pas  moins  une  vérité  assurée  : 

Dès  le  XVI^  siècle,  dès  le  XIV*  siècle,  bien  avant  la  Règle 
du  Tiers-Ordre  de  Fraâsen  par  conséquent,  onattribuaità  saint 
François  une  origine  française.  Cette  tradition  est-elle  fon- 
dée, ne  l'est-elle  pas  ?  Ce  n'est  pas  la  question.  Ce  qui  est 
vrai,  c'est  que  cette  tradition  existait  dès  le  XIV®  siècle. 

Quant  aux  Bourlemont,  ils  ne  sont  pas  de  noblesse  pro- 
vençale ;  tout  porte  à  les  regarder  au  contraire  comme  une 
famille  bourguignone  et  de  fait  les  archives  de  la  Côte-d'Or 
et  des  Vosges  nous  révèlent  leur  existence  dès  le  XIP 
siècle  (1). 

F.  Ubald  d'Âlençon. 


(1)  Annales  Franciscaines  y  tome  xvi,  p.  473. 


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L 


LE  XVir  ET  LE  XVI»-  SIECLES  LITTÉRAIRES 
EN    FRANCE 

Suite  (t). 


La.  Rochefoucauld 

Le  XIX*  siècle  semble,  tant  il  a  critiqué,  avoir  inventé  la 
critique.  II  n'en  est  rien,  et,  sans  cesser  d'admirer,  dans 
Villemain,  dans  Nisard,  dans  Sainl-Marc  Girardin,  dan* 
Ozanam,  voire  même  dans  Taine,  si  bien  doué  par  la  nature, 
quoique  acculé  à  l'athéisme  par  Tabsence  de  la  foi  et  Torgueil 
de  la  raison,  ce  qu'ils  ont,  chacun  en  particulier,  d'original, 
d'élégant,  de  vigoureux,  lious  devons  rendre  justice  à  la 
critique  de  ce  XVII"  siècle  dont  nous  entreprenons  cette  an- 
née, l'histoire  ou  mieux  l'esquisse  littéraire.  S'agit-il  des 
historiens  ?  Est-ce  que  notre  siècle  aurait  la  prétention 
d'avoir  inauguré  la  critique  historique  ?  M.  E.  Hello  le 
pense  ;  nous  prenons  la  liberté  d'être  d'un  avis  contraire. 

Il  nous  semble,  en  particulier,  si  nous  prenons  la  critique 
à  son  sommet  le  plus  élevé,  que  Bossuet,  après  Comines  a 
vu  les  causes  des  événements  avec  leurs  effets,  dans  les 
passions  des  hommes.  Au-dessus  des  hommes  et  de  leurs 
vices  ou  de  leurs  vertus,  il  avait  pénétré  la  cause  première, 
Dieu^  qui  mène  tout  et  attelle  à  son  char,  pour  remplir  les 
secrets  de  sa  Providence,  les  méchants  comme  les  bons. 
Dans  un  ordre  inférieur  de  la  critique,  si  le  même  Bossuet 
n'a  pas  chargé  son  Discours  sur  l'histoire  universelle  de 
notes  et  références  diverses,  d'indications  de  chapitres,  et 
même  de  chiffres  sur  la  pagination  des  auteurs  consultés; 
s'il  n'a  pas  poussé,  jusqu'au  ridicule,  l'étalage  indigeste  d'une 

4)  Totr  le  rosoieulv  d'octobre  1903. 


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456  LE  XVII-  ET  LE  XVIII*  SIÈCLES  LITTÉRAIRES 

science  plus  ou  moins  réelle,  il  n'en  avait  pas  moins  lu, 
étudié  les  nombreux  écrivains  latins  et  grecs  dont  il  citait 
les  noms  avec  quelque  négligence,  au  bas  de  la  page,  et 
dont  il  nous  donnait,  avec  son  génie  profond,  le  suc  et  la 
substance. 

Mais  passons  à  une  critique  moins  haute  et  plus  purement 
littéraire.  Si,  au  XVIP  siècle,  la  critique  n'était  pas  érigée, 
dirions-nous  bien,  en  genre,  et  si  Ton  n'en  faisait  pas  un 
métier,  n'est-ce  rien  que  ces  Préfaces  de  Racine  où  il  met 
le  beau  de  la  Tragédie  dans  «  la  majestueuse  tristesse  »  du 
sujet,  dans  l'unité  du  plan  et  sa  simplicité,  relevant  ainsi  sa 
théorie  jusqu'à  une  certaine  ressemblance  lointaine  de  Dieu, 
qui,  d'un  souffle  fit  sortir  le  monde  du  néant  ?  N'est-ce  rien 
que  ces  pages  sans  emphase,  écrites  sous  forme  de  lettres, 
de  Discours  à  l'Académie,  d'Avertissements,  d'Examens,  de 
fables,  de  comédies,  où  Fénelon,  Molière,  La  Fontaine. 
Boileau  protestent  en  faveur  de  la  nature  contre  les  «  atten- 
tats des  sots  !  »  N'est-ce  rien  que  ces  discours  de  Corneille 
sur  l'Art  dramatique,  où  il  analyse  avec  Aristote,  si  puissam- 
ment, le  cœur  humain,  et  en  fait  sortir  les  règles  de  la  tragé- 
die Lussi  bien  que  de  la  comédie? 

Et  compterez-vous  pour  peu  de  chose  la  défense  de 
l'antiquité  classique  (sous  le  titre  de  Querelle  des  anciens  et 
des  modernes)^  de  l'antiquité  classique,  disons-nous,  étu- 
diée, non  dans  son  paganisme,  mais  dans  sa  vocation  litté- 
raire et  réellement  divine  ;  car  c'était  Dieu  qui  avait  fait 
saillir,  pour  ainsi  dire,  de  la  mer,  la  Grèce,  sous  le  plus  beau 
ciel  du  monde,  avec  le  sentiment  du  beau,  le  plus  naturel 
et  le  plus  invétéré  qui  ait  jamais  été  donné  à  aucune  autre 
nation.  Nous  l'avons  dépassée,  dans  l'élévation  de  la  pensée 
chrétienne,  sans  Tégaler  dans  la  forme  ;  et  parfois  raffinés 
à  l'excès  où  fleuris  jusqu'à  l'emphase,  nous  n'avons  pas 
atteint  la  mesure  grecque  et  parfaite,  dans  la  poétique  sim- 
plicité d'un  Sophocle,  ou  la  force  et  la  précision  sans  emphase 
d'un  Démosthène. 

Niera-t-on,  pour  en  revenir  à  la  critique  littéraire  au  XVII* 
siècle,  que  le  chapitre  de  La  Bruyère,  intitulé  :  Des  Ouvrages 
de  l'esprit^  ne  soit  une  merveille  de  goût  et  de  justesse  phi- 
losophique en  même  temps  que  littéraire?  Mais  il  est  prolixe 


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LA  ROCHEFOUCAULD  457 

et  vise  à  Fesprit.  Nous  lui  préférons  de  beaucoup  La  Ro- 
chefoucauld. Dans  les  trop  rares  passages  où  les  Maximes 
abordent  les  Lettres^  il  définit  Tart  d'écrire  ou  le  bon  goût 
avec  une  force  et  une  brièveté  qu'aucun  n'a  égalé.  Nous  y 
reviendrons. 

Il  doit  beaucoup  comme  écrivain  à  un  grammairien  célèbre. 
L'année  même  où  mourait  Descartes,  s'éteignait  dans  la  pau- 
vreté le  modeste  Vaugelas,  un  habitué  de  l'hôtel  de  Ram- 
bouillet, un  Académicien  maigrement  pensionné  par  Ri- 
chelieu (1). 

C'est  l'auteur  des  Remarques  sur  la  langue  française,  Tout- 
à-tait  ignorant  des  origines  et  de  l'histoire  de  notre  idiome, 
il  eut  pourtant  un  goût  admirable  pour  l'ennoblir.  Homme  du 
monde  encore  plus  que  grammairien,  il  rapporte  tout,  dans 
le  choix  des  mots,  à  l'usage  ;  et,  si  Tusage  est  douteux,  aux 
grands  maîtres  parmi  les  écrivains.  En  résumé  «  cet  oracle  » 
du  beau  parler,  dans  la  société  choisie,  porta  à  sa  perfection 
la  langue  «  des  honnêtes  gens  »,  la  langue  polie,  comme  Des- 
cartes avait  tiré  de  l'obscurité  latine  et  pédantesque  de  la 
Renaissance  notre  langue  philosophi([ue.  La  Rdchefoucauld, 
dont  les  Maximes  ne  diffèrent  pas  essentiellement  du  genre 
élevé  et  moral  des  entretiens  du  beau  monde  d'alors,  pouvait 
écrire  comme  on  parlait,  un  peu  plus  élégamment,  toujours 
suivant  Vaugelas  (2). 

Mais  laissons,  un  instant,  les  apparences,,  pour  descendre 
au  fond  des  choses. 

Si  l'utopiste  Descartes  fait  de  l'homme  une  sorte  d'auto- 
mate sans  cœur  et  sans  imagination,  une  intelligence  infailli- 
ble ;  si  Pascal  fait  de  Dieu  un  tyran,  de  l'homme  à  peu  près 
un  néant  soulevé  de  temps  à  autre  par  une  grâce  capri- 
cieuse, La  Rochefoucauld,  moraliste  et  misanthrope,  fait  de 
V amour-propre  et  de  Végoïsme  Tunique  mobile  de  toutes  nos 
actions  (3). 

(1)  Savant  et  pauvre,  Vaugelas  se  cacha  plus  d'une  fois  pour  éviter  ses 
créanciers. 

(2)  Le  mot  est  du  P.  Bouhours^  auteur  lui-même  des  Doutes  et  nouvelles 
Remarques  sur  la  langue  française  ;  Ménage  a,  lui  aussi,  écrit  ses  Obser- 
vations sur  la  langue  française, 

(3)  îl  a  écrit  :  «  Les  vertus  se  perdent  dans  l'intérêt,  comme  les  fleuves 
dans  la  mer.  » 


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45g  le;  XVII-  ET  LU  XVÎII'  SIÈCLES  LITTÉRAIRES 

Tout  s'explique.  La  Rochefoucauld  était  né  de  parents  cal- 
vinistes. Devenu  catholique  avec  eux  il  garda  quelque  chose 
de  son  origine  ';  et  l'on  sait  que,  sous  les  rigoureuses  appa- 
rences d'une  morale  implacable,  le  protestant  cachait  et 
cache  encore  un  orgueil  noir  et  défiant,  né  de  la  Réforme  et 
de  son  libre  examen,  de  la  liberté  sans  limite  des  opinions. 
Le  doute  appelle  le  doute. 

Le  caractère  de  la  Rochefoucauld  et  les  événements  où  il 
sera  mêlé  n'amortiront  point  les  impressions  reçues  dans 
Tenfance.  Pour  le  comprendre,  il  faut  connaître  sa  vie. 

Il  est  de  1613.  Il  a  seize  ans  à  peine,  qu'il  fait  son  entrée 
dans  le  monde,  assez  tôt  pour  que  la  cour  le  corrompe  sûre- 
ment. II  a  M  la  physionomie  heureuse,  Tair  grave,  beaucoup 
d'esprit  et  peu  de  savoir  »,  suivant  Madame  de  Motteville  ;  il 
est  brave  de  sa  personne. 

C'est  alors  le  Prince  de  Marsillac,  en  attendant  que  son 
père  ne  soit  plus,  comme  on  dit  :  le  Dauphin  jusqu'au  jour 
où  le  Dauphin  hérite,  sous  le  nom  de  Roi.  Il  a  la  vue  basse, 
ce  qui  le  rend  timide  ;  plus  .tard,  il  achèvera  de  la  perdre,  au 
combat  de  là  porte  Saint-Antoine  (1652)  ;  du  moins  il  sera 
aveugle  plusieurs  jours,  et  il  lui  restera  juste  de  quoi  se 
conduire.  Ce  malheur  ajoutera  à  sa  tristesse  et  à  sa  timidité. 
Il  n'osera  point  briguer  le  titre  d'Académicien. 

Maréchal  de  camp  dans  Tarmée  d'Italie,  du  parti  de  la 
reine  Marie  de  Médicis  contre  Richelieu,  il  échoue,  avec 
d'autres,  dans- ses  prétentions  à  corrompre  Louis  XIII,  en  lui 
inspirant  de  Tamour  pour  une  jeune  fille,  Mademoiselle  de 
Hautefort,  d'une  famille  qui  avait  juré  la  perte  du  Cardinal. 
La  chasteté  du  Roi  le  garda  et  garda  Richelieu  à  la  France. 
C'est  alors,  si  nous  en  croyons  les  Mémoires  de  La  Roche- 
foucauld, que  la  reine  disgraciée  lui  proposa  de  l'enlever 
avec  Mademoiselle  de  Hautefort,  et  cj  les  conduire  toutes 
deux  à  Bruxelles.  Leur  chevalier,  à  son  grand  regret,  ne  put 
remplir  son  beau  dessein  et  se  vit  plus  tard  relégué  simple- 
ment à  Verleuil  (1)  ;  il  y  devint  l'ami  de  la  duchesse  de  ' 
Chevreuse.  Les  amitiés  de  la  cour  ne  sont  que  des  alliances 
d'intérêt,  même  sous  le  titre  de  la  passion. 

(1)  De  1639  à  1641. • 


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LA  ROCHEFOUCAULD  '  459 

Richelieu  meurt.  Le  courtisan  disgracié  a  quitté  Texil 
pour  reparaître  au  Louvre  ;  il  est  du  parti  des  Importants 
qui  auront  raison  d'un  étranger  sans  prestige  ;  mais  Mazarin^ 
dont  la  ruse  et  la  souplesse  dissimulent  la  ténacité,  viendra 
à  bout  de  ses  ennemis  autant  que  Tinflexible  Richelieu. 
Ceux-ci  d^ailleurs  ne  savent  que  cabaler  et  se  déchirer  entre 
eux.  Condé  lui-même  s'épuise  dans  Tintrigue,  il  soufflette 
un  jour  La  Rochefoucauld.  Quelle  victoire  après  Rocroy  ! 

Le  futur  moraliste  est  alors  Tamant  de  Madame  de  Longue- 
ville,  la  sœur  de  Monsieur  le  Prince.  Il  deviendra  un  instant 
poète  pour  la  peindre^  et  peindre  sa  désillusion  : 

cr  Pour  ce  cœur  inconstant  qu*enfin  je  connais  mieux, 
J*ai  fait  ia  guerre  aux  rois,  j'en  ai  perdu  les  yeux.  » 

Ce  n^était,  en  somme,  qu'un  emprunt  fait  au  poète  Du- 
ryer  qui  avait  dit  dans  sa  tragédie  âiAlcyonée  : 

(c  Pour  mériter  son  cœur,  pour  plaire  à  ses  beaux  yeux, 
J'ai  fait  la  guerre  aux  rois,  je  l'aurais  (aite  aux  Dieux  » 

On  mêlait  tout  alors,  dans  cette  guerre  ridicule,  mais  anti- 
sociale de  la  Fronde  qui  venait  d'éclater  et  donnait  au  peuple 
l'exemple  de  la  révolte  contre  les  Rois.  On  mêlait  les  vers, 
l'intrigue,  les  combats,  l'amour,  le  sacré  et  le  profane. 
C'était  une  première  ébuUition,  un  essai  tragique,  à  ia  l'ois, 
et  comique  de  Tesprit  Révolutionnaire  ;  on  tendait  les  chaînes 
dans  Paris,  comme  au  temps  de  la  guerre  de  Cent  ans,  comme 
on  y  élèvera  des  barricades  plus  tard;  on  chansonnait  Mazarin 
ou  la  Fronde  : 

«  Ma  foi,  nous  en  avons  sur  Taile. 
Les  Frondeurs  nous  la  baillent  belle, 
Malespeste  de  TUnion. 
Le  blé  ne  vient  plus  qu'en  charrette. 
Nous  allons  mourir  de  disette.  » 

De  vieux  Parlementaires  imbéciles  étaient  rois,  un  jour, 
de  par  le  peuple  qui  criait  :  Vive  la  République!  dans  les 
rues  de  la  capitale.  Le  général  de  cette  anarchie,  c'était  un 


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460  LE  XVlh  ET  LE  XVIll»  SIÈCLES  LITTÉRAIRES 

prince  de  sang,  Condé,  qui  livrait  bataille  aux  portes  de 
Paris,  à  son  souverain,  et  à  Turenne  alors  pour,  demain 
contre  la  cour  ;  Beaufort  s'appelait  le  «  roi  des  Halles  (i)  a. 
De  grandes  dames  commandaient  elles-mêmes  aux  chefs  de 
la  Fronde  (2),  et  la  duchesse  de  Montpensier  tirait  le  canon. 

On  allait  de  Thôtel  de  Rambouillet  sur  le  champ  du  combat; 
et  de  Retz,  un  prêtre,  conduisait  un  régiment  ditdeCorinthe, 
ou  haranguait  le  peuple  de  l'impériale  de  son  carrosse.  Ses 
deux  burettes,  disait  le  populaire,  étaient  ses  pistolets.  Il 
violait  son  sacerdoce,  comme  il  violait,  avec  d'autres,  Tin- 
violabilité  royale.  On  paiera  cher  cette  débauche  d'une 
révolte  sans  motif  et  sans  nom,  dirigée  contre  une  femme  et 
un  enfant. 

On  la  paiera  par  un  excès  de  pouvoir  rendu  nécessaire,  au 
nom  de  la  paix  publique,  comme  les  successeurs  de  Condé 
et  La  Rochefoucauld,  les  marquis  frivoles  du  dix-huitième 
siècle,  les  amis  incrédules  de  Voltaire,  solderont  leur  impiété 
sur  Téchafaud. 

En  attendant  pis,  la  Fronde  use  dans  Tintrigue  les  plus 
belles  intelligences,  et  les  cœurs  dans  l'égoïsme  des  petites 
passions.  11  en  résulte  qu'après  avoir  vécu  pour  soi,  on 
abaisse  enfin  les  autres  humains  juste  à  sa  hauteur. 

Jugez  jusqu'où  le  milieu  de  la  cour  et  l'habitude  de  l'intri- 
gue avaient  réduit  l'âme  de  La  Rochefoucauld,  exténué  ses 
ambitions  :  il  avait  pris  feu  jadis  contre  Mazarin,  pour  n'avoir 
pu  obtenir  le  privilège  réservé  à  de  plus  grands  princes,  de 
faire  entrer  son  carrosse  dans  la  cour  du  Louvre.  Le  même 
ministre  avait,  malgré  ses  instances,  refusé  à  sa  femme  le 
tabouret  des  Dames  d'honneur  !  Il  nous  raconte,  au  long, 
dans  son  Apologie^  tout  ce  qu'avait  d'abominable  ce  déni  de 
justice.  Nous  croyons  déjà  entendre  Saint-Simon  nous  rela- 
ter minutieusement  l'étiquette  de  Versailles,  l'histoire  des 
révérences  et  des  préséances,  des  dépits  féminins,  des  vani- 
tés satisfaites,  philosophe,  sans  le  savoir,  en  nous  découvrant 
à  nu  la  vanité  des  cours  et  des  cœurs,  et  la  sienne,  en  même 
temps,  quoique  aristocratique. 

(1)  C'était  un  bonheur  de  voir  flotter  la  plume  de  son  chapeau,  de  loucher 
sa  botte  au  passage. 

(2)  D'où  :  la  Guerre  des  dames  {La  Fronde), 


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LA  ROCHEFOUCAULD  46» 

C'est  de  cette  indigence  de  toute  générosité  vraie,  malgré 
le  brillant  de  la  surface,  que  sortent  des  pensées  stériles 
comme  celle-ci  : 

«  Nos  vertus  ne  sont  le  plus  souvent  que  des  vices 
déguisés.  » 

Que  dans  les  cours  les  plus  perverties,  partout  et  toujours, 
Tarabitieux,  nommé  Important  ou  Libéral,  croie  devoir, 
pour  plaire,  se  masquer  d'un  air  de  vertu,  rien  de  plus  vrai. 
C'est  là  un  type  à  part,  mais  ce  n'est  pas  tout  l'homme,  et  La 
Rochefoucauld  peignait  Vhomnie  qu'il  voyait  autour  de  lui 
Vf  en  lui-même.  S'il  généralisait,  ce  n'est  pas  seulement  parce 
que  le  grand  siècle  fut  celui  des  idées  générales,  c'est  aussi 
parce  qu'il  sentait  le  besoin  de  se  consoler,  en  faisant  parta- 
ger aux  autres  le  vice  de  sa  nature. 

Du  reste,  la  paix  faite,  et  toute  cette  noblesse  rentrée,  de 
gré  ou  de  force,  dans  le  devoir,  La  Rochefoucauld  gravita, 
à  sa  place,  autour  du  soleil  royal  ;  même  il  en  reçut  quel- 
ques rayons,  bienfaisants.  Il  fit  la  guerre  de  Flandre,  mais 
sans  beaucoup  d'éclat.  Il  avait  gouverné  le  Poitou,  quoique 
sans  y  paraître,  et  fut  fait,  pour  ce  mérite  singulier,  pour 
d  autres  non  moins  inconnus,  chevalier  des  ordres  du  Roi 
(1661).  Toute  sa  gloire  est  dans  les  Lettres. 

Il  avait,  depuis  longtemps,  négligé  Madame  de  Longue- 
ville  ;  c'est  ordinaire  à  la  cour  que  ces  liaisons  finissent  par 
rindifférence.  Il  la  calomnia  ensuite  dans  ses  Mémoires  ; 
c'est  une  tache  ineffaçable.  Saint-Siifton,  le  père  du. fameux 
écrivain,  répondit  à  l'infamie  de  La  Rochefoucauld,  en  écri- 
vant à  la  marge  du  livre  calomniateur  :  <(  Il  en  a  menti  !  » 

Cette  morale  en  action  d'un  amant  ingrat  préparait  les 
Maximes,  Les  loisirs  d'une  vie  littéraire  et  opulente  y  ai- 
dèrent encore,  et  donneront  à  la  pensée  de  La  Rochefoucauld 
sa  forme  achevée  et  sa  dernière  précision. 

Ici  nous  avons  une  objection  à  réfuter  :  il  n'est  pas  vrai, 
pensons-nous,  que  Tamour-propre  soit  le  mobile  de  tout,  et 
la  thèse  est  fausse.  La  Rochefoucauld  est  cependant  un  grand 
écrivain.  Qui  en  a  jamais  douté?  Que  deviennent  désormais  les 
rapports  étroits  de  la  pensée  et  de  la  forme,  de  la  vérité  et  de  la 
beauté  littéraire  ?  C'est  que  La  Rochefoucauld,  tout  per- 
sonnel qu'il  fût  et  empoisonné  par  l'air  de  la  Fronde  et  par 


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'452  LE  XVII*  ET  LE  XVIII*  SIÈCLES  LITTERAIRES 

le  Jansénisme  du  temps,  avait  conservé  de  la  nature  une 
force  particulière,  de  ses  maîtres  dans  le  siècle,  Pascal,  Des- 
cartes, Balzac,  le  goût  d'une  précision*  infinie,  et  jusque  dans 
sa  tristesse  de  révolté  un  air  de  grandeur  qui  passa  dans 
son  style.  C'est  que  sa  mélancolie  n^était  pas  sans  remords, 
et  son  erreur  sans  un  certain  regret  de  cette  vérité  devenue 
presque  inaccessible  à  son  cœur  ;  c'est  qu'il  n'avait  pas  en- 
tièrement tort  de  faire  notre  nature  aussi  noire  ;  c'est  qu'elle 
est  toujours  sous  l'impression  d'une  faute  première,  et,  par 
son  vice  d'origine,  plus  inclinée  au  mal  qu'au  bien,  dans 
l'angoisse  de  la  liberté.  Ajoutons  que  La  Rochefoucauld  est 
parfois  dans  la  vérité  absolue,  s'il  dit,  par  exemple  qile 

«  L'hypocrisie  est  un  hommage  que  le  vice  rend  à  la  vertu  >». 

Elle  existe.donc  cette  vertu  !  Est-il  possible,  d'ailleurs,  de 
mettre  plus  vivement  en  relief,  par  la  sobriété  de  l'exprès- 
sien,  cette  pensée  à  la  fois  simple  et  profonde  ?  La  simplicité 
n'exclut  donc  pas  la  profondeur  ?  Sans  aucun  doute  ;  et  même 
c'est  un  défaut  de  notre  nature  finie  de  ne  pas  voir  d'une  vue 
simple  jusqu'au  fond  des  choses,  et  d'aimer  l'obstacle,  so- 
phisme ou  préjugé,  qui  en  sépare  nos  yeux  et  laisse  la  vérité 
dans  la  nuit  ou  dans  un  nuage  d'incertitude. 

N'est-ce  pas  encore  incontestable,  au  moins  dans  certains 
cas,  que  «  la  gravité  est  un  mystère  des  corps  ifwe^ué  pour 
cocker  les  défauts  de  V esprit  ?  » 

Qui  songerait,  jusqu'à  La  Rochefoucauld,  à  nommer  «  mys- 
tère du  cor^s  »  ce  que  les  anciens  et  nos  aïeux  avaient  appelé 
«  le  masque  de  la  sottise  »  ?  Ainsi  un  mot  nouveau,  naturel, 
un  seul  mot,  une  image,  qui  nous  saisit  d'autant  plus  qu'elle 
est  plus  inattendue,  ressuscite  une  vérité  qui  semblait  morte 
de  vieillesse.. 

Le  môme  moraliste  va  jusqu'à  nous  étonner,  une  fois,  par 
l'excès  de  sa  charité.  Est-on  plus  indulgent  que  lui  quand  il 
juge  la  médisance  ? 

((  On  est  d'ordinaire  plus  médisant  par  vanité  que  par 
malice.  » 

Nous  serions  plus  sévère  que  La  Rochefoucauld,  s'il  nous 
était  permis,  après  lui,  de  traduire  notre  pensée  sur  le 
même  point.  ' 


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LA  ROCHgFOUCAULD  463 

((  La  langue  du  détracteur  est  au  feu  dévorant  qui  détruit 
tout  ce  qu'il  touche  »,  a  dit  Massitlon  traduisant  les  Saintes 
Ecritures  ;  et  le  charbon  ardent  qui  brûle  Thonneur  d'autrui 
s'est  échauffé,  trop  souvent^  à  la  chaleur  maligne  du  cœur, 
à  cet  endroit  où  Tenvie  a  déjà  creusé  un  enfer,  en  atleadant 
Tautre. 

Mais  il  n'y  a  pas  à  louer  seulement  dans  iiofre  moraliste. 
Nous  ne  devons  pas  le  peindre  à  moitié  ;  et,  pour  le  mieux 
connaître,  nous  ferons  bien  d'entrer  chez  lui  et  de  le  voir 
à  l'œuvre.  Comment  travailkrit-il  ?  Seul  ou  en  .  société  ? 
Quelle  nouvelle  vie  menait-îl,  après  celle  des  camps  et  de' 
Tintrigue  ? 

L'hôtel  de  M""  de  Lafayette,  l'amie  de  La  Rochefoucauld, 
où  il  se  tenait  fréquemment,  sans  égaler  en  réputation 
Fhôtel  de  Rambouillet,  réunissait  une  société  moins  nom- 
breuse mais  plus  éclairée  et  moins  précieuse,  plus  avancée 
dans  Tétude  et  l'usage  de  la  bonne  langue  française.  On  y 
voyait  avec  Esprit,  l'Oratorien,  et  beaucoup  au-dessus  de  lui, 
Boileau,  Racine,  Molière,  Segrais  ;  ajoutons-y  M.  de  Liancourt, 
le  chevalier  de  Méré,  un  Epicurien,  le  grammairien  Ménage  ; 
j'allais  oublier  La  Fontaine.  C'étaient  là  des  hommes  de  goùl  et 
de  conversation,  des  critiques  sérieux  qui,  sans  oser  toucher 
au  fond  du  génie  du  moraliste,  lui  aidèrent,  sans  doute,  à  at- 
teindre la  perfection  de  la  forme  etdu  mot  propre.  Là  brillaient 
encore  au  milieu  des  savants  et  des  lettrés.  M™*  de  Sévigné, 
charitable  aux  frondeurs,  M""*  la  comtesse  de  Maure,  M'"'*  de 
Schomberg,  M™*^  de  Guymené  et  bien  d'autres  étoiles  du 
temps.  M""'  de  Sablé  et  M'"'' de  Lafayette  étaient  les  plus  écla- 
tantes. La  première.  Janséniste  jusqu'à  se  retirer  plus  tard  à 
Port-Royal,  dans  une  maison  ouverte  sur  le  monastère  et 
sur  la  rue,  était  dévote  et  mondaine  :  elle  était  persuadée,  dit 
M'°*  deMotteville  (1),  «  que  les  hommes  pouvaient,  sans  crime, 
avoir  des  sontimeqts  tendres  pour  les  femmes  ;  que  le  désir 
de  leur  plaire  les  portait  aux  plus  grandes  et  aux  plus  belles 
actions,  leur  donnait  de  l'esprit  et  leur  inspirait  de  la  libé- 
ralité et  toutes  sortes  de  vertus,  mais  que,  d'un  autre  côté, 
les  femmes  qui  étaient  l'ornement  du  monde  et  étaient  faites 

(l)  Mémoires, 


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464  LE  XVII'  ET  LE  XVIil*  SIÈCLES  LITTÉRAIRES 

pour  être  servies  et  adorées  ne  devaient  souffrir  que  leurs 
respects.  »  Cette  fine  précieuse,  toujours  en  remèdes,  crai- 
gnit mille  fois  de  mourir  avant  sa  mort.  Elle  avait  perdu  son 
fils  ;  mais  sa  douleur  n'était  pas  sans  consolation,  comme 
celle  de  M"*"  de  Longueville,  mêlée  de  remords. 

La  Rochefoucauld,  le  courtisan  désabusé,  s'était  attaché  à 
.M"*'  de  Lafayette,  autant  par  intérêt  que  par  affection,  el 
par  une  certaine  ressemblance  d'esprit  avec  l'auteur  de  la 
Princesse  de  Clèves.  Voyons-le  tel  qu'il  est  :  le  monde, 
les  plaisirs,  l'ont  laissé  comme  sans  espérance,  froid  et  ina- 
nimé ;  il  n'a  conservé  de  goût,  au  fond  de  son  décourage- 
ment, que  pour  la  raison,  quelle  raison  ?  Et  M"*  de  La- 
fayette est  une  personne  raisonnable,  mais  à  la  mode  en 
même  temps  ;  pas  si  raisonnable  toutefois  qu'elle  n'ait  écrit 
plusieurs  romans,  où  La  Rochefoucauld  retrouvait  sans  doute, 
quelques  souvenirs  de  sa  jeunesse. 

Malade  dans  son  corps,  comme  son  ami  l'était  dans  son 
cœur,  la  noble  veuve  buvait  des  «  bouillons  de  vipères  ». 
C'est  vrai  puisque  M'"*"  de  Sévigné  le  raconte  ;  elle  a  vu  la 
chose  :    ' 

a  On  coupe  la  tête  et  la  queue  à  cette  vipère  :  on  Técorche, 
et  toujours  elle  remue  ;  une  heure,  deux  heures,  on  la  voit 
remuer  ;  nous  comparons  cette  quantité  d'esprits  si  difficile 
à  apaiser  à  de  vieilles  passions  (1)  »,  par  exemple,  aux  vieilles 
rancunes  des  frondeurs  mal  soumis.  On  sent,  du  reste,  que 
M"*®  de  Sévigné,  penseuse  assez  légère,  est  dans  un  milieu 
où  l'on  pense.  Elle  en  a  pris  la  superficie,  elle  fait  de  la 
morale,  sans  être  plus  triste  pour  cela.  L'aimable  nature  ! 

Quelle  différence  entre  Madame  de  La  Fayette,vraie  et  fran- 
che sans  doute,  et  qu'il  fallait  croire  sur  parole,  mais  sombre, 
instable  et  un  peu  railleuse.  C'est  un  fruit  de  l'expérience. 

Voici  une  lettre  d'elle  à  Mademoiselle  Scudéri,  et  qui 
donne  une  idée  de  la  politesse  du  grand  siècle  : 

«  Je  ne  vous  puis  dire.  Mademoiselle,  quelle  est  ma  joy 
quand  vous  me  faites  l'honneur  de  vous  souvenir  de  moy,  et 
quand  je  reçoy  des  marques  de  ce  souvenir  par  des  choses 
qui  me  donnent  par  elles-mêmes  un  si  véritable  plaisir. 

(1)  Mme  do  Sévigné  à  M"»*  de  Grignan,  oclobre  167y. 


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Li  ROCHEFOUCAULD  46S 

«  Vous  êtes  toujours  adorable,  inimitable;  il  ne  se  peut  rien 
de  plus  divertissant  et  de  plus  utile  <[ue  ce  que  vous  m'avez 
fait  l'honneur  de  m'envoyer.  Vous  seule  pouvez  joindre  ces 
deux  choses,  et  je  vous  prie  de  croire  que,  si  ma  santé  me  le 
permettait,  j'aurais  l'honneur  de  vous  rendre  mes  devoirs.  » 

L'ami  de  Madame  de  Lafayette  n'est  pas  moins  civilisé. 
Gentilhomme  princier,  et  du  meilleur  ton  de  l'aristocratie, 
(c  le  plus  poli  des  courtisans  »,  au  dire  de  son  ennemi,  le  car- 
dinal de  Retz,  et  la  lèvre  aimable  malgré  la  misanthropie  de 
son  cœur  et  son  Jansénisme,  il  se  montrait,  dans  son  cercle 
de  lettrés,  le  plus  doux  des  hommes.  C'est  une  ressource  de 
1  égoïste  de  se  faire  tout  à  tous  pour  bien  passer  son  temps. 
L'égoïste  des  Maximes  savait,  du  reste,  ne  point  faire  pa- 
rade de  son  esprit.  Suivant  son  sentiment  laissé  par  écrit, 
a  il  y  a  des  airs,  des  tours  et  des  manières  qui  font  tout  ce 
qu'il  y  a  d'agréable  ou  de  désagréable,  de  délicat  ou  de  cho- 
quant dans  la  conversation  »  (1). 

Par  combien  de  formes  passa  cette  pensée,  avant  d'arriver 
à  son  état  définitif  ?  On  a  constaté  en  effet,  sous  la  plume  du 
moraliste,  quinze,  vingt,  et  même  trente  manières  différentes 
de  traduire  une  même  Maxime,  avant  le  point  de  l'irréprocha- 
ble perfection. 

S'agit-il  de  peindre  et  de  définir  la  jalousie  ?  Le  philosophe 
définit^  le  peintre  donne  une  figure  à  la  pensée  et  la  met,  pour 
ainsi  dire,  en  mouvement.  On  n'est  écrivain  qu'à  ce  prix. 

La  Rochefoucauld  avait  dit  d'abord  : 

«  La  jalousie  ne  subsiste  que  dans  les  doutes  ;  l'incertitude 
en  est  la  matière.  On  cesse  d'être  jaloux,  dès  que  l'on  est 
éclairé  de  ce  qui  causait  la  jalousie  ». 

L'auteur,  mécontent  de  ce  premier  essai,  substitua  cette 
forme  à  la  première  : 

«  La  jalousie  se  nourrit  dans  les  doutes...» 

Entre  la  jalousie  subsiste  et  la  jalousie  se  nourrit^  grande 
différence.  La  jalousie  est  ou  existe,  c'est  un  axiome  mathé- 
matique ;  elle  se  nourrit  appartient  au  poète  ;  la  prose  use 
sobrement  des  couleurs  de  la  poésie,  mais  elle  doit  en  user 
à  l'occasion. 

(1)  De  la  conversation* 

E.  F.  -  X.  —  31 


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4(iâ  LE  XVII*  ET  U  X^ilU*^  SUfLiia  LITTERAIRES 

«  C'est  ane  paaaioD  qui  cheireJ^t  to^ij^Mies  d»  mouvetutr 
motif&  d'iàk^iéiéiude-  et  de  monùveaux  i£twm^mtsi  ;  et  eik»  dbtvitid 
fureur  sdtot  qu  qb  |iad8e  dlu  dcmte  à  la  certilude.  » 

Aburégjaz»  mtexton^yt  Boileaji  (jot  l«î  suppose);  et  dites-  Ion!  ; 
car  voire  peaâée  &€fêt  pas  duffisanunent  anfttjKsée.  Faites  ^e 
vQixe  Maxiofre  soit  pluâ  ciMifdèt»,  plus  forte  et  plnftcoiirtt. 

Après  avoÎK  blea  réfléchi^  le  moraliste:  se  dattanda  :  X  quoi 
hoa  dire  ^ue  lapaasioA  cloMarche de  no^Tesiiix  nalt&  d'inquié- 
tude et  de  noaveaiiix.  tsMtvmenfs  ?  LeSf  deiiâes  éa  la  jaiottsie, 
c'est  Tajogoiâse  variée  des  joues,  et  des  iruits.  Qui  aa  ife  sait? 
Laisaez-le  pea&er  au  Lectear. 

D'autre  fart,  €»st-ce  ^ne  cette  deuleior  dct  la  jalousie  est 
cleraelle,  esib-ce  qu'elle  devieat  fotaienieiMtfiijireui^? 

Si  le  àoMe  persiste,  ïk  est  vrai,  la  jalousie  s'knrite  ;  elle  se 
cabve  coiB(ini&  le  cheval  piq^é-^  ea  été,  d'ujae  mèaa»  eâ  conti- 
nuelle morsure  ;  elle  rugit  cononie  le  bon  dcNit  le  moircheroD 
chatouÂlle  Les  naseairs.  Abats  «  elle  devient  ftureur  h. 

Mais  il.  a'en  est  pas  toiqours  ainsi.  La  certitude  pauÉ  se 
faire^  d'une  ssanière  on  de  Famftre,  même  d'iin  luis*^  dans 
resfATÎI. 

Elle  peut  nous  restituer  le  bonheur  ou  noua  readae-  aûrs 
de  Bu94re  iafortuDe.  Si  c'est  itne  illusion  qui  sens  a  rendas 
malbeuretix,  la  jakM^e  finit  ;.  sa  ai9us  étûens  jaix^uK,.  à  josie 
titre,  lesieartiaaeatde  nntse  nalhieur  peut  es  aaheiner  plusieaxs- 
aux  frontières  de  la  folie»  iXautves^  fi»s  caUiesi,.  éckûrés  sur 
Tabjet  de  leur  ûsMptti^ttde,  racottVKexit  k  sepos  dans  la  ré- 
signation. Pour  eux,i  il  n'y  a  plus  de  doute,  ilr  n'y  a  pla^  de 
jalousie  ;  il  y  a,  quand  oaèsae^  daps  laceirfeitade  du  mal,,  un 
apaisenjieni  de  l'âme. 

Voici  donc  la  dernière  forme  de  la  maxisse  :  <*  La.  jaiouaîe 
se  nouri^it  dans  les  dourteSy  ^U^  devient  fnneossi»»  ^^  ^Ue 
fi  lût,  si4ôt  ^'qb.  passe^  à  la  certitede.  » 

C>  es.t  plus  hstei  et  pins  achevé  ;  c'est  là  penseï  en  phîin- 
sQphe  ;.  c'est  peindve  en  écrîivain.  TnuAn'est  pns  aussi  parfait  ; 
etbiïan  que  Segrais  aât  pvis  la  peine  de  dédEandre,  dans  na 
discours,  le  style  de  La  Rochefoucauld  contre  la  pims- légère 
critique,  il  est  incontestable  que  la  précision  du  moraliste  a 
plus  d'un  excès  et  qu'elle  aboutit  parfois^à  k'obsciirifté^ 


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LA  ROŒHBPCKn^AVI 

Airnâr  oe-  B-est  è^pe  ni  ebiv  mi  coorrc 
<(  La  civilité  est  un   désir  d'un  re< 

Cette  maxime  passa,  au  milieu  d'une 
pair  sa  frivolité,  au  regard  perçant  d 
Kieadâ^. 

Du  reste,  ne  croyons  pas  que  le  pt 
amis  de  dbépasaer  la  fome  dans  leur  c 
le  fond.  Cette  misanthropie,  dont  il 
80  âfieonde  nature  ;  il  bV  faU»l  pa 
La&yette  elle-même,  <t  effrayée  d«9  p< 
n'osait  trop  le  contredire^  Pourtant  c 
i'emmie&  que  Lui  vint  pbis  d'une  vérité 
m0t.  Pour  L'ketire,.  il  a  est:  questîoii  qi 

Il  arrivait  à  La  Rochefoucauld  d< 
maximes,  aussi  bien  parfetlccfi  <fi]e  < 
plu  Si  (AU  WAÀns  esEJaué€.  Son.  étude  ; 
M.  Eâfidrit  ou  sk  M"'*  Sablé  (en  styte  p« 
Parirthéfifte  ,.  dont  le  salbn  se  porètaôt 
ïnnximes,  comme  d'autres,,  à  aetuv  d 
ainsi  con^u,.  ou  à  peu  près  : 

«'  Voilà  une  Maxime  que  je  vous  c] 
antxe».    » 

M  est  ¥saîa6mblati»Ie  qae  ï»  répoot 
haussée  aa  tan  dte  radiftirafioi»..  On  h 
La«]S({aHime  ;  on  I»  ve maniait (f)  ;  on  la  i 
plus^  OUI  moins*  BtoufTBlte'  à»  S9n  auCeu 
rentrai)(r  daows  le  salon  brâlairt'  où  Fol 
être  sentie  naître  et  sortir  de  son  cœu 
de  totft: 

.  M""*  deSokèè  o»  maa^a  jmpsn^  maFgn 
f€>ÉS,  d'essarf er  fuekpme  Sne  reonaifipi^. 
un  Recueil  de  Maximes,  un  Traité  « 
page  sur  et  contra  la  Connedie.  Maiîsî 
(fiie  La  Rachaefoiuiaiitd.  PeurfflHvt  3f  fuj 

(15)  Aiiwt  9ur  Fa  Maxfm»':  «  Ta.  gravité  du 
coif^  «Ho*  »'îi  y  0iBtplBe>eFVfvaE¥Ts.  Ea  RbcRcfoc 
pression  de  sa  pensée. 


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468  LB  XVII*  ET  LE  XVIIl*  SIÈCLES  LITTÉRAIRES 

«  Vous  savez  que  je  ne  crois  que  vous  sur  certains  chapi- 
tres, et  surtout  sur  les  replis  du  cœur.  » 

C'était  un  galant  homme,  et  M"*  de  Sablé  une  femme 
d'esprit. 

Appuyons  sur  les  Maximes  du  moraliste  et  sur  l'homme 
tel  qu'il  Tentend.  Cet  homme  a  fatalement  les  sept  péchés 
capitaux  ;  en  voici  plusieurs  : 

«  Il  y  a  encore  moins  de  gens  sans  intérêt  que  de  gens 
sans  envie.  » 

Réduisons  la  chose  :  l'homme  est  un  composé  d'envie  et 
d'é^oïsme,  mais  l'égoîsme  domine.  Pour  être  dite  élégam- 
ment, ce  n'est  pas  moins  une  exagération  calomnieuse. 

Si  ce  n'était  que  cela  !  mais  non.  Quand  l'homme  s'avise 
d'avoir  du  cœur,  sa  raison  s'en  trouve  mal  ;  sans  doute  que 
son  intérêt  y  perd  : 

«  L'esprit  est  toujours  la  dupe  du  cœur.  » 

Méfiez-vous  du  cœur  ;  méfiez-vous-en  toujours  ;  c'est  un 
imbécile  qui  conduit  l'esprit  dans  le  fossé  ;  c'est  un  aveugle. 

Enfin  nous  sommes  lâches.  Car  «  la  vertu  n'irait  pas  loin, 
si  la  vanité  ne  lui  tenait  compagnie  ». 

En  un  mot,  l'amour-propre  est  le  seul  support  de  notre 
pusillanimité... 

Quoi  !  nous  admirons  dans  l'histoire  tant  d'actions  mémo- 
rables, malgré  la  faiblesse  ordinaire  de  notre  nature  î  Et  c'est 
sur  le  roseau  de  la  vanité  que  s'appuya  toujours  la  vertu! 
Que  faites-vous  de  la  grâce,  et  même  de  la  nature.^  Non,  nos 
premiers  parents  ne  nous  ont  pas  réduits  si  bas,  et  la  natu- 
re, livrée  à  elle-même,  n'est  pas  si  stupide  ou  si  hébétée. 

Et  cette  autre  maxime  : 

«  Nous  avouons  nos  défauts  pour  réparer,  par  notre  sin- 
cérité, le  tort  qu'il  nous  font  dans  l'esprit  des  autres  ». 

C'est  donc  par  orgueil  que  nous  sommes  humbles,  et  par 
intérêt,  cela  va  sans  dire  ? 

Du  reste,  nous  sommes  tous  orgueilleux  : 

«  L'orgueil  est  égal  dans  tous  les  hommes,  et  il  n'y  a  de 
différence  qu'aux  moyens,  à  la  manière  de  le  mettre  au  jour». 

C'est  dire  que  les  saints  sont  des  orgueilleux  ;  seulement 
leur  orgueil  se  couvre  du  voile  de  l'humilité.  A  leur  orgueil 
s'ajoute  rhypocrisie. 


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LA  ROCHLYOUCAULD  469 

Car  il  est  question  de  tous  les  hommes. 

Et  rhonnéteté  des  mœurs,  qu^en  pen€|e  ce  noir  bourreau 
de  la  nature  humaine  ?  Quel  est  son  sentiment  sur  la  vertu 
des  femmes  ? 

«  Leur  sévérité  est  un  ajustement  et  un  fard  qu'elles  ajou- 
tent à  leur  beauté  ». 

Elles  poursuivent  l'intérêt  de  leur  coquetterie;  et  c'est  tout. 

Ailleurs  : 

«  L'honnêteté  des  femmes  est  souvent  (1)  l'amour  de  leur 
réputation  et  de  leur  repos...  » 

En  d'autres  termes,  à  l'orgueil  de  leurs  agréments  et  aux 
inquiétudes  de  la  passion,  il  y  a  des  femmes  qui,  par  paresse, 
préfèrent  leur  tranquillité. 

Pour  tout  dire  : 

«  Il  y  a  peu  d'honnêtes  femmes  qui  ne  soient  lasses  de 
leur  métier  ». 

Comment  !  La  Rochefoucauld  poussait  la  confiance  jusque- 
là  envers  sa  femme,  son  amie,  et  les  autres  dames  lettrées 
de  son  petit  cénacle  ! 

Elles  faisaient  un  métier,  comme  la  courtisane  en  fait  un, 
payées  en  déférence  au  lieu  de  l'être  en  beaux  écus  !  C'était 
la  seule  distinction  à  faire. 

Et  l'amour  du  beau  parler  les  rendait  patientes  jusqu'à 
souffrir  l'immolation  littéraire  de  leur  vertu  en  un  langage 
aristocratique  ! 

Ce  n'est  pas  tout,  et  le  livre  du  moraliste,  si  court  qu'il 
paraisse,  est  long  jusqu'à  la  monotonie  tant  il  regorge  de 
Tégoïsme  prêté  par  l'auteur  égoïste  à  son  lecteur.  La  sincé- 
rité n'est  qu'un  songe  habile  du  cœur  ;  la  modération  et  la 
pitié,  des  mots  qui  cachent  la  corruption  d'un  égoïsme 
raffiné  ;  l'amitié  n'est  qu'un  «  trafic  de  l'avarice  ou  de  l'égoïs- 
me,  comme  vous  voudrez.  Nos  vertus  sont  des  ombres  ;  il 
n'y  a  que  l'intérêt  qui  soit  réel.  » 

Aussi  les  Jansénistes  applaudirent.  L'un  d'eux  écrivit  au 
sujet  des  Maximes  : 

«  C'est  la  découverte  (2)  du  faible  de  la  sagesse  humaine 

(1)  Souvent  ne  date  que  d'une  édition  postérieure  à  celle  de  1665. 

(2)  Lettre  à  Madame  de  Schomberg. 


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A70  LE  XVIl*  ET  LE  XVUJ«  fSlËGLES  LITTÉRAIRES 

et  de  ce  qu'on  appelle  ioroe  d'esprit  C'est  4i»e  satire  très 
ingénieuse  de  ia  nature  par  le  pécUé^'ergueil.  » 

«  Ce  livre,  dil  un  «lUre  d^i  même  caiBfi,  odms  fait  «o»» 
naître,  mais  c'est  pour  nous  mépriser  et  pour  noukslMuailîer. 
C'est  pour  nous  donner  du  dégoût  <ile  toutes  les  <4ioses  du 
monde,  et,  en  nous  en  détachant,  nous  touraier  du  côté  Ai 
bien  qui  ôeal  est  digne  d'être  Aimé.  » 

A-t-on  jamais  songé  que  le  vertueux  La  Uoche£oucaAiId 
ait  calomnié  la  vertu  pour  nous  tourjOier  vers  la  vert»  ?  Que 
n'imagine  point  l'esprit  de  parti  ?  Et  comme  la  passion  peut 
aller  jusqu'au  ridicule,  à  pr^^pos  de  la  4hèse  la  plus  trtsle 
qu'ait  jamais  soutenue  un  hi»mme  vicieux  ! 

La  Rochefoucauld  tenait  du  Jansénismie  ;  sor  livre  en  a  le 
teint.  L'auteur  ne  cache  pas  ses  préférences  p<Mtr  <!ette 
hérésie  dans  la  2""  préface  des  Maximes  ;  et  les  Janséaisies 
l'ont  récompensé.  En  est-il  plus  vrai  ? 

Je  sais  bien  queFénelon  écrivit,  unjour,  à  Tua  desesamis  : 

<(  11  n^  ^  qu'un  très  petit  nombre  de.  vrais  «unis  sur  qui  je 
compte,  non  par  intérêt,  mais  par  pure  estioie',  non  pour 
vouloir  tirer  aucun  parti  d'eux,  jnais  pour  leur  faire  jusiîce, 
ea  ne  me  défiant  point  de  leur  c<eur.  J'ai  aiipcis  à  conoallrê 
les  hommes,  en  vieillissant,  et  je  crois  que  le  ;tteàlleur  est 
de  se  passer  d'eux.,  sans  faire  i'«entendu.  Cette  rareté  <<fces 
lionne  tes  ^ens  est  la  honte  du  ^enre  huaxaia.  m 

Réduiteà  ces  proportions,  la  thèse,  beaucoup  aïoûksaJisolae, 
est  vraie.  11  y  a  de  très  bon-aétes  ^gens  ;  il  y  «n^  peu^  mais  il 
y  en  a.  EU  encore  Pénelon  n 'écrivait-il  pas  aoos  rimprasBÎMi 
du  désenchantement  et  de  l'échec  de  ses  ambâliotts  idérfes  ? 
S'il  était  descendu  du  m^nde  artificiel  de  la  cour  jusque  dans 
la  siioplicité  du  cœur  des  petites, gems,  n'auraithii  pas^cqufô 
la  certitude  que  les  gens  honnêtes  u'étaleAt  pus  tnéwue  si 
rares  qu^il.le  pense  ? 

Le  moraliste  voudrait-il  nous  guérir  ea  jaoas  Aése^érant  ? 

.Et  piâurtaut  judus  lisons  et  relisons  Sses  Maxùties^  avec  un 
intérêt  qui  ne  se  lasse  point  ;  et  notre  malignité,  4}ai  sy  piait 
h  juédir^  dlautrui  n'en  «st  jias  seulement  la  «cadjiae. 

Cette  dramatique  image  d'un  naufragé  sans  espérance, 
d'un  cœur  désabusa,  sans  retour,  parce  qu'il  n'a  pas  obteau 
du  monde  la  vaine  récompense  qu'il  cocnwilait,  <:e  uaattfaK- 


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U4  «OGflBPODC^ClJD  471 

j»mrs  qtf î  Tésenne  stns  oesae  à  aolre  «oreille^  4»ttime  le  cri 
d'ton  diiiiiBé  ;  oeCte  faMaUté  da  mai  (1),  c'est  ce  qui  étneut,  c'est 
ce  «[Ut  reste.  O»  se  retîpe  peiné  jusqu'aux  fairmes  de  celte 
iMirraisemUaiiUe  fpréfeefition  d'um  égoîMe  4e  feire  riioviBie  à 
9mk  image  ;  et  Toa  fse  rap^le  au88i,fiaor  ^em  tirer  «oft  profit, 
que  si  l'homme  n'-est  p»s  toi^ours  ia  ipftwie  de  «rai  amtMir-. 
propre,  il  en  est  très  souvent  la  victime.  Le  mande  o'est-'il 
pcis  &e«ié4es  ruînes  accnmulées  par  l'orgueil  ? 

Q»elie  f>ett6ée  La  Aodiefoucaold  >devmit-U  aroir  <de  la  mort, 
lui  qui^  dès  cette  vie,  condamnait  l'honiiiie  au  iBal  e^  au 
déaeftpoir  ? 

Après  ravoir  d'afeerd  envisagée  af»ec  terreur,  eft  c'est  avec 
raîison,  si  rhommeest  méchant,  il  ne  sait  "donner  auccrn  motif 
sérieuK  de  -s'en  «piprocher  avec  fermelé.  ^n  Les  plas  (ba- 
bines et  les  pkm  braves  sont  ceux  q«ii  prennent  de  plus 
honftè^s  prétextes  pour  s'empêcher  ée  la  •considérer; 
mais  1)out  tvemiae  qui  la  sait  voir  tefle  «fa 'elle  -eet,  trocrve  ^oe 
c'^est  <vne  chose  épouvaartaMe.  Cofitenton!»-4Mrars,  pour  faire 
bonne  mine,  de  ne  nous  f»as  dire  à  nouensiêmes  tout  ce  «que 
myws  en  penaons,  eil  espérons  plus  de  nslspe  i5e/»/?^ram«i»^'que 
de  ces  faibles  raisonnements  qui  nous  font  croire  <ftte  nous 
povv^irs  approcher  de  la  mort  avec  ia4îfffére:frce.  La  ^Joîre 
de  mourir  avec  fermeté,  Tespérance  d'être  regretté,  le  déeir 
d'être  affraErt^bi  «Aes  misères  de  la  fie  et  de  we  dépendre  plus 
des  cappriceB  de  la  fbrtone  "sont  4es  remèdes  ^'on  se  doit 
pas  regretter.  Mais  ou  ne  do-ft  pas  or«»re  aussi  qu'ils  soient 
inffttillibles.  Ils  foirt,  pirur  «oos  assurer,  ce  qu'une  simple 
haie  fisriH  seuvent^  à  I^  guert^e,  pour  assurer  œuK  Kfoi  Vivent 
approcher  dkm  lieu  où  l'on  lire  )>. 

Tout  cela  esl:  nioin«  vrai  «fue  saisrsBant. 

Même  «  4a  raisesi  dans  Aaquelle  on  croit  tpôaver  tant  de 
pessouroes  est  tpop  faTMe,  en  oellto  renconlre,  pour  «ons 
persuader  oe^quenous  vn^ahmis  ;  c«st  «He,  au  oenrtraiare,  i^ 
nous  IriAiift  le  (plus  socrvient,  et  qui,  an  Ikm  *de  nona  «nspttwr 
le  anèpris  <ée  ta  mort,  sert  à  naais  déocmviqr  ce  <|u'^e  a 
d'uffneuK  étudie  terrible...  ^) 

*(^)  «  Lu  aurè«  dis  HOB  p {radions  imc  dépend  pars  pltrd  d«  notrs  -que  la  d«rée 
de  notre  vie.  » 


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47J  LE  XVII*  ET  LE  XVIII*  SIÈCLES  LITTÉRAIRES 

Non,  la  raison  ne  nous  trahit  point...  Elle  découvre,  saBs 
doute,  aux  yeux  effrayés  de  l'égoïste  et  du  méchant^  un  juge 
ou  le  néant,  plutôt  un  juge.  Et  pour  éloigner  de  leurs  re- 
gards le  néant  ou  le  Dieu  vengeur,  La  Rochefoucauld,  tou- 
jours au  nom  de  cette  même  raison^  ne  sait  leur  offrir  que 
le  tempérament  y  Vamour-propre  ou  l'oubli. 

Il  ajoute  : 

((  Tout  ce  que  la  raison  peut  faire  pour  nous  est  de  nous 
conseiller  de  détourner  les  yeux  de  la  mort,  pour  les  arrêter 
sur  d'autres  objets.  » 

Faut-il  avoir  vécu  plus  de  soixante  ans,pour  mépriser  laraison 
et  enseigner  la  pusillanimité  devant  la  mort  !  La  vérité,  la  voici  : 

L'homme  ne  peut  bien  mourir  qu'après  avoir  bien  vécu; 
alors  son  agonie  même  n'est  pas  sans  douceur,  elle  touche 
le  seuil  de  cette  éternité  où  l'attend  un  père  et  non  un  accu- 
sateur. C'est  la  raison  qui  nous  Iç  dit,  avec  la  foi.  La  Roche- 
foucauld a  donc  calomnié  la  vie  et  la  mort.  Au  fond  il  a  nié 
Dieu.  Car  où  est  Dieu,  si  «  la  fortune  et  l'humeur  gouvernent 
le  monde  »,  si  la  mort  est  sans  espérance  ? 
'  Aussi  M™®  de  Lafayette  disait-elle,  justement,  en  confidence 
à  M"'  de  Sablé  : 

«  Quelle  corruption  il  faut  dans  l'esprit  et  dans  le  cœur 
pour  imaginer  tout  cela  ?  » 

Elle  lui  resta  fidèle  ;  et  il  dut  croire,  au  moins,  à  Tamitié. 

Enfin  un  reste  de  foi,  chez  La  Rochefoucauld,  triompha  de 
l'athéisme  des  Maximes,  au  fatal  moment.  Sans  doute,  son 
amie  l'aida  à  bien  mourir.  Celle  qui,  diaprés  M™®  de  Sévigné, 
dans  l'éternelle  obstination  d'une  incurable  souffrance, 
{(prenait  des  bouillons  pour  plsLire  à  Dieu;»,  dut  penser  au 
salut  de  son  ami,  et  souffrir  ses  paradoxes  pour  le  ramener, 
avec  douceur,  à  la  vérité.  Il  mourut  en  chrétien  et  ne 
connut  qu'en  mourant  l'espérance.  M°**  de  Sévigaé,  qui  avait 
pour  le  sombre  écrivain,  aux  pensées  «  gris  brun  »,  une  ad- 
miration sans  bornes,  trouva  moyen  d'exprimer  à  sa  manière, 
et  familièrement,  une  des  plus  grandes  pensées  qui  puissent 
nous  venir  au  cœur,  devant  un  cercueil  :  «  Nous  sommes 
enfin  à  mercredi,  et  M.  La  Rochefoucauld  est  toujours  mort.  » 

On  ne  saurait  parler  de  la  mort  avec  plus  de  sentiment, 
de  grandeur  et  d'esprit,  à  la  fois. 


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LA  ROCHEFOUCAULD  473 

Du  reste,  Dieu  s'était  frayé,  par  l'épreuve,  un  chemin  dans 
cette  ftme  fermée  du  moraliste.  L'aîné  de  ses  fils  était  blessé 
au  Passage  du  Rhin;  le  quatrième  était  tué  ;  ajoutez  à  cela 
une  autre  douleur^  paternelle  aussi,  celle-là  inavouable  ;  le 
cœur  du  père  s'ouvrit  et  saigna  ;  il  pria  sans  doute. 

Il  était  malade  de  la  goutte,  depuis  vingt-deux  ans  :  «  Il 
portait  envie,  dit-il  un  jour,  dans  un  de  ses  accès,  à  des 
condamnés  expirant  sous  la  roue,  et  implorait,  comme  eux 
à  grands  cris,  le  coup  de  grâce.  »  Ces  souffrances  intolérables, 
c'était,  dans  le  sens  divin,  le  coup  de  la  grâce.  La  mort  vint 
après.  L'état  du  malade,  écrivit  encore  la  mère  de  M"*  de 
Grignan,  est  une  chose  digne  d'admiration  (1).  11  reçut  hier 
N.-S.  ;  il  est  fort  bien  disposé  pour  sa  conscience,  sans  aucun 
trouble.  »  Deux  jours  après  (1680),  il  rendait  l'âme  entre  les 
mains  de  Mgr  de  Condom  (2).  Ce  qui  n'a  pas  changé^  c'est 
son  livre. 

M"*  de  Sablé  ne  poussait  pas  si  loin  l'admiration  que  M"*  de 
Sévigné.  Quand  la  première  édition  (3)  des  Maximes  parut,  en 
1665,  après  une  mensongère  impression  faite  en  Hollande  (4), 
l'année  d'avant,  le  Journal  des  Savants  rendit  compte  de 
l'ouvrage,  par  la  plume  de  l'amie  que  je  viens  de  nommer. 
A  son  article,    elle  mêla  une  pointe  de  maligne  critique  : 

«  Les  uns,  dit-elle,  croient  que  c'est  outrager  les  hommes 
que  d'en  faire  une  si  terrible  peinture,  et  que  Fauteur  n'en 
a  pu  prendre  l'original  qu'en  lui-même  ;  ils  disent  qu'il  est 
dangereux  de  mettre  de  telles  pensées  au  jour,  et  qu'ayant 
bien  montré  qu'on  ne  fait  de  bonnes  actions  que  par  de  mau- 
vais principes,  on  ne  se  mettra  plus  en  peine  de  chercher  la 
vertu,  puisqu'il  est  impossible  de  l'avoir,  si  ce  n'est  en  idée.  » 

Elle  ajoutait  :  «  Les  autres,  au  contraire...  etc.  »  C'était 
habile  ;  mais  La  Rochefoucauld,  sans  doute,  corrigea  Té- 
preuve  et  supprima  le  passage...  par  amour-propre  ;  il  ne 
pouvait  faire  autrement. 

(1)  Mm*  de  Sévigné  à  M»*  de  Grignan,  15  mars  1680. 

(2)  M«*  de  Sévigné  à  ^\^^  de  Grignan,  17  mars  1680. 

(3)  Il  parut  cinq  éditions  des  Maximes,  du  vivant  de  l'auteur.  11  faut  ajouter 
aux  Maximes  les  Maximes  supprimées,  les  Maximes  ppsthumes  et  le» 
Réflexions  diverses,  en  tout  six  cent  soixante. 

(4)  Sous  ce  titre  :  Réflexions,  Sentences  et  Maximes  diverses. 


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'*T4  LE  XVn*  ET  VE  K-VIIÏ^  SfÈdES  ^LITTÉRAIRES 

«  D'Gott»e  part,  ft  i?e  suis  |»«  eo«oare  parvenue,  écrivait,  «d 
W&i,  une  attire  mmie  àa  moralî'Ste,  M™*  de  St^omberg,  à 
cette  àabileté  d'esprit  où  Ton  ne  connaît  ^ans  le  mon^e  ni 
honneur,  ni  Wmté,  ni  probité,  le  croyaSs  qu'A  y  en  penrat 
avoir.  Cepc^^ajit,  après  la  lecture  de  cet  écrit,  Fou  demeure 
persuadé  qu'il  rP^  a  ni  vice,  ni  vertu  à  rien,  et  que  Vtm  fait 
iiécessaiwsment  toutes  'les  adions  die  la  vie.  S*il  en  est  aîasi 
et  que  nous  ne  poissions  nioers  empêcher  de  faire  toutceq^w 
n<W!is  désircwÉs,  nous  sommes  exctisables,  et  yorts  jugez  de 
là  combien  «cp*  m^iximes  sont  tlangejextses,   » 

Le  savait  Htiet,  de  son  côté,  protesta  e«  latin  et  dit  :  <r  in  îis 
sententiis  nihil  est  quod  vaide  Itto-éem  ». 

Finissons  par  i'abbesse  de  Rohaa  : 

«  11  me  semble,  écrîvait-^Me  à  La  Rocbeïbucauld,  en  1674, 
que  vous  avez  encore  mieux  pénétré  le  caractère  des  hommes 
que  celui  des  femmes  ;  car  je  ne  puis,  malgré  la  déférence 
que  j^ai  pour  tos  lumières,  m'empêdier*  de  m'opposer  un 
peu  à  ce  que  vcms  dîtes,  que  leur  tempérament  fait  tau  te  leur 
vertu.  Il  me  semble  que  M"'  de  Lirfeyette  et  moi  méritons 
bien  que  vous  ayez  meilleure  opinion  du  sexe,  en  général.  • 

IJu'en  pensa  le  moraliste  ?  Rien.  11  méprisait  la  femme. 

Cest  à  peine  si,  avant  de  quitter  La  Rochefoucauld, 
nous  dirons  itm  mot  de  ses  Mémoires.  On  les  a  com- 
parés aux  Commentaires  de  iilésar,  pour  se  mo^gfuer,  sans 
doute.  Quelques  portraits  assez  vifs  n'empêcbent  pas  Fau- 
teur de  se  perdre  dans  le  menu  des  détails  et  de  feire 
graviter  le  monde  autour  dés  intérêts  plus  om  moins  mes* 
quîus  de  sou  personuage  mis  à  la  troisième  personne. 
II  y  peignit  de  Rc?tz  en  traits  méchants  ;  le  pins  sa^glaut 
le  voici  :  «  il  s'éloigne  du  monde  qm  s'éloigne  de  loi  '^  : 
el;  de  Retz  n'oublia  pas  de  peîndre  à  son  tour,  dans  ses 
9fémoires,  par  reconnaissance,  La  ïlochefbuxarald,  avec  son 
H  air  de  doute  et  de  timidité  ».  Nous  ne  pensons  pas  qu'if 
soit  nécessaire  ni  môme  utile  de  rappeler  ici  toutes  les  cou- 
leurs de  ces  deux  tableaux.'  La  malignité  manque  rarement 
d'écrit;  mais  vcet  es^rit-là  n'eât  pas  di^ne  de  nous  occuper 
lonfteDQ|>6. 

La  Rochefoucauld  avait  Umu  mn  jeor  serré  de  Rets  éàm 
l'entre-bâifle  ment  d'une  porte du  pateîs  deju^îce,  et  îl  criait: 


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LA  ROCHEFOUCAULD  'i75 

*<  Accourez,  qu'on  le  poignarde,  qu'on  le  tue,  qu'on  en 
finisse  avec  lui  ».  Depuis  et  avant,  on  se  haïssait.  Mais 
sous  Louis  XIV  on  en  était  réduit  à  se  peindre. 

Si  no^fs  vtyu4îensTÎre  ou  sourire, notis  ctterions  quelques 
lignes  du  portrait  de  La  Rochefoucauld  peint  par  lui-même. 
A  des  défauts  légers,  a  sa  mélancolie,  à  sa  timidité,  il  ajoute 
desqualités8upérieures,quiressortent  mieux  par  le  contraste. 
C'est  bien  le  portrait  d'un  vaniteux. 

Finissons  par  un  éloge.  Sur  son  goût,  il  n'y  a  rifen  à  criti- 
quer. Cet  égoïste  a  la  fine  sen&ibiililé  des  dëiaids  <e.t  ia  froide 
précision  du  ni'ot  propi>e. 

«  Un  grand  livre  est  toujours  uagr^md  mal  ».,  dii»iit-iL 

Ailleurs  :  «  Le  bon  ^oût  vient  plus  du  jug^m^at  «que  de 
Fesprit  », 

Oui,  pourvu  que  le  jugeaisent,  dé^agié  des  brillantes  <5rreurs 
de  Tesprit,  ne  chasse  pas  le  <:<eur  de  scl  coii2|)agnie. 

<(  La  véritable  éloquence,  a^tHd  e&core  écrit,  contâiste  à  dire 
tout  ce  qu'il  faut,  et  à  ne  dire  que  ce  qu'il  faut  ». 

Enfin  ailleurs  :  «  C'est  le  caractère  des  grands  esprits  «|u« 
de  faire  entendre  en  peu  dé  paroles  beaucoup  de  choaes  » . 

C'est  d'un  grand  seigneur.  —  Pascal  ne  pensait  pas  autre- 
ment, lui  qui  disait,:  «  Rien  de  trop,  rien  de  m^anqu^.  » 

Un  des  Als  de  La  Rochefoucauld  fut  plus  heureux  que  soa 
père,  toujours  déf>u  dans  son  amour-propre  ;  il  devint  grajird- 
maître  de  la  garde-robe  du  roi.  Chacun  va  à  la  gloire  par  le 
ohem^in  qui  lui  est  propre,  comme  il  veut  au  co4iini^  il  peut. 

Encore  un  mot  de  La  Rochefoucauld  ;  il  est  tiré  de  &a>iia 
avis  au  lecteur  (1665)  : 

«  Lie  meilleur  parti  que  le  lecteur  ait  à  prendre  est  de 
se  nuettre  d'abord  dans  l'esprit  qu'il  n'y  a  aucune  -de  ces 
MaïQtmes  qui  le  regarde  en  partieuliar^  &t  ^l'il  ea  est  seal 
exceg^té,  bien  qu'elles  paraisTseat  générales,  a 

C'est  donc  l^iea  à  tout  le  monde  que  s'adresse  vC!lia(|ae 
maxime,  et  personne  jn'est  hon^  hormis  le  lactemr,  par  la 
politesse  ironique  de  l'auteur. 

4âBftifiHChri&t  nous  a  Jugés  dignes  de  son  sai^,  et  La  £k>- 
cliefoucauld  de  son  mépris.  Il  luimanifUie,  pour  «être  un  g^antl 
nioDaiiste,  «l'avoir  été  vraiment  chrétien. 

A.  Chatiaux.   t.  0. 


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DEUX  JOURNÉES  A  DJEDDAH 


I 


Je  n'aurais  jamais  pensé  qu'un  jour  je  pourrais  voir  cette 
fameuse  ville  de  Djeddah,  sur  laquelle,  je  Favoue,  mes  con- 
naissances géographiques  et  historiques  ne  dépassaient 
guère  le  récit  qui  nous  a  tant  émus  dans  les  journaux  de  1858. 
C'est  vieux  ;  mais  comme  «  fait  divers  »,  c'était  assez  mou- 
vementé :  un  consul  anglais  assassiné  pendant  son  sommeil, 
puis  jeté  par  sa  propre  fenêtre  dans  la  rue  ;  un  consul  fran- 
çais et  sa  femme  massacrés  dans  leur  escalier,  malgré  une 
énergique  défense  ;  leur  fille,  toute  jeune  encore  luttant, 
contre  les  assassins,  et  parvenant  à  leur  échapper,  bien  que 
rudement  sabrée  au  visage  ;  enfin  le  chancelier,  plus  heu- 
reux, sans  blessures,  sauvant  la  fille  dé  son  consul  et  se 
sauvant  lui-même.  Voilà  un  drame,  une  tuerie  sauvage  dont 
je  vais  voir  le  théâtre.  Toutes  les  villes  qu'on  va  visiter  ne 
renouvellent  pas  autant  de  violentes  émotions. 

En  voyage  il  ne  faut  pas  être  pressé.  Les  contretemps, 
les  retards,  les  accidents  même  (j'entends  les  petits)  ont  du 
bon  :  ils  vous  permettent  de  voir,  et  par  suit^  de  raconter  à 
vos  amis  ce  que  vous  avez  vu.  Heureux  ces  derniers,  si  leur 
correspondance  ne  se  laisse  pas  entraîner  sur  cette  pente,  si 
glissante,  paratt-il,  à  ceux  qui  viennent  de  loin,  et  dontjwae 
veux  même  pas  prononcer  le  nom,  tant  je  l'ai  en  abomination. 

Donc  nous  avons  des  retards  qui  menacent  de  se  prolon- 
ger, et  qui  tiennent  à  tant  de  causes  que  je  renonce  à  vous 
les  dire,  d'autant  qu'elles  ne  vous  intéresseraient  guère.  Le 
fait  qui  en  ressort  le  plus  clairement  et  le  plus  utilement 
pour  moi,  c'est  que  je  vais  avoir  le  temps  de  voir  Djeddah, 
ses  habitants  et  ses  environs. 

D'abord, notre  arrivée.  Le  temps  est  pur;  le  soleil  vient  de 
se  lever.  A  notre  gauche  nous  voyons  au  bord  de  la  mer  une 


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DEUX  JOURNEES  A  DJEDDAH  477 

petite  ligne  blanche,  la  ville  ;  et  par  derrière,  assez  loin,  une 
chaîne  de  montagnes. 

Tous  les  musulmans  qui  voyagent  avec  nous  et  qui 
viennent  ici  pour  le  pèlerinage  ont  revêtu  Tirham  dès  hier 
soir.  Ces  deux  serviettes  ne  doivent  pas  tenir  bien  chaud, 
pendant  la  nuit,  lorsque  le  pont  est  couvert  de  rosée; et, 
pendant  le  jour,  toutes  ces  têtes  nues  et  rasées  seront  bien 
cruellement  dardées  par  le  soleil  des  tropiques.  Mais  Maho- 
met a  décrété  ce  costume  pour  toute  la  durée  du  pèlerinage  ; 
et  pas  un  musulman  ne  songe  à  s^en  affranchir.  Je  vois  sur 
le  pont  un  bon  nombre  de  ces  braves  gens,  et  je  les  verrai 
pendant  tout  le  temps  de  mon  séjour  à  Djeddah.  Sans  cor- 
dons, sans  épingles,  ils  trouvent  le  moyen  d^étre  habillés 
décemment.  Ce  n'est  pas  de  la  comédie  :  c'est  de  la  foi 
et  du  respect  pour  leur  religion.  Quelle  leçon  pour  nous  ! 
—  Les  femmes  aussi  revêtent  un  costume  de  circonstance, 
également  blanc,  mais  considéra^blement  plus  étoffé.  De 
ce  côté,  le  vent  et  les  causes  quelconques  de  perturba- 
tion de  toilette  laissent  une  tranquillité  absolue  à  l'obser- 
vateur. 

Nous  approchons  rapidement  ;  puis  il  me.semble  que  nous 
dépassons  de  beaucoup  le  but.  Pourquoi? — C'estqu'il  existe 
des  passes  hors  desquelles  on  se  perdrait  infailliblement  ; 
et  que  le  plus  habile  marin  du  monde  coulerait  son  bateau, 
s'il  n'avait  à  son  bord  un  pilote.  Ces  utiles  auxiliaires  se 
prennent  à  Suez  ou  à  Aden,  et  ne  quittent  le  bâtiment  qu'à 
sa  sortie  de  cette  dangereuse  mer. 

Enfin  la  ville  appanJt  blanche  et  piquée  de  minarets.  Elle 
est  assise  sur  le  sable,  et  entourée  de  sable  à  perte  de  vue. 
On  y  chercherait  en  vain  un  clocher.  A  Constantinople,  à 
Smyrne,  à  Alep,  à  Moussoul  même,  on  trouve  des  religieux, 
des  couvents,  des  églises,  des  croix.  Ici,  rien  que  des  mos- 
quées. C'est  le  domaine  du  croissant  ;  et  l'islamisme  y  règne 
en  desposte.  Entre  ces  deux  montagnes  grises,  à  soixante- 
douze  kilomètres  vers  Test,  se  trouve  une  ville,  La  Mecque, 
dont  l'approche  est  interdite  sous  peine  de  mort  aux  infidèles 
(à  nous,  s'il  vous  plaît).  Il  n'estmêmepasprudent  aux  paisibles 
Européens  qui  habitent  Djeddah  d'aller  se  promener'  dans 
cette  direction. 


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478  DEUX  J^UBKK  Ai  OUiEBDAH 

Cet  avi&  me  svSSit  ;  et  j«  n'ai  nulle  carm  dtem  vécifier 
rexactitude. 

ÂvsHit  ç[Uéè.  D(Hi9  «yoflftS;  joté^  Tatti^re^  ia«tt  ftuite  de  banques 
ènarones  aeeottrent:  9  noiom  rooeonti».  de  tDul»  Ïm  vîÉcsae  de 
leur  imnenseï  xoile  trisB^ulaîre.  Ej»  les  altftndaiU,  yobscwe 
tout  autour  de:  mt«;  et  «m  fibénomàne,  d:cintjo  ne  tam 
pas.  compte  a«  ptemiec-couf)*  (à'ttiLm'intrigtte  ainguliài 
Je  VQÎâ,  dans  toutes  les  ddpectiaa&y  de«<beiiBinfisSrquîp  maxcbest 
p4>6itiTeinent  sur  Teaui^  qui  comnuiiiiqitâBit  9wegT  une  aisa«cf 
parfaite  din  nivit^àki  multitudes  die  hateauH  ^ui  eBComfareat 
le& abords  de  le  vilbeu  As&uoréi&ent  cela  it'ejst  pas  uamisai^le  ; 
Baaîs  je  ny  eamfrsndB  eoactenmit ne»;  Va  bea  voisia 
à  mooi  aide^  et:  m'explique  que  nous  aunnaiea  sur  ui»  k 
baïuc  de:  coraût  qui  active  jusqu'à  fleer  d'eau,  et  .dans  teeioa) 
se  reocondre  luHsreeBemeat.  quelques»,  fesures  aâscst  ku*g;«5  et 
ai^seipocifcnidea  peMrlaififiorpass^eirdles  maAriires:.  Eaeosv,  les 
bateaMX.  un  peia  fcurts  ém  toaenge*  senl^ilâ^  obligés  de  mtfwiSer 
à  pliiksîeors  kikiiBètPesi  de  kt  ^iîtte  :  ce  (fui  o'empèefte  pe» 
toujours  les»  aeeidentB.  Les  enviaroDS  oaaoîrtiiaes  de  DjtfddbJi 
sont  donc  jalonnés  comme  une  vraie  piste  ;  et  malheur  à- cews 
qui  négligeiuti  ki  loate  oifficâelle. 

Gemme  tiuus  le^madrépeires,  oeiiix  qai  eowMeBtpeuà  peu 
la  mer  BSouge  «eseesi:  de  bàlfir  tûrsque  leins  coastittetiee» 
anrivettt  skM  adfveao  des  pfaiu»  basses-  eaux.  M»»  levr  adratê 
ne  saiurail  ètore  sarids/aite  de  tvanraux  acbemé»;  et  Ss  ea  eaJus- 
prennent  d'autres dkmsi le voîsin»ge.  Heareusementcesrocàes 
colossales,  résultat  du  travail»  ineessant.  <ta  taiit  de  ntitlnardb 
d'indi¥idiii&^  ne  s'élèvent  gmève  que  dvn  eentuoLèUre  iMeT  au 
pluadansiuaae  aimée;  etquesLqiues  kilogrammes  de  dysante 
peuvent,  dètnaîre.  eu  \xme  seconde-  le  tvavatl  die  pltasreurs' 
sLètflea. 

Ën(i&  nous  voici  descendus  da«&  ime  de  ees  gramde» 
baurqaesf  àneiles,  qu'on  aipfpelJ^  iciidestdaiiiboHLcks^;  etnm» 
ne  tiairdiaii&  pee<  ài  venr  qe/U  fiKbl  (fe  ]m  prudence-  em  asde  d? 
Djeddah^  Xous  pasaons  à  oolé  d'âne  bar qne-  cpai  esAinamoAile. 
et  siar  le  inâÈ  de  kiifueUe^9'^est  attoemmodè  iao*l»^^ 
beau: nàgie  ipiiat  tsmat^  le?  faMPsûrdesFeoger  :  car-ileefr  de  fiRtîoot 
Se'tt  sanhottrit  esfr  m«rnté  sup  m»  bane,  el*  fe  pjwvve  gaveon 
attend  que  le  flot  vienne  le  dégager.  Or  cela  pevtdhtrvr  d^ 


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D£UX  JOUBNÈE&  A  DJEûJDAtt  41» 

huit  à  quinze  jours^  seloB  le  vent.  En  effet,  il  n'y  u  pas  de 
marées  dau^  ces  parages  ;  et  si  Le  niveau,  de  la  m^r  ^aiie 
dans  des  oropoptioBS  quelquefoia  considérables^  cela  ii»mà 
uniquexnjent  à  la  persistance  de  tel  ou  tel  venU  GcMbclo:- 
sion  :  il  faut  s^abstenir  de  laonter  sur  un  banc  nxadxepariquie,. 
surtout  qiiand  an  est  firessé. 

Quel  bruit  !  Quel  £aule  !  Quelle  odeur  !  Nous  soBame^  à 
D^eddah.  —  Ler  port  eojaHibéy  nous  eatrons  en  ville  par  une 
vraie  porte  de  citadelle,  pas  bien  forte  à  la  vérité-,,  mais  bien» 
encombrée. 

Nous  voici  dans  le  bazar.  Dans  toutes  les  villes  d^Orient, 
on  donne  ce  nom  aux  rues  oîi  il  se  bit  dti  commerce,  oi*  U 
y  a  des  boutiques^  du  mouvement.  Le  bazar  principal  est 
long,  pas  très  large  pas  droit  da  tout,  boardé  de  toutes  petites 
boutiques  où  Ton  vend  de  tout,  et  complètement  rempli  de 
gens,  de  chameaux,,  d'âmes,  de  chiens  et  de  colis. 

Les  gens  :  des  arabes,  des  turcs^  des  nèg;res,  des  persans, 
des  indiens,  des  malais,  des  marocains,,  en  un  mot  des  mu- 
sulmans de  tous  les  pays  du  mionde,  avec  leurs  costumes 
propres  qui  les  font  aisément  reconnaître,  pour  peu  ^u'on 
fréquente  le  bazar.  On  remarque  plus  particuUèremeiàl  : 

f  Les  indiens  qui  ressemblent  à  s'y  méprendre  à  a.os  gar- 
çons pâtissiers.  Comme  eux  ils  portent  une  sojtU  de  béret 
blanc  et  plat  qui  est  fabriqué,  comme  d'ailleurs  tous  les  tur* 
bans  du  monde,  avec  uike  longue  pièce  d'étolfe.  Le  cachet 
spécial  du  turban  indien,  c'est  de  simuler  un«  galette  pour 
ainsi  dire  sans  épaisseur  ;  et  cela  doit  être  fort  déUcat  à 
exécuter..  Bien  entendu  que  le  tablier  des  patccinnets  est  ici 
remplacé  par  une  longue  chemise  sans  fentes  latérales,  et 
qui  pend  jusqu'aux  talons  :  c'est  ce  qu'on  appelle  une,  gan- 
dourah  ; 

2^  Les  nègres  de  Sawakiae,  qui  n'ont  pas  de  turban,  mais 
qui  marchent  tète  nue,  avec  une  forêt  inextricable  de  che- 
veux noirs  Ubéralemient  imprégnés  de  beurre,  et  partagés 
par  deux  raies  latérales.  La  portion  de  chevelure  intermé- 
diaire à  ces  raies  est  disposée  en  forme  de  toupet  coloâsa). 
Rien  de  terrifiant  comme  ces  naturels,  qui  sont  en  outre 
couverts  de  pistolets  et  de  poigiLards  ; 

3"^  Les  arabes  du  pays  :  jambes  et  bras  nus;  longue  gan- 


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480  DEUX  JOURNÉES  A  DJEDDAH 

dourah  en  cotonnade  brune  ;  un  immense  sabre  recourbé 
sur  le  devant  de  la  poitrine  ;  un  ou  deux  pistolets  ;  une  car- 
touchière ;  à  la  main,  un  gros  bâton  d'environ  deux  mètres 
de  long  :  c'est  leur  arme  favorite  ;  et  il  paraît  qu'ils  tuentleur 
homme  dans  la  perfection  d'un  seul  coup  de  cet  assommoir; 
pour  coiffure  un  très  grand  foulard  de  soie,  à  raies  jaunes 
•et  rouges  alternativement,  bordé  de  longues  franges. 

J'en  aurais  bien  d'autres  à  vous  décrire  ;  mais  cela  pourrait 
devenir  fastidieux.  Il  suffira,  pour  tout  résumer,  de  dire  que 
l'aspect  du  bazar,  en  temps  de  pèlerinage,  est  un  véritable 
kaléidoscope.  De  quelque  côté  qu'on  se  retourne,  on  voit  des 
physionomies  et  des  costumes  qu'on  n'a  jamais  vus  ailleurs. 

Mais  ce  n'est  pas  tout  :  outre  les  hommes  il  y  a  les  bêtes. 

D'abord  les  mouches.  Si  j'en  compte  un  milliard,  c'est 
pour  rester  au-dessous  de  la  vérité.  Il  y  en  a  sur  les  pois- 
sons secs,  sur  les  oranges  à  demi  pourries,  sur  les  dattes 
qui  sont  là  en  monceaux,  sur  tous  les  objets  d'alimentation  ; 
sur  les  sucreries,  dont  les  arabes  sont  très  friands  ;  dans  les 
fritures  confectionnées  en  pleine  air;  il  y  en  a  aussi  —  chose 
horrible,  —  sur  les  malheureux  malades  qui  se  blottisent 
dans  les  coins  pour  achever  leur  triste  existence  :  gens 
venus  de  bien  loin  par  dévotion,  que  la  misère  a  saisis  en 
chemin,  que  personne  ne  regarde  et  qui  meurent  devant  ce 
monde  indifférent. 

Et  dans  ce  bazar,  la  chaleur  est  d'autant  plus  cruelle  que 
l'air  ne  s'y  renouvelle  pas,  à  cause  des  étoffes  et  des  planches 
qui  sont  tendues  en  travers  de  la  rue,  à  la  hauteur  du  pre- 
mier étage,  pour  intercepter  les  rayons  du  soleil. 

Aussi  l'on  voudrait  bien  s'esquiver  ;  mais  comment  y  par- 
venir ? 

A'^oici  trente  chameaux  attachés  de  tête  en  queue  qui  filent 
le  long  du  bazar,  et  qui  entravent  la  circulation.  Ils  vont  pas- 
ser à  côté  de  la  douane,  dont  le  voisinage  est  bondé  de  por- 
tefaix qui  chargent  et  déchargent  incessamment  vingt  autres 
chameaux  agenouillés.  Tous  ces  animaux  poussent  des  cris 
effroyables  ;  on  tremblerait  si  l'on  ne  connaissait  leur  ex- 
trême douceur. 

J'allais  essayer  de  me  glisser  lestement  par  dessous 
quelque  corde  tendue  entre  deux  chameaux.  Impossible  :  la 


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DEUX  JOURNÉES  A  DJEDDAH  481 

place  est  occupée,  ici  par  un  mendiant  assis  tranquillement 
au  milieu  de  la  voie,  et  que  personne  ne  songerait  à  déran- 
ger; là  par  une  famille  de  chiens  qu'il  serait  fort  imprudent 
de  troubler  dans  leur  quiétude. 

Nous  finissons  cependant  par  nous  dégager,  et  nous  arri- 
vons sur  une  petite  place.  Un  homme  est  là,  à  peu  près  nu, 
et  assis  à  Tombre,  sur  un  tas  de  poussière.  «  Voilà,  dis-je  à 
mon  guide,  un  particulier  dont  il  serait  difficile  de  recon- 
naître la  nationalité.  »  —  «  C'est  un  fou,  me  répondit-il  ;  et 
les  fous  sont  ici  des  êtres  privilégiés.  Ils  ont  le  droit  de 
faire  tout  ce  que  peut  imaginer  leur  pauvre  cervelle.  Celui- 
ci,  que  vous  voyez  fort  peu  couvert,  a  refusé  hier  encore 
une  gandoùrah  que  lui  offrait  un  Européen  qui  demeure  ici- 
même.  Il  y  aura  besoin  de  diplomatie  pour  la  lui  faire  accep- 
ter ;  il  faudra  bien  qu'on  y  parvienne  ;  vous  voyez  qu'il  y  a 
urgence.  Il  en  faudra  aussi  pour  faire  adopter  à  ce  malheu- 
reux maniaque  un  autre  domicile  que  les  abords  de  cette 
maison,  autour  de  laquelle  il  se  borne  à  graviter^  selon 
l'heure  et  l'ombre.  En  effet  la  coutume  du  pays  veut  qu'un 
fou  soit  proclamé  marabout  ou  saint  après  sa  mort,  et  qu'il 
soit  enterré  là  où  il  a  rendu  le  dernier  soupir  ;  et  il  n'y  a  pas 
de  raison  pour  que  ce  ne  soit  pas  devant  la  porte  de  ce  mon- 
sieur (le  consul  de  France,  s'il  vous  platt),  et  qu'on  n'obstrue 
cette  porte  par  un  mausolée,  où  les  arabes  ne  manqueront 
pas  d'apporter  tous  les  vendredis  des  loques  de  toutes  cou- 
leurs en  guise  d'ex-voto.  » 

Enfin,  Dieu  aidant,  nous  voici  arrivés  à  une  porte  de  la 
ville,  celle  de  Médine.  C'est  près  de  cette  porte  que  sont 
groupés  les  consulats,  la  maison  du  gouverneur,  les 
agences  des  bateaux  anglais,  italiens  et  autrichiens.  Nous 
franchissons  la  poterne  crénelée,  les  remparts,  garnis  de 
petits  canons  très  drôles,  fort  rouilles  et  fort  inoffensifs,  sinon 
pour  ceux  qui  seraient  tentés  de  les  faire  fonctionner,  et 
nous  plongeons  bravement  nos  pieds  dans  le  sable  chaud, 
réduit,  aux  chemins  les  plus  fréquentés,  à  Tétat  de  poussière 
impalpable. 

Je  parle  de  chemins  ;  hélas  !  il  n'y  en  a  pas  un  seul,  que  je 
sache,  dans  toute  l'Arabie.  Il  y  a  des  directions  dans  les- 
quelles on  se  meut  plus  souvent  que  dans  d'autres  :  par 

E.  F.  —  X.  —  32 


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km  DEUX  JOURNÉES  A  DJEODAH 

exemple  de  Djeddah  à  Médine  ou  à  La  Mecque  ;  et  il  en  ré- 
suhe  des  sortes  d'ornières  poussiéreuses  mille  fois  plus 
désagréables  que  le  sable  lui-même.  Lesânes  et  les  chameaux 
tracent  bien  quelques  lignes  à  peu  près  droites,  et  ayant  des 
apparences  de  sentiers  ;  mais  ces  lignes  n'aboutissent  qu'àr 
des  carrières  ou  à  des  citernes,  que  nous  verrons  plus  tard. 
Pour  le  moment,  nous  n'allons  pas  faire  un  voyage  ;  nous 
allons  visiter  la  seule  construction  historique  de  Djeddah, 
le  tombeau  d'Eve. 

Ce  vocable  est  bien  fait  pour  piquer  la  curiosité  d'un 
voyageur.  Quelle  fortune  de  rencontrer  sur  sa  route  un  mo- 
nument si  rempli  d'intérêt  et,  naturellement,  unique  en  son 
genre  î  Hâtons-nous  ;  bravons  le  sable,  le  soleil  ;  traversons 
au  plus  court. 

Pendant  le  trajet,  on  nous  explique  que  Djeddah,  en  arabe, 
signifie  aïeule.  C'est  donc  de  notre  mère  Eve  que  la  ville  a 
tiré  son  nom. 

Nous  laissons  sur  notre  gauche  six  moulins  à  vent  qui 
datent  de  Mehemet  Ali,  et  que  les  turcs,  moins  prévoyants 
pour  les  besoins  de  leurs  soldats,  n'ont  su  ni  utiliser,  ni  même 
entretenir.  Bien  loin  de  là  :  ces  pauvres  moulins  en  sont  réduits 
à  leur  cylindre  de  maçonnerie  ;  ils  n'ont  plus  ni  ailes,  ni  bras, 
ni  même  de  toiture  ;  tout  cela  a  été  volé  en  détail.  Quant  à 
l'intérieur  de  ces  édifices  destitués,  il  ne  sert  plus  qu'à  receler 
des  gens  assassinés  ou  à  abriter  des  suicides  ;  on  me  raconte 
là-dessus  des  histoires  terribles  et  toutes  récentes.  Passons 
vite. 

Voici  encore  un  bâtiment  :  c'est  une  caserne.  Rien  qu'à  la 
voir  du  dehors,  on  peut  juger  que  sa  tenue  et  surtout  son 
entretien  laissent  à  désirer.  Le  génie  militaire  turc  ne  vient 
probablement  pas  souvent  inspecter  les  casernements  d'A- 
rabie. 

La  caserne  dépassée,  nous  sommes  devant  un  enclos  allon- 
gé, au  milieu  duquel  on  aperçoit,  par  dessus  le  mur,  un 
petit  monument  en  forme  de  moule  à  pâtisserie.  Voilà  une 
comparaison  évidemment  fâcheuse,  quoique  exacte  ;  et  c'est 
assurément  notre  moule  à  gâteaux  de  Savoie  qui  a  emprunté 
sa  forme  aux  monuments  funèbres  des  Arabes, aux  marabouts. 
Mais  il  fallait  me  faire  comprendre  ;  tout  le  monde  n'est  pas 
otligé  de  connaître  cette  signification  du  mot  marabout. 


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DBUX  JOURNÉES  A  DJEDDAH  4119 

Une  agréable  surprise  :  près  de  ce  marabout  s'élève  un 
très  beau  palmier.  —  Djeddah  garde  pieusement  son  unique 
spécimen  de  végéta tion^  pour  orner  ie  tombeau  de  sa 
grand^mère. 

Avant  d'arriver  à  la  porte,  nous  nous  demandons  s'il  est 
bien  utile  de  faire  encore  ce  grand  détour,  puisque  voilà  de- 
vant nous  une  entrée  toute  trouvée.  Le  mur  extérieur  ne  re^ 
monte  pas  à  l'époque  de  la  mère  du  genre  humain  ;  je  le 
crois  même  à  peine  âgé  de  cinq  à  dix  ans,  à  le  voir  dans  son 
ensemble.  Cela  a'empéche  pas  qu'il  ne  s'y  soit  produit  un 
tel  éboulement^  juste  en  face  de  nous,  qu'on  pourrait  presque 
y  passer  à  cheval.  Mais  notre  respect  pour  notre  aïeule  et 
pour  nous-mêmes  nous  oblige  à  faire  cinquante  pas  de  plus 
pour  trouver  la  porte. 

Au  premier  coup  d'oeil,  l'aspect  est  agréable  :  ce  beau 
palmier,  ce  marabout  ;  sur  les  côtés  quelques  arbustes,  un 
peu  rabougris,  il  est  vrai  ;  quelques  tombes  bien  blanches 
surmontées  de  petites  colonnes  dont  le  sommet  est  coiffé 
d'un  tarbouch  (fez,  calotte  grecque).  Voyons  le  détail. 

D^abord,  les  dimensions.  Le  corps  de  notre  mère  Eve,  à 
en  juger  par  la  longueur  du  petit  mur  intérieur  qui  borde 
son  monument,  aurait  eu  environ  soixante  mètres  de  lon- 
gueur. 

C'est  bien  long  ! 

Et  la  largeur  du  même  monument  est  de  deux  mètres,  pas 
davantage. 

C'est  bien  étroit  !  (1) 

Décidément  cela  me  paraît  assez  disproportionné  ;  ou  du 
moins,  en  ce  temps-là,  les  lois  de  l'esthétique  n'étaient  pas 
les  mêmes  que  de  nos  jours. 

Le  marabout  est  situé  juste  au  centre  de  la  tombe  ;  mais  je 
ne  m'inquiète  même  pas  de  ce  qu'il  indique.  En]jvoilà  assez  ; 
ma  curiosité  est  satisfaite  ;  et  malgré  les  instances  des  der- 
viches, pour  me  faire  voir  des  choses  encore  plus  belles  et 
plus  intéressantes,  je  quitte  brusquement  le^monument  fu- 
nèbre, et  je  vais  attendre  au  dehors   quejmesï  compagnons 

(1)  Dimensions  exactes  :  largeur,  six  pas  (2  met.),  —  longueur,  deux  cents 
pas  (133  met.}.   Burton,  1853. 


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484  DEUX  JOURNÉES  A  DJEDDAH 

d'exploration  aient  donné  aux  gardiens  toute  la  mesure  de 
leur  politesse  et  de  leur  patience. 

Nous  voilà  un  peu  désenchantés  de  Djeddah,  puisqu'il 
n'a  que,  la  tombe  d'Eve  en  fait  d'attraction.  Profitons  du 
moins  de  notre  sortie  de  la  ville  pour  explorer  les  environs. 

Dans  cette  immense  plaine  de  sable,  j'aperçois  deux  mai- 
sons vides,  mais  habitables,  et  deux  ou  trois  ruines.  C'est 
là  ce  qu'on  appelle  des  maisons  de  campagne. 

Quand  la  chaleur  est  tellement  accablante  qu'il  devient 
impossible  de  dormir  en  ville,  les  gens  fortunés  viennent 
passer  quelques  jours  dans  ces  maisons.  Peut-être  y  dort-on 
un  peu  mieux  ;  mais  on  y  prend  certainement  la  fièvre,  et 
quelquefois  cela  se  termine  mal.  Il  faut  que  la  privation  de 
sommeil  soit  une  bien  cruelle  souffrance,  pour  qu'on  se  dé- 
cide presque  sciemment  à  devenir  malade,  à  l'effet  de  se  pro- 
curer la  satisfaction  de  dormir  un  peu.  —  Chose  remar- 
quable :  dans  ce  pays  si  chaud  et  si  humide,  où  les  insectes 
sembleraient  devoir  pulluler,  j'entends  tout  le  monde  dire 
qu'il  est  facile  de  tenir  les  maisons  très  propres; et,  qu'à  part 
les  moustiques,  on  n'a  aucune  espèce  de  parasites  à  redou- 
ter. C'est  cependant  une  bonne  note. 

Je  ne  dis  rien  des  rats  qui  sont  monstrueux,  et  desquels 
on  n'a  raison  qu'à  l'aide  de  bâtons  solides^  tant  les  chats  les 
redoutent.  / 

Tout  en  cheminant  dans  le  sable,  je  veux  dire  dans  la  cam- 
pagne, j'aperçois  une  infinité  de  gros  trous,  et  j'interroge 
mon  obligeant  cicérone  pour  savoir  quels  sont  les  architectes 
de  ces  maisons  souterraines.  Il  me  répond  que  ce  sont  pré- 
cisément des  rats,  mais  d'une  espèce  particulière,  sortes  de 
petits  kanguroos  pour  la  disposition  des  pattes,  et  qui  font 
de  tels  bonds  en  courant  qu'il  ne  faut  pas  moins  que  des  lé- 
vriers du  désert  pour  les  attraper.  Ce  genre  de  sport  fait  ici 
la  joie  des  Anglais. 

Enfin  j'empiète;  mais  le  sujet  m'y  oblige.  Si  l'on  entre  dans 
une  maison  de  la  ville,  on  est  nécessairement  frappé  de  l'o- 
deur de  musc  qui  règne  dans  le  vestibule  et  même  dans  fes- 
calier.  Vousseriez  tenté  de  déplorer  la  perversion  de  goût  des 
personnes  que  vous  allez  voir  ;  mais  on  ne  tardera  pas  à  vous 
apprendre  .que  cette  insupportable  odeur  vient  des  ténébreux 


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DEUX  JOURNÉES  A  DJEDDAH  485 

habitants  des  lieux  bas:  des  rats  musqués,  dont  le  voisinage 
si  incommode  est  respecté  néanmoins,  dans  la  crainte  que 
leur  trépas  n'apporte  un  nouvel  élément  de  senteurs,  cette 
fois  à  faire  démolir  la  maison. 

Voilà,  sans  contredit,  un  pays  bien  riche  en  rats. 

Continuons  notre  promenade.  A  force  de  regarder  le  sable, 
je  finis  par  y  découvrir  une  foule  de  végétaux  plus  ou  moins 
bizarres,  sans  tiges,  aplatis,  rampants,  rugueux,  piquants. 
Presque  tous  sont  nouveaux  pour  moi.;  vrais  végétaux  de 
sable,  vivant  sans  boire,  et  durs  en  conséquence.  J'y  vois 
à  profusion  la  fameuse  rose  de  Jéricho,  sur  laquelle  on  a 
brodé  les  plus  jolies  fables  du  monde,  à  propos  d'une  pré- 
tendue reviviscence.  Plus  heureux  que  je  ne  l'avais  été  en 
Palestine,  je  la  vois  toute  jeune,  parfaitement  verte,  forte- 
ment cramponnée  au  sol,  parsemée  de  très  petites  fleurs  d'un 
rouge  vif,  et  offrant  à  peu  près  la  figure  et  le  développement 
d'une  assiette  absolument  plate.  Quand  cette  plante  est 
mûre,  me  dit-on,  elle  se  dessèche,  se  recoquille,  et  enfin 
devient  cette  boule  que  Ton  sait,  à  laquelle  pend  une  petite 
tige  grêle  comme  la  corde  d'un  bilboquet  :  c'est  la  racine.  — 
Jeune  ou  vieille,  elle  me  semble  indigne  de  s'appeler  rose. 
Quel  est  le  botaniste  en  gaieté  qui  s'est  avisé  de  lui 
donner  ce  nom  ?  Voilà  une  question  de  responsabilité  à 
établir. 

Le  soleil  ne  nous  arrête  pas.  Il  faut  voir  vile  et  voir  tout, 
quand  on  voyage.  Si  dans  une  ville,  maritime,  sous  les  tro- 
piques ou  sous  une  chaude  latitude,  vous  entendez,  entre 
midi  et  deux  heures,  des  fers  de  chevaux  frapper  le  sol, 
vous  pouvez  hardiment,  avant  de  vous  approcher  de  vos 
jalousies  soigneusement  fermées,  gager  que  ces  cavaliers 
sont  des  officiers  de  marine  ;  et  vous  êtes  sûr  de  gagner. 
Ces  gens-là  savent  profiter  de  leur  passage  partout.  La  cha- 
leur ni  la  fatigue  ne  leur  sont  rien.  A  peine  à  terre,  ils 
louent  des  chevaux,  et  les  voilà  partis.  Aussi  leur  devons- 
nous,  en  général,  les  récits  les  plus  intéressants.  Mais  à 
Djeddah  ces  courses  folles  seraient  bien  imprudentes  en 
toute  autre  saison  qu'en  hiver  ;  et  encore  !  C'est  pour  cela 
sans  doute  qu'on  ne  trouve  rien  à  lire  sur  ce  pays  maudit  et 
grillé. 


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M6  DEUX  iOURNSB»  A  DiEDPAH 

J'avais  déjà  remarqué  de  loin  plusieurs  constructions 
presque  à  fleur  de  terre* 

—  Qu'est-ce  que  cela  ?  demandai-je  à  Fexcellent  homme 
qui  m'accompagnait,  et  qui  se  fait  un  plaisir,  depuis  plus  de 
vingt  ans  qu'il  réside  à  Djeddah,  d'obliger  et  d'héberger  tout 
ce  qui  est  Français^ 

' —  Ce  sont  des  citernes,  me  répondit-il.  C'est  là  que  s'a- 
masse l'eau  que  l'on  boit  en  ville,  aussi  bien  que  celle  qui 
sert  pour  les  usages  domestiques. 

—  Mais  il  me  semble  que  le  sol  n'est  pas  absolument  propre, 
et  que  les  chameaux  et  les  autres  bétes  ont  laissé  de  tous 
côtés  de  nombreuses  marques  de  leur  passage  ? 

-^  Oh  !  ceci,  c'est  de  la  délicatesse.  Il  ne  faut  pas  y  regar- 
der de  si  près. 

Il  n'est  pas  difficile  de  voir  que,  malgré  la  jolie  petite 
rivière  en  zig-zag  qui  est  représentée  sur  toutes  ou  presque 
toutes  les  cartes  comme  ayant  son  embouchure  à  Djeddah. 
il  n'y  a  pas,  dans  tout  le  pays  environnant,  assez  d'eau  cou- 
rante pour  désaltérer  un  moineau.  Or  Djeddah  a  été  fondée 
en  vue  de  La  Mecque,  dont  elle  est  le  port  le  plus  naturel. 
Evidemment  les  premiers  habitants  de  cette  agréable  cité 
ont  eu  soif;  et,  en  l'absence  de  rivière,  ils  ont  songé  à  cons- 
truire des  citernes.  L'usage  '  est  qu'il  pleuve  dans  ce  pays 
chaque  année  cinq  ou  six  heures,  partagées  en  deux  ou  trois 
averses.  L'époque  des  pluies  est  à  peu  près  invariablement 
fixée  entre  le  20  novembre  et  la  fin  dô  décembre.  Avec  cinq 
ou  six  heures  de  pluie  on  a  de  l'eau  suffisamment  pour  un 
an.  Si  la  récolte  est  plus  abondante^  on  peut  être  moins  éco- 
nome de  cette  précieuse  denrée,  qui  ne  laisse  pas  de  coûter 
un  certain  prix,  attendu  qu'il  faut  aussi  payer  les  chameliers 
qui  vont  la  chercher.  Une  charge  de  chameau,  environ  cent 
soixante  litres  partagés  en  seize  outres  de  dix  litres  chacune 
coûte  de  0  fr.  75  à  cinq  francs,  selon  l'abondance  du  stock. 
Evidemment,  à  ce  prix,  tout  le  monde  ne  peut  pati  se  per- 
mettre de  larges  al3lutions,  des  bains,  des  douches,  et  tout 
ce  qui  serait  utile  dans  un  pays  aussi  chaud.  Ne  sondons  pas 
trop  ces  mystères,  et  bornons-nous  à  dire  qu'à  Djeddah 
Teau  n'est  ni  abondante,  ni  bonne  à  boire,  ni  propre; et 
qu'en  toute  saison,  fut-elle    récemment  tombée    dantt  ces 


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DEUX  JOURNBgS  A  DJCDOAU  483 

réservoirs  qu^on  a  garde  de  curer  trop  souvent^  on  y  voit 
nager  librement  beaucoup  de  petites  bétes,  et  quelquefois  de 
grosses  aussi  ;  qu'enfin  il  est  telle  citerne  dont  Teau  s'avale 
toujours  difficilement,  si  on  n'a  pas  la  précaution  de  se 
boucher  préalablement  le  nez.  La  raison  en  est  bien  simple. 

Ici  les  averses  sont  terribles.  L'eau  se  précipite  là  où  la 
dirigent  les  pentes  ménagées  dans  les  sables,  et  entraine 
avec  elle  tout  ce  qui  recouvre  un  sol  incessamment  sillonné 
de  centaines,  de  milliers  de  chameaux,  d'ânes,  de  chèvres  et 
de  bétes  de  toute  espèce.  Tant  que  ces  animaux  vivent,  il  y 
a  bien  quelques  inconvénients;  mais  cela  peut  encore  passer. 
Mais  en  voilà  deux,  quatre,  dix  qui  crèvent;  et  les  innom- 
brables carcasses  dont  la  campagne  est  semée  indiquent  que 
ces  pauvres  bêtes  ne  sont  pas  à  l'abri  du  trépas.  L'averse 
arrive  ;  vcilà  en  quelques  minutes  toute  la  plaine  balayée. 
Tout  entre  dans  la  citerne,  sauf  les  corps  par  trop  volumi- 
neux, qui  sont  arrêtés  à  son  embouchure.  Aussi  je  ne  vous 
affirme  pas  que  cette  eau  soit  délicieuse  à  boire,  surtout 
pendant  les  quinze  premiers  jours.  Mais  peu  à  peu  les  couches 
s'établissent  ;  le  sable,  dans  le  fond  ;  puis  les  pierres,  les  dé- 
bris de  végétaux,  les  provenances  des  animaux  ;  puis  enfin 
la  grâce  de  Dieu,  qui  fait  qu'on  vit  ici  comme  ailleurs,  sans 
savoir  trop  comment.  Les  gens  délicats  ont  des  filtres  ;  corn-» 
bien  d'autres  s'en  passent!  Demain  encore,  invité  à  diner 
chez  un  honorable  habitant  de  la  ville,  on  nous  servira  de 
l'eau  absolument  jaune,  et  parfumée  à  l'encens,  dans  le  but 
de  masquer  les  saveurs  ou  les  odeurs  par  trop  accentuées. 
Qu'y  faire?  —  Y  mêler  du  vin,  et  tâcher  de  se  distraire.  — 
Voilà  l'eau  à  Djeddah. 

Cette  rareté  du  précieux  et  indispensable  liquide  fournit  à 
des  gens  charitables  l'occasion  de  soulager  leurs  semblables. 
Auprès  de  plusieurs  maisons  de  riches  arabes,  on  voit  un 
petit  monument  qui  est  en  saillie  sur  l'une  des  faces  de 
l'édifice;  à  cette  saillie  on  remarque  deux^  trois  ou  quatre 
ajutages  en  cuivre,  des  sortes  de  biberons.  Sucez  l'un  de  ces 
biberons,  et  vous  vous  désaltérerez  sans  frais. 

L'humanité  alliée  à  la  prudence  a  même  songé  aux  botes 
inférieurs  de  la  rue,  aux  chiens.  Dans  divers  endroits,  on 
voit,  au  pied  d'un  mur,  de  petits  godets  connus  de  ces  ani^ 


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488  DEUX  JOURNÉES  A  DJBDDAH 

maux^  et  où  ils  trouvent  de  Teau  à  volonté.  Est-ce  à  cette 
précaution,  ou  à  la  liberté  absolue  dont  jouissent  ces  bètes, 
qu'on  doit  Tabsence  de  la  rage  ?  Je  pose  la  question  sans  la 
résoudre. 

Vous  connaissez  maintenant  les  citernes.  Il  y  en  a  environ 
cent  cinquante  autour  de  la  ville.  Et  je  déplore  qu'aucun 
Européen  ne  puisse  devenir  propriétaire  dans  le  Hedjaz,  à 
cause  de  la  sainteté  privilégié  de  son  sol  :  car  je  vous  au- 
rais indiqué  un  placement,  comme  il  n'y  en  a  guère. —  Il  ne 
s'agirait  que  de  faire  construire  quelques  citernes,  dont  le 
débit  serait  assuré.  Or  Facquisition  du  terrain  coûte,  pour  la 
forme,  cinq  cents  francs  :  un  simple  backchich  (pourboire 
des  Français)  au  gouverneur.  —  La  construction  d'une  ci- 
terne coûte  quinze  mille  francs.  Son  entretien  peut  être  éva- 
lué à  zéro  ;  d^abord  parce  que  ces  réservoirs  sont  assez  bien 
établis,  ensuite  parce  qu'on  ne  les  fait  pas  nettoyer  plus 
d'une  fois  en  vingt-cinq  ans.  Voilà  donc  une  citerne  qui 
coûte  quinze  mille  cinq  cents  francs  à  établir,  et  qui  contient 
en  moyenne  deux  mille  mètres  cubes  d'eau,  à  débiter  au  prix 
que  je  vous  ai  indiqué  ;  au  plus  bas  de  tous,  même,  si  vous 
le  voulez.  Je  ne  suis  point  un  fort  mathématicien  ;  je  trouve 
néanmoins  que  deux  mille  mètres  cubes  représententà  ce  prix 
une  somme  annuelle  de  dix  mille  francs  ;  ce  qui  met  l'intérêt 
de  l'argent  non  à  5**/o,  non  à  10.  mais  bien  à  64**/o.  Il  est  vrai  que 
pour  le  placement  de  votre  marchandise  il  vous  faudrait  un 
chameau,  quelques  outres  et  un  esclave.  Ne  vous  en  inquié- 
tez pas  ;  vous  verrez  tout  à  l'heure  que  cela  ne  coûte  pas  bien 
cher. 

Jadis  on  avait  essayé  de  doter  Djeddah  d'une  eau  meil- 
leure. Au  neuvième  siècle,  Zobéide  —  cette  belle  dame 
qu'Aroun-al-Raschid  avait  épousée  après  avoir  soupe  chez 
elle,  par  hasard,  en  compagnie  des  trois  Kalenders,  fils  de 
rois,  tous  trois  borgnes  de  l'œil  gauche  —  la  sultane  Zobéide 
avait  fait  construire  un  aqueduc  qui  alimentait  la  ville  lar^ 
gement,  à  ce  point  qu'il  y  avait  alors  des  bains  pour  les 
hommes,  des  bains  pour  les  femmes,  et  que  les  marins 
avaient  encore  assez  d'eau  pour  en  faire  provision  avant  de 
quitter  le  port.  Mais  cette  libéralité,  vous  le  comprenez 
maintenant  facilement,  n'a  pas  convenu  aux  propriétaires  des 


li. 


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t-. 


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i\àO  DEUX  JOURNEES  A  DJEDDAU 

jusqu'à  ce  qu^Is  tombent  de  fatigue  ou  de  cougestion  céré- 
brale. Ma  bonne  fortune  me  fait  entendre  un  chant  que  je 
n'aurais  jamais  attendu  d'une  bouche  arabe  :  le  Dits  irœlmais 
avec  des  paroles  arabes,  sur  je  ne  sais  quel  sujet.  Comme  les 
chants  qui  ont  précédé,  celui-ci  est  exécuté  d'abord  sur  un 
rythme  fort  lent  ;  puis  les  chanteurs  s'échauffent,  et  ils  en 
arrivent  à  courir  la  poste. 

Puisque  nous  ne  pouvons  pas  dormir,  allons  un  peu  par- 
courir la  ville.  D'abord,  prenons  une  lanterne  :  c^est  obliga- 
toire, à  moins  qu'on  ne  veuille  avoir  des  difficultés  avec  la 
police. 

Au  détour  d'une  petite  place,  voici  un  obstacle  énorme. 
Je  lève  la  lanterne  ;  c'est  un  chameau,  installé  là  pour  la 
nuit  Ces  animaux  n'ont  pas  d'écuries.  Il  leur  faudrait  des 
halles  pour  s'abriter.  Aussi  on  les  laisse  libres  de  se  pro- 
mener par  la  ville,  dès  que  la  nuit  est  venue.  Chameaux, 
ânes,  chiens,  il  faut  se  garer  de  tout.  Les  chiens,  sont  traîtres. 
On  ne  les  voit  pas  ;  ils  ne  se  dérangent  pas  ;  vous  leur  mar- 
chez sur  la- patte,  et  voilà  un  conflit.  Gare  à  vous  si  vous 
n'avez  pas  une  canne  solide.  —  Un  chien  éveillé  se  met  à 
aboyer  avec  fureur.  Ses  voisins  se  réveillent,  et  ainsi  de 
proche  en  proche  jusqu'à  perte  de  vue  ou  d'ouïe.  Ces  ani- 
maux irrités  se  précipitent  sur  vous,  surtout  si  vous  avez  le 
malheur  d'être  Européen.  Vous  vous  attendez  évidemment 
à  être  dévoré.  Il  est  toujours  prudent  d'avoir  l'œil  ouvert  de 
tous  côtés,  pour  éviter  les  surprises  ;  je  crois  cependant 
pouvoir  vous  prédire  que  vos  ennemis  se  borneront  à  des 
invectives,  et  qu'ils  ne  vous  attaqueront  pas,  pourvu  que 
vous  paraissiez  ne  pas  faire  attention  à  eux. 

Un  danger  plus  sérieux  serait  de  m  rcher  sur  une  créa- 
ture humaine,  sur  un  de  ces  malheureux  qui  n'ont  pour 
domicile  que  la  rue,  qui  y  dorment,  qui  y  font  leur  cuisine, 
qui  y  vivent,  qui  y  naissent  quelquefois,  et  qui  trop  souvent 
aussi  y  meurent.  Il  serait  cruel  de  les  éveiller.  Ce  sont  or- 
dinairement des  Javanais  qui  sont  dans  ce  dénuement.  Us 
se  groupent  par  familles,  composées  de  cinq  à  dix  personnes, 
y  compris  un  ou  deux  grands  parents  et  Tenfant  à  la  mamelle. 

Une  classe  plus  relevée  de  pèlerins  dort  devant  les  cafés 
arabes,  sur  des  cadres  en  sparterie  figurant  des  divans.  Ces 


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DEUX  JOUBNltES  A  DJBDDAU  491 

gens  B^ensevelissent  dans  une  couverture,  à  ce  point  qu'on 
ne  leur  voit  ni  pieds  ni  tète.  Pour  ceux-ci,  la  cuisine  est  au 
bazar,  et  les  artistes  ne  manquent  pas.  Galettes,  fritures  de 
viande,  de  poissons  ou  d'aubergines  ;  pâtes,  gâteaux  au  miel, 
olives,  dattes,  pastèques,  —  il  y  a  du  choix.  Même  pendant 
la  nuit,  il  y  a  toujours  quelque  étalage  pour  tenter  le  pèlerin. 

Qiiant  aux  gens  à  Taise,  ils  trouvent  des  maisons,  des 
chambres  à  louer  :  chambres  nues^  il  est  vrai,  mais  qu'ils 
ont  le  droit  de  garnir  d'une  natte  ou  d'un  tapis,  et  d'un  cous- 
sin pour  reposer  leur  tète.  —  Un  logis  pareil,  de  deux  ou 
trois  chambres,  avec  fenêtres  sans  vitres  et  une  porte  se 
fermant  approximativement,  coûte  de  douze  à  vingt  francs 
par  jour.  Avec  l'alimentation  de  la  famille,  les  frais  de 
voyage  :  bateaux,  chameau^,  -droits  de  toute  sorte  à  l'entrée 
et  à  la  sortie  de  chacune  des  villes  du  Hedjaz  ;  avec  les  autres 
droits  que  prélève  sur  chaque  pèlerin,  et  par  chaque  acte 
religieux  accompli,  le  Moutaouef —  guide  obligé  pour  visi- 
ter les  Lieux-Saints  —  lequel  guide  compte  de  temps  en 
temps  avec  le  grand  Chérif  ;  enfin  avec  les  dépenses  impré- 
vues, —  elles  sont  grosses  dans  ce  pays,  où  Ton  devient  si 
facilement  malade,  —  on  peut  voir  qu'un  pèlerinage  coûte 
cher,  pour  peu  qu'on  vienne  de  Calcutta  ou  des  îles  de  la 
Sonde. 

Mais  il  est  temps  d'aller  nous-mêmes  chercher  du  repos. 
Notre  cicérone  s'est  fait  aussi  notre  hôte,  et  bien  gracieuse- 
ment. 

Rien  de  plus  difficile  que  de  dormir  dans  une  ville  où  l'on 
ne  fait  pas  le  moindre  bruit.' —  Ceci  n'est  pas  un  paradoxe. 
—  Nous  avons  vu  tout-à-l'heure  que  l'apparition  d'un  passant 
dans  la  rue  suffit  pour  mettre  tous  les  chiens  en  révolution. 
C'est  déjà  une  cause  de  trouble  pour  votre  sommeil.  Hélas  ! 
Si  c'était  la  seule  !  Un  coq  est  pris  de  la  fantaisie  de  chanter. 
Ses  voisins  lui  répondent  ;  et  le  bruit  qu'ils  font  réveille  un 
âne,  qui  dort  tout  droit  dans  une  rue,  à  côté  de  la  maison 
de  son  maitre.  Cet  âne  a  des  voisins  de  son  espèce,  qui  ont 
aussi  leur  petite  vanité  :  à  moins  que  le  braiement  ne  tienne^ 
comme  notre  bâillement,  à  un  besoin  impérieux  de  respirer 
à  pleins  poumons»  Seulement  cette  respiration  très  bruyante, 
imitée  instantanément  par  tous  les  ânes  du  quartier,  produit 


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49S  DEUX  JOURNÉES  A  DJEDDAH 

dans  ce  silence  mat  des  villes  où  la  nuit  sert  exclusivement 
à  dormir,  un  vacarme  d'autant  plus  horrible  que  le  silence 
préalable  était  plus  profond  ;  et  Ton  se  prend  à  regretter  le 
roulement  des  voitures  auquel  on  s'habitue  si  bien. 

Dormons  donc.  Aussi  bien,  demain  il  nous  faudra  faire 
encore  une  petite  promenade,  pour  tâcher  d'augmenter 
notre  récolte  d'impressions. 


II 

Me  voilà  réveillé.  Quel  beau  temps  !  Et  dire  qu'ici  Ton  se 
plaint  de  n'avoir  jamais  ni  nuages,  ni  pluie  !  c'est  de  l'ingra- 
titude. 

Je  m'aperçois  à  présent  que  je  me  suis  couché  sans  fermer 
mes  fenêtres.  Et  comment  les  aurais-je  fermées  ?  ni  vitres, 
ni  même  de  châssis  pour  en  poser  ;  l'air  entre  à  volonté. 
Seulement,  je  retrouve  la  prudence  jalouse  du  musulman 
dans  le  grillage,  qu'on  peut  lever  ou  baisser  à  volonté,  et 
qui  reste  éternellement  clos  dans  toutes  les  maisons  habitées 
par  les  arabes.  La  femme  peut  voir  ce  qui  se  passe  hors  de 
chez  elle,  mais  elle  ne  peut  pas  être  vue. 

Derrière  le  grillage  il  y  a  aussi  des  volets  pleins,  seul 
rempart  contre  le  vent  violent  et  la  pluie.  Si  vous  fermez 
ces  volets,  il  vous  faut  allumer  votre  lampe.  Tout  cela  est  bien 
primitif. 

Je  veux,  en  sortant  de  ma  chambre,  la  fermer  à  clef,  et  je 
suis  obligé  d'appeler  à  mon  aide  pour  cette  simple  opération. 
Une  serrure,  en  ce  pays,  est  l'œuvre  d'un  menuisier.  Elle 
consiste  en  une  grosse  coulisse  en  bois,  au  fond  de  laquelle 
quatre,  cinq  ou  six  tlous  tombent  la  tête  en  bas,  et  tiennent,  en 
cette  position,  la  porte  fermée.  Si  vous  voulez  ouvrir,  il 
vous  faut  introduire  jusqu'au  fond  de  la  coulisse  un  bâton 
armé  d'autant  de  clous  que  la  serrure,  et  plantés  exactement 
dans  le  même  ordre.  Avec  ces  clous  vous  soulevez  les  autres 
qui  sont  très  mobiles,  et  voilà  votre  porte  ouverte.  Le  gros 
inconvénient,  c'est  qu'une  clef  se  trouve  avoir  environ  0"25 
de  longueur,  et  être  terminée  par  un  bouquet  de  clous  qui 
n'en  rendent  pas  le  port  facile.  Évidemment   ces  serrures 


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DEUX  JOURNEES  A  DJEDDAH  493 

n'ont  pas  été  modifiées  depuis  saint  Joseph,  et  depuis  bien 
plus  longtemps  encore  probablement.  Ne  parlez  pas  de  chan- 
gements, d'améliorations,  de  perfectionnements,  de  chemins 
de  fer,  de  télégraphes,  de  voitures,  de  brouettes  aux  arabes. 
Ils  vous  répondront  qu'ils  n'ont  besoin  de  rien  de  tout  cela; 
que  si  cela  vous  manque,  vous  pouvez  vous  en  aller,  qu'on 
ne  vous  retient  pas.  Avec  leurs  ânes,  leurs  chameaux  et  leurs 
esclaves,  ils  arrivent,  quoique  fojrl  lentement,  à  tout  ce  qu'ils 
veulent  entreprendre. 

Un  étranger  sans  guide  ne  peut  se  promener  dans  la  ville 
de  Djeddah;  il  s'y  perdrait  infailliblement.  Comme  dans 
toute  ville  d'Orient,  Tétat-civil  fait*  complètement  défaut!  On 
ne  sait  ni  qui  vit,  ni  qui  meurt,  à  moins  que  les  intéressés 
ne  vous  en  informent.  Or  comme  la  vie  privée  est  entière- 
ment murée,  on  peut  empoisonner^  assassiner  sa  femme,  son 
esclave  ou  n'importe  qui,  sans  que  personne  s'en  aperçoive 
ou  s'en  inquiète.  Il  n'y  a  pas  plus  d'un  an  qu'un  monsieur  a 
jeté  une  de  ses  femmes  par  la  fenêtre,  dans  la  cour  de  sa 
maison.  La  femme  est  morte  sur  le  coup,  et  il  l'a  fait  enterrer 
là  où  elle  était  tombée.  Six  mois  plus  tard,  cet  arabe,  qui 
avait  sans  doute  eu  la  langue  trop  longue,  s'étant  brouillé 
avec  un  de  ses  amis,  la  chose  s'est  découverte  ;  et  mon  homme 
a  été  mis  en  prison,  bien  qu*il  n'y  ait  pas  eu  de  jugement  ; 
et  il  y  mourra  probablement.  Du  reste,  tuer  une  femme  ou 
un  esclave,  cela  ne  vaut  guère  la  peine  d'en  parler  ;  et,  s'il 
n  y  avait  pas  eu  d'autres  motifs,  rivalité  d'influence,  jalousie 
de  richesse,  on  n'aurait  pas  inquiété  ce  brave  homme. 

Quoi  qu'il  en  soit, on  peut  estimer  la  population  de  Djeddah, 
en  l'absence  de  pèlerins,  à  trente  mille  habitants,  pour  le 
moins.  La  ville  est  divisée  en  quatre  quartiers  :  Scham,  Yé- 
,  men,  Mazeloum  et  le  bord  de  la  mer.  Cette  division,  aux 
noms  près,  est  bonne  à  connaître  ;  elle  nous  apprend  qu'il  y 
a  quatre  groupes  en  ville  ;  et  ces  groupes  constituent  des 
partis,  des  ennemis  irréconciliables  —  toutefois  à  jours  dé- 
terminés ;  ce  qui  donne  lieu  à  des  scènes  quelquefois  tra- 
giques. Il  est  rare,  en  effet,  que  le  vendredi,  jour  de  repos 
des  musulmans,  ne  soit  pas  marqué  par  quelque  escarmouche. 
—  Cela  commence  ordinairement  par  les  enfants,  qui  se  dis- 
putent d'un  quartier  à  l'autre  :  par  exemple  Scham  contre 


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'»94  DEUX  JOURNÉES  A  DJEDDAH 

Yémen  ;  à  propos  de  quoi  ?  on  serait  le  plus  souvent  bien 
embarrassé  de  le  savoir.  II  faut  que  la  querelle  commence, 
c^est  là  le  principal.  Quand  un  enfant  a  reçu  un  bon  horion, 
sa  mère  se  précipite  sur  l'agresseur,  lequel  est  bientôt  sou- 
tenu par  la  sienne  et  par  toutes  les  femmes  du  quartier.  Bref 
les  hommes  s'en  mêlent,  et  il  s'échange  de  formidables  coups 
de  bâton,  voir  même  des  coups  de  couteau.  LorsquMl  y  en  a 
un  ou  deux  tués  ou  quelques  bonnes  blessures,  le  combat 
cesse,  et  chacun  est  satisfait,  hors  les  va^incus,  qui  se  pro- 
mettent bien  de  reprendre  leur  revanche  le  vendredi  suivant. 
Telle  est  la  vie  à  Djeddad. 

Mais  s'il  s'agissait  d'un 'ennemi  commun,  adieu  les  rivali- 
tés de  quartier.  En  ce  moment  la  Turquie  peut  voir  que  les 
arabes  sont  toujours  d'accord  quand  il  s'agît  de  s'insurger 
contre  elle. 

Les  maisons  de  Djeddah  ont  une  physionomie  spéciale. 
J'ai  dit  que  les  fenêtres  sont  dépourvues  de  vitres  ;  mais  ce 
qui  constitue  surtout  le  côté  original  de  ces  habitations, 
c'est  la  menuiserie  qui  les  décore  à  l'extérieur.  On  dirait  de 
belles  devantures  de  boutiques  élégamment  travaillées,  qui 
font  sur  les  murs  une  saillie  considérable,  et  qui  se  repro- 
duisent à  tous  les  étages.  Ce  sont  des  moucharabiés.  Il  ré- 
sulte de  la  saillie  de  ces  immenses  fenêtres  des  sortes  de 
cabinets  suspendus,  meublés  à  l'intérieur  de  vastes  divans 
qui  servent  délits  auxhabitants.On  dort  sur  ces  divans  toutes 
fenêtres  ouvertes,  mais  les  grillages  baissés,  par  conve- 
nance. Dans  Tété,  ces  chambres  à  coucher  sont  encore  trop 
chaudes  :  on  s'établit  sur  sa  terrasse,  avec'la  moustiquaire, 
bien  entendu. 

Une  maison  confortable  apourle  moins  cinq  appartements 
grands    ou    petits,   et  pouvant   suffire  chacun  à    toutes   les. 
exigences  d'un  ménage.  Le  rez-de-chaussée   et   le  premier 
étage  sont  réservés  au  maître  de  la  maison';Jà«ce  niveau,  l'es- 
calier, qui  dessert  tous  les  appartements,  se  trouve   fermé 
par  une  porte.    Cette  barrière  est  infranchissable  ;    c'est  le 
Aome,  c'est  le  harem  qui  se  trouve  au-delà.  Chaque  musul- 
yant  le  droit  d'avoir  quatre  épouses  légitimes,  et  chaque 
î  n'étant    pas  obligée  par  le    coran  d'aimer  follement 
vales,  chacune  de   ces  dames   a  son  chez  [soi,  où  elle 


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496  DEUX  JOURNÉES  Â  DJEDDÂH 

devant  ;  par-dessous  est  une  autre  robe  en  soie  de  Chine, 
couleur  blanc  jaunâtre  :  celle-ci  fermée  dans  toute  sa  hau- 
teur. Une  large  ceinture  dé  soie  ou  de  cachemire  leur  sert 
de  moyen  d'union  pour  leurs  vêtements  de  dessous,  supé- 
rieurs et  inférieurs.  De  ces  derniers  on  ne  voit  que  les  bas, 
parfaitement  blancs,  et  la  chaussure  vernie.  Sur  la  tète  le  tur- 
ban de  rigueur,  s'enroulant  autour  d'une  calotte  brodée  en 
soie  de  diverses  nuances.  —  Au  total,  beaucoup  de  dignité 
dans  la  tenue  et  dans  la  démarche,  et  certainement  une  par- 
faite confiance  dans  leur  supériorité  relativement  aux  autres 
hommes  :  esclaves,  nègres,  anglais,  français,  etc. 

Ces  gens-là  sont  heureux  ! 

Vous  parlerai-je  aussi  de  ces  petits  singes  habillés,  de 
ces  enfants  de  huit  à  dix  ans  qu'on  rencontre  seules  aussi, 
voilées,  et  qui  s'efforcent  de  ressembler  à  des  femmes? 
Hélas  !  Elles  sont  mariées  aussi,  pour  la  plupart  :  à  cet  âge, 
le  mariage  n'a  pas  de  conséquences.  Mais  bientôt  elles 
changeront  d'aptitudes,  de  position,  et  aussi  de  mari.  Celui- 
ci  alors  sera  sérieux  et  définitif,  sauf  le  divorce  qui  prête  à 
chacun  ici  sa  commode  intervention. 

Laissons  vite  ce  triste  sujet,  et  entrons  un  instant  au  bazar 
des  poissons,  où  nous  verrons  des  monstres  qui  figureraient 
avantageusement  dans  un  aquarium,  pour  leur  volume  colos- 
sal, pour  leurs  brillantes  couleurs,  rouge-sang,jaune,  vert; 
pour  leurs  formes  souvent  bizarres;  il  y  en  a  qui  ressemblent 
absolument  à  une  boule,  sur  laquelle  on  ne  remarque  qu'une 
seule  petite  saillie,  formée  par  un  véritable  bec  de  perro- 
quet ;  d'autres  qui  simulent  de  véritables  épées,  des  scies 
enchâssées  dans  un  manche,  représenté  par  le  corps  du 
poisson. 

D'ailleurs  les  habitants  de  la  mer  Rouge  ne  sont  pas  tous 
propres  à  l'alimentation  de  l'homme  ;  et  quelquefois,  les 
rôles  sont  intervertis.  Passant  tout  à  l'heure  sur  le  port,  j'ai 
vu  un  requin  récemment  empaillé,  qui  séchait  au  soleil.  Or, 
il  y  a  quelques  jours,  un  matelot  du  navire  anglais  qui  est 
dans  le  port  a  voulu  se  baigner.  Il  est  descendu  le  long  du 
bordage  ;  mais  il  n'est  pas  remonté.  Toutes  les  recherches 
ont  été  superflues.  Deux  jours  après,  on  a  signalé  un  requin 
dans  une  petite  passe  ;  on  Ta  tué,  éventré  ;  et  dans  son  esta* 


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DEUX  JOURNÉES  A  DJBDDAH  497 

mac  on  a  trouvé  les  os  d'une  jambe  humaine.  Voilà  une 
horrible  sépulture  ! 

J'avais  déjà  vu  sur  mon  passage  plusieurs  maisons  en  fort 
mauvais  état,  dont  quelques-unes  même  paraissaient  inhabi- 
tées. Les  hasards  de  notre  promenade  m^amenërent  à  voir 
coup  sur  coup  plusieurs  ruines  semblables.  On  dirait  qu'un 
tremblement  de  terre  a  récemment  éprouvé  Djeddah.  —  Il 
me  semble,  dis-je  à  mon  compagnon  de  promenade,  que 
Tédilité  se  préoccupe  peu  des  intérêts  des  l^abitants.  Voici 
des  immeubles  qui  deviennent  un  danger  pour  la  population. 
—  «  C'est  précisément,  me  répondit-il,  dans  un  but  de  sage 
prévoyance  que  la  loi  a  défendu  qu'il  fût  touché  à  ces  mai- 
sons. En  effet,  il  arrive  trop  fréquemment  qu'un  père  de 
famille  a  pour  fils  un  paresseux  ou  un  débauché  ;  qu'il  craigne, 
avec  quelque  apparence  de  raison,  que  ce  jeune  l^omme  ne 
mange  tout  son  bien,  et  qu'il  n'en  soit  un  jour  réduit  à 
vendre  sa  maison,  pour  subvenir  quelque  temps  encore  à 
ses  folles  dépenses  ;  après  quoi  le  malheureux  se  trouverait 
sans  argent  et  sans  gîte.  Or  la  loi  autorise  tout  musulman  à 
transmettre  à  ses  héritiers  ses  immeubles  sous  le  régime  du 
Wakouf,  c'est-à-dire  de  la  protection.  Une  maison,  ainsi 
léguée  ou  transmise,  ne  peut  être  ni  vendue,  ni  démolie  par 
son  propriétaire,  qui  n'a  que  le  droit  de  l'entretenir  ;  s'il 
n'en  a  pas  le  moyen,  ce  qui  n'est  pas  rare,  voilà  une  ruine 
de  plus  dans  la  ville  ;  et  le  grand  turc  lui-même  n'a  pas  le 
idroit  de  la  faire  enlever.  Quant  aux  gens  que  cela  gêne,  ils 
n'ont  qu'à  se  détourner.  D'ailleurs  il  y  a  telle  partie  de  ces 
décombres  où  s'abritent  encore  quelques  pauvres  diables  ; 
et  personne  ne  les  en  empêche,  pas  plus  que  personne  ne 
les'plaindra  ni  ne  les  secourra  si  quelque  poutre  ou  quelque 
pierre  vient  à  les 'atteindre.  » 

De  temps  à  autre,  le  sol  de  la  rue  se  soulève  d'une  manière 
assez  uniforme  contre  les  maisons.  Je  l'ai  vu  d'abord  sans  y 
porter  une  grande  attention  ;  mais  cela  finit  par  m'intriguer, 
et  j'en  demande  l'explication  à  mon  guide.  —  «  Ceci,  me 
dit-il,  c'est  la  peste  en  puissance  ;  jugez-en.  Je  vous  ai  dît 
que  le  sol  est  très  peu  profond,  et  que,  dans  les  quartiers 
bas  surtout,  on  trouve  l'eau  de  la  mer  en  creusant  à  0"50. 

Eh  bien  !   quand  une  fosse  d'aisance. est  remplie,  et  qu'il 

E.  F.-,  x.  —  33* 


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498  DEUX  JOURNÉES  A  DJEDDAH 

s'agit  dé  la  vider,  le  propriétaire  de  la  maison  fait  faire  un 
grand  trou  en  dehors  de  son  immeuble,  au  pied  du  mur. 
Ce  trou  ne  pouvant  être  bien  profond,  on  se  rattrape  sur  sa 
largeur.  Alors,  avec  des  vases  appropriés,  on  fait  transporter 
par  des  esclaves  le  contenu  de  la  fosse  dans  le  trou  exté- 
rieur. L'opération  dure  un,  deux  ou  trois  jours,  selon  le  bon 
plaisir  du  propriétaire,  et  sans  que  personne  y  trouve  à 
reprendre.  Le  transport  achevé,  on  rejette  la  terre  par  des- 
sus les  vidanges  ;  et  voilà  la  cause  de  ces  tumuli  que  vous 
avez  remarqués.  Comme  on  n'a  rien  fait  pour  désinfecter 
ces  matières,  vous  voyez  à  quelles  émanations  et  à  quels 
dangers  la  ville  est  exposée  surtout  en  temps  d'épidémies  ». 

Passons  de  ce  côté.  Nous  voici  dans  le  bazar  des  tour- 
neurs. Ils  fabriquent  de  jolis  petits  meubles,  mais  par  des 
procédés  très  primitifs.  Leur  tour  est  mù  par  un  immense 
archet  dont  il  faut  bien  se  garer  en  passant,  parce  qu'ils  tra- 
vaillent assis  par  terre,  dans  la  rue,  juste  au  niveau  de  vos 
pieds.  L'objetà  tourner  est  placé  horizontalement,  maintenu 
par  deux  pointes  ;  et  le  ciseau  est  solidement  fixé  et  habile- 
ment infléchi,  selon  le  besoin,  par  leurs  vigoureux  orteils. 
Avec  cela,  ils  font  réellement  d'assez  jolis  ouvrages. 

Ici  nous  sommes  au  bazar  des  légumes  et  du  beurre.  Ne 
nous  y  arrêtons  pas.  Regardez  seulement  en  passant  cet 
arabe,  qui  presse  une  outre  avec  précaution  au-dessus  d'un 
verre  à  boire.  Il  sert  du  beurre  à  un  client  :  car  ici,  par  cette 
chaleur,  le  beurre  est  fluide  comme  l'huile.  Le  plus  fâcheux, 
c'est  qu'à  défaut  de  vases  plus  convenables,  on  le  renferme 
dans  des  outres  goudronnées  et  qu'il  en  conserve  beaucoup 
trop  la  senteur. 

Nous  voilà  sur  le  marché  aux  ânes  ;  on  peut  aussi  en  louer 
un  pour  un  voyage.  Tel  âne  qui  ne  paye  pas  de  mine  vaus 
portera  à  La  Mecque  (72  kilomètres)  en  l'espace  d'une  nuit. 
Un  bel  âne  vaut  huit  cents  francs  ;  un  chameau,  de  cent  cin- 
quante à  cinq  cents  francs  ;  pour  ce  dernier  prix  on  aura  un 
dromadaire,  c'est-à-dire  un  chameau  de  bonne  race,  et  dres- 
sé pour  la  course.  Les  autres  plus  massifs  et  plus  lourds  ne 
servent  qu'à  porter  des  fardeaux. 

Ici,  —  mais  cette  maison  nous  est  interdite.  Je  sais  ce 
qu'on  y  vend,  mais  cela  ne  se  dit  pas.  Vous   n'y  pénétrerez 


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DEUX  JOURNÉES  A  DJBDDAH  499 

que  si  vous  êtes  présenté  par  un  client  habituel  et  sûr,  et 
que  si  l'on  est  absolument  certain  que  vous  ne  révélerez  pas 
le  mystère  de  ces  tristes  murailles.  Alors,  dans  une  chambre 
basse  et  dans  une  obscurité  presque  complète,  vous  distin- 
guerez, au  bout  de  quelques  instants,  des  êtres  vivants  éten- 
dus sur  le  sol,  serrés  les  uns  contre  les  autres,  la  tête  ap- 
puyée sur  un  billot  légèrement  excavé  pour  leur  servir  d'o- 
reiller. Ces  êtres,  ce  sont  des  humains  à  vendre.  On  les  a 
pris  dans  leur  pays,  de  l'autre  côté  de  la  mer,  —  dans  le  Sou- 
dan, dans  le  Cboa,  dans  l'Abyssinie,  dans  le  pays  des  Gallas^ 
dans  celui  du  Takrouris,  —  et  on  les  a  amenés  ici  dans  de 
grands  samboucks  au  fond  desquels  ils  étaient  littéralement 
entassés  comme  des  animaux  immondes.  Passait-on  près 
d'un  bateau  de  guerre,  le  maître  leur  criait  de  ne  pas  faire 
le  plus  petit  bruit,  parce  que,  si  les  Européens  les  voyaient, 
ils  les  prendraient  et  les  mangeraient  tout  vivants.  Ces 
simples  ont  cru  leurs  bourreaux,  et  les  voilà  sur  l'étal,  à  la 
disposition  de  tout  un  chacun.  Choisissez  :  un  esclave,  quel 
qu'en  soit  Tàge  ou  le  sexe,  vaut  de  quatre  cent  cinquante  à 
cinq  cent  cinquante  francs.  C'est  moins  cher  qu'un  âne  ;  et 
pourtant  cela  travaille  rudement.  Voyez  dans  la  rue  ces 
pauvres  nègres  plus  qu'à  demi  nus,  qui  balayent  la  ville,  qui 
vont  chercher  l'eau  aux  citernes,  les  pierres  aux  carrières  ; 
voyez  ceux  qui  font  tourner  en  plein  soleil  les  manivelles  des 
cordiers,  les  roues  des  repasseurs,  qui  servent  d'aides  aux 
maçons,  aux  forgerons  ;  ceux  encore  qui  exécutent  les  tra- 
vaux les  plus  pénibles  ou  les  plus  dangereux  :  ce  sont  des 
esclaves  qui  travaillent  pour  le  compte  de  leurs  maîtres.  Si 
le  soir  ils  ne  rapportent  pas  une  somme  déterminée,  ils  se- 
ront cruellement  battus  et  Dieu  sait  s'ils  mangeront.  En  gé- 
néral, ces  malheureux  sont  horriblement  maigres. 

Quant  aux  femmes  et  aux  petites  filles,  on  leur  donne 
d'autres  fonctions  que  les  murs  et  les  grillages  ne  nous 
laissent  pas  connaître. 

J'ai  dît  un  mot  des  gens  qui  meurent  dans  quelque  coin  du 
bazar  ou  sur  tout  autre  point  de  la  :voie  publique.  Il  n'est 
pis  sans  intérêt  de  savoir  ce  qu'il  advient  de  leur  dépouille 
mortelle. 

Si  leurs  semblables  se  gardent  de  les  troubler  dans  leurs 


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SOO  DEUX  JOURNEES  A.  DJEDDAU 

souffrances  et  dans  leur  agonie,  en  revanche  l'autorité  s'oc- 
cupe d'eux  aussitôt  qu'ils  sont  présumés  avoir  cessé  de  vivre. 
Ici,  pas  de  temps  perdu.  Un  homme  est  mort,  ou  à  peu  près. 
—  Immédiatement  la  police  en  est  informée  par  la  rumeur 
publique  ;  et  peu  d'instants  après  arrive  le  bettenniall^  —  re- 
ceveur des  successions,  —  qui  fait  saisir  par  ses  gens  tout 
ce  qui  appartient  au  défunt,  et  fait  porter  celui-ci  à  la  tcher- 
choura^  —  sorte  de  morgue  située  dans  le  quartier  de  Scham. 
Là  on  dépose  le  mort  sur  une  table  de  pierre,  on  le  dépouille 
de  ses  vêtements,  on  le  lave,  puis  on  le  porte  sans  délai  au 
cimetière.  Tous  cela  est  l'affaire  de  deux  heures  à  peine. 
Quant  à  ses  effets  et  à  son  argent,  ils  sont  déposés  chez  le 
cadi,  où  les  ayants-droit  peuvent  les  aller  réclamer  ;  et  s'il  ne 
se  présente  personne  comme  il  arrive  souvent  pour  les  pè- 
lerins, vous  pouvez  être  persuadé  que  cet  héritage  ne  vien- 
dra pas  grossir  le  trésor  public. 

Et  maintenant,  une  incroyable  inconséquence  !  Ces  gens 
si  durs,  qui  n'auraient  pas  donné  un  verre  d'eau  à  ce  malheu- 
reux mourant,  s'empressent  de  rendre  au  mort  les  honneurs 
funèbres.  Voici  le  convoi  qui  sort  de  la  tcherchoura.  Tous 
les  arabes  qui  sont  à  ce  moment  dans  la  rue  se  font  un  de- 
voir de  porter  le  triste  brancard  sur  leurs  épaules,  au  moins 
pendant  quelques  instants,  la  foule  grossit  ;  et  jusqu'au  ci- 
metière elle  se  renouvellera  vingt  fois,  chacun  tenant  à  être 
vu  accomplissant  cette  prescription  de  la  Joi  musulmane. 
C'est  là  du  pharisaïsme  tout  pur. 

S'il  s'agit  d'un  arabe  mort  dans  son  domicile,  les  choses  se 
font  avec  plus  d'éclat.  Il  y  a  des  cris  de  femmes,  des  démons- 
trations bruyantes  ;  mais  le  bettenmall arrive  toujours  aussi 
vite,  pour  s'interposer  entre  la  famille  et  le  gouvernement 
représenté  par  le  cadi  et  la  sépulture  se  fait  avec  la  même 
promptitude. 

Enfin  s'il  s'agit  d'un  Européen,  qu'il  soit  chrétien  ou  juif, 
les  autorités  locales  n'ont  pas  à  s'en  occuper.  Ce  soin  ap- 
partient naturellement  au  consul  de  la  nation  du  défunt.  Mais 
les  habitants  de  la  ville  ne  manquent  jamais  cette  occasion 
de  témoigner  de  la  haine  qu'ils  nous  portent.  Ils  sortent  de- 
vant leurs  maisons,  et  ils  se  disent  l'un  à  l'autre,  à  haute  voi.K: 
Qui  est  celui-ci  ? —  C'est  un  chien.  —  Où  porte-on  son  corps 


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DEUX  JOURNÉES  A  DJEDDAH  501- 

—  Au  cabinet.  —  Et  son  âme  où  va-t  elle  ?  —  En  enfer,  etc, 
et  ainsi  de  suite  pendant  toute  la  traversée  de  la  ville. 

Quand  un  arabe  de  classe  aisée  atteint  Tâge  de   quatorze 
ans,  son  père  le  marie,  ou  il"  lui  fait  présent  d'une  esclave. 
S'il  s'agit  d'une  femme  légitime,  comme  il  est  impossible 
qu'elle  soit  de  beaucoup  plus  jeune  que  son  mari,  il  arrive 
naturellement   que  celui-ci  parvenu  à  Tâge  de  trente   ans 
trouve  sa  femme  trop  vieille   pour  lui.  Alors  il  prend  une 
seconde  femme  légitime,  à  moins  qu'il   ne  préfère  acheter 
simplement  une  esclave.  Ceci  ne  choque  personne  ;  la  cou- 
tume et  la  loi  religieuse  l'autorisent.  Souvent  il  arrive  pis 
encore.  Sans  sortir  de  la  légalité,  un  arabe  dit  à  sa  femme 
trois  fois  de  suit  \je  vous  répudie  ;  et,  sans  autre  cérémonie, 
voilà  le  mariage  rompu.  Il  ne  s'agit  plus  que  de  verser,  en 
présence  du  cadi,  une  somme  d'argent  variable,  pour  être 
remise  à  la  femme  répudiée,  qui  devient  libre  de  se  rema- 
rier. On  m'a  mis  en  relation  avec  un  fonctionnaire  d'un  rang 
élevé,  qui  fait  ce  métier  depuis  assez  longtemps,  et  qui  n'a 
pas  l'air  de  vouloir  y  renoncer.  Une  fois  entre  aulres,  il  a 
répudié  une  femme  au  bout  de  quinze  jours  de  mariage,  et 
il  en  a  été  quitte  pour  cinq  cents  francs.  Une  autre  fois,  la 
chose  était  plus  grave.  11  avait  prévenu  sa  nouvelle  femme, 
ravissante  personne,  paraît-il,  que,  si  elle  ne  le  rendait  pas 
père  d'un  garçon,  il  la  renverrait  à  sa  famille.  Cette  malheu- 
reuse était,  pendant  toute  la  durée  de  sa  grossesse,  dans  une 
angoisse  inexprimable.  Enfin  son  terme  arrive,  et  elle  met 
un  homme  au  monde.  Elle  croyait  son  état-civil  pour  toujours 
consolidé,  lorsque  le  mari  qui,  décidément  aime  le  change- 
ment, et  qui,  par  parenthèse,  a  fait  toutes  ses  études  à  Paris, 
où  il  est  resté  neuf  ans,  lui  déclara  qu'il  la  répudiait.  Et  il  a 
chassé  de  chez  lui  la  mère  et  l'enfant.  Conformément  à  la 
loi,  dont  il  est  le  scrupuleux  observateur,  il  a  dû  envoyer  à 
ces  pauvres  créatures  de  quoi  ne  pas  mourir  de  faim,  jus- 
qu'au jour  où  il  apprit  que  celle  qu'il  avait  répudiée  allait  se 
remarier.  Qu'a-t-il  inventé  alors,  dans  sa  férocité  jalouse  ? 
D'enlever  à  cette  femme  son  enfant.  L'infortunée  est  venue 
le  trouver,  s'est  traînée  à  ses  pieds^  le  suppliant  de  ne  pas 
lui  arracher  l'être  qu'elle  aimait  le  plus  au  monde,  le  seul 
dont  elle  eût  quelques  droits  à  attendre  de  l'amour  et  de  la 


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&02  DtEUX  JOURNÉES  A  DJEOD^JB 

reconaaissaace.  Tout  fut  inutile  ;  et  renfant  alla  rejoindre  le 
pensionnat  que  sou  père  se  propose  probablenient  de  fonder 
avec  la  progéniture  nombreuse,  et  légale'  selon  Mahomet 
qu^il  a  déjà  récoltée  dans  ses  innombrables  transactions  ma- 
trimoniales. 

Je  crois  que  le  bateau  va  partir.  Il  en  est  temps  :  car  j*ai 
assez  vu  Djeddah.  —  Il  y  aurait  certainement  encore  une 
bonne  moissoa  à  faire  ;  on  me  parle  des  cérémonies  des 
mariages,  des  circoncisions,  des  fêtes  religieuses  et  autres  ; 
des  coutumes  du  pays,  de  sa  moralité  en  général,  ou  pour 
mieux  dire  de  son  incroyable  immoralité  ;  de  la  justice,  de 
l'exercice  de  la  médecine,  des  superstitions,  des  sorcières 
de  profession,  enfin  de  mille  choses  qui  ne  manqueraient 
peut*étre  pas  d'intérêt.  Mais  il  me  prend  comme  un  dégoût 
de  ce  pays.  J'aime  mieux  retourner  sur  mon  bateau,  et  y 
attendre  en  bon  air  le  moment  du  départ.  Ce  que  j'ai  vu  est 
vu  ;  ce  qui  est  écrit  est  évrit  ;  cela  suffit  à  ma  curiosité. 
Quelque  chose  d'instinctif  me  dit  d'ailleurs  de  ne  pas  cher- 
cher à  voir  au-dessous  de  la  superficie,  et  qu'une  étude  plus 
approfondie  des  mœurs  de  l'Arabie  n'ajouterait  à  mon  bagage 
que  des  documents  absolument  inénarrables. 

E.    SURBT. 

(Fin.) 


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NOTES  THEOLOGIQUES 

SUR  L'UNION  DE  L'HOMME  A  JÉSUS-CHRIST 

/      • 

Suite  (1) 


CHAPITRE    ONZIEME 

De   l'Extension    de    l'Incarnation   par   l'Eucharistie. 

I.  —  L'Eucharistie   est   une  certaine  extension  de  l'union 
hypostatique. 

II.  —  V Eucharistie  est  le  troisième  degré  de  la  communica- 
tion de  la  vie  divine, 

III.  —  L'Eucharistie  est  le  complément  de  toute  l'économie 
de  la  rédemption. 

§1 

Comment  l'Eucharistie  est  une  certaine  extension 

DE    l'union    HYPOSTATIQUE 

Saint  Jean  Chrysostome  :  u  Dieu  a  voulu  naître  de  notre 
race  ;  et,  si  vous  m'objectez  que  cela  ne  fait  rien  pour  la 
généralité  des  hommes,  je  vous  répondrai  que  cela  nous 
intéresse  tous.  En  effet,  c'est  vers  tous  évidemment  qu'il 
vient,  en  prenant  notre  nature  :  en  venant  à  tous,  il  vient  à 
chacun  des  fidèles.  »  [In  Matth.  HomiL  82,) 

«  Par  rincarnation,  le  Verbe  a  repris  son  œuvre,  il  s'est 
uni  intimement  à  la  nature  humaine  du  Christ,  et  par  elle  à 
l'humanité  tout  entière,  et  par  l'humanité  à  l'univers,  c'est 

(1)  Voir  le  fascicule  d'octobre  1903. 


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504  NOTES  THEOLOGIQUES 

surtout  par  TEucharistie  que  ces  mystères  s'accomplissent 
dans  toute  leur  perfection.  Par  FEiicharistie,  nous  sommes 
greffés  à  Tlncarnation  ;  le  germe  de  Tlncarnation  se  dépose 
en  nous,  pour  arriver  plus  tard  à  son  entier  développement. 
«  De  même,  dit  saint  Jean-Chrysostome,  que  le  corps  de 
«  Jésus-Christ  est  uni  au  Verbe,  de  même  nous  sommes  par 
«  TEucharistie  unis  à  Thumanité  sainte  du  Christ.  Le  Christ 
«  s'unit  intimement  à  nous,  et  il  nous  fait  réellement  son 
«  corps.  Et  ainsi  s'opère  en  chacun  de  nous  Ife  mystère  de 
«  rincarnation.  »  (Jn  Epist.  I  ad  Cor.  Homil.  24.  —  Landriot, 
La  Sainte  Communion^  13°  confér.) 

Tertullien  :  «  Notre  chair  est  spirituellement  conviscérée 
à  la  chair  de  Jésus-Christ,  afin  que  la  substance  du  Christ  se 
trouve  dans  notre  chair,  de  même  que  le  Christ  a  uni  notre 
chair  à  sa  divinité.  »  (Lib,  de  car,  Christi^  20,) 

a  L'union  eucharistique  rivalise  avec  l'union  hypostatique, 
parce  que  notre  chair  est  unie  immédiatement  à  la  chair  du 
Seigneur,  comme  le  corps  -du  Christ  est  uni  immédiatement 
à  la  personne  du  Verbe.  Il  ne  convenait  pas  que  le  Verbe 
s'unit  personnellement  tous  les  hommes.  11  ne  s'est  donc 
uni  personnellement  qu'à  sa  propre  humanité  ;  mais  l'unioD 
qu'il  nous  donne  avec  son  humanité  par  l'Eucharistie  est  si 
parfaite,  qu'elle  imite  rindissolubité  de  l'humanité  du  Christ 
avec  sa  personne  et  du  Fils  de  Dieu  avec  son  Père  dans  la 
sainte  Trinité  ».  Saint  Parchase  Radben  dit  que  «  l'amour 
«  divin  a  trouvé  un  second  amour  très  semblable  au  premier: 
«  il  s'est  uni  à  chaque  homme  en  particulier  par  TEucha- 
«  ristie,  afin  que  son  union  hypostatique  s'étendit  également 
«  à  tous  et  à  chacun.  »  (Tertullianus  Prœdicans.  Vox  Eucha- 
ristia.  Conc.  F.) 

Saint  Cyrille  :  «  La  chair  du  Christ  est  vivifiante,  parce 
^..»^ii^  3St  unie  à  celui  qui  est  vie  par  nature,  c'est  à-dire  au 
)ivin.  Aussi,  quand  nous  la  goûtons,  nous  avons  la 
ous,  et  nous  sommes  unis  à  cette  chair  comme  elle- 
est  au  Verbe  qui  l'habite.  »  (/.  Jo.  lib,  IV.) 
bert-le-Grand  :  ((  De  même  que  la  nourriture  que 
icevons  dans  nos  membres  nous  est  assimilée,  de 
ous  sommes  assimilés  au  Christ  dans  l'Eucharistie  ; 
[  sommes  incorporés,  et  parmi  les  théologiens  il  n'est 


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SUR  L'UNION  DE  L'HOMME  A  JÉSUS-CtlRIST  505 

personne  qui  doute  que  cette  incorporation  ne  se  fasse  par 
le  mystère  de  TEucharistie.  Le  chrétien  qui  communie 
remonte  à  Dieu,  il  s'incorpore  à  lui,  et  il  devient  participant 
de  sa  divinité  et  de  son  humanité,  de  la  même  manière  que 
le  Verbe  par  Tincarnation  est  devenu  participant  de  notre 
humanité.  »  [De  Euch.  dist.  IV,  C.  3,  t.  XXI,  p.  78.) 

«  Il  ne  suffirait  pas  à  Timmense  bonté  de  Dieu  d^avoir  pris 
de  nous  une  chair  passible,  il  nous  a  donné  ce  qui  était  à  lui 
c'est-à-dire  son  très  saint  corps,  impassible  et  invisible, 
qu'il  avait  reçu  de  nous.  Il  n'avait  pas  pris  une  personne 
humaine,  mais  il  avait  uni  notre  nature  à  sa  personne  ;  et,  par 
l'Eucharistie,  dans  la  condescendance  infinie  de  son  amour, 
il  s'unit  d'une  certaine  manière  à  nos  personnes,  et  il  étend 
jusqu'à  nous  le  mystère  de  son  Incarnation.  »  (Orat.  habit,  in 
conc.  Trid,  ab.  arch.  Salap.  —  LaèZ^e,  Concil.  T.  XIV,  p.  1069.) 

SuAREZ  :  «  Saint  Jean-Chrysostome  indique  fréquemment 
que  l'Eucharistie  est  un  certain  complément  de  l'Incarnation, 
parce  qu'elle  communique  d'une  manrère  ineffable  aux  autres 
hommes  le  bienfait  de  l'Incarnation ,  qui  ne  s'était  accompli 
que  dans  l'humanité  du  Verbe.  » 

«  Gomme  le  dit  saint  Jean-Chrysostome,  ce  Sacrement  a 
pour  fin  de  communiquer  aux  autres  hommes  le  bienfait 
prodigieux  de  l'Incarnation,  et  de  nous  faire  participer  de  la 
manière  la  plus  parfaite  qui  puisse  être,  en  unissant  réelle- 
ment aux  hommes  l'humanité  même  du  Verbe.  »  (In  Q,  73, 
art.  V.  —  Disput.  4i,  sect.  V.) 

«  De  même  qu'il  était  convenable  que  toute  la  divinité  fût 
communiquée  à  Thumanité  du  Christ,  de  même  il  convenait 
que  cette  humanité  et  tout  le  bienfait  de  l'Incarnation  fussent 
communiqués  d'une  manière  admirable  aux  autres  hommes. 
Comme  la  nature  humaine  du  Christ  existe  d'une  manière 
ineffable  dans  le  Verbe  et  le  Verbe  en  elle,  ainsi  le  chrétien 
qui  communie  demeure  d'une  manière  toute  particulière  dans 
le  Christ  et  le  Christ  en  lui  ».  (Disput.  46.  A.l.  —  Sect.  7.  n.  6.) 

Lessius  :  «  Admirable  conseil  de  Dieu  !  Pour  nous  ramener 
à  lui  et  pour  nous  rendre  participants  de  son  esprit  et 
de  sa  vie,  il  s'est  d'abord  uni  hypostatiquement  à  la  chair  de 
l'homme  dans  une  humanité  individuelle,  et  ensuite  il  nous 
donne  en  aliment  cette  même  chair  sous  les  apparences  du 


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NOTES  THÊOLOGIQUES  ^ 

....«  t,  ^ar  cet  aliment  qui  se  joint  et  se  mêle  à  nous,  il  fait 
..  ^<  1  v'u  Qous  Tesprit  et  la  divinité,  qui  sont  unis  à  cet 
,:  avuit.  Kt  c*estde  cette  manière  qu'il  nous  sancti6e  tous  et 
,4.  '1  nous  ramène  à  sa  vie  et  à  son  unité.  On  ne  peut  rien 
.  s>avovoir  de  plus  suave  et  de  plus  efficace,  de  plus  sage  et  de 
j.tu.x  iiJmirable  »  (De  Perf.  diu.  —  Lib  XII  —  Cap.  15y  n,  i08.; 

ClouNEiLLE  DE  LA  PiERRE  :  cc  Le  Christ,  comme  chef  de 
I  humanité,  communique  dans  TEucharistie  à  chacun  de  ses 
membres  son  esprit  et  sa  vie.  Il  nous  réunit  tous  dans  un 
jui^me  corps  et  comme  dans  une  même  personne  parfaite. 
.Nous  lui  sommes  greffés  et  incorporés,  comme  Taliment 
s'assimile  à  nous  et  fait  une  même  personne  avec  nous.  » 
(M.  Prov.  cap.  XXIII,  v.  2.) 

Thomassin  :  «  Dieu  s'est  uni  substantiellement  et  physique- 
ïuent  à  rhumanité,  et  cette  union,  qu'il  a  opérée  d'abord  dans 
l'Incarnation  avec  Jésus-Christ  notre  chef,  il  Ta  étendue  par 
l'Eucharistie  jusqu'à  nous  qui  sommes  ses  membres.  Ce  n'est 
(lune  pas  seulement  par  le  nœud  de  la  charité,  mais  par  un 
lien  physique  et  substantiel  que  nous  sommes  unis  au  corps 
du  Christ  et  mêlés  à-1'Incarnatîon  ».  {De  Incarn.  —  Lib.  X, 
Cap.  21.  n.  8,) 

((  L'Eucharistie  est  une  extension  de  Tlncarnation.  L'Incar- 
nation unit  au  Verbe  une  humanité  individuelle  ;  l'Eucharistie 
lui  adopte  l'humanité  tout  entière.  La  première  forme  notre 
chef  ;  la  seconde  tout  son  corps.  L'une  constitue  l'Homme 
Dieu  ;  l'autre,  par  le  moyen  de  sa  chair,  réconcilie  à  Dieu  et  à 
lui-môme  tout  le  genre  humain.  Enfin,  ce  n'est  pas  seulement 
l'union  du  Verbe  avec  sa  chair  qui  est  une  union  physique, 
mais  elle  est  aussi  physique  et  substantieHe  cette  union,  que 
nous  avons  tous  avec  cette  chair  et  par  el  c  avec  le  Verbe  ». 
(Lib.  X.  Cap.  21.  n.  5J 

c<  Voilà  donc  ce  que  les  saints  Pères  ne  cessent  de  célébrer, 
<'est  que  le  Verbe  n'a  pas  pris  seulement  pour  lui-même  une 
humanité  individuelle,  mais  qu'il  a  pris  d'une  certaine  maniè- 
re l'universalité  de  notre  race.  «  Le  Verbe  s'est  fait  chair  et  il  a 
habité  en  nous  ».  Le  Verbe  s'est  fait  chair  »  ;  cela  est  propre 
à  son  humanité  personnelle,  et  «  il  a  habité  en  nous  »,  et  cela 
s'étend  à  tous  les  hommes  ».  (N.  (].) 

Bourdalol'e:  u  Voici  ce  qui  est  capable  de  ravir  d'admi- 


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SUR  L  UNION  DE  L'HOMHK  A  JESUS-CHRIST  ba^^ 

ration  les  anges  et  les  hommes  :  c'est  que  le  sacrement  de 
TEuch^ristie  est  pour  nous  et  pour  tous  les  fidèles  qui  le 
reçoivent  une  extension  continuelle  et  perpétuelle  du  n^stère 
de  l'Incarnation.  Ainsi  parlent  les  Pères.  Vous  savez  à  quel 
point  d'honneur  fut  élevée  l'humanité  de  Jésus-Christ  dans 
le  bienheureux  moment  qui  Tunit  au  Verbe  divin.  Or  je  dis 
que  Jésus-Çhrist,  se  donnant  à  nous  par  le  sacrement  de 
l'autel,  a  fait  entrer  tous  les  membres  de  son  Eglise  en  com- 
munication de  la  même  gloire,  puisqu'il  vient  en  nous,  qu'il 
s'unit  à  nous,  qu'il  ne  fait  pour  ainsi  dire  qu'un  avec  nous  ». 
(Serm.  sur  le  T.  S,  Sacrenient,) 

Lejeune.  «  Saint  Ghrysostome  et  les  autres  Pères  ensei- 
gnent que  le  Fils  de  Dieu  instituant  ce  Sacrement,  n^a  pas 
fait  seulement  une  imitation  mais  une  extension,  un^supplé* 
ment  et  une  consommation  de  son  Incarnation...  Saint  Denis 
TAréopagite,  disciple  de  saint  Paul,  dit  que  l'Eucharistie  est 
appelée  la  synaxe  ou  la  communion,  parce  qu'elle  est  le 
Sacrement  de  la  réunion  des  fidèles,  où  ils  sont  tous  unis, 
liés  et  conjoints...  Par  ce  Sacrement,  nos  corps  sont  ramenés 
et  unis  à  la  divinité.  »  (Sernl.  8L  T.  III,  p.  362.)  «  Toutes  les 
créatures  peuvent  se  ramener  à  quatre  ordres  différents  : 
l'ordre  de  la  nature^  l'ordre  de  la  grâce,  l'ordre  de  la  gloire 
et  l'ordre  de  l'union  hypostatique.  Or  c'est  à  l'honneur  de 
cet  ordre  suprême  de  l'union  hypostatique,  c'est  à  la  partici- 
pation d'une  alliance  si  sainte,  si  excellente,  et  si  divine, 
que  nous  sommes  appelés  et  associés  par  l'Eucharistie  ;  car 
la  parole  de  Dieu  et  la  théologie  nous  enseignent  que  Jésus 
a  institué  ce  Sacrement  pour  étendre,  pour  dilater  et  con- 
sommer en  nous  le  mystère  de  l'Incarnation,  c'est-à-dire 
afin  que  la  divinité  étant  unie  au  corps  précieux  par  l'union 
hypostatique,  et  ce  corps  étant  uni  aux  nôtres,  non  hyposta- 
tiquement  mais  admirablement  et  très  étroitement  par  l'Eu- 
charistie, notre  corps  soit  uni  à  la  divinité,  même  dès  cette 
vie,  par  l'entremise  de  sa  chair.  »  (P.  377,) 

AvRiLLON  :  ic  Uni  à  la  nature  humaine  pour  honorer  tous 
les  hommes,  vous  instituez.  Seigneur,  la  sainte  Eucharistie, 
pour  faire  une  extension  miraculeuse  de  votre  union  hypos- 
tatique ;  vous  vous  incarnez  d'une  manière  ineffable  en 
chacun...  Et  quel  est  le  centre  de  cette  union  ?  c'est  le  cœur 


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508  NOTES  THÊ0L061QUËS 

de  rhomme,  c'est  sa  chair,  w  (La  Sainte  Communion.  Médit. 
XXIII.) 

GEiyjET  :  a  La  communion  eucharistique  est  le  moyen  par 
lequel  rincarnatibn  permanente  s'individualise  en  chaque 
chrétien,  comme  la  grâce  est  le  moyen  par  lequel  la  puis- 
sance divine  permanente  opère  d'une  manière  particulière 
en  chaque  homme.  »  (Le  dogm.  générai,  chap,  IIL) 

Ventura  :  «  Saint  Jean  ne  s'est  pas  contenté  de  dire  :  «  Le 
Verbe  s'est  fait  chair  »,  mais  il  ajoute  :  «  et  il  a  habité  en 
nous  »,  ce  qui  signifie  évidemment  le  Verbe  s'est  fait  chair 
par  l'Incarnation  et  il  a  habité  en  nous  par  l'Eucharistie. 
L'Eucharistie  est  donc  l'Incarnation  toujours  subsistante 
parmi  nous,  toujours  renouvelée  pour  nous,  toujours  appli- 
quée, individualisée,  personnifiée  à  chacun  de  nous  ».  «  Par 
l'Eucharistie^  le  Verbe  incarné  ne  se  donne  pas  à  nous  seu- 
lement par  une  émanation  de  sa  grâce,  mais  par  une  com- 
munication de  sa  personne.  »  «  Par  l'Incarnation  le  Verbe  ne 
s'est  uni  qu'à  notre  espèce  ;  par  l'Eucharistie  il  s'unit  à  cha- 
que individu.  Par  l'Incarnation,  il  a  contracté  une  vraie 
parenté  avec  notre  nature  ;  par  l'Eucharistie,  il  entre  dans  les 
limites  de  notre  personne.  L'Incarnation  a  été  une  sorte  de 
communion  générale  de  la  nature  divine  avec  l'humanité  ;  la 
communion  eucharistique  est  une  espèce  d'incarnation  per- 
sonnelle, par  laquelle  THomme-Dieu  s'unit  de  la  manière 
la  plus  intime  avec  chaque  homme  en  particulier.  »  (Con- 
férences^  t.  IIL  confér.  XX.) 

Landriot  :  «  Par  l'énergie  du  Sacrement  de  nos  autels,  et 
par  son  action  permanente  sur  nos  âmes,  il  se  forme  entre 
nous  et  le  Christ  une  union  si  intime  que,  pour  l'exprimer, 
saint  Jean  Ghrysostome  ne  trouve  pas  d'autre  terme  de 
comparaison  que  les  rapports  personnels  entre  le  Fils  de 
Dieu  et  sa  chair.  Sans  doute  cette  union  n'est  point  hyposta- 
tique  comme  dans  l'Incarnation,  mais  d'ailleurs  elle  va  aussi 
loin  que  possible...  L'Incarnation  n'est  plus  un  fait  unique, 
si  je  puis  m'exprimer  ainsi  ;  c'est  un  large  manteau  divin 
que  l'amour  projette  sur  l'humanité  tout  entière.  » 

«  Le  Verbe  de  Dieu  ne  s'est  pas  uni  seulement  à  l'huma- 
nité du  Christ,  c'est  la  nature  humaine  tout  entière  qu'il  a 
relevée.  Cette  nature  humaine  qui  circule  dans  les  veines  de 


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SUR  L'UNION  DE  L'HOMME  A  JÉSUS-CHRIST  509^ 

chacun  de  nous,  il  se  Test  unie,  il  se  Test  incarnée,  non 
point  dans  un  sens  aussi  rigoureux  que  dans  le  Christ  ;  et 
cependant  il  Ta  rendue  tellement  partie  de  lui-même^  que 
Tapôtre  ne  craint  pas  de  nous  appeler  les  membres  du  corps 
de  Jésus-Christ,  formés  de  sa  chair  et  de  ses  os.  »  {VEu- 
charistie^  5*  Confér,) 

«  Le  Verbe  divin  a  une  faculté  incarnatîve  infinie,  c'est-à- 
dire  qu'il  aurait  pu  et  qu'il  pourrait  encore  s'unir  tous  les 
êtres  comme  la  sainte  humanité  du  Christ.  »  [La  Sainte 
Communion.  Confér.  XIIL)  «  L'Eucharistie  opère  en  nous  la 
(continuation  du  grand  mystère  de  l'Incarnation  ;  elle  le  per- 
pétue, et  par  elle  la  vertu  incarnative  du  Verbe,  qui  est 
infinie,  s'étend  sur  toutes  les  âmes  justes.  »  [La  Sainte  Com- 
munion. Confér.  VIII.) 

Mgr  Gay  :  «  En  venant  en  toi  par  le  "baptême,  je  t'ai  pris 
comme  j'm  pris  ma  propre  humanité  :  non  que  je  sois  devenu 
la  personne,  comme  je  suis  celle  de  mon  humanité,  mais  je 
lue  suis  mis  avec  toi  dans  une  relation  analogue.  »  «  Sachant 
que  ce  bien  infini,  donné  d'abord  par  moi  à  ma  nature  hu- 
maine, d'être  l'humanité  d'un  Dieu,  pour  être  communiqué 
à  toute  la  race  d'Adam,  mon  divin  cœur  désire  extrêmement 
cette  communication  universelle.  »  «  De  même  que  mon 
humanité  subsiste  dans  le  Verbe,  et  n'a  de  subsistance  qu'en 
lui  ;  de  même,  selon  la  grâce,  les  chrétiens  subsistent  en 
moi  et  n'ont  de  subsistance  qu'en  moi.  »  a  Je  vous  possède 
toutes  deux  ensemble,  ma  grande  et  personnelle  humanité, 
et  toi,  ma  petite  humanité  d'adoption  et  de  grâce.  »  {Eléç^at. 
sur  les  Mystères.  —  Elevât.  117.) 

lovENE  :  «  Que  l'union  de  l'homme  à  Jésus-Christ  soit  une 
union  hypôstatique  accidentelle,  c'est  une  opinion  difficile  à 
admettre.  Cependant,  s'il  faut  pour  la  vraie  filiation  adoptive 
de  Dieu,  non  seulement  une  participation  à  la  nature  du  Fils 
naturel  de  Dieu,  mais  une  participation  directe  et  formelle 
à  la  personne  même  du  Fils  de  Dieu,  comme  dans  l'Incarna- 
tion ;  alors  en  eff'et,  la  cause  formelle  de  notre  adoption 
serait  cette  union  immédiate  à  la  personne  dé  Jésus-Christ», 
qui  est  produite  par  TEucharistie.  {De  vita  deiformi.  Thés.. 
XXV,  p.  661.) 

De  toutes  ces  citations  il  ressort,  avec  évidence,  que  l'Eu— 


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510  NOTES  THÉ0L06IQUBS 

charistie  est  véritablement  le  complément  de  rincarnatîon  et 
une  certaine  extension  de  Tunion  du  Verbe  divin  avec  son 
humanité  personnelle  ;  et  cela,  parce  qu'elle  unit  intimement 
notre  chair  à  la  chair  de  Jésus-Christ,  et  par  ce  moyen  à  sa 
personne.  Et  cet  effet,  ce  n'est  pas  seulement  par  la  commu- 
nion sacramentelle  qu'elle  le  produit,  mais  elle  l'opère  en 
tout  homme  par  le  Baptême^  par  la  foi,  comme  cela  est  indi- 
qué dans  presque  tous  les  textes  que  nous  venons  de  citer. 

Or  cette  union  à  Jésus-Christ  est  pour  nous  le  principe  du 
salut  et  de  la  vie.  L'Eucharistie  est  donc  bien  véritablement 
de  nécessité  de  moyen.  Pour  les  théologiens  qui  ne  croient 
pas  cette  nécessité  de  l'Eucharistie,  l'extension  de  Tlncaraa- 
tion  consiste  seulement  en  ceci,  que  Jésus-Christ  a  étendu, 
par  ce  Sacrement,  sa  présence  réelle  à  tous  les  temps,  à  tous 
les  lieux  et  à  chaque  homme  en  particulier  par  la  communion 
sacramentelle  ;  mais  ce  n'est  pas  le  sens  de  la  tradition. 

Ce  qui  nous  reste  à  dire  sera  un  nouveau  développement 
et  une  confirmation  de  cette  doctrine  des  saints  Pères. 


su 

L'Eucharistie  est  le  thoisikme  degré  de   la  participation 

A  la  vie  divine 

Saint  Bernard  :  «  Le  Christ  Seigneur  est  la  montagne  de 
Dieu,  la  montagne  sublime  à  laquelle  vient  s'adjoindre  la 
multitude  des  collines.  Il  iattire  tout  à  lui,  et  tout  s'unit  à  lui 
par  une  union  substantielle,  personnelle,  spirituelle  et  sacra- 
mentelle. Il  possède  en  lui-même  le  Père,  qui  n'est  avec  hii 
qu'une  seule  et  même  substan<;e,  il  porte  son  humanité 
sainte,  avec  laquelle  il  forme  une  personne  unique,  il  porte 
aussi  unie  et  adhérente  à  lui  l'âme  des  fidèles  qui  ne  sont 
avec  lui  qu'un  seul  et  même  esprit  ;  il  porte  son  Bglise, 
son  épouse  unique  et  bien  aimée,  la  Mère  de  tous  les  élus, 
avec  laquelle  il  ne  fait  plus  qu'une  même  chair.  »  {De  diversiSn 
Serm,  :i3.) 

B.  Albert  le  Grand  :  «  Jésus-Christ  a  dit:  «  Père,la  clarté 
«  qtie  vous  m'avez  donnée,  je  la  leur  ai  donnée,  afin  qu^ils 


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sua  L  UNION  DE  L'HOMME  A  JÉSUS-CHRfST  511 

«  soient  un  comme  nous  sommes  un.  Moi  en  eux,  et  vous  en 
«  moi,  afin  qu'ils  soient  consommés  en  un  ».  Voilà  cette 
chaîne  d'or,  qui  nous  relie  tous  ensemble  à  l'unité  d'où  nous 
sommes  sortis.  Le  Père  en  effet  est  l'unité  même,  et  le  Fils 
naît  de  lui  comme  de  son  principe,  et  du  Père  et  du  Fils  pro- 
cède l'Esprit-Saint.  Or  le  Saint-Esprit  est  le  lien  de  notre 
union  avec  Dieu,  car  «  Celui  qui  adhère  à  Dieu  est  un  même 
esprit  avec  «  lui  »,  et  la  forme  à  laquelle  nous  sommes 
reliés,  c'est  le  Fils,  qui  est  la  forme  du  Père  éternel,  et  c'est 
aussi  le  Sacrement  de  son  corps  et  de  son  sang,  qui  nous  in- 
corpore au  Christ.  Et  ainsi  dans  le  Fils  nous  retrouvons 
l'héritage  de  notre  Père  céleste  et  tous  les  biens  du  Fils  éternel 
de  Dieu  dans  les  délices  et  la  béatitude  du  Saint  esprit...  Ce 
lien  qui  nous  rattache  au  Père  dans  le  Fils  et  dans  le  Saint- 
Esprit,  c'est  la  charité  du  Christ  qui  le  forme,  et  aussi  le 
Sacrement  de  l'Eucharistie,  lequel  relie  toutes  les  nations  au 
Seigneur  dans  un  même  corps.  »  [Lib.  de  Sacr,  Euch.  dist. 
IL  Tract.  3.  —  C.  8.) 

Corneille  de  la  Pierre  :  «  Jésus-Christ  explique  comment 
il  est  le  pain  vivant  et  vivifiant.  Dieu  le  Père  en  effet  est  la 
vie  même  dans  sa  source,  et  cette  vie,  il  la  communique  à 
son  divin  Fils  ;  d'où  il  suit  que  le  Fils  est  lui-même  la  source 
de  la  vie.  Or  de  même  que  le  Père,  demeurant  toujours  dans 
le  Fils,  lui  donne  toujours  la  vie  ;  et  de  même  que  le  Fils, 
demeurant  dans  la  chair  qu'il  a  prise,  donne  continuellement 
à  sa  chair  et  à  son  humanité  un  écoulement  de  cette  vie; 
ainsi,  à  nous  qui  recevons  sa  chair  dans  l'Eucharistie,  Jésus- 
Christ,  demeurant  continuellement  en  nous,  nous  communi- 
que une  vie  semblable  à  la  sienne  ».  (In  Jo.  VI,  57.) 

Ainsi,  la  cause  de  la  vie  pour  nous,  c'est  que  Jésus-Christ 
demeure  toujours  en  nous,  et  cela  par  l'Eucharistie. 

Lejeune  :  «  11  y  a  une  chaîne  rare,  admirable,  précieuse  et 
accédant  toute  estime  et  toute  valeur,  par  laquelle  le  Père 
éternel  lie  et  conjoint,  dès  cette  vie,  le  corps  mortel  et  terres- 
tre des  hommes  à  l'essence  suprême  de  sa  divinité  :  chaîne 
composée  de  trois  chaînons  attachés  l'un  à  l'autre.  Le  pre- 
mier, c'est  la  résidence  essentielle  et  substantielle  de  la 
divinité  du  Père  dans  la  personne  du  Fils  par  la  génération 
éternelle.  Le  second,  c'est  la  résidence  substantielle  et  per- 


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112  NOTES  THE0L0GIQUE6 

sonnelle  de  Thypostase  du  Fils  dans  le  corps  de  Jésus-Christ, 
dans  rincarnation.  Le  troisième,  c'est  la  résidence  substan- 
tielle et  corporelle  du  corps  déifié  de  Jésus-Christ  dans  le 
nôtrepar  TEucharistie.  Ainsi  par  ces  degrés  et  échelons,  nous 
sommes  unis  substantiellement  à  Tessence  de  Dieu,  même 
dès  cette  vie,  de  cette  sacrée  et  inviolable  chaîne  dans 
laquelle  se  trouve  le  nœud  et  le  principal  de  la  religion 
chrétienne  ».  (Serm.  82.) 

P.  DE  Saint-Jure  :  <(  Comme  je  vis  par  mon  Père,  ainsi  celui 
qui  me  mange  vivra  par  moi.  »  Notre-Seigneur  compare 
Tunion  que  celui  qui  le  reçoit  au  Saint-Sacrement  remporte 
avec  lui,  avec  celle  qu'il  a  avec  son  Père.  Comme  le  Père  est 
dans  le  Fils  et  le  Fils  dans  le  Père,  de  même,  par  quelque 
rapport,  quand  nous  recevons  le  divin  Sacrement,  Notre- 
Seigneur  est  en  nous  et  nous  en  lui,  et  par  l'union  que  nous 
avons  avec  son  humanité,  nous  montons  à  celle  de  la  divinité. 
Dieu  le  Père  est  uni  à  son  Fils  par  la  génération  éternelle 
en  unité  d'essence  ;  le  Fils  s'unit  à  Thomme  dans  l'Incar- 
nation en  unité  de  personne,  et  puis  à  tous  les  hommes  en 
unité  de  sacrement  ;  et  au  moyen  de  l'union  qu'il  leur  donne 
avec  son  humanité,  il  les  unit  à  sa  divinité  et  par  lui-même 
à  son  Père.  Voilà  le  motif,  Tissue  et  le  retour  du  voyage  du 
Verbe  divin  sortant  du  sein  de  son  Père  et  entrant  dans  celui 
de  sa  Mère  pour  venir  en  nous.  » 

«  Souvenez-vous  de  cette  chaîne  admirable  que  saint 
Cyrille  emploie  pour  expliquer  ce  mystère  :  dont  le  premier 
chaînon,  dit-il,  est  la  résidence  substantielle  de  la  divinité  du 
Père  dans  la  personne  du  Fils,  par  la  voie  de  son  éternelle 
génération.  Le  second  est  la  résidence  substantielle  de  la 
divinité  du  Fils  dans  son  humanité,  par  le  moyen  de  rincar- 
nation ;  et  le  troisième  est  la  résidence  substantielle  du  corps 
de  Jésus-Christ  en  nous,  par  la  communion.  De  sorte  que 
par  ces  trois  chaînons,  nous  sommes  réunis  au  Père  par  l'in- 
termédiaire du  Fils.  Voilà,  au  sentiment  de  saint  Hilaire, 
cette  admirable  union  que  Jésus-Christ  se  réjouissait  de 
communiquer  à  ses  disciples  par  le  Sacrement  de  son  corps. 
{Les  trésors  de  VEuch,  —  Extraits  dé  saint  Jure^  i***"  entretien,) 
Le  P.  Texier  reproduit  ce  texte  de  saint  Jure,  dans  le  troi- 
sième sermon  de  sa  belle  octave  du  Saint-Sacrement. 


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SUR  L'UNION  DE  L'HOMME  A  JESUS-CHRIST  513 

L'Eucharistie  est  donc  le  troisième  degré  de  la  partici- 
pation à  la  vie  divine.  Or  cette  communication  de  la  vie 
divine  se  fait  par  voie  de  génération,  et^  en  nous  unissant 
à  Jésus-Christ,  qui  est  Fils  de  Dieu  par  nature,  FEucharistie 
nous  fait  participer  à  la  filiation  divine  du  Verbe  fait  chair. 

Louis  DE  ^Grenade  :  «  Seigneur,  Père  adorable,  à  quel 
honneur,  à  quelle  gloire  élevez-vous  les  enfants  des  hommes  I 
La  plus  haute  dignité  qui  puisse  exister  est  d'être  Fils  de 
Dieu  par  nature  ;  la  deuxième  est  d*être  Fils  de  Dieu  par 
grâce.  11  était  impossible  qu'il  y  eût  plus  d'un  seul  Fils  de 
Dieu  par  nature  ;  et  alors  vous  nous  avez  mis  au  second 
rang,  et  vous  nous  avez  faits  vos  enfants  par  la  grâce.  » 
(Mémor.  de  la  Vie  Chrét.  —  Livr,  VIL) 

Mgr  de  Ségur  :  «  Le  Chrétien,  c'est  un  second  Fils  de 
Dieu,  un  Fils  de  grâce  et  d'amour,  créé,  puis  relevé  par  le 
Fils  unique  et  éternel  de  Dieu  ;  c'est,  par  une  union  non 
hypostatique  mais  très  intime,  le  second  Christ,  la  seconde 
humanité,  l'humanité  mystique  du  Verbe  incarné  ;  c'est  un 
second  Jésus,  un  second  Dieu,  non  par  nature  mais  par 
grâce,  par  adoption,  par  conformité.  »  (La  Gr.  et  l'Am.  de 
de  Jésus.  2^  Part.  —  Chap.  VIIL) 

P.  Tesnière  :  «  Le  Père  n'envoie  pas  son  Fils  ici-bas  pour 
se  faire  un  seul  Fils  parmi  les  hommes,  mais  pour  recon- 
quérir tous  ses  Fils,  qu'il  avait  créés  vivants  et  que  le  péché 
avait  séparés  et  privés  de  la  vie.  Il  veut  qu'ils  la  reprennent 
par  une  déification  nouvelle,  sur  le  modèle  et  par  le  minis- 
tère de  leur  Frère  aîné,  de  son  Fils  bien-aimé.  Et  cette  copie, 
cette  reproduction  de  l'Incarnation  dans  les  membres  do 
Jésus,  par  la  communion,  c'est  la  déification  de  l'homme  au 
second  degré.  {Le  T.  S.  Sacrement^  juin  1891^  p.  798.) 


§111 

L'Eucharistie  est  le  comf»lément  de  toute  l'économie 
de  l'incarnation 

L'Eucharistie  est  véritablement  le  complément  de  toute 
l'économie  de  l'Incarnation,  par<*e  que  c'est  elle  qui  ramène 
et  unit  au  Verbe  incarné  la  création  tout  entière. 

E.  F.  —  X.  -  34 


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!;i4  NOTES  THÉOLOGIQUES 

'Saint  Jean  Damasgèke  :  «  C'est  Dieu  le  Père  qui  par  son 
Fils  bien«aimé  a  réuni  dans  les  liens  les  plus  étroits  TuniiTers 
tout  entier.  Comme  Thomme  est  un  petit  monde,  qu'il  ren- 
ferme en  lui  le  lien  de  toutes  les  créatures  visibles  et  invi- 
sibles, et  qu'il  est  composé  de  ces  deux  éléments  divers  ;  la 
volonté  miséricordieuse  du  Dieu  créateur  et  administrateur 
I  de  ce  monde  a  établi  que,  dans  son  Fils  unique  et  consubs- 

|h  tantiel,  il  se  ferait  une  union  de  la  nature  divine  et  de  U 

P  nature  humaine,  et  que,  par  Thum'anité  du  Christ,  la  même 

union  s'étendrait  à  toutes  les  choses  créées,  aGn  que  Dieu 
j.  fi&t  en  toutes  choses.  »  {In  trausfig.  JV*  18.) 

I  Card.    Cajbtan  :  —  «  L'Incarnation    est  le  degré  le  plus 

élevé  de  l'union  du  Seigneur  avec  la  créature.  Or,  par  ce 
moyen,  Dieu  s'est  communiqué  à  la  création  tout  entière,  et 
non  pas  seulement  à  une  créature  en  particulier,  car  l'Incar- 
nation est  l'élévation  de  l'univers  tout  entier  à  la  person- 
nalité du  Verbe...  L'homme,  par  sa  double  nature,  est  la 
réunion  des  deux  mondes,  et  la  conséquence  de  rincarnation 
en  une  sorte  d'élévation  de  tous  les  êtres  à  la  personne  du 
Verbe...  Et  ainsi  Dieu  en  s'incarnant  s'est  communiqué  au 
plus  haut  degré  d'union- à  l'univers  tout  entier.  »  (///  3  Pari. 
.     (>.  i.  art.  i.) 

P.  Farer:  «  L'Eucharistie  fait  partie  d'un  immense  système 
et  sert  de  conclusion  à  une  foule  de  prémisses  divines.  Elle 
est  la  clef  de  voûte  de]  la  création,  et  forme  le  sommet  de 
la  pyramide  admirable,?  qui  monte  et  va  se  perdre  dans  la 
personne  du  Verbe  éternel,  et  qui  rattache  ainsi  toutes 
choses  à  Dieu.  »  {Le  Saint-Sacrement.  Lwre  III.) 

L'Annke  Liturgique  :  «  La  Sagesse  éternelle,  en  se  faisant 
*  chair,  avait  en  vue  tousjles  enfants  des  hommes.  Si  l'unité 
qui  préside  aux  œuvres  divines  lui  faisait  une  loi  de  ne  s'unir 
qu'à  une  seule  et  une  même  hypostase,  cette  même  loi  d'unité, 
secondant  son  amour,5avait  fait  de  cet  Homme-Dioula  tête 
(l'un  corps  immense,  où  chaque  élu  devait  s'adjoindre  au 
Christ  en  union  substantielle.  »  «  Telle  est  l'économie  du 
grand  mystère  de  Tlncarnation,  au  point  que  cet  ineffable 
mystère  nous  est  représenté  par  les  saints  docteurs  comme 
en  suspens  et  incomplet  jusqu'à  ce  que,  par  rEucharistiè,  la 
tête   enfin   s'adjoignît  ses  membres,  et  ne  demeurât  plus 


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SUR  L'UNION  DE  L'HOMMR  A  JBSCS-CHRIbT  515 

comme  tronquée,  séparée  du  oorps  qu'elle  devait  animer  et 
régir.  »  «  Mais  dans  ce  merveilleux  rapprochement  des 
créatures,  accompli  à  la  gloire  du  Père  souverain  par  l'esprit 
du  Père  et  du  Fils,  c'^est  à  celui-ci  comme  Verbe  incarné, 
qu'aboutit  cet  immense  travail  d'union,  dans  les  noces 
divines  avec  l'humanité  sous  le  terme  glorieux.  ^  {Temps 
après  (a  pentecôte^  tome  i.) 

Marius  Victoria  :  «  Jésus^  le  Verbe,  source  de  la  vie 
éternelle,  est  venu  dans  la  chair,  et  il  a  triomphé  de  la 
mort  du  péché  par  sa  mort,  et  il  a  ressuscité  à  la  vie  éter- 
nelle tout  ce  qui  était  mort.  Toutes  choses  seront  converties 
en  lui,  et  deviendront  un,  c'est-à-dire  spirituelles.  »  (  Toutes 
choses  sont  un  même  tout,  dont  les  difTérentes  parties  sont 
enchaînées  les  unes  aux  autres  ;  et  cette  chaîne,  c'est  Dieu, 
Jésus,  les  hommes,  les  anges  et  tous  les  êtres  corporels.  » 
{Adr.  Arium.  lib.  /.  25,  Migne.  ^  VIII,  p,  lO^H). 

Landriot  :  «  C'est  sans  doute  sur  ces  sommets  que  s'éle- 
vait Origène,  quand  il  poussait  ce  cri  de  l'aigle  parvenu 
sur  les  hauteurs  et  tout  inondé  de  lumière  :  «  Le  corps  du 
Christ,  c'est  le  genre  humain  tout  entier,  et  peut-être  même 
l'universalité  de  toute  créature.  »  (In  ps.  36.  HoiuiL  IL  p.  f . 
T.  IL  p.  1330  —  édit.  Migne.  —  La  Sainte  Communion. 
i:r  Confén). 


CHAPITRE  DOUZIEME 

Différentes  opinions  des  auteurs  sur  notre  union 
A  l'humanité  de  Jésus-Christ 

Il  n'y  a  pas  de  questions  sur  laquelle  les  théologiens  et 
les  auteurs  spirituels  soient  plus  divisés,  que  sur  la  nature 
de  notre  union  à  l'humanité  de  Jésus-Christ,  par  la  commu- 
nion et  par  la  grâce. 

Quelques-uns  pensent  que  par  la  grâce  du  Baptême,  nous 
avons  en  nous  Thumanité  de  Jésus-Christ,  ou  du  moins 
quelque  chose  de  son  humanité.  Plusieurs  disent  qu'après  la 
communion  sacramentelle  et  par  sa-  vertu,  la  sainte  huma- 
nité du  Christ  continue  à  demeurer  en  nous,  tant  que  nous 


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SI 6  NOTES  THÉOLOGIQUES 

restons  dans  l'état  de  grâce.  D'autres  ont  pensé  qu'après  la 
Communion^  l'àme  de  Jésus-Christ  restait  en  nous,  bien  que 
son  corps  n'y  demeurât  pas. 

P.  Tesmère  :  ce  II  est  de  foi,  et  il  faut  le  t^roîre,  que  la 
venue  de  Jésus  dans  Tâme  est  pour  durer  ;  elle  a  un  but 
permanent,  et  la  fin,  Teffet,  l'opération  de  la  communion  est 
de  faire  vivre,  de  faire  demeurer  Jésus  dans  l'âme  et  l'âme 
en  Jésus-Christ  :  «  qui  manducat  /wc,  in  me  manet  et  ego  in 
eo.  »  Mais  de  quelle  manière  Jésus-Christ  demeure-t-îl  dans 
l'âme  après  la  consommation  des  espèces  et  en  vertu  de  la 
communion  ?  Est-ce  par  sa  divinité  seulement  ?  Est-ce  par 
son  âme  seule  ?  Est-ce  par  son  âme  et  par  son  corps,  par  son 
humanité  tout  entière^  spirituellement  présente  par  le  moyeR 
du  Verbe  auquel  elle  est  unie,  et  qui  demeure  en  l'âme  con- 
tinuant de  l'animer, ,  de  la  soutenir,  de  la  conduire,  demeu- 
rant en  elle  enfin  et  y  vivant  personnellement  ?  Voilà  sur 
quoi  plane  un  profond  mystère.  Le  premier  mode  est  facile- 
ment admis  par  tous  les  théologiens.  Le  secoijd  a  ses  parti- 
sans. Le  troisième  pourrait  peut-être  aussi  se  soutenir  *  et  à 
vrai  dire  il  paraîtrait  bien  traduire,  dans  toute  leur  réalité  et 
toute  leur  ampleur,  les  solennelles  assurances  par  lesquelles 
le  Sauveur  affirme  sa  permanence  et  sa  vie  dans  l'âme  à 
laquelle  il  s'est  uni  par  la  manducation  de  sa  chair  et  de  son 
sang.  »  {La  Soin,  de  la  prédic.  euch. —  T.  II.  confér,  18.) 


§  i 

Quelques  auteurs  disent  qu'après  la  communion  sacramen- 
telle la  sainte  Humanité  de  Jésus-Christ  continue  à  demeurer 
en  nous. 


Lalemant  :  «  L'union  Eucharistique  a  lieu  non  seulement 
avec  la  divinité,  mais  avec  le  corps  de  Notre-Seigneur  Jésus- 
Christ,  d'une  manière  très  intime  et  très  constante  :  très  in- 
time, parce  que  le  corps  de  Jésus-Christ  est  uni  avec  notre 
corps  et  avec  notre  âme  par  forme  de  nourriture,  qui  est  la 
plus  intime  des  communications  ;  et  aussi  d'une  manière 
très  constante,  puisque  la  meilleure  partie  des  théologiens 


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Qoo^'z 


SUR  LUNIOS  DE  L'HOMME  A  JÉSUS-CHRIST  517 

'> 

assure  que  Tâme  fidèle,  qui  communie  divinement,  est  unie 
avec  la  chair  sacrée  de  Jésus-Chrtst  constamment,  sans 
aucune  interruption,  d'une  manière  véritable  et  réelle  après 
Faltération  des  saintes  espèces,  et  pendant  tout  le  temps  que 
l'on  ne  communie  pas,  pourvu  qu'on  reste  en  état  de  grâce. 
Et  ainsi,  disent  les  saints  docteurs,  ils  ne  sont  plus  deux, 
mais  une  même  chair  ».  «  La  communion  est  un  divin  mariage 
du  corps  de  Jésus-Christ  avec  le  nôtre  ».  (Entret.  sur  la  vie 
cachée  de  J.-C.  dans  VEuch,) 

Le  Père  Lalemant  appelle  ici  «  la  meilleure  partie  des 
théologiens  »,  ceux  qui  disent  que  TEucharistie  est  de  néces- 
sité de  moyen  ;  mais  il  faut  rémarquer  que,  d'après  ces  théo- 
logiens, ce  nNèst  pas  seulement  par  la  communion  sacramen- 
telle que  l'Eucharistie  produit  cette  unité  véritable  et  réelle 
de  notre  corps  avec  le  corps  du  Christ,  bien  qu'alors  elle  la 
produise  dans  toute  sa  perfection  ;  mais  elle  opère  cette 
union  dans  la  grâce  du  baptême. 

Le  Père  Lalemant  ne  dit  pas  que  le  corps  de  Jésus-Christ 
demeure  continuellement  présent  en  nous  ;  il  dit  seulement 
que  le  corps  de  Jésus-Christ  nous  reste  uni  par  une  union 
réelle  ;  mais  cette  union  réelle  semble  impliquer  la  présence 
permanente  du  corps  du  Christ  «n  nous,  car  comment  pou- 
vons-nous avoir  une  union  réelle  avec  le  corps  du  Christ,  s'il 
n'est  pas  véritablement  en  nous  ?  Cependant  saint  Jure,  qui 
admet  cette  union  réelle,  ne  croit  pas  qu'elle  soit  physique, 
mais  morale  seulement. 

Saint-Jure  :  «  Le  corps  de  Jésus-Christ,  par  l'union  intime 
et  personnelle  qu'il  a  avec  la  divinité,  contient  en  soi  la 
source  de  la  vie.  Dans  la  communion  sacramentelle,  il  n'y  a 
pas  seulement  attouchement  à  ce  corps  du  Christ,  mais 
union.  Or  cette  union,  que  les  Pères  appellent  réelle  et  subs- 
tantielle, n'existe  pas  seulement;  d'après  quelques  célèbres 
théologiens,  pendant  que  les  espèces  demeurent  en  nous, 
mais  elle  persévère  encore,  bien  que  d'une  manière  morale, 
après  que  les  espèces  sont  consommées  ;  et  cette  union  aura 
la  force  de  ressusciter  nos  corps  et  de  leur  communiquer 
son  immortalité  bienheureuse.  »  [Les  Trésors  de  VEuch. 
,r  entret.) 

Quelques  auteurs  affirment  d'une  manière  plus  positive  la 


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518  NOTES  THÉÔLOGIQUES 

permanence  de  rhunianité  de  Jésus-Christ,  après  la  coin> 
munion. 

P.  Tesnière  :  «  Nous  savons  que  quelques  théologiens, 
hommes  de  doctrine  et  de  piété,  croient  pouvoir  expliquer 
plus  amplement  et  plas  dignement  ces  paroles  du  Sauveur  : 
«  Celui  qui  mange  ma  chair  demeure  en  moi  et  moi  en  lui  », 
en  disant  que,  sans  doute,  les  espèces  communiées^  la  pré- 
sence sacramentelle  de  l'humanité  de  Jésus-Christ  cesse 
aussi,  mais  sans  que  pour  cela  Jésus-Christ  avec  son  huma- 
nité vous  abandonne,  A  la  présence  sacramentelle  succéde- 
rait une  présence  spirituelle  de  Thumamté  de  Jésus-Christ, 
indépendante  des  espèces,  et  qui  serait  la  suite  de  la  venue 
sacramentelle  du  Christ  dans  Thomme.  Jésus-Christ,  Dieu 
et  homme,  demeurant  en  nous  et  nous  en  lui  ;  c'est  lui  tout 
entier  qui  continuerait  de  nous  nourrir,  de  nous  sustenter, 
de  répandre  la  grâce  sanctifiante  et  les  grâces  actuelles  dans 
notre  àme.  Ce  serait  le  principe  immédiatement  uni  à  reffel, 
rhumanité  sainte  à  la  grâce,  et  cela  en  vertu  de  la  commu- 
nion. Nous  confessons  que  cette  opinion  nous  sourirait  beau- 
coup, qu'elle  réaliserait  bien  pleinement,  bien  amoureuse- 
ment Tunion  perpétuelle  et  vitale  du  chrétien  avec  Jésus- 
Christ.  Que  n'est-elle  plus  reçue  et  plus  appuyée  ».  (Som,  de 
la  prédic.  çuch.  T.  //.  confér.  X,) 

«  Le  Christ  ne  demeure  pas  en  nous  sous  sa  forme  sacra- 
mentelle d'une  communion  à  Tautre  ;  mais  il  y  demeure  de 
la  manière  qu'il  lui  plaît  de  prendre,  que  nous  ignorons  et 
que  nous  n'avons  nul  besoin  de  savoir,  pourvu  que  nous 
sachions  et  croyions  qu'elle  est  réelle  et  personnelle.  »> 
(Confér.  XXVII.) 

M**"  DE  SÉGUR  :  «  La  présence  sacramentelle  de  Jésus  en 
nous  après  la  communion  cesse  avec  la  dissolution  des 
saintes  espèces  ;  mais  Jésus,  le  Roi  céleste,  qui  n'est  au 
Sacrement  que  pour  nous,  qui  ne  devient  eucharistique  que 
pour  être  noftre  Pain  de  vie,  qui  en  lui-même  est  tout  à  fait 
indépendant  des  espèces  et  du  Sacrement,  Jésus  demeure  en 
nous,  selon  sa  parole  si  formelle  :  «  Celui  qui  mange  ma 
«  chair  et  boit  mon  sang  demeure  en  moi  et  moi  en  lui  ». 
Quand  nous  avons  communié,  cette  forme  sacramentelle  de 
Jésus  disparaît  bient&t  ;  Jésus  cesse  d'être  présent  eB  aoiis 


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SUR  L'UNION  DK  L'BQBDiE  A  JÉSUS-CHRIST  51» 

d'une  présence  terrestre  et  extérieure  ^  mais  il  demeure  en 
nous  et  nous  demeurons  en  lui  d'une  manière  toute  céleste 
et  très  réelle,  et  c'est  ce  qu'on  appelle  la  présence  spirituelle 
de  Jésus  en  ses  fidèles.  Elle  dure  tant  que  par  la  foi  et  par 
l'union  de  TEsprit-Saint  nous  demeurons  dans  le  Christ  ». 
(La  Piété  et  la  vie  intér.  Traité  IV.  Chap.  8.  |  24.; 

M«^'  Gay  :  «  Les  espèces  eucharistiques  servent  d'enve- 
loppe à  votre  vie,  mais  pour  en  devenir  Tinstrument  et  le 
véhicule.  Elles  ne  subsitent  après  la  sainte  consécration^ 
que  pour  nous  livrer  ce  qu'elles  contiennent,  et  nous  laisser 
ce  tout  après  qu'elles-mêmes  ne  sont  plus  ».  {Elevât.  CXV.) 

Le  père  Nouet,  disciple  du  père  Lalemant,  ne  partage  pas 
ce  sentiment  de  son  maître  sur  cette  union  permanente  et 
réelle  à  Thumànité  de  Jésus-Cbrist  par  la  vertu  de  la  com- 
munion sacramentelle.  «  Quelqu'un^  dit*il,  pourrait  deman- 
der ce  que  Ton  doit  penser  de  Topinion  de  ces  théologiens, 
qui  élablissefit  une  certaine  union  réelle  et  substantielle 
entre  le  corps  de  Jésus-Christ  et  tous  ceux  qui  communient, 
union  qui  demeure  après  que  les  espèces  sont  consommées, 
et  qui  ne  se  perd  qu'avec  la  grâce  sanctifiante.  J'avoue  que 
leur  doctrine  n'a  jamais  pu  entrer  dans,  mon  esprit,  quoi- 
qu'ils semblent  se  prévaloir  de  l'autorité  des  Pères.  » 
{V Homme  d'Oraison.  T.  III.  Livr.  VI.  Eniret.  15.) 

On  ne  trouve  en  effet  nulle  part  dans  la  tradition,  qu'il 
y  ait,  par  la  vertu  de  la  communion  sacramentelle^  uue  per- 
manence spéciale  de  Thumanité  de  Jésus-Christ  en  nous, 
distincte  de  l'habitation  du  Christ  dans  toas  les  fidèles  et 
dans  ceux  qui  n'ont  jamais  communié. 


s  II 

Quelques-uns  ont  pensé  qu^ après  la   communion  la  sainte 
djjie  de  Jésus-Christ  demeure  réellement  en  nous. 


Quelques  auteurs,  persuadés  que  ces  paroles  de  Jésus- 
Christ  :  a  Celui  qui  mange  ma  chair  et  boit  mon  sang  de- 
meure en  moi  et  moi  en  lui  »,  indiquent  une  permanence  de 
Jé«i»-Cliirist  en  nous,  et  n'osant  pas  dire  que  Jésus^-Christ 


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520  NOTES  THÉOLOGIQUES 

reste  présent  en  nous  par  son  corps,  ont  pensé  que  c'était 
sa  sainte  âme  qui  continuait  à  demeurer  en  ceux  qui  ont 
communié. 

Dalgaihns  :  «  Ces  paroles  de  Jésus-Christ  :  «  Celui  qui 
«  mange  ma  chair  et  boit  mon  sang  demeure,  en  moi  et  moi 
«  en  lui  »y  ont  trait  à  une  résidence  spéciale  et  permanente, 
en  vertu  de  la  communion.  Or  il  est  certain  que  le  corps  de 
Jésus-Christ  cesse  d'être  en  nous  peu  de  temps  après  la 
communion.  Aussi  des  théologiens  ont  cherché  une  présence 
réelle  et  spéciale,  qui  persistait  après  que  son  corps  a  disparu. 
Ils  ont  soutenu  que,  lorsque  les  espèces  sont  consommées, 
la  sainte  âme  de  Jésus-Christ  demeure  et  continue  avec  nous 
r union  réelle  qu'elle  a  contractée.  Cette  hypothèse  répond 
parfaitement  à  la  promesse  de  Notre-Seigneur  d'établir  en 
nous  sa  demeure,  car  elle  est  une  union  permanente  avec 
sa  sainte  humanité,  causée  directement  par  TEucharistie  et 
lout-à-fait  distincte  de  la  grâce  sanctifiante.  »  {La  Sainte 
Communion.  Chap.  V.) 

P.  Faber  —  ScHRAM  :  «  Dans  la  communion,  il  faut  consi- 
dérei:  Tunion  de  l'âme  de  Jésus-Christ  avec  la  nôtre,  sur 
laquelle  elle  s'étend  en  quelque  sorte  comme  le  prophète  sur 
le  corps  de  l'enfant  mort,  avec  une  puissance  vivifiante  et 
merveilleuse.  Schram  parle  en  ces  termes  de  l'union  de  l'âme 
de  Jésus-Christ  avec  la  nôtre  :  «  Outre  son  union  avec  nous 
par  sa  divinité  et  par  sa  personne,  Jésus  s'unit  encore  à  nous 
dans  la  sainte  communion  par  sa  sainte  âme.  Lorsque  les 
espèces  sont  dissoutes,  et  qu'ainsi  le  corps  et  le  sang  ont 
disparu,  il  subsiste  une  sorte  de  réplication  de  l'âme  de 
Jésus-Christ,  en  vertu  de  laquelle  il  s'unit  d'une  manière 
spéciale  et  permanente  aux  âmes  parfaites,  et  dans  leur 
mesure  respective  au  reste  des  justes.  Son  âme  unie  au  Verbe 
devient  en  quelque  sorte  l'instrument  immédiat  d'une  union 
plus  intime  que  celle  qui  est  produite  par  l'entremise  de  la 
divinité  seule.  Cette  doctrine  est  enseignée  par  le  cardinal 
Cienfuegos  dans  sa  Vita  abscondita,  et  par  le  cardinal  Belluga 
dans  le  jugement  préliminaire  qu'il  a  porté  sur  cet  ouvrage.  » 
(ThéoL  myst.  L  /,  /?.  29r>.  —  Le  Saint-Sacrement.  Lii^r.  IV, 
Sect.  4.) 

Le  Père  Barbier  reproduit  et  accepte  cette  opinion,  dans 


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SUR  L'UNION  DE  L'HOMME  A  JESUS-CHRIST  52t 

«on  beau  livre  La  Dévotion  à  l'âme  mieux  connue  de  Jésus- 
Christ  Chap.  42. 

Cependant  le  cardinal  Frangelin  pense  à  juste  titre  que 
cette  doctrine  de  la  permanence  de  Tâme  de  Jésus-Christ  en 
nous  ne  sera  acceptée  facilement  par  personne.  Elle  n'a  aucun 
fondement  en  eflFet  ni  dans  la  sainte  Ecriture  ni  dans  la  tra- 
dition, et  elle  reste  tout  au  plus  au  nombre  de  ces  opinions 
pieuses,  qui  peuvent  avoir  quelque  probabilité,  mais  qui  ne 
relèvent  pas  de  la  théologie  proprement  dite. 


§  111 

Quelques-uns  pensent  qu'il  y  a  en  nous^  en  raison  de  notre 
état  de  chrétien,  une  certaine  présence  de  l'humanité  de 
Jésus-Christ. 

Il  ne  sera  pas  sans  intérêt  de  signaler  ici  Topinion  de 
quelques  auteurs/ qui  disent  que  la  grâce  est  identique  en 
Jésus-Christ  et  en  nous. 

EusÈBB  DE  Nieremberg:  «  On  peut  penser  pieusement,  avec 
plusieurs  auteurs,  qu'en  Jésus-Christ  la  grâce  habituelle  est 
infinie.  Quelques-uns  affirment  qu'il  a  eu  toute  la  grâce 
possible  ;  et  véritablement,  à  cause  de  la  dignité  de  sa  per- 
sonne et  à  cause  de  ses  mérites  infinis,  si  toute  la  grâce 
habituelle  possible  lui  avait  été  donnée,  il  n'y  aurait  rien  là 
qui  fût  au-dessus  de  sa  dignité.  D'où  ces  théologiens 
déduisent^  avec  plus  de  piété  sans  doute  que  de  certitude, 
que  la  grâce  qui  est  accordée  aux  hommes  depuis  l'Incar- 
nation est  une  partie  de  celle  qui  est  en  Jésus-Christ  ;  car 
dit  le  savant  théologien  Louis  Mérat,  t.  III  de  incarnat,  dis-- 
put.  23,  sect.  4  :  Dieu  peut  faire  que  les  mêmes  degrés  de 
grâces  soient  en  divers  lieux  et  en  des  sujets  difi^érents.  De 
cette  manière  s'expliquerait  à  la  lettre  ce  que  dit  saint  Jean, 
que  nous  recevons  tous  de  la  plénitude  de  la  grâce  de  Jésus- 
Christ.  Chose  très  glorieuse  à  notre  divin  rédempteur  et  à 
tous  les  chrétiens.  »  {Le  Prix  de  la  grâce^  3*  Partj  Chap.  12.) 

P.  Tesnière.  «  Toutes  nos  grâces  nous  viennent  de  la  sainte 
humanité  de  Jésus  sacramentel;  elles  en  tirent  leur  origine  ; 


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S22  NOTES  THÉOLOGIQUES 

elles  vivent  en  elle  comme  d^s  accidents  en  leur  substance  ; 
elles  sont  des  ruisseaux  que  celte  source  continue  d'alimenter. 
Bien  plus,  nous  pouvons  dire  avec  plusieurs  graves  auteurs, 
que  nos  grâces  sont  toutes  à  la  fois  et  numériquement  en 
Jésus-Christ,  que  toute  grâce  qui  nous  est  donnée  est  comme 
une  production,  un  fruit,  une  application  et,  pour  employer 
le  terme  de  Técole,  une  réplication  d'une  grâce  identique  qui 
est  actuellement  dans  Tâme  du  Sauveur.  »  [Serm.  de  laprédic. 
euch.  T,  IryConfér.) 

On  peut  rapprocher  de  cette  doctrine  ces  paroles  de  saint 
Thomas,  que  nous  avons  déjà  citées  :  «  Dans  le  Christ,  le 
bien  spirituel  de  l'Église  ne  se  trouve  pas  en  partie,  mais 
totalement  et  intégralement  ;  et  ainsi  le  Christ  est  le  bien 
total  de  rÉglise,  et  lui  et  ses  membres  ne  sont  pas  quelque 
chose  de  plus  grand  que  lui  seul.  »  De  même  que  la  lumière 
du  soleil  ne  reçoit  aucun  accroissement  réel  quand  elle 
éclaire  les  autres  astres  ou  qu'elle  se  reproduit  dans  des 
miroirs. 

Si  cette  doctrine  de  Tindentité  de  notre  grâce  avec  celle  de 
Jésus-Christ  pouvait  se  prouver  solidement,  elle  serait  en 
effet  très  glorieuse  pour  nous^  et  elle  montrerait  combien  est 
véritable  notre  unité  avec  notre  divin  chef,  dans  le  mystère 
du  Christ. 


Notre-Seigneur  Jésus-Christ  habite-t-il  en  nous  tout  entier, 
comme  homme  et  comme  Dieu,  par  la  grâce  ?  Voici  ce  que 
Monsieur  Olier  dit  sur  ce  sujet  :  «  Dieu  nous  a  doané  son 
divin  Fils  pour  habiter  en  nous,  non  seulement  dans  le 
temps  que  nous  communions,  mais  encore  dans  tous  les 
moments  de  notre  vie.  Oui,  Notre-Seigneur  habite  en  nous 
autrement  que^par  la  sainte  communion  ;  et  ce  n'est  pas  moi 
qui  vous  le  dis,  c'est  saint  Paul.  Jésus-Christ  habite  dans  nos 
âmes  et  il  y  opère  la  vie  divine,  qui  est  toute  comprise  sous 
le  nom  de  foi.  Que  je  souhaiterais  que  les  chrétiens  connus- 
sent leur  bonheur,  puisqu'ils  ont  en  eux  le  trésor  précieux  de 
Jésus-Christ  dans  lequel  et  avec  lequel  ils  peuvent  opérer  tant 
de  choses  à  la  gloire  de  Dieu  ».  [Catéch.  Chrit.  :2°**  ParL 
Ch,  F.)  Monsieur  Olier  semble  penser  que  par  la  foi  et  parla 


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suit  {.'UNION  DE  L'H01fM£  A  JÉSUS-CRRIST  '^^ 

charité,  Jésus-Christ  tout  entier  habite  en  nous  ;  ou  du  moins 
il  affirme  avec  force  cette  vérité  traditionnelle,  que  cette  habi- 
tation du  Christ  dans  nos  cœurs,  dont  parle  saint  Paul,  n'est 
pas  une  habitation  pure  et  simple  de  sa  personne  en  nous, 
mais  une  habitation  de  sa  personne  causée  par  son  unité  de 
chair  avec  nous. 

SA.INTE  Thérèse  s'exprime  aussi  d'une  manière  qui  semble 
indiquer  la  présence  du  Christ  tout  entier  en  nous  par  la 
grâce.  «  O  mon  tendre  Maître,  dit-pUe,  je  ne  puis  sans  sentir 
couler  mes  larmes  et  la  joie  inonder  mon  cœur,  dire  l'excès 
de  notre  bonheur.  Vous  portez  votre  amour,  Seigneur,  jusqu'à 
vouloir  être  avec  nous,  comme  vous  êtes  au  Saint  Sacrement 
de  l'autel.  Je  puis  le  croire,  et  je  suis  en  droit  de  faire  une  si 
consolante  comparaison,  puisque  c'est  une  vérité  de  notre  foi. 
Oui,  nous  pouvons,  si  nos  fautes  n'y  mettent  pas  obstacle, 
goûter  auprès  de  vous  la  plus  pure  félicité  ;  et  vous-même, 
ô  divin  Maître,  vous  trouvez  dans  nos  âmes  un  délicieux 
séjour.  Vous  nous  l'affirmez,  en  disant  «  Mes  délices  sont 
d'être  avec  les  enfants  des  hommes  ».  (5a  ^/e,  écrite  par  elle- 
même,  Chap.  XVI,) 

Ms*"  DE  Ségur  :  «  Sainte  Thérèse  ne  veut  évidemment  pas 
dire  ici  que  Notre-Seigneur  soit  en  nous  par  sa  grâce,  de  la 
même  manière  qu'il  est  au  saint  Sacrement,  où  il  est  corpo- 
rellement  présent  là  où  sont  les  espèces  eucharistiques.  Ce 
qu'elle  veut  dire,  c'est  ce  que,  nous  disent  tous  les  saints  et 
tous  les  Pères,  à  savoir  que  le  mystère  de  la  grâce  est  aussi 
véritable  que  le  mystère  de  l'Eucharistie,  et  que  l'union 
intérieure  que  Jésus-Christ  forme  avec  ses  fidèles  dans  la 
grâce  de  l'Esprit-Saint,  est  une  Vérité  de  foi  révélée,  aussi 
bien  que  la  présence  réelle  de  sa  chair  et  de  son  sang.  » 
{La  grâce  et  r amour  de  Jésus,  r^  Part,  Ch^p.  VI,) 

Cet  ouvrage  de  M^*"  de  Ségur,  La  grâce  et  l'amour  de  Jésus^ 
est  une  refonte  et  une  correction  de  son  livre  Jésus  vivant 
en  nous,  faite  avec  l'approbation  de  Pie  IX  et  la  collabora- 
tion de  M»""  Gay,  de  Ms^  Sauvé  et  du  Père  Schruder, 

Quelques  auteurs  pensent  que,  par  la  nature  même  de  la 
grâce  qui  nous  unit  à  Jésus-Christ,  nous  avons  en  nous 
quelque  chose  de  son  humanité; 


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s 


524  NOTES  TRÉOLOGIQUES 

D'Argentan  :  «  Pour  faite  nattre  ses  enfants,  Dieu  met  sa 
divine  semence  en  eux,  qui  est  la  grâce  sanctifiante.  II  est 
vrai  que  cette  grâce  n'est  pas  sa  propre  substance  divine, 
mais  c'est  pourtant  quelque  chose  de  lui  ;  autrefois  saint 
Pierre  ne  disait  pas  que  par  elle  nous  sommes  faits  partici- 
pants de  la  nature  divine.  II  semble  qu'elle  est  quelque 
chose  de  plus  qu'une  simple  créature  ;  car  d'où  vient-elle, 
cette  grâce  sanctifiante  ?  Est-elle  tirée  du  néant,  comme  le 
reste  des  êtres  créés  ?  Non,  elle  tire  son  origine  de  la 
divinité  et  de  l'humanité  de  Jésus-Christ  unies  ensemble, 
et  contribuant  l'une  et  l'autre  à  la  production  de  ce  grand 
chef-d'œuvre  de  toutes  les  deux.  Car  ni  la  divinité  seule, 
ni  l'humanité  seule  ne  saurait  le  faire  ;  mais  c'est  un  fruit 
de  deux  natures  unies  ensemble^  la  divine  et  l'humaine,  qui 
^  composent  le  Dieu-Homme  et  l'Homme-Dieu  ;  et  cet  Homme- 

Dieu  tout  brisé  de  tourments,  tout  percé  de  coups  et  pressé 
enfin  jusqu'à  la  dernière  violence  sous  le  pressoir  de  la 
croix.  Voilà  la  précieuse  essence  qu'il  exprime  de  tout  lui- 
même,  la  grâce  sanctifiante,  qui  est  comme  la  quintessence 
de  la  divinité   anéantie  dans  l'humanité    et  de  l'humanité 

(abîmée  dans  la  divinité.  Voilà  ce  que  saint  Jean  appelle  la 
semence  de  Dieu,  qui  fait  naître  tous  les  enfants  de  Dieu.  > 
{Confér.  sur  les  grandeurs  de  Jésus-Christ.  Conf.    XXV.  — 
l  Art.  L) 

f  D'après  le  père  d'Argentan,  la  grâce  est  une  précieuse 

essence,  que  Jésus  extrait  de  tout  lui-même,  de  son  huma- 
nité et  de  sa  divinité  ;  et  c'est  là  cette  divine  semence,  par 
laquelle  l'homme  devient  fr^re  de  Jésus-Christ  et  enfant  de 
y  Dieu.  Or  cette  divine  semence,  la  divinité  seule  ne  saurait 

p  la  faire  ;  elle  contient  donc  en  elle-même  quelque  chose  de 

l'humanité  de  Jésus-Christ. 

Le  Cardinal  Pie  dit  assez  clairement  qu'il  y  a  en  nous,  par 
la  grâce,  une  effusion  réelle  du  sang  de  Jésus-Christ. 

«  Jésus-Christ  nous  a  fait  revivre  avec  lui,  en  nous  remet- 
tant tous  nos  péchés.  Il  y  a  plus  :  ce  sang  du  Christ  qui  a 
fait  revivre  le  décret  de  notre  adoption,  est  devenu  l'agent 
et  l'instrument  de  sa  mise  à  exécution...  En  effets  par  la  vertu 
de  oe  sang  précieux,  répandu  une  seule  fois  sur  le  calvaire, 
la  dette  générale  de  l'humanité  a  été  soldée  au  ciel  ;  mais 


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SUR  L'UNION  DE  L'HOMME  A  JESUS-CHRIST  525 

de  plus,  par  la  vertu  active  et  continue  de  ce  même  sang,  les 
âmes  individuelles  ont  été  et  seront  jusqu'à  la  fin  des  àges^ 
conçues  et  enfantées  à  la  vie  divine...  Le  Sacrement,  par 
qui  la  vie  divine  est  ou  infusée  ou  accrue  dans  Tâme,  n'est 
autre  chose  que  l'infiltration  du  sang  de  Jésus-Christ  dans 
cette  âme.  Dans  la  loi  nouvelle,  plus  encore  que  dans  l'an- 
cienne alliance,  l'intervention  du  sang  est  nécessaire,  et  les 
mystères  surnaturels  ne  s'opèrent  point  sans  le  sang...  Les 
eaux  de  Baptême,  qui  s'échappent,  du  flanc  du  Sauveur,  ou 
bien  du  pied  de  la  coupe  eucharistique,  emportent  avec  elles 
les  fécondes  énergies  d'un  sang  prolifique  et  inoculent  l'être 
divin  de  la  grâce  et  la  semence  divine  de  la  gloire  à  toutes 
les  âmes  que  baigne  la. fontaine   du  baptistère  i^acré  ». 

<x  Dans  les  adoptions  humaines,  dans  ces  filiations  factices 
et  conventionnelles,  il  manque  toujours  le  lien  d'origine,  le 
cri  du  sang.  11  n'en  va  pas  ainsi  dans  notre  filiation  surnatu- 
relle. Le  Baptême  et  les  autres  Sacrements,  et  mieux  encore 
la  liqueur  eucharistiqup  insinue  au  plus  intime  de  notre  être 
le  sang  de  celui  en  qui  nous  sommes  adoptés.  Par  là,  nous 
entrons  authentiquement  dans  sa  race.  Notre  filiation  est 
rigoureusement  vraie  et  réelle,  et  nous  devenons  héritiers 
de  plein  droit  et  à  titre  de  stricte  justice.  De  là,  cette  locu- 
tion si  usitée,  selon  laquelle  nous  ne  formons  avec  Jésus- 
Christ  qu'un  seul  et  même  corps.  Rien  n'est  familier  à  la 
tradition  des  premiers  siècles,  comme  cette  doctrine  de 
l'incorporation  des  hommes  à  Jésus-Christ  ».  [S^Instr.  synod, 
T,  V,p.l38-Uî.) 

, D'après  le  cardinal  Pie,  il  y  a,  par  le  Baptême  et  surtout 
par  TEucharistie,  une  effusion  du  sang  de  Jésus-Christ  dans 
les  âmes  ;  et  c'est  par  là  que  nous  sommes  vraiment  incor- 
porés au  Christ,  et  que  notre  filiation  divine  est  rigoureuse- 
ment vraie  et  réelle. 

M«'  Gay  :  «  C'est  de  ce  cœur  humain,  comme  de  mon 
cœur  divin,  c'est-à-dire  de  moi  tout  entier,  que  tu  reçois  la 
grâce  ;  et  comme,  en  dehors  même  des  grâces  actuelles  que 
je  répands  sur  toi  à  chaque  instant,  la  grâce  est  une  habitude 
en  ton  âme  et. y  fonde  un  état,  il  s'ensuit  que  tu  es,  que  tu 
vis  dans  un  état  habituel  d'union  avec  moi  tout  entier  ». 

«  La  communion  eucharistique  ne  me  met  pas  en  toi  de 


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516  NOTES  THÉOLOGIQUES 

noaveau,  puisque  j'y  suis  déjà  ;  elle  n'est  qu'une  affluence  de 
moi  en  un  lieu  où  j'avais  déjà  commencé  d^abonder... 
Souvîens-toî  que  cette  union  sacramentelle,  et  dès  lors  pas- 
sagère, est  le  symbole  et  Taliment  d'une  union  qui  ne  doit 
point  finir.  Et  cette  union  dont  je  te  parle,  n'est  pas  seulement 
celle  que  tu  gardes  avec  le  Verbe  en  qui  ma  sainte  humanité 
subsiste  ;  c'^est  une  union  réelle  même  avec  cette  humanité. 
Tu  ne  sauras  jamais  en  ce  monde  à  quel  point  elle  et  toi 
sont  unis.  On  n'y  peut  rien  comparer  de  ce  qui  est  terrestre 
et  humain  :  ni  l'union  de  la  mère  et  de  l'enfant,  ni  l'union  de 
l'époux  et  de  l'épouse,  ni  même  l'union  de  Pâme  avec  le 
corps,  si  intime  et  si  profonde,  mais  que  la  mort  a  pourtant 
le  secret  de  briser  ». 

«  Je  ne  t'ai  pas  pris  isolément  de  mon  humanité  ;  je  t'ai 
créé  pour  t'insérer  en  elle,  et  dans  l'ordre  de  ta  prédestina- 
tion, c'est  etf  elle  que  je  t'ai  toujours  vu  ;  et  maintenant  tu  es 
vraiment  en  elle.  » 

«  C'est  en  moi,  le  Verbe,  que  tu  trouves  mon  humanité,  et 
tu  me  trouves  en  toi.  De  sorte  que  si  ton  cœur  a  le  mouve- 
ment et  sent  le  besoin  de  la  contempler  spécialement,  de 
l'invoquer,  de  Tadorer,  de  traiter  avec  elle,  sans  même 
Taller  chercher  au  ciel  ou  dans  le  secret  du  tabernacle,  tu 
n'as  qu'à  regarder  dans  ton  cœur,  qu'à  entrer  dans  ton  cœur. 
J'y  suis,  j'y  vis,  moi,  le  Verbe,  qui  possède  inséparablement 
mon  humanité  déifiée,  et  en  me  trouvant,  tu  la  trouves.  » 
[Elcifat.  ill\) 

La  grâce  du  Baptême  nous  unit  à  Jésus-Christ  tout  entier, 
et  notre  état  d'union  avec  son  humanité  est  plus  intime  que 
celui  du  corps  avec  l'âme.  C'est  une  union  réelle  avec  cette 
sainte  humanité,  et  nous  sommes  vraiment  dans  cette  huma- 
nité :  si  bien,  que  quand  nous  voulons  nous  unir  à  elle,  nous 
n'avons  qu'à  la  chercher  dans  notre  cœur,  oii  elle  habite  avec 
le  Verbe  divin,  qui  la  possède  inséparablement.  Telle  est  la 
doctrine  de  Monseigneur  Gay.  Rien  n'avait  été  dit  d'aussi 
hardi  et  d'aussi  fort  ;  et  cependant,  on  n'est  pas  trop  étonné, 
([uand  on  se  souvient  de  tout  ce  que  les  saints  Pères  ont  dît 
sur  notre  unité  avec  Jésus-Christ  et  sur  notre  union  avec  lui. 

Mais  pourtant,  est-ce  bien  là  en  effet  la  pensée  des  saints 
Pères  ?  Ont-ils  cru  véritablement  que,  par  la  grâce  du  Christ, 


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SUR  L'UNtON  DR  L'HOMME  A  JESUS-CHRIST  527 

nous  ayons  en  nous  le  Christ  tout  entier,  que  sa  chair  propre 
et  hypostatique  soit  en  nous,  ou  du  moins  qu'il  y  eut  en  nous 
quelque  chose  de  sa  chair  ?  H  nous  senible  impossible  de 
donner  à  cette  question  une  solution  définitive  et  certaine. 
L'Église  seule  pourrait  le  faire  ;  tant  qu'elle  ne  se  sera  pas 
prononcée,  il  faudra  s'en  tenir  à  l'enseignement  général  et 
presque  universel,  qui  n'admet  aucune  présence  réelle  de  la 
chair  du  Christ  en  nous  par  la  grâce  et  en  dehors  de  la  com- 
munion sacramentelle. 

Résumons  brièvement  ce  que  nous  avons  dit  dans  la  pre- 
mière partie  de  ces  notes  théoriques. 

1.  —  Jésus-Christ  est  notre  médiateur  et  sauveur,  parce 
qu'il  est  en  Adam  une  même  chair  avec  nous,  et  qu'en  nous 
unissant  à  son  humanité  il  nous  ramène  à  la  participation  de 
la  divinité. 

2.  —  Par  la  foi  et  par  la  charité,  il  y  a  entre  les  membres 
spirituels  de  Jésus-Christ  et  leur  divin  Chef  une  mystérieuse 
unité  de  chair  ;  et  c'est  par  le  moyen  de  cette  unité  de  chair 
que  nous  participons  à  la  personne  de  Celui  qui  est  Fils  de 
Dieu  par  nature,  que  son  divin  Esprit  nous  est  communiqué, 
et  que  nous  sommes  réconciliés  à  son'  Père  céleste,  qui 
devient  aussL  notre  Père  et  notre  Dieu.  Et  c'est  de  cette 
manière,  que  se  fait  par  Jésus-Christ  et  en  lui  l'adoption  des 
enfants  de  Dieu. 

3.  —  Cette  mystérieuse  unité  de  chair,  cette  incorporation 
à  Jésus-Christ  est  produite  par  son  corps  vivifiantlequel,  étant 
mangé  spirituellement,  opéra  cette  conversion  de  l'homme 
au  Christ.  C'est  en  raison  de  sa  qualité  d'aliment,  et  par  une 
manducation  spirituelle,  que  le  corps  du  Christ  opère  notre 
incorporation. 

4.  —  C'est  l'Eucharistie,  c'est  le  corps  eucharistique  du 
Christ,  qui  par  sa  vertu  vivifiante  produit  l'incorporation.  En 
nous  unissant  au  corps  du  (Christ,  que  le  sacrifice  de  l'autel 
a  constitué  dans  un  état  d'immolation,  le  Sacrement  de 
l'Eucharistie  fait  de  nous  tous  avec  lui  non  seulement  un 
môme  corps,  mais  un  même  nain,  c'est-à-dire  un  même,  corps 
immolé,  un  même  sacrifice. 

5.  —  De  même  que  l'Eucharistie,  mangée  spirituellement, 
est  pour  nous  le  principe  de  la  vie,  parce  <ju'eile  nous  unit 


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^28  NOTES  THÉOLOGIQUKS 

corporelleinent  et  spirituellement  au  Verbe  fait  chair  :  de 
même  aussi  elle  est  Taliment  perpétuel  de  cette  Tie,  parce 
qu'elle  la  maintient  par  son  action  continue  sur  les  âmes,  et 
qu'elle  l'accroît  sans  cesse  par  l'effusion  des  grâces  actuelles: 
augmentant  ainsi  d'une  manière  continuelle  notre  double 
«communion  à  la  chair  et  à  l'esprit  de  Jésus-Christ  ;  jusqu  a 
ce  que  nous  puissions  dire  avec  vérité  ce  que  disait  l'apôtre  : 
«  Je  vis,  mais  non  plus  moi  ;  c'est  le  Christ  qui  vit  enî  moi.  » 
Enfin,  cette  communion  initiale  à  Jésus-Christ  par  la  foi 
et  par  la  charité  tend  par  sa  nature  même  à  la  communion 
sacramentelle,  qui  est  sa  perfection  et  sa  fin  dans  l'ordre  de 
la  grâce,  et  à  la  consommation  définitive  qu'elle  recevra  dans 
le  royaume  du  Christ,  au  festin  éternel  des  noces  de  l'Agneau. 

F.  François  de  Vouillé. 


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MELANGES 


UNE  NOCE  CATHOLIQUE  A  MALATIA 

On  sait  que  les  différentes  nations  ont  des  habitudes  diverses  pour 
la  célébration  du  mariage  ;  ces  habitudes  qui  sont  politico-religieuses 
varient  même  d'une  ville  à  Tautre.  Or  à  Malatia  (ancienne  Mélitène 
ville  de  50  à  60,000  habitants,  au  centre  de  l' Asie-Mineure,  à  5  ou  6  ki- 
lomètres de  l'Ëuphrate,  nous  avons,  pour  la  célébration  des  mariages, 
des  coutumes  locales  qui  tranchent  sur  l'ordinaire  et  que  je  me  propose 
de  faire  connaître  ici.  Je  me  restreindrai  à  parler  du  cérémonial  suivi 
chez  les  Arméniens-catholiques. 

Les  parents  du  jeune  homme  qu'on  veut  marier  viennent  tout  d'abord 
voir  le  prôtre  pour  lui  demander  conseil,  car  nos  habitudes  sont  essen- 
tiellement théocratiques .  Lorsque  le  choix  est  tombé  sur  une  personne, 
on  fixe  à  un  samedi  la  visite  officielle  pour  demander  la  main  de  la 
jeune  fille.  Déjà  les  commères  du  voisinage  en  ont  eu  connaissance, 
et,  grand  Dieul  que  d'appréciations  bienveillantes  ou  njialveillantes  1  II 
est  bien  entendu  que  les  futurs  fiancés  se  tiendront  extérieurement  dans 
une  certaine  indifférence  platonique.  Ceci  dit,  pour  mieux  renseigner 
le  lecteur,  je  raconterai  l'histoire  vraie  et  récente  d'un  de  nos  mariages 
arméniens. 

Je  venais,  il  y  aimoins  de  deux  ans,  d'être  nommé  curé  à  Malatia, 
quand,  un  beau  jour,  m'arrive  un  vénérable  vieillard  à  barbe  patriar- 
cale. Sans  frapper  à  la  porte  de  ma  chambre  il  entre  respectueusement 
et  me  baise  la  main  selon  l'usage  oriental.  Je  lui  présente  immédiate- 
ment une  cigarette  et  lui  fais  apporter  du  café.  Après  les  civilités 
d'usage,  il  commence  à  me  raconter  tout  au  long  la  manière  dont  les 
choses  se  passaient  autrefois  ;  il  me  parle  de  la  foi  si  respectueuse 
des  anciens  qui  faisait  que  personne,  petit  ou  grand,  ne  se  serait 
jamais  permis  de  fumer  devant  les  prêtres,  il  me  parle  encore  de  la 
rigueur  extrême  avec  laquelle  on  jeûnait  anciennement,  il  me  fait  même 

E.  F.  —  X.  —  35 


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:>'dO  MKLANGES 

connaître  la  date  de  sa  conversion  au   catholicisme   qui   remontait  à 
43  ans,  etc.,  etc. 

Ce  bon  vieillard  gémissait  sur  la  disparition  d'un  passé  meilleur  et 
plus  chrétien,  et  en  cela  il  paraissait  vraiment  sincère,  on  le  sentait  au 
ton  plein  de  charme  et  de  simplicité  avecle(juel  il  s'exprimait.  Je  tâchai 
de  Tencourager  en  lui  disant  :  «  ^h  bien  !  tenez  bon,  vous  autres  an- 
ciens :  en  donnant  toujours  le  bon  exemple  aux  jeunes  gens,  vous  pou- 
vez être  de  puissants  auxiliaires  pour  les  prêtres  chargés  de  raviver  la 
foi  dans  les  âmes.  »  C'est  seulement  après  cette  petite  conversation  que 
le  bon  vieillard  me  dît  à  brûle-pourpoint  :  «  Mais,  savez-vous  pourquoi 
je  suis  venu  vous  voir  et  vous  déranger?  —  Nullement,  lui  répondis- 
je.  —  Eh  bien  !  voici  ;  c'est  que  votre  serviteur,  mon  petit-fils,  désire 
»ii  marier  avec  la  fille  de  H.  K.  (je  tais  le  nom  à  dessein)  homme  crai- 
gnant  Dieu  ;  avec  la  permission  de  Dieu  et  la  vôtre  je  demandend  la 
main  de  cette  jeune  fille.  »  Connaissant  la  jeune  personne  et  sa  famille. 
je  lui  dis  que  cette  alliance  ne  pouvait  qu'être  bénie  de  Dieu.  D^où  noii< 
convenons  que  nous  irions  le  samedi  suivant  faire  la  demande.  Au  jour 
iixé,  nous  nous  dirigeons  vers  la  maison  de  la  jeune  fille  ;  nous  étions 
une  dizaine  d'hommes  ;  la  réception  est  des  plus  cordiales.  La  simpli- 
cité^ la  propreté  et  une  certaine  élégance  même  régnaient  dans  Tintê- 
neur  de  la  maison.  Après  beaucoup  de  paroles  échangées  en  dehors  de 
la  question^  on  aborde  enfin  le  sujet  qui  était  Tunique  objet  do  laTÎsite. 
Aux  propositions  qui  lui  sont  faites^  le  père  de  la  jeune  fille  rrpond  dV 
]«ord  par  un  Non  catégorique.  C'était  de  rigueur,  Tusa^le  vetit  ainsi, 
(^n  met  en  avant  plusieurs  prf'textes  tels  que  ceux-ci  :  —  notre  fille  est 
trop  jeune,  —  sa  mère  est  seule,  —  c'est  le  soutien  de  la  famille,  —  son 
oiicie  «st  en  Amérique,  il  faudra  que  nous  Tavertissions...  Il  est  vrai 
que  les  objections  n'étaient  pas  sérieuses?  ;  encore  fallait-il  trouver  des 
arguments  plausibles  et  acceptables  pour  les  réfuter  ;  les  hommes  qui 
m'accompagnaient  vinrent  à  mon  secours  pour  donner  à  toutes  les  dif- 
iîcnltés  alléguées  une  réponse  satisfaisante.  Enfin,  après  beaucoup 
d'instances  de  notre  part,  le  père  de  la  jeune  fille  dît  à  haute  voix  un 
Pater  Noster  en  signe  d'acceptation.  Je  me  lève  alors  et  je  bénis  1^5 
quelques  pièces  d'or  qu'on  avait  apportées  comme  cadeau  à  la  future 
fiancée.  Immédiatement  les  assistants  se  donnent  les  uns  aux  autres  des 
litres  de  parenté.  Suit  une  petite  scène  assez  curieuse.  Lorsque  le  Ymst 
II.  K.,,  le  père  de  la  jeune  fille,  eut  examiné  de  plus  près  les  pît»ces 
d'or,  il  dit  vivement  :  «  Mais...  vos  pièces  sont  un  peu  gâtées,  je  rrois; 
sachez  que  je  n'ai  pas  trouvé  ma  fille  sur  lu  montagne  y».   On  me  les 


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UNE  NOCE  OATBOfilQVE  A  MALATIA  T»91 

luofftra,  je  ciomstiltaî  en  e^eft  qu'elles  létaient  un  ipeu  dëtiériorées.  Une 
vf^nénible  in«tPon«  qui  se  trouvait  Qà  fit  remarquer  que  la  bénéidix^tion 
du  prêtre  effaçait  et  remplaçait  largement  ce  qu'il  y  a  de  défectueux 
dans  4e6  piè^ee  ;  mais  la  cupidité  remporta  sur  la  pieuse  répartie  de  la 
nafve  femme.  Force  me  fut  d'élre  caution  pour  assurer  que 'le  lende- 
fnainon  fev«ît'c4ian|^er >les  pfèces. 

iL^beure<da*  dîner  était  arrivée  ;  un  somptueux  repas  à  l'orientale  nous 
lut  «servi,  suivant  Tusage.  Autour  d'un  immense  plateau  de  *bronze  les 
convives 's'^assirent  sur  leurs  talons;  Je  bénis  la  table.  On  -nous  servit 
d'abord  flams  un  plat  commun  le  pikf  traditionnel  ;  le  lecteur  compren- 
dra aisément  que  nous  fîmes  if)«nncur  au  mets 'favori  des -Orientaux, 
«ppès'nos  deux  heures  de  pourparlers  laborieux.  Pas  ée  fourchettes, 
ni  de  cuillères,  ni  de  couteaux  ;  •seulement  il  est  d'usage  i^trict  de  se 
laver  les  mains  .avant  de  se  mettre  à 'table  ;  de  plus,  il  e^t  esseittiel  de 
manger  danois  le  même  endroit  du  plat  et  il  serait  fortimpofli  d'afller 
chercher  îles  bons  morceaux  devant  les  autres.  'Le  second  plat  fut  un 
mouton  entier  et  rôti  dont  Tintérieur  vidé  avait  été  soigneusement 
rempli  avec  du  riz.  On  avait  mis  dans  la  bouche  de  'l'agneau  rôti  une 
touffe  <le  persil  qu'on  avait  tourné  de  mon  côté,  ce  qui  est  un  signe 
d'honneur.  'Pendant  toute  la  durée  du  repas  c'est  au  prêtre  que  re- 
viennent l'honneur  et  la  charge  d'entretenir  et  de  diriger  la  conversa- 
tion anrectles  convives,  absolument  comme  s'il  était  le  maître  de  la 
maison.  ^Depuis  le  commencement  de  notre  dîner  j'avais  fart  de  mon 
mieux 'pour  m'^acquîtter  de  ma  charge,  c'est  ailors  que  le  grand-père  du 
Jiancé  prenant  la  parole  me  dit  :  «  Pendant  que  nous,  vos  serviteurs, 
nous  nous  réjouissons  dans  le  Seigneur,  et  que  nos  cœurs  sont  rat raî- 
chispar  la  rosée  bienfaisante  de  vos  paroles  inspirées  de  Dieu, 'les 
pauvres  âmes  du  Purgatoire  gémissent  dans  les  flammes  et  ont  besoin 
du  secoure  de 'nos  prières.  » 

Sur  cette  invitation  officielle  à  prier,  je  fais  apporter  immédiate- 
ment, suivant  l'usage  local,  du  feu  et  de  'l'encens  et  récite  à 'haute  voix 
des  «prières  pour  les  morts.  Un  chant  mélancolique  est  exécuté  par 
quelques  enfants  ;  le  souvenir  d-événemertts  doiiloureux  qu'ils  rap- 
pel lont  <  fait  couler 'nos  larmes.  Erifin  j'ordonne  de  chanter 'quelques 
hymnes  id  église;  après  quoi  nous  commençons  àmanger  notre  agneau 
rAti.  La  joie  un  'moment  assombrie  revient  sur  tous 'les  visages.  Le  re- 
pas i^ontimne  ;  le  dernier  plat  qu'on  nous  sert  c'est  la  soupe  suivie  du 
dessert  consistant  en  des  fruits  de  la  saison.  Après  avoir  absoi*bé 
4{udq«eB' gouttes  de  café  dans  ^des  tasses  microscopiques^  et  prolongé 


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(32  MÉLANGES 

la  conversation  quelques  instants,  nous  prenons  congé  de  nos  hôtes  et 
chacun  rentre  chez  soi.  Comme  je  le  disais  plus  haut,  c'était  le  samedi 
que  ces  cérémonies  avaient  lieu. 
i'  Deux  semaines  s'étaient  écoulées  depuis  cette  réunion  préparatoire 

des  fiançailles  ;  un  dimanche  au  matin,  après  la  messe  chantée,  nous 
retournons  dans  la  maison  de  la  jeune  fille  pour  la  conduire  cette  fois 
d  ahord  au  domicile  de  son  fiancé,  puis  de  là  à  l'église.  Plusieurs 
hommes  m'accompagnent,  toujours  pour  me  faire  honneur  ;  nous  arri- 
vons à  la  maison  où  nous  trouvons  une  nombreuse  assemblée  qui  est 
en  fête.  Quelles  voix  discordantes  I  Je  plaindrais  fort  les  oreilles  déli- 
cates qui  s'égareraient  en  pareil  brouhaha.  C'est  le  cas  -de  dire  avec 
le  proverbe  amplifié.  «  Des  goûts  comme  des  couleurs  on  ne  discute 
pas.  »  Tous  les  assistants  paraissaient  prendre  le  plus  grand  plaisir  à 
entendre  ce  tintamarre  que  l'on  fit  cesser  cependant  par  respect  pour 
nous.  Le  silence  régnant  dans  l'assemblée,  j'adresse  à  tous  un  petit 
discours  de  circonstance  pour  faire  ressortir  l'importance  et  la  sublime 
dignité  du  mariage  chrétien  ;  puis  on  vient  me  dire  que  tout  est  prêt. 
L'héroïne  de  la  fête  avait  pris  place,  avec  ses  plus  proches  parents, 
dans  un  araba,  sorte  de  véhicule  traîné  par  deux  chevaux,  mais  sans 
ressorts;  il  est  à  remarquer  que  pendant  tout  le  parcours  la  voiture 
doit  être  tenue  hermétiquement  fermée. 

Nous  nous  levons  donc  et  nous  nous  mettons  en  marche  pour  nous 
rendre,  avec  tous  les  assistants,  à  la  maison  du  futur  époux.  Voici 
comment  notre  cortège  était  organisé  :  en  tête  une  troupexl^enfants 
ouvre  la  marche^  criant  et  hurlant,  ayant  des  bâtons  à  la  main  ;  c'est  la 
garde  d'honneur  ;  après  eux,  vient  Taraba  ;  derrière  Taraba  nous  mar- 
chons gravement.  Et  pendant  tout  le  parcours,  quels  bruits  et  queL< 
chants  ! 

Arrivés  près  de  la  maison  du  fiancé  nous  le  voyons  venir  à  notre 
rencontre  avec  son  escorte.  C'est  un  beau  et  grand  jeune  homme  su- 
perbement paré  pour  la  circonstance,  il  porte  une  robe  en  soie,  assez 
courte  de  manière  à  laisser  voir  sa  culotte  arménienne  dont  les  jarre- 
tières sont  suspendues  comme  en  festons.  Une  immense  ceinture  à 
couleur  voyante  enveloppe  ses  reins  à  plusieurs  tours  ;  un  petit  veston 
grisâtre  couvre  ses  épaules  ;  il  est  coifiié  d'un  joli  fez  sur  lequel  ser- 
pente h  la  façon  d'une  tige  de  lierre  un  long  turban  fin.  Tout  d'abord, 
il  vient  baiser  la  main  de  chacun  en  commençant  par  le  prêtre  et  ies 
vieillards.  Nous  nous  arrêtons  quelques  instants  à  la  maison  du  fiancé  : 
c'est  pendant  ce  temps-là  que  les  pages  d'honneur  des  deux  parties 


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UNE  NOC£  CATHOLIQUE  A  MALATIA  533 

simulent  un  combat  ;  j'appelle  pages  d'honneur  les  enfants  qnï  nous 
accompagnaient.  La  fiancée  est  descendue  de  l'araba  et  on  la  transporte 
dans  Tappartement  réservé  aux  femmes.  On  lui  (ait  exécuter  une  danse 
burlesque  et  les  assistants  d'applaudir  en  cadence  à  qui  mieux  mieux. 
Le  lecteur  serait  peut-être  curieux  aussi  de  connaître  les  beaux  atours 
de  la  fiancée.  Il  m'est  malheureusement  impossible  de  contenter  sa 
légitime  curiosité,  la  jeune  fille  paraît  ensevelie  sous  un  double  châle 
qui  lui  descend  jusqu'aux  pieds,  et  d'elle  on  ne  semble  voir  qu'une 
masse  mouvante  ni  plus  ni  moins. 

Après  les  céifémonies  d'usage  nous  nous  remettons  en  route  pour 
nous  rendre  à  l'église  où  doit  avoir  lieu  la  bénédiction  du  mariage. 
L'ordre  du  cortège  est  toujours  le  même ,  marchent  en  tête  les  petits 
enfants  et  les  jeunes  gens,  des  bâtons  en  mains,  criant  et  hurlant  ; 
suit  Taraba  de  la  fiancée,  escorté  par  quelques  cavaliers  ;  puis,  viennent 
une  centaine  d'hommes  à  pied  et  enfin  le  curé  portant  la  chape  et 
tenant  une  croix  à  la  main.  Je  suis  accompagné  par  les  vieillards  et 
quelques  enfants  de  chœur.  Une  foule  de  curieux  et  de  curieuses  sont 
montés  sur  les  terrasses  pourvoir  le  brillant  cortège.  Quelques  zaptiés 
(sergents  de  ville)  font  la  police.  Nous  arrivons  sans  incidents  devant 
la  grande  porte  de  l'église  ;  la  cloche  sonne  à  volées  joyeuses;  une 
grande  présence  d'esprit  est  vraiment  nécessaire  au  pauvre  curé  pour 
que  les  choses  se  fassent  assez  convenablement.  Je  crie  d'une  voix 
assez  forte  à  la  population  que  tout  le  monde  veuille  bien  entrer  à 
l'église  ;  tous  obéissent.  Il  s'agit  maintenant  de  faire  sortir  de  l'araba 
la  pauvre  fiancée.  Les  dames  d'honneur  sortent  les  premières  et  se 
dirigent  gravement  vers  l'église  toujours  cachées  dans  leur  long  voile  ; 
b  marraine  reste  seule  près  d'elle.  A  la  descente  de  l'araba  un  jeune 
homme  s'empare  de  la  mariée  et  l'emporte  vers  l'église.  C'était  son 
frère  qui  l'aidait  à  marcher  jusqu'à  la  porte  de  l'église  ;  il  la  transpor- 
tait comme  on  transporterait  une  paralysée.  Certes,  elle  avait  besoin  de 
ce  secours  fraternel,  enveloppée  et  embarrassée  qu'elle  était  depuis  le 
matin  dans  ses  deux  immenses  châles.  Après  elle  j'entre  moi-même  et 
je  commence  immédiatement  les  cérémonies  de  la  bénédiction  nuptiale. 
Je  prononce  d'abord  le  discours  approprié  à  la  circonstance,  qui  se 
transforme  en  un  petit  sermon  que  tous  les  assistants  écoutent  avec 
la  plus  religieuse  attention.  Pendant  ce  temps-là  les  deux  époux  se 
tiennent  devant  l'autel,  paraissant  comme  deux  condamnés  qui  attendent 
leur  sentence  de  mort  ;   les  témoins  ont  l'air  pluç  libres. 

Le  lecteur  saura  que  dans  le  rite  arménien  le  cérémonial  exige  que 


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b34  MfiIiA(K6Bâ 

le  prêtre  prenne  la  main,  droite  de  U épouse  pour,  la  placer  dana^  oeUe 

de  l'époux,  en  disant  ces  parole»  liturgiques  :  a.Mol;,  un.CeL^ avâr 

la  permission  de  Tévèque.  diocésain,  je  vousvunis.en  mskXiië^j.aau  noift 
du  Père.  eto^. .  »  Je  cherche  donc  la  main  de  la  jeune,  filla  ;,  impasaible 
de  la  trouver.  '. ,  la  marraine  vient  àLmon.  secours  ;.apràSfd'aflS62ki»g|iftâ» 
recherches,  elle  finit  par  la.  trouver  et  me  la  présente.  Je.  me  am» 
apençu  trop  tard  que  j'avais  fait  un  pas  de  clerc  ;  j'aurais  dû  demander 
ce  petit  service  à  la  marraine.  La  bénédiction  du  mariage  rétait  terminée  ; 
tous  les  assistants  se  retirent,  en  portant,  pour  un  bon.  laps  de  temps* 
ample  matière  à  conversation. 

Je  viens  d'esquisser  Le  tableau.de  nos  noces  chrétiennes  telles  qu'elles 
se  pratiquent  un  peu  partout  parmi  les  Arméniens  de  UinL&rieur»  et  en 
particu^er  chez  nos  catholiques  de  Malatia.'  Le  lecteur  sera  étonné  avec 
raison  ke  voir  que  le  rôle  des.  deux  époux,  est  par  trop  efiacé  dans  les 
préparatifs  essentiels  de  leur  mariage.  Nous  reconnaissons  nouanxiêmes 
qjLi'il  y  a.  là  une  lacunei,  entretenue  par  notre  milieu  musulman,  et  qur 
nous  cherchons  à  faire  disparaître  peu  à. peu.  Mais  nous. aurons  bea»- 
coup  de  mal  à  faille  comprendre  aux  parents  qu'ils  outrepassent  leurs 
droits  et  les  limites  de  la  prudence  en  faisant  presque  seuls  un  contrat 
<mi  liera  pour  la  vie  leurs  enfants.  Tout  en  maintenant  les  marques  de 
respect  et  de  déférence  données  aux. parents»  nous  nous^e£^orçpns  diê- 
largir  la  part  légitime  et  nécessaire  qui  revient  aux.  époux,  dans  leurs 
choix  libres  et  réciproques  en  vue  de  leur  mariage. 

ÀRsi^NB  Khorassanian. 


UNE   NOUVELLE   VIE    DE    SAINTE    COLETTE   (1^ 

NOTICE   SUR    UN    MANUSCBIT    DU    XV*   SlÈCLR. 

Nous  avons  déjà  bien,  l'un  dans  l'autre,  une  petite,  dizaine  de  biogra- 
phies de  sainte  Colette.  Qui  ne  connaît  par  conséquent  la  trame  très 
mêlée  de  la  vie  de  cette  sainte  réformatrice  de  TOrdre  franciscain  ?  Qui 
ne  sait  l'influence  heureuse  qu'elle  exerça  sur  le  monde  politique  de 
son  époqjue  ?  Qui  n'a  été  émerveillé  au  récit  de  ses  miracles  multipliés 
sous  ses  pas^  comme  des  fleurs  dans  un  parterre?. 

M.  Germain  est  un  artiste  dont  Tlnstitut;  s'est  plu  tout  récemment  à. 

(1)  Sainte  Colette  de  Corhie  (1381-1447),  par  Alphonse  Germain  —Paris, 
Pommlgue,  [f9«8j.  iw-i«  db^X-S»»  P«g«s,  2  fr:  40,  iVianco. 


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UNE  NOUVELLE  VIfi  DE  SAINTE  COLETTE  d35 

reconnaUre  le  talent  et  les  comiaiaflances  esthétiques.  Il  est  également 
un  hagiographe  habile  qu'oa  ne  soupçoiuiait  pas  du  tout.  Sa  vie  de> 
sainte  Gofette  forme  le  quatorzième  tome  de  la  première  série  de  (a 
nouvelle  bibliothèque  franciscaine;  elle  lait  excellente  figure  dans  cette 
'  belle  collection. 

La  bibliographie  dressée  par  l'auteur  en  tète  du  volume  est  bien 
étaJMie  ;  mais  la  description  du  a  ms.  des  PP.  Capucins  de  Thonon  » 
(n®7)  n'est  pas  entièrement  exacte. 

Le  ms.  date  de  la  un  du  XV"  siècle.  11  est  coté  ms.  n^  1  du  couvent 
des  Capucias  de  la  Roche*sur-Foron  (Savoie).  11  mesure  154°*  sur  222'"^ 
est  relié  avec  plats-  en  bols  et  compte  69  et  194  folios  de  papier.  La 
première  pagination  contient  une  vie  de  sainte  Glaire  :  «  De  la  vie  de 
madame  sainte  Clere.  Sainte  Clere  fut  née  ea  la  cité  d'Assise  en  Lom- 
hardie  et  fut  ranplie  de  grâce  et  de  vertus  de  son  anfance,  et  de  celle 
cité  hit  Le  benoit  François.  Sainte  Clere  commansa  avec  luy  terriens  s 
ment  et  après  sa  mort  elle  monta  au  ciel  avec  son  père  saint  François 
éternellement....  —  f.  68  v®  :  Moult  d'aultres  miracles  fist  nostre  sei- 
gneur Ihesucrist  por  ^a  bonne  amie  et  espeuse  sainte  Clere  en  diver- 
pais.  De  soit  il  loué  perdurablement.  Amen.  » 

La  seconde  partie  est  consacrée  à  la  vie  de  sainte  Colette  et  foroae 
24  cahiers  numérotés  par  lé  scribe.  Les  24  premiers  feuillets  sont 
rayés  entre  chaque  ligne.  En  voici  une  description  détaillée  : 

Fol.  1,  recto  :  «  Cy  senseutung  petit  extrait  de  la  parfaite  et  sainte  vie  de 
très  vénérable  et  dévote  religieuse  et  de  mémoire  glorieuse  nommée  suer 
Colecte  de  Tordre  de  ma  dame  sainte  Clare,  sa  sus  en  terre  première  repa- 
rateresse  et  comme  je  croy  sans  point  doubter  avecques  elle  là  issqz 
(sic)  en  gloire  corregnateresse.  Laquelle  vie  comme  il  appert  est.  en.  ce 
présent  escript  rudement  et  incomposement  (?)  exprimée  et  manifestée 
en  experian^e  'que  en  brief  daucune  notable  personne  bien  muny  de 
belle  faconde,  de  science  et  de  conscience,  ladite  vie  plus  decentement 
et  adorneement  sarai  composée  et  ordonnée  coaune  elle  en  est  bien 
digne.  Et  est  assavoir  que  toute  sa  sainte  vie  n'est  paysyci  entièrement 
composé[e]  ne  recitée  pour  la  grandeur  d'icelle  et  La  petitesse  de  mon 
entendement  et  de  ma  mémoire  qui  est  comme  nule  pour  l'occasion  de 
la  quelle  petitesse  aifiiA  que  les  grâces  excellentes  que  notre  Seigpeur 
par  sa  souveraine  bonté  a  volu  mettre  en  elle  ne  fussent  pais  mises  en 
obU  psur  Tordonnence  et  licence  du  Reuerand  Père  ministre  ^*ay  pré- 
sumé descripre  et  réciter  cette  petite  recollection  en  la  quelle  je  Tapelle 
la, petite  «ncelle  c'està  dire  la  petite  serviteresse  de  notre  Seigneur  ppur 


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S.16  MELANGES 

certaine  cause  qui  est  en  ma  cognoyssance.  Car  je  say  que  devant  Dieu 
plusieurs  foy  elle  a  esté  ensi  dite  et  nommée  la  quelle  extract[i}on  dn 
recoUegnon  contient  vingt  chapitres  dont  le  premier  [fol.  V®]  chapitre 
est  comme  doys  son  enfance  elle  eut  cognoyssance  de  dieu  et  des  gracea 
qu'i[l]  donnât  à  son  père  et  à  sa  mère . 

«  Le  second  chapitre  parle  de  sa  profonde  humilité. 

«  Le  tier  parle  d'obédience  comme  elle  fut  apelee  à  le  saint  évangile. 

«  Le  quart  comme  elle  gardât  et  fit  les  commendemens  de  Dieu  et 
toute[s]  les  festes. 

«  Le  quint  comme  dieu  ly  monstrat  ung  expaentable  vision  et  du  con- 
sentement que  par  contrainte  de  Dieu  elle  donnât  pour  reformer  Tordre 
de  ma  dame  sainte  Clare. 

«  Le  sizième  parle  comme  elle  alat  a  notre  Seigneur  le  Pape  et 
comme  il  la  fit  religieuse  et  professe  et  abbase. 

V  Le  septième  comme  elle  commensa  la  reformacion  de  madame 
sainte  Clare  et  des, persécutions  que  on  ly  fist. 

«  Le  viij*  parle  comme  elle  amat  sainte  povreté. 

«  Le  ix*  parle  de  sa  chasteté  et  virginité. 

«  Le  X*  parle  de  sacrifice  de  sainte  oroyson  et  comme  y  celles  oroy- 
son  [s]  furant  a  Dieu  acceptables,  à  plusieurs  profitables. 

«  Le  xj®  de  la  grant  amour  et  devocion  qu'elle  auoit  à  la  passion  de 
notre  Seigneur  et  miracles  qui  par  ses  mérites  ont  estez  fais  par  le 
signe  de  la  crois. 

«  Le  xii*  de  la  devocion  et  reuerance  qu'elle  auoit  à  Saint  Sacrement 
de  Tautel  et  de  la  réception  du  très  precieu  corps  de  Ihesucrist. 

[Fol.  2  r*].  «  Le  xiij®  comme  elle  fust  austère  et  spres  a  elle  mesme 
et  humaine  aux  autres. 

«  Lexiiij  parle  de  grieves  paines  et  tourmens  qu'elle  porta  • 

«  Le  XV*  parle  du  don  de  prophétie  et  de  la  grande  congnoissance 
que  dieu  ly  donnât. 

«   Le  xvj®  parle  comme  les'  ennemis    la  persécutèrent. 

«  Le  xvij*  parle  comment  le|  s]  grâces  especiales  des  amis  de  dieu 
furent  en  elle  renouvelle] e] s. 

«  Le  xviij*  parle  de  la  patience  qu'elle  eust  en  persécution. 

a  Le  xix®  parle  de  la  consummation  des  derreniers  jours  et  de  son 
trespassement .  ^ 

(c  Le  XX®  des  miracles  qu'elle  a  fait  en  son  viuant.  •  —  Fol.  2  r». 
Ghap.  1.  «  L'une  des  grandes  grâces...  »  — Fol.  6  r**.  Chap.  II. 
c  Gome  dit  monseigneur  saint  Augustin. . .  »  —  Fol.  11  v*.  Ghap.  III. 


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UNE  NOUVELLE  VIE  DE  SAINTE  COLETTE  537 

«  Obédience,  dit  un  des  anciens  Pères. . .  ». —  Fol.  15  v®.  Ghap.  IV. 
«  Deuant  toutes  sciences  elle  vouloit...  »  —  Fol.  18  r*».  Chap.  V. 
«  Une  meruoylleuse  et  expaentable  vision  ly  fust  de  Dieu  de  mons- 
trée. . .  »  Fol.  23  r**.  Ghap.  VI.  «  Quant  Dieu  Feus  en  si  pourveu  de 
celle  vénérable  père.  »  —  Fol.  30  r».  Gh.  VII.  «  Quand  elle  fust  re- 
tornée  de  la  présence  de  nostre  saint  Père  le  pape ...»  —  Fol.  34  r*. 
Ghap.  VIII.  «  Entre  toutes  les  autres  vertuz  que  lebenoit  fil  de  Dieu...» 
—  Fol.  42  v'.  Ghap.  IX  :  «  Ghasieté  est  une  vertuz  aimable. . .  »  — 
Fol.  52  V®.  Ghap.  X  :  Du  sacrifice  de  sainte  oraison,  dît  monsei- 
gneur saint  Augustin. . .  »  —  Fol.  77  v"".  Gh.  XI  :  «  Gamme  dit  mon- 
seigneur saint  Barnart. . .  »  —  Fol.  86  v».  Gh.  XII  :  u  Au  saint  sacre- 
ment de  Fautel. . .  »  —  Fol  93  v*.  Ghap.  XIII  :  «  L'apprêté  de  vie  et  la 
char  mortifiée . . .  »  Fol.  100  r<*.  Ghap.  XIV  :  «  Il  n'est  chose  oui 
monde  qui  soit  plus  aggreauble. . .  »  —  Fol  107  r**.  Ghap.  XV  :  «  Les 
secrez  divin[s]  et  les  hoult[s]  misteres  notre  signur  les  a  mussiez  aux 
saiges  mondans...  »  —  Fol.  15  v*.  Ghap.  XVI  :  «  De  tant  que  l'ennemi 
d'enfer  apersoit  les  personnes  plus  prochaine[s]  de  £)ieu...  »  —  Fol. 
135  V**.  Ghap.  XVIIl  :  «  Nostre  Seigneur  de  qui  la  miséricorde  est  sans 
nombre...  »  —  Fol.  154  v".  Ghap.  XVIII  :  «  La  vertuz  de  patience  est 
la  garde  et  la  racine  de  toutes  vertus...  »  —  Fol.  159  v*.  Ghap.  XIX  : 
«  En  le  ayge  de  LXVI  ans  Tancelle  de  nostre  Signeur  nonobstant 
qu'elle  fust  moult  fayble  et  débile...  »  —  Fol.  169  v*.  Ghap.  XX  :  «  S'en 
seugunt  les  miracles  que  nostre  Signeur  a  fait  pour  elle  en  son  vivant... 
Gy  ensugant  sont  recite  aucunz  des  miracles...  » 

Ge  manuscrit  dont  le  texte  est  connu,  n'est  autre  que  la  biographie 
de  Pierre  de  Vaux  ;  il  a  le  même  incipit,  et  comprend  pareillement 
vingt  chapitres  (1). 

M.  Germain  s'est  très  bien  servi  de  son  document.  Dirons-nous 
encore  que  nous  aurions  aimé  à  le  voir  citer  pour  les  constitutions  et 
le  Testament  de  la  sainte,  les  Seraphicœ  Legislationis  textus  originales^ 
ouvrage  presque  officiel  imprimé  à  Quarachi  en  1897  ou  tout  au 
moins  l'édition  de  Desclée  (1892)  ?  Mais  ce  sont  là  des  critiques  de 
détail  et  le  travail  à  la  fois  pieux  et  savant  de  M.  Germain  n'en  fera 
pas  moins  plaisir  à  tous  les  pays  que  cet  ouvrage  peut  intéresser  : 
Bourgogne,  Franche-Gomté,  France  et  Belgique  et  par  dessus  tout  il 
sera  bien  accueilli  de  tous  les  Franciscains.      F.  Ubald,  d'Alençon. 

(1)  Sur  Pierre  de  Vaux,  cf  :  Sbaralea,  SuppL  Script,  ord.  mi/i.Romœ  1806. 
p.  606  et  612.  et  Corblet,  Hagiogr.  du  dioc,  à: Amiens,  Paris,  1869.  tom.  I. 
p.  861-363, 


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BIBLIOGRAPHIE 


Saint  François  d'Assise  et  son  œuvre,  ou  le  triomphe  du 
Christ,  de  saint  François  d'Assise  en  1920.  Etude  philo- 
sophique, Ihéologique,  historique  et  prophétique  par  Tabbé 
P.  Doreau,  ancien  aumônier  des  Clarisses  du  Sacré-Cœur, 
ancien  chef  d'institution  à  Paray-le-Monial  et  au  Creusol. 
Paris,  Périsse,  in-8**,  de  VII-644  p. 

Voilà  un  titre  qui  promet  et  qui  sort  de  la  banalité.  Le  lîyre  est  cen- 
sément une  vue  générale  sur  le  passé,  le  présent  et  l'avenir  du  pre- 
mier Ordre  franciscain.  Sans  compter  que  Ton  y  parle  aussi  d'antres 
choses  :  de  la  Sainte-Trinité  qui  est  une  véritable  école  des  beaux-arts 
(p.  28),  de  Tâme  des  animaux  (p.  00),  des  trois  âmes  qui  se  trouTent 
rfans  rhomme  (pp.  63,  436  et  401),  de  l'âme  sensitrve  unrrerselle 
(pp.  75  et  80);  de  la  multitude  de  sens  littéraux  cachés  sous  un  mène 
texte  de  la  sainte  Ecriture  (p.  163),  du  droit  au  travail  (p.  341^,  q»e 
saîs-je  encore?  Il  y  a  même  —  délicate  attention  de  M.  Doreao  — 
une  table  «  pour  tous  les  sujets  que  Ton  ne  s'attend  pas  à  voir  trakés 
dans  ce  livre  »,  et  cette  table  a  deux  pages,  et  elle  est  încomplèfe  ! 

Oyez  cette  définition  du  Ralliement  :  fe  Ralliement,  «  ce  n^cst  pas 
une  capitulation  :  c'est  la  reddition  à  merci  ;  c'est  Fabdication  et  Hapo- 
léon  se  confiant  à  la  générosité  d'Albion  ;  c'est  Tapostasie  dm  elirétieB 
auquel  les  bourreaux  ont  coupé  les  deux  bras  et  les  deux  jambev,  qui 
veut  encore  sauver  sa  tète,  qui,  comme  ce  chevalier  de  Rhodes,  a  la 
certitude  de  ne  la  garder  que  parce  que  le  reste  de  son  corps  sera  scié 
en  deux  parties  égales.  » 

Quelle  est  Tidée  principale  de  ce  volume?  Il  importe  de  la  XMter,  cm 
ne  la  trouvera  nulle  part  ailleurs.  La  voici  :  Lucifer  de  par  îa  volonté 
de  Dieu  fut  établi  prince  de  la  terre.  Par  sa  chute,  il  s'est  attiré  la 
vengeance  divine  et  il  a  perdu  son  pouvoir  sur  notre  monde.  Saint 
Fi'ançois  est  destiné  à  lui   succéder.   Qu'est-ce  qui  le  prouve?  Tflois 


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BlBLIO&RA'PmB  r,  îi- 

naisons  :  !•  les  révélations  faîtes  à  sainte  Marguerite  dé  GortJone  et 
au  Bienireiireux  Pacifique  ;  2*  là  révélation  foite  à  saint  Booaven^ire  ; 
,'î*  toute  Phisloire  <hi  9flÂnt;  lie  jour  où  saint  François  prendra*  passes- 
^Hon'de  sa  principauté,  ce  »era  le  commencement  du  triomphe  de  PEgiise 
sur  ^  terre: 

Quand  aura-  lieu  ce  triomphe?  Très  exactement  en  1920.  Peut-être 
en  1907^1  en  t^'l,  mais  cent' fois-  pltas  protiablcment  en- 1920.  Cette 
prophétie  est  basée  sur  l'Apocalypse  et  sur  un  texte  des  Conformités 
de  Barthélémy  dé  Fisc  qui  contient  l\ii-môme  une  prophétie  de'  saint 
François (1).  Dlinsces  deux  écrits,  il  est  en  effet  parlé  —  plus  ou- moins 
ouvertement —  d'un-  Pape  élevé  au  siège  de  Saint^Pierre  malgré  son 
élection  anlicanonique.  Or  il  est  dfe  toute  évidence  que  ce  Pape  est 
Jules  W  (pp.  502,  509,  514),  l'auteur  du  gallicanisme,  vrai  Machiavel, 
hérésiarque'  et  père  de  ranticlëricalisme .  Jules  PI  mourut  en  l'503  ;  or 
en  combinant  cette  date  avec  d'autres  chiffres,  on  arrive  infailliblement 
à  Tannée  li920i 

Voici  un  autre  calcul' qui  aboutir  au  même  résultat  (p.  167)  :  la  se- 
conde bêle  dîe  l'Apocalypse  qui  interdit  aux  hommes  d'acheter  et  de 
vendre,  d'être  fonctionnaires  et  d'enseigner,  s'ilis  ne  portent  pas  son 
caractère  ouïe  chiffre  de  son  nom^  est  évidemment  la  franc-maçonnerie  ; 
le  nombre  d'années  de  cette  bête  est  666,  c'est  là  le  temps  qu'elle  doit 
durer.  Or  la  Franc-Maçonnerie  a  été  fondée  en  1254.  Additionnez  : 
1254  -f  6d6(=  192Û.  Râen  de  plus  limpide. 

Je  mi*Qii  Youdkrais  de  ne  pas  remercier  hautement  M.  Doreau  des 
grandes  lumières  que  son  ouvrage  apporte  à  notre  siècle.  SI  Jjb  ne 
craignais  d'abuser  de  la  patience  du  lecteur,  j'aurais  plaisir  à  mention- 
ner d'autres  idées  de  l'auteur,  idées  très  neuves,  excessivement  origi- 
nales. Savait-on  que  saint  François  avait  été  anticlérical?  Lisez  là  page 
138  Skvait-on  que  la  stigmatisation  n'était  pas  un  miracle  divin,  que 
h\  séraphique  Patriarche  n'avait  de  clous  ni  aux  mains  ni  aux  pieds  ?  Et 
la  preuve  en  est  claire  :  on  n'a  pas  retrouvé  les  clous,  lors  de  l'invention 
du  corps  du  saint  ?' 

11  y  aurait  encore  beaucoup  d'autres  enseignements  à  recueillir  dans 
ce  volume,  sur  les  moines  journalistes  (p.  134j,  sur  la  venue  de  l'Anté- 
christ (p.  530),  sur  l'avenir  de  l'Ordre  (pp.  170,  173),  sur  le  P.  Joseph 
que  l'auteur  déshabille  de  jolie  façon,  etc. 

(t)  T40)(€0  le  test«  de  cette  prc^hétiedans  Ia.i9j6/.  P^nisi.  tonx.  VI,  p«  430. 
édit.  des  Œuvres  de  Saint- François  par  lloroy.  C'est  là  quA  M..  Doreau  nous* 
renvoîe. 


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540  BIBLIOGRAPHIE 

Ecoutez  encore  cette  pensée  qui  ne  manque  pat  de  profondeur  : 
«  L'Apocalypse  est  l'histoire  de  François  d'Assise  et  de  son  œuvre 
dictée  par  le  Saint-Esprit.  C'est  donc  le  principal  document  où  il  faut 
aller  l'apprendre.  Etudier  l'histoire  et  l'œuvre  de  François  d'Assise  en 
dehors  de  l'Apocalypse,  c'est  étudier  Jésus-Christ  sans  connaître 
l'Evangile.  »  (Préface,  p.  III.)  «  L'Apocalypse  est  l'Evangile  de  saint 
François  d'Assise  »  et  «  ce  livre  est  l'Evangile  éternel.  »  Quelques 
années  après  la  mort  de  notre  saint  parut  un  livre  intitulé  :  l'Evangile 
éternel  que  l'on  attribue  au  B.  Jean  de  Parme,  septième  général  des 
Franciscains^  ou  tout  au  moins  à  un  Frère  Mineur.  Pour  l'ensemble» 
continue  M.  Doreau,  «  ce  livre  expose  les  idées  que  j'exprime  ici.  Il 
n'est  erroné  qu'en  ce  qu'il  s'écarte  de  l'Apocalypse.  »  (id.  p.  VU,  note). 

M.  Doreau  semble  écrire  avec  la  meilleure  foi  du  monde  et  d'un  ton 
très  convaincu.  Il  a  oublié  de  demander  l'imprimatur  à  son  évéque, 
du  moins  rien  n'est  mentionné  à  ce  sujet.  Mais  ce  détail  est  fort  peu 
important,  d'autant  que  le  livre  est  théologique  et  prophétique  el 
renferme  une  interprétation  de  l'Apocalypse.  Aussi  je  me  permets  de 
conseiller  à  mon  lecteur  d'acheter  tout  de  même  ce  très  important 
ouvrage  :  ce  sera  un  excellent  moyen  de  jeter  son  argent  par  la  fenêtre 

Fr.  Ubald  d'Alençon, 


Pacta  loquunturou  dix  années  d'activité  épiscopale  parle 
D'^  François  Botek  et  A.  Kleiber,  in-S^  relié  de  VIIM75  p. 
Paris,  Brochaus. 

Monographie  très  curieuse  d'un  prince  archevêque  autrichien  où 
nous  est  expliqué  le  mécanisme  actuel  de  l'administration  spirituelle 
d'un  diocèse,  et  de  l'administration  temporelle  de  la  principauté.  Le 
rapprochement  de  la  vie  épiscopale  en  France  et  dans  les  pays  de 
langue  allemande  est  des  plus  suggestifs  ;  et,  si  ce  livre  est  écrit  dans 
le  but  de  justifier  M'^  Kolm  archevêque  d'Olmutz,  il  n'en  est  pas 
moins  une  œuvre  de  statistique  tout  à'  fait  intéressante. 

F.  Ubald  d'Alençon. 


Abbayes,  Prieurés  et  Couvents  d'hommes  en  Frajvge  d'après 
les  papiers  de  la  commission  des  Réguliers  en  1768,  Paris, 
Picard,  1902,  in-8*  de  XVI-158  pages.  Prix  :  3  fr.  50. 


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BIBLIOGRAPHIE  Ml 

On  connaît  déjà,  sur  la  commission  des  réguliers  les  travaux  de 
Picot  (Mém,  pour  servir  à  Vhist,  ecclés.  du  XVIII*  siècle),  ceux  du 
P.  Prat  publiés  en  1845  (Essai  fiist.  sur  la  fusion  des  ordres  i^elig.  au 
XVIIP  siècle),  ceux  de  M.  Génin  dans  la  Revue  des  Questions  histo- 
riques (tomes  XVI 11,  XIX  et  XXI),  ceux  de  Peigné-Delacourt  {Tableau 
des  abbayes,,.  Arras,  1875).  M.  Léonliccestre,  archiviste  aux  Archives 
nationales,  publie  la  statistique  des  réguliers  en  1768,  à  laquelle  il 
ajoute  même  un  tableau  des  religieux  dont  la  commission  ne  s'occupa 
nullement,  Jésuites,  Sulpiciens,  etc.  C'est  un  livre  très  utile,  et  les 
identifications  de  noms  de  lieux  sont  établies  soigneusement.  Il  y  a 
cependant  un  couvent  de  Gordeliers  à  Montferrand  (dioc.  de  Clermont), 
dont  remplacement  n'est  pas   autrement    désigné;    pareillement    un 

de  Capucins  à  Caudebec. 

Fr.  Ubald,  d*Alençon. 


L'Obitvaire  des  Gordeliers  d'At^gers,  par  le  R.  P.  Dom  Guîl- 
loreau.  —  Laval,  Leiièvre,  1903,  in-8®  de  71  pages  ("1). 

Dom  Guilloreau  a  publié  à  la  fin  de  1902  et  au  commencement  de  190.'^, 
dans  le  Bull,  hist,  de- la  Mayenne,  TObituaire  des  Cordeliers  d'Angers. 
Nous  en  annonçons  le  tirage  à  part.  Une  excellente  étude  précède  le 
texte  latin  des  obits  qui  vont  de  1216  à  1710.  Le  R.  P.  a  utilisé  une 
copie  de  Roger  de  Gaignières,  mort  en  1715  (Bib.  nat.  de  Paris,  f.  fr. 
22,450),  copie  qui  répond  en  grande  partie  au  texte  de  Dubuisson-Au- 
benoy  et  lui  est  postérieure. 

De  l'examen  attentif  du  ms.  des  Archives  départementales  de  Maine- 
et-Loire,  il  ressort  que  ce  codex  a  été  commencé  entre  les  années  1574 
et  1592  :  toutes  les  mentions  de  date  antérieure  semblent  bien  de  la 
même  main,  de  la  même  écriture  et  de  la  même  encre.  Sans  doute  les 
caractères  paraissent  d'une  époque  plus  ancienne,  mais  il  y  a  lieu  de 
penser  que  le  copiste  a  voulu  imiter  son  modèle  jusque  dans  la  forme 
des  lettres. 

Dom  Guilloreau  incline  à  croire  que  le  ms.  d'Angers  ne  fut  d'abord 
qu'une  transcription.  C'est  une  opinion  assurée  puisque  nous  avons 
une  courte  description  de  l'obituaire  original ,  description  datant  de 
1498,  et  ne  convenant  pas  du  tout  à  ce  ms.  d'Angers. 

F.  Ubald,  d'Alençon. 

(1)  Cf.  Etudes  Franciscaines,  tome  vu,  p.  668. 


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I|4i  BIBbiOGRAPHIfi 


J)aouM£LNTS  'RELA.TiFs  AUX  {Etat^-^énéraux.,  •et  afiBeiBibtées 
réunis  ;aoufi  l%LUippe-le-Bel,  pEdsJiés  .par  âeerges  iPicai.  — 
Paris,  1901,  îii-4%  coll.  des  Doc,  ivéd.  relaf.  à  i'iûgt.  dr 
France. 

Gomme  le  titre  l'indique/ cet  ouvrage  est  une  collection  de  documents. 
Il  s'agit  des  as8emhU»»ibeiÉ3iSv^  t3B^er  t3>tL  CT— ^  — r Mwa  À. ftanml- 
ter  mm  seulement.au  point  de  vue  de  Thistoire  générale,  mais  encore 
au  point  de  vue  franciscain.  Il  y  esl  fait  mention  des  Frères  Mineurs 
d'Abbeville,  Amiens,  Angers,  Angoul^me,  Arras,  Auxerre,  Beauvais, 
Bézieri»,  .Bourges,  Carcassonne^  Châlons,  Ghâteaupoux,  Cognac,  Com- 
piôgne,  Guingamp,  Hesdin,  Issoudun,  Laon,  Le  Mans,  Meaux,  Mont- 
pellier, Milhau,  Nevers,  Noyonj-^Paris,  Péronne,  Provins,  Quîmperlè, 
Reims,  la  Rochelle,  Rodez,  Roj^e,  Sainf-Affrique,  Saint- Antonin,  Saint- 
Jean-d'Angély,  Saint-Maixen!,  Saint-Quentin,  Senlis,  Sens,  Soissons, 
Tours,  Troyes,  Vannes  et  Villefranche  de  Rouergue. 

A  Montpellier  et  ù  Nevers  les  commissaires  rot^Aux  itmv^it  leur 
réunion  aux  Gordeliers,  L'aote  oonoernant  le  couvent  de  Paris  (p.  ^^80, 
^^81)  donne  la  liste  de«  noms  des  religieux^  «ans  désigner  tle;gaffdieo. 

Fr.  Ubald,  d'Alençon. 


Lettres  bv  R.  P.  Lacohdaiue  à  M"'*  la  x^cnnte^ee  Ëu(k>9:ie 
de  la  Tour-du-Pin,  publiées  par  Madame  de  ***,  2^  édition^ 
Paris,  Téqui,  1903. 

«  On  ne  saurait  trop,  dit  Tauteur,  à  propos  d'Ozanam,  props^gerle 
culte  et  le  souvenir  des  belles  âmes  »  (72™"  lettre)  et  c'est  pourquoi 
rette  réédition  des  lettres  du  R.  P.  Lacordaire  est  une  bonne  œuvre. 
On  retrouvera  dans  celte  correspondance  la  grande  et  belle  figure  que 
l'on  sait,  grave  et  douce,  mélancolique  un  peu,  très  généreuse  pourtant 
avec  ses  allures  libérales. 

C'est  une  lecture  sérieuse,  qui  repose.  Et  l'on  s'instruit  à  lire  ces 
8^  lettres,  œuvre  d'un  moine,  calme  et  tranquille,  au  milieu  des  agita- 
tions de  la  vie  et  du  monde. 

Fr.  G.  DE  T. 


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!^tfii^. 


BIHUOGRAPHIE  &4d 


Saint  Victrice,  évêque  de  Rouen  (IV®-V's.),  par  M.  Fabbé 
E.  Vacandard,  Paris,  Lecoffre,  1903,  in-12,  de  186  p.  Coll. 
Les  SaifUSy  2  fir. 

M.  l'abbé  Yacandar,d  premier  aumônier  au  Lycée  de  Rouen,  est  bien 
connu  par  sa  remarquable  vie  de  saint  Oucn.  C'est  une  œuvre  de  plus 
modeste  apparence  qu'il  nous  présente  aujourd'hui  dans  sa  biographie 
de  saint  Victrice  ;  mais  il  y  a  toujours  autant  d'érudition  et  de  saine 
critique. 

A  vrai  dire,  on  sait  peu  de  choses  sur  saint  Victrice,  on  ne  connaît 
pas  la  date  exacte  de  sa  naissance,  le  pays  qui  Ta  vu  naître.  Toutes 
les  données  de  sa  vie  se  réduisent  à  ce  que  nous  apprend  son  yiyie 
ouvrage  le  De  laude  Sanciorum,  avec  en  plus  deux  leltws  de  saint 
Paulin  de  Noie.  Victrice,  d'abord  soldat,  puis  converti,  monta  sur  le 
siège  épiscopal  de  Rouen,  fit  une  translation  ^lennelle  de  reliques 
dans  sa  cathédrale  inachevée,  alla  prédit  TEvangile  chez  les  Morins 
et  les  Nerviens,  puis  en  Grande-Brefegne.  A  Rome  il  eut  à  se  disculper 
du  reproche  d*hérésie,  et  son  fwyagc  lui  valut  Thonneur  d'être  le  des- 
tinataire d'une  décrétale d« Pape  Innocent  L  I  létait  mort,  d'après  M.  V., 
en  409. 

Le  chapitre  VI  est  une  très  intéressante  analyse  du  De  laude  Sancto^ 

runi,  à  la  foM  discours  et  traité  dogmatique  en  l'honneur  des  saints. 

Cet  ourrage  montre  en  saint  Victrice  «  un  styliste  ».   La  phrase  est 

courte,   concise,  volontairement    laconique,    toujours     conforme    aux 

règles  du  cursus.  Le  style  est  parfois  obscur,  mais  il  y  a  toujours  plus 

de  pensées  que  de  mots. 

Fr.  Ubald,  d'Alençon. 


C0NFUTA.T10  LuTHKRÀMSMi  Danici,  aiino  1530  conscripta  a 
Nicolao  Stagefyr  seu  Herbarneo,  O.  F.  M.  nunc  {Mrimum 
mdita  aLiidovico  Schmitt.  S.  J.  Quaracchi.  Prix,  3fr. 

Vn  Révérend  Père  de  la  Compagnie  de  Jésus  vient  d'éditer  un  traité 
thcologique  écrit  par  un  enfant  de  Saint-François,  il  y  a  près  de  quatre 
siècles.  Cet  ouvrage  contient  trois  parties  :  il  discute  d'abord  et  pèse 
au  poids  de  la  balance  la  valeur  de  la  mission  des  protestants,  prouve 


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544  BIBLIOGRAPHIE 

ensuite  d'une  manière  générale  Thérésie  des  Luthériens,  réfute  enfin 
par  le  détail  chacune  des  erreurs  delà  religion  réformée.  Le  P.  Nicolas 
Horbôrn  n'est  pas  tout  à  fait  un  inconnu  ;  il  fut  vicaire  général  de 
rObservance.  On  a  de  lui  un  livre  intitulé  :  Paradoxa  seu  theologicae 
assertiones  :  diçinis  eloquiis  adversus  neotericos,  hereticos  rohoratae  [éd. 
Joa.  Azafra].  Paris.  Hier.  Gormontius.  1534,  52  ff.  ch.  Pet.  in-8.  Le 
livre  que  nous  annonçons  est  à  la  fois  intéressant  pour  le  théologien 
et  pour  l'historien  des  erreurs  protestanteB  en  Danemarck.  Ajoutons 
que  l'on  doit  encore  au  même  P.  Horb'orn  des  Enarrationes  evangeHo- 
rum  per  sacrum  quadragesimae  tempus  occurrentium  apud  Coloniam 
Agrip.  declamatae,  Parisîis,  1543  in-8°,  —  et  un  Epitome  de  inventés 
nuper  Indiae  populis  idolatris  ad  fidem  Christi,  atque  adeo  ad  Ecele- 
siam  Catholicam  conuertendiSy  imprimé  à  la  fin  du  livre  de  Peman 
Cortez,  De  Insulis  nuper  inventis  Ferdinandi  Cortesii  ad  Carolum  V, 
Rom.  Imperatorem  Narraûones,  édité  en  1532  à  Cologne  aux  frais  d'Ar- 
nold Birckman. 

L.    B.    DE    ROSNAY. 


Le  Père  Gratry,  l'homme  et  l'œuvre,  d'après  des  docu- 
ments inédits,  par  le  R.  P.  A.  Chauvin,  de  TOratoire. 
vol.  in-12  de  480  pages,  Paris,  Bloud  et  Barrai. 

Les  grandes  figures  s'en  voat  au  tombeau,  comme  les  plus  vulgaires, 
mais  elles  ont  le  privilège  de  n'y  rester  jamais  ensevelies  dans  Toubli. 
Un  jour  ou  l'autre,  un  admirateur  ou  un  ami  se  donne  la  joie  et  s'im- 
pose le  devoir  de  tirer  le  voile  qui  couvre  le  héros  et  le  montre  à  la 
foule,  étonnée  de  son  ignorance  ou  de  son  injustice. 

Le  nom  du  P.  Gratry  est  connu  de  tous  ceux  qui  aiment  les  pensées 
neuves  et  profondes,  exprimées  en  un  style  étincelant  de  poésie  har- 
monieuse et  sonore.  On  relit,  sans  se  lasser,  telles  et  telles  pages  de 
la  Connaissance  de  Dieu  et  de  la  Connaissance  de  l'âme  ;  ses  livres  sont 
les  meilleurs  qu*on  puisse  mettre  aux  mains  de  la  jeunesse  pour  la 
pousser  dans  les  voies  du  bien.  L'œuvre  écrite  du  P.  Gratry  était  donc 
connue.  Mais  on  ignorait  un  peu  sa  vie  privée,  son  œuvre  vécue,  ses 
pensées,  ses  désirs,  les  secrets  de  son  existence,  confiés  aux  lettres 
destinées  aux  amis,  ou  confiés  par  eux  dans  leurs  mémoires  et  leurs 
souvenirs  intimes.  De  cet  homme,  qui  au  dire  de  Léon  XIII  a  fut  un 
grand  esprit  et  un  noble  cœur  »,  on  ne  connaissait  guère  que  ses  diffi- 


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BIBLIOGUAPHIË  645 

cultes  avec  l'Oratoire,  et  surtout  sa  malencontreuse  et  regreltiblei  n- 
tervention  dans  la  lutte  doctrinale  qui  précéda  le  Concile  du  Vatican. 

Aussi  le  livre  du  P.  Chauvin  sera-t-il  pour  beaucoup  une  révélation. 
A  travers  ces  pages,  Tliomme  parait  grand,  malgré  ses  défauts  et  ses 
erreurs.  Car  le  P.  Grati^y  ne  fut  pas  parfait  et  son  biographe,  historien 
plutôt  que  panégyriste,  ne  craint  pas  de  laisser  voir  les  ombres  à  côté 
de  la  lumière.  L'admiration  néanmoins  y  a  plus  de  place  que  la  critiqut. 
Kt  c'est  justice.  Depuis  sa  conversion,  le  P.  Gratry  ainia  TÉglise  et 
les  âmes  avec  un  zèle  peu  commun.  Serviteur  de  la  vérité  seule,  comme 
il  se  plaisait  à  le  redire  au  lendemain  même  de  ses  erreurs,  il  eût  la 
noble  ambition  de  réconcilier  la  science  et  la  foi;  et  c'est  dans  ce  but 
qu'il  entre  à  l'école  polytechnique.  A  la  vérité,  il  sait,  quand  il  le  faut, 
sacrifier  ses  amis  ou  sa  position.  On  lit  avec  avidité  le  récit  de  sa  po- 
lémique avec  Vacherot,  directeur  de  l'école  normale  ;  on  applaudit  aux 
sublimes  desseins  qui  l'animaient  dans  la  fondation  de  l'Oratoire,  idéal 
rêvé  et  caressé  avec  amour,  mais  que  ses  divergences  de  vues  avec  le 
P.  Petitot  ne  devaient  pas  laisser  réaliser. 

Très  longuement  (pages  191-334)  le  P.  Chauvin  étudie  Tœuvre  phi- 
losophique du  P.  Gratry.  L'auteur  de  la  connaissance  de  Dieu  et  de  hi 
connaissance  de  l'âme,  de  la  Logique  et  des  sophistes,  mérite-t-il 
l'honneur  d'être  compté  au  nombre  des  philosophes  illustres  du  siècle 
passé?  Est-il  même  philosophe?  A  cette . question^  au  moins  étrange, 
le  P.  Chauvin  répond  affirmativement  :  oui  le  P.  Gratry  est  philosophe. 
Il  a,  il  est  vrai,  sa  méthode  à  lui,  son  procédé  à  lui  :  méthode  et  pro- 
cédé, scrupuleusement  analysés  par  le  biographe.  Sans  doute,  mais 
encore  faut-il  remarquer  une  lacune  profonde  dans  les  œuvres  philo- 
sophiques du  maître  :  on  n'y  trouve  pas  de  système  métaphysique.  Et 
cette  lacune,  à  tout  point  de  vue,  est  regrettable  ;  elle  laisse  sa  philo- 
sophie incomplète,  elle  empêche  la  précision  du  terme  et  de  la  pensée. 
Née  d'un  zèle  ardent  d^apologiste  et  d'apôtre^  la  philosophie  du 
P.  Gratry  garde  toujours  le  cachet  de  ses  origines.  Elle  est  toute  con- 
finée dans  la  psychologie,  et  tire  de  l'analyse  de  Tâme,  et  de  la  synthèse 
de  ses  opérations,  les  grandes  vérités  que  l'auteur  veut  mettre  en  lu- 
mière. Le  P.  Gratry  est  peut-être  un  penseur  plutôt  qu'un  philosophe. 
Je  le  placerais  cependant  bien  volontiers  au  nombre  des  philosophes 
mystiques.  Sa  méthode,  la  part  qu'il  fait  à  Tamour  dans  la  recherche 
de  la  vérité,  la  chaleur  et  la  poésie  de  ses  ouvrages,  ses  intuitions  lui 
donnent  le  droit  de  prendre  place  parmi  eux.  Je  ne  le  ferais  point 
néanmoins  sans  regretter  que  cette   méthode  se  soit  arrêtée  à  mi-che- 

E.  F.  —  X.  -  36 


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ft%6  BIBLIOGRAPHIE 

min,  et  n*ait  point  abouti  à  une  doctrine  métaphysique,  claire  et  bien 
déterminée. 

Sensible  à  toutes  les  misères  comme  à  toutes  les  grandes  idées,  le 
P.  Gratry  rêva  lui  aussi  d'une  réforme  sociale.  «  De  là,  une  nouvelle 
série  d'ouvrages,  riches  de  belles  et  solides  vérités,  vibrants  de  saintes 
indignations,  illustrés  de  tableaux  pathétiques,  de  visions  radieuses, 
de  rêves  splendides  :  La  Paix  (1861),  le  Commentaire  sur  VEvangUe 
selon  saint  Mathieu  (1863-1865),  la  morale  et  la  loi  de  l'histoire  (1868). 
Il  y  eût  même  trop  de  rêves  et  de  visions.  De  cet  essai  cependant  sont 
sorties  quelques  idées  fécondes,  aujourd'hui  en  voie  d'aboutissement. 
Et  vraiment  le  P.  Gratry  a  été  initiateur.  Les  Instituts  catholiques 
réalisent  sous  une  autre  forme  a  son  atelier  d'apologétique  »  ;  le  mou- 
vement démocrate  chrétien,  réduit  à  de  justes  aspirations,  peut  puiser 
chez  lui  de  sages  principes  ;  le  congrès  de  la  Haye  a  repris,  inutile- 
ment d'ailleurs,  l'idée  de  la  Ligue  de  la  Paix,  si  prônée  par  le  célèbre 
Oratorien. 

•  Une  étude  d'ensemble  sur  le  prêtre  et  l'apôtre,  sur  Técrivain  et  sur 
rhomme  emplissent  trois  beaux  et  lumineux  chapitres.  Enfin  la  polé- 
mique contre  l'infaillibilité  pontificale  jette  une  ombre  attristante  sur 
les  derniers  instants  d'une  vie  si  noblement  remplie  et  laisse,  dans  l'âme 
du  lecteur,  une  impression  de  souffrance  que  viennent  imparfaitement 
diminuer  les  rétractations  si  sincères. 

Le  livre  où  sont  racontées  toutes  ces  choses  a  été  composé  en  1901. 
Depuis  lors  l'académie  lui  a  décerné  une  de  ses  couronnes,  ce  qui  est 
tout  à  sa  gloire.  Je  demande  pardon  à  l'auteur  d'avoir  tardé  si  long- 
temps à  présenter  son  ouvrage  aux  lecteurs  des  Études  Franciscaines. 
Mais  le  cher  volume  était  parti  avec  tant  d'autres  pour  l'exil  où  je  de- 
vais aller  le  retrouver  avant  d'en  faire  la  critique  ou  plutôt  l'éloge. 

Fr.  Raymond. 


Les  sept  livres  de  la  Virgi.mté  ou  manuel  des  Vierges  qui 
vivent  dans  le  monde,  par  le  P.  Gabriel  Maria,  des  Frères 
Mineurs,  Bordeaux,  1902,  in-lG  de  XI-712  p. 

Voici  le  titre  de  ces  sept  livres  :  le  livre  des  enseignements,  le  livre 
e  prières,  le  livre  de  méditations,  le  livre  des  conseils,  le  livre  des 
lod^'les,  le  livre  des  œuvres  et  le  livre  d'orihccs  :  autant  de  longs    clia- 


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^SS^ 


BIBLIOGRAPHIE  547 

pitres  où  la  plus  solide  piété  s'allie  à  la  doctrine  laplas  autorisée. 
Espérons  que  Fauteur  dans  une  seconde  édition  soignera  davantaf;e 
l'agencement  typographique  de  son  bon  livre  de  dévotion. 

F.  U. 


Catéchisme  de  la  dévotion  au  Sacré-Cœur  de  Jésus,  d'après 
la  B.  Marguerite-Marie,  par  un  Prêtre  Oblat  de  Marie  Im- 
maculée, chapelain  de  Montmartre.   Paris,  31,  rue  de  la 
Barre,  1902,  in-16  de  IV-299  p. 

Ce  petit  volume  est  le  résumé  de  son  ouvrage  en  cinq  volume»^'  le 
Règne  du  Cœur  de  Jésus  dont  Tauteur  met  la  doctrine  à  la  portée  de  tous 
les  esprits  et  de  toutes  les  bourses.  Après  quelques  considérations  gé- 
nérales sur  le  Sacré-Cœur,  le  R.  P.  étudie  ce  qu'est  le  Sacré-Cœur  en 
lui-même,  comment  le  Sacré-Cœur  veut  régner  sur  le  monde  par  Ta- 
mour,  quels  hommages  doivent  être  rendus  au  Sacré-Cœur,  quelles 
vertus  il  réclame.  Enfin  dans  une  sixième  partie  on  dit  quel  est  le 
moyen  d'établir  la  dévotion  au  Sacré-Cœur,  et  dans  la  septième  division 
de  ce  petit  traité  sont  exposées  et  développées  les  promesses  faites  à 
la  B.  Visitandine  de  Paray-le-Monial.  Livre  plein  de  doctrine,  de  saine 
piété  et  de  poésie.  F.  U. 


La  Vie  Chrétienne  a  l'Ecole  de  Saint-Joseph,  par  Tabbé 
L.  Rouzic,  chanoine  honoraire  d'Angouléme,  aumônier 
de  l'Ecole  Saiate-Geneviève  (rue  des  Postes),  1  vol.  petit. 
in-12.  —  Desclée,  Paris. 

Les  ouvrages  ou  opuscules  de  piété  en  l'honneur  de  saint  Joseph 
ne  manquent  pas,  nous  voulons  dire  que  le  nombre  en  «-st  assez  consi- 
dérable ;  c'est  plutôt  la  valeur  qui  fait  défaut. 

Voici  un  petit  livre  qui  nous  semble  en  avoir  beaucoup  plus  que  la 
plupart  de  ses  atnés.  La  piété  et  la  doctrine  en  sont  snlides.  La  vie 
chrétienne  —  une  vie  sérieuse,  profonde  et  pratique  —  y  est  exposéf 
parallèlement  à  la  vie  de  saint  Joseph,  et  elle  Test  en  une  langue  dont 
la  grâce  à  la  fois  élégante  et  austère  ajoute  encore  à  'onction  qui  se 
dégage  des  pensées  de  l'auteur. 

Nous  avons  eu  l'avantage,  un  jour,  d'entendre  la  pat    le  de  M.  l'ahhé 

E.  t  —  X.  -  37 


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548  BIBLIOGRAPHIE 

Rouzic  :  elle  avait  le  goût  exquis  d'une  piété  coulant  de  source.  La 
lecture  de  son  petit  livre  nous  a  donné  le  même  goût. Aussi  souhaitons- 
nous  vivement  que  ce  nouveau  Mois  de  saint  Joseph  prenne  la  place 
qu'il  mérite  dans  ce  coin  des  bibliothèques  pieuses  réservé  à  saint 
Joseph.  Fr.  Aimb. 


Instruction  sur  la  doctrine  catholique  pour  chaque  di- 
manche, à  la  suite  de  TEpltre  et  de  l'Evangile,  par  Fabbé 
J.-B.  Fourault.  Ouvrage  approuvé  par  S.  G.  M«'  Renou, 
archevêque  de  Tours.  Nombreuses  gravures  dans  le  texte. 
—  Paris,  Lethielleux,  1  vol.  in-12,  1  fr.  25 

«  La  foi  s'en  va  !  11  n'y  a  plus  de  mœurs  chrétiennes  d  .  Ces  plaintes 
arrivent  chaque  jour  à  nos  oreilles,  et  souvent,  hélas  1  Ces  nouveaux 
Jérémie  croient  avoir  fait  tout  leur  devoir  quand  ils  ont  versé  unelarmë 
sur  quelques  débris  du  Temple. 

Massillon,  si  nous  avons  bonne  mémoire,  aurait  répondu  à  ces  pleu- 
reurs :  le  peuple  est  ce  que  le  fait  ou  ce  que  le  laisse  devenir  le 
clergé.  Si  la  foi  s'en  va,  c'est  parce  qu'on  ne  la  fait  pas  connaître  assez 
Fides  ex  auditu,  la  foi  se  communique  par  la  prédication.  Il  en  est  de 
même  de  la  jnorale. 

C'est  en  s'inspîrant  de  cette  idée  que  M.  Tabbé  Fourault  a  composé 
son  petit  ouvrage. 

Vouloir  condenser  en  100  et  quelques  pages  —  (la  moitié  du  livre 
est  occupée  par  les  épttres  etf  les  évangiles  des  dimanches,  traduits)  — 
toute  la  doctrine  chrétienne  :  foi,  morale,  sacrements,  symbolisme  etc., 
c'était  évidemment  renoncer  à  donner  un  enseignement  un  peu  détaillé. 
Cependant  ces  courtes  instructions  sont  en  général  substantielles  et 
nourries  de  forte  doctrine.  Toutes  sont  bien  pratiques.  Les  membrwt 
du  clergé  paroissial  trouveraient  dans  cet  ouvrage  un  excellent  en- 
chaînement pour  une  suite  de  prédications,  et  des  canevas  pour  lear^ 
instructions  aux  fidèles.  —  C'est  le  jugement  de  M.  le  chanoine  d«; 
Bellune,  chargé  par  Mi*^  Tarchevèque  de  Tours  d'examiner  Fouvrage. 
C'est  aussi  notre  humble  avis. 

Fr.  Âmà. 


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BIBLIOGBAPHIE  549 


Le  Serment  de  liberté  et  d'égalité  et  radministratèur  du 
diocèse  d'Angers,  par  M.  Tabbé  Uzureau  (Extr.  de  la  Revue 
des  Sciences  ecclésiastiques,  août,  p.  113-136  et  septembre 
219-233).  Lille,  1903  in-8°  de  40  p. 

L'adhésion  à  la  constitution  civile  du  clergé  fut  un  acte  mauvais.  Le 
serment  de  liberté  et  d'égalité  prescrit  par  les  lois  des  10,  14  et  18  août 
1792  l'était-il  également  ?  Grandes  furent  les  discussions  entre  les  mem- 
bres du  clergé  à  cette  occasion.  M.  Uzureau  publie  l'un  des  mémoires, 
écrits  à  ce  sujet  par  un  des  hommes  les  mieux  placés  pour  juger  de  la 
situation,  les  Observations  simples  et  impartiales  de  M.  Meilloc  qui  fut 
de  1791  à  1802  l'administrateur  du  diocèse  d'Angers.  (Cf.  L.  Éertrand, 
Bibliothèque  sulpicienne.  Paris,  1900,  tom.  II,  p.  48-50.)  Les  conclu, 
sions  de  ce  théologien  sont  favorables  à  la  licéité  de  ce  serment.  D'après 
M.  Uzureau  «  dans  une  question  si  délicate»  il  est  mieux  de  garder  le 
silence.  Le  Saint-Siège  lui-même  ne  se  prononça  jamais  ». 

Il  y  a  lieu,  croyons-nous,  à  distinction.  Pris  en  soi,  le  serment  était 
absolument  légitime,  car  il  n'était  au  fond  que  la  promesse  d'observer 
les  loi$  constitutionnelles  de  liberté  et  d'égalité  nullement  contraire  au 
droit  divin  ou  ecclésiastique.  Pris  dans  son  ensemble^  ce  serment  était 
un  acte  répréhensible,  ou  pour  le  moins  de  nature  douteuse  puisqu'il 
était  ordonné  pour  aggraver  le  serment  à  la  constitution  civile.  De  là 
tes  hésitations  du  clergé.  De  là  aussi  les  décisions  du  Saint-Siège. 

Dans  un  bref  àl'évêque  de  Genève,  en  date  du  5  octobre  1793,  Pie  VI 
répond  à  cette  question  :  «  De  quelle  manière  doit  procéder  un  évéque 
et  à  quelles  peines  doit-il  soumettre  ceux  des  pasteurs  ou  des  clercs 
tant  séculiers  que  réguliers,  exempts  ou  non  exempts,  qui  ont  prêté  le 
serment  civique  conçu  en  ces  termes  :  Je  Jure  d'être  fidèle  à  la  nation j 
de  maintenir  la  liberté  et  l'égalité,  ou  de  mourir  pour  leur  défense  ;  pro- 
férant cette  formule  dans  les  assemblées  appelées  clubs....  »  —  a  Ré- 
ponse .  Il  n'y  a  point  lieu  pour  le  présent  à  des  peines  canoniques,  vu 
que  nous  n'avons  point  encore  porté  notre  jugement  sur  la  formule 
du  second  serment  ordonné  par  l'Assemblée  nationale  ;  en  attendant  il 
faut  avertir  les  curés  ou  clercs,  tant  séculiers  que  réguliers,  exempts 
on  non  exempts  qui  ont  prêté  le  serment,  antérieurement  à  la  procla- 


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550  BIBLIOGRAPHIE 

matîon  du  8  février  de  la  présente  année,  de  consulter  les  intérêts  df 
leur  conscience,  n'étant  pas  permis  de  jurer  dans  le  doute  »  (1). 

La  proclamation  du  8  février  1703  imposait  aux.  prêtres  employés 
au  service  du  culte  en  Savoie  l'obligation  de  prêter  le  serment  de  U 
constitution  civile  du  clergé.  Il  s'agit  donc,  avant  cette  date,  du  seul 
serment  de  liberté  et  d'égalité.  La  même  doctrine  relative  à  cette  ques- 
tion est  exposée  le  l**  avril  1794  dans  une  réponse  du  pape  à  plusieurs 
questions  poséesià  Sa  Sainteté,  ainsi  que  le  26  juillet  1794  et  le  8  mars 
1795. 

Et  c'est  dans  ce  sens  de  la  licéité  du  serment  de  liberté-égalité  que 
fut  rédigée  la  note  suivante  insérée  au  bas  d'une  exhortation  au  clergé 
de  Tournai,  et  indiquant  la  réponse  à  faire  à  cette  question  :  ^  Kvez- 
vous  rétracté  le  serment  de  liberté  et  d'égalité  ?  »  —  a  J'ai  prêté  le 
serment  de  Liberté  et  d'Egalité  dans  un  sens  civil  et  politique.  En  le 
restreignant  purement  à  ce  sens,  de  manière  qu'en  reconnoissant  les 
droits  de  la  Puissance  temporelle  par  ce  qui  est  de  sa  compétence  par- 
ticulière, Ton  demeure  en  entier  relativement  aux  principes  et  à  la  mo- 
rale de  la  Religion  Catholique,  Apostolique  et  Romaine  que  je  professe, 
je  déclare  n'avoir  point  rétracté  le  serment  dont  il  est  question .  » 

Il  n'est  peut-être  pas  sans  intérêt  de  noter  ici  quelques  idées  d'en- 
semble sur  la  conduite   des  prêtres  et  des  religieux  à   la  Révolution  : 

1*  L'option  de  la  vie  privée  ou  de  la  vie  commune,  formulée  en  1700 
et  1701,  ne  peut  fournir  qu'une  présomption  et  jamais  une  preuve  d'in- 
fidélité ou  de  fidélité  à  la  vocation  religieuse  ; 

2*  Le  serment  purement  civique  ne  fut  pas  illicite  ; 

3*  Le  serment  civique  avec  adhésion  expresse  au  clergé  constitution- 
nel, a  été  un  acte  schismatique  et  une  véritable  apostasie,  sauf  natu- 
rellement le  cas  de  bonne  foi  suivie  de  rétractation  ; 

4*'  Le  serment  de  liberté-égalité  a  été  blâmé  par  les  évêques,  mais 
non  par  le  pape  qui  fut  pourtant  consulté  sur  ce  point,  et  même  le  se- 
crétaire d'Etat  réprimanda  les  vicaires  généraux  qui  l'avaient  con- 
damné (1702); 

5"  La  livraison  des  lettres  de  prêtrise,  l'abdication  des  fonctions 
sacerdotales  ont  été  des  crimes.  Toutefois  il  est  à  noter  que  beaucoup 
de  prêtres  qui  n'avaient  pas  commis  ces  fautes  ont  été  cependant  portés, 
sans  le  savoir,  sur  les  registres  d'abdication,  avec  fausses  signatures 

(1'    fiii'fs  et  i/tslructio/ia  de  Pie  17.  Homo,  1797,  tom .  Il,  p.  451. 


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BIBLIOGRAPHIE  551 

6*^  La  promesse  d*obéissance  aux  lois  de  la  République,  de  1794  à 
1797,  n'avait  rien  de  contraire  aux  lois  de  l'Eglise  ; 

7»  Le  serment  de  haine  à  la  royauté,  prêté  en  1797,  par  beaucoup 
d'hommes  honorables,  a  été  interdit  par  Pie  VI,  de  Vive  voix  ; 

8^  Les  diverses  promesses  de  fidélité  à  la  constitution,  exigées  par 
les  gouvernements  consulaire  et  impérial,  n'avaient  rien  que  de  con- 
forme à  la  morale  catholique  ; 

9^  Les  religieux  qui,  à  partir  de  1791-1792^  disparaissent  sans  qu'on 
suive  leur  trace  ni  dans  les  prisons,  ni  sur  la  liste  des  fonctionnaires, 
ni  sur  celle  du  clergé  constitutionnel,  offrent  en  cela  une  preuve  de 
leur  fidélité.  C'est  qu'ils  ont  émigré  ou  se  sont  cachés,  à  moins  qu'ils 
soient  morts  (1). 

Pour  avoir  oublié  ces  quelques  remarques  générales,  plusieurs  histo- 
riens se  sont  trompés  dans  l'appréciation  soit  de  la  conduite  des  prêtres 
et  des  religieux,  soit  dans  divers  serments  exigés  à  cette  époque. 

Fr.  Ubald  d'Alençon. 


Dictionnaire  d'Ahciiéologie  chrétienne  et  de  liturgie  publié 
par  Dom  Cabrol.  Avec  le  concours  d'un  grand  nombre  de 
collaborateurs.  Fasc.  1.  A.-û.  Accusations  contre  les  chré- 
tiens. Paris,  Letouzey  et  Ané,  1903,  5  fr.  net. 

Nous  ne  saurions  trop  recommander  la  récente  publication  inaugurée 
par  les  RR.  PP.  Cabrol  et  Leclercq.  C'est  un  renouvellement  et  une 
augmentation  de  l'ouvrage  très  connu  de  Martigny.  Le  R,  P.  Cabrol  a 
pu  s'assurer  le  concours  effectif  d'éminents  collaborateurs  tels  que 
M««"  Battifol,  Dom  Berlière  et  Dom  Morin,  M.  G.  Kurth,  le  R.  P.  Er- 
moni,  Léon  Clugnet,  M.  Vacandard,  etc.  et  de  telles  signatures  sont 
faites  pour  porter  bonheur  à  un  livre. 

Assez  souvent  chaque  article  renferme  plusieurs  subdivisions.  Le 
premier,  consacré  à  A.  12.,  se  partage  ainsi:  U  Sens  de  ce  symbole. 
IL  Epigraphie.  III.  Objets  mobiliers.  IV.  Particularités.  V.  Numisma- 
tique. VI.  Sigillographie.  VII.  Monuments  figurés.  VIII.  Glyptique. 
IX.  Paléographie.  X.  Liturgie.  Pour  ce  qui  regarde  la  partie  des  mon- 
naies, il  y  aurait  eu  lieu  de  consulter  un  mémoire  publié  en  1892  dans 
les  mélanges  G.  B.  de  Rossi.  Au  revers  de  la  pièce  d'argent  du  Pape 
Adrien,  ce  sont  les  lettres  R  M  qui  sont  gravées,  et   non  pas  A  £2. 

(1)  Cf.  liu/i.  hist.  d'Auvergne.  1899. 


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I 


5&2  BIBLIOGRAPHIE 

Sur  le  tiers  de  sou  de  Sigebert,  il  faut  voir  un  instrument  liturgique, 
un  vase,  peut-être  un  calice,  plutôt  qu'une  combinaison  cpielconque 
des  lettres  grecques. 

Signalons  parmi  les  articles  les  mieux  faits  ceux  consacrés  aux  mots 
Abbaye,  âbbcédaire,  âbebcius,  Abgar,  Abjuration,  Abraham,  les 
Abrasax,  Abbkeviations,  Absoute,  Accent,  Acclamations. 
^;'  Pour  le  mot  Abside,  en  ce  qui  concerne  les  basiliques  africaines,  il 

P  y  aurait  eu  lieu  de  compulser  le  bulletin  archéologique  du  comité  des 

travaux  historiques,  et  sur  l'abbréviation  I  H  S  un  article  de  M.  Omont 
publié  naguère  dans  le  bulletin  de  la  Société  des  Antiquaires  de  France. 
Ajoutons,  et  ce  n'est  pas  pour  nous  en  plaindre,  que  le  lecteur 
trouve  dans  ce  fascicule  de  véritables  études,  des  dissertations  en 
règle  qui  ne  sont  pas  admises  ordinairement  dans  un  dictionnaire,  et 
ce  sont  là  de  précieuses  pages  où  sont  renfermés  d'utiles  et  féconds 
enseignements.  Nous  désirons  donc  voir  se  continuer  le  plus  tôt  pos* 
i^ble  ce  nouveau  dictionnaire  qui  promet,  par  son  premier  fascicule, 
d'être  un  véritable  ouvrage  d'utilité  publique  et  générale. 

F.  Ubald  d'Alençon. 
»  * 

Almanach  franciscain  pour  Tan  de  grâce  1904.  Une  belle 
plaquette  in-V  écu  ;  80  pages  sur  2  colonnes,  ornée  de 
nombreuses  illustrations.  L'Unité  0,50, franco  0,70;  remises 
ordinaires  par  nombre.  Paris,  Charles  Poussîelgue,  15, 
rue  Cassette.  Coai^/w,  maison  Saint-Roch,  Belgique;  et  chez 
les  principaux  libraires. 

L' Almanach  Franciscain  de  1904  est  heureux  de  vous  faire  part  de 
son  apparition. 

Avidement  accueilli,  par  le  passé,  dans  los  foyers  où  vit  laraour  de 
S.  François  et  de  son  Ordre,  il  n'a  pas  hésilé  cette  année  à  augmenter 
son  tirage  afin   de  pouvoir  satisfaire  à  un  plus  grand  nombre  de  de- 
\  mandes.  Faut-il  l'en  blâmer  ?  Oh  non  !  Il   sera  le   bienvenu  de  tous, 

i  surtout  des  Tertiaires.  Ceux-ci,   nous  n'en  doutons  pas,  s'en  occupe- 

1"  ront  activement  et  le  feront  davantage  connaître  autour  d'eux.  Il  est  si 

bon  et  si  beau  !  tout  en  lui  plaît,  car  le  charme  des  récits  se  trouve 
rehaussé  par  de  nombreuses  illustrations  spécialement  exécutées  pour 
cette  publication. 
Jetons  un  rapide  coup  d'œil  sur  la  table  des  matières.  Passons  le 


k.. 


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BIBLIOGRAPHIE  553 

calendrier  franciscain  avec  ses  fêtes  et  ses  indulgences  ;  au  début  voici 
une  charmante  poésie  A  Marie  fmmaculée,  à  l'occasion  du  cinquante- 
naire de  la  définition  du  dogme,  puis  les  Epreuves  de  l'Heure  présente 
qui  nous  donnent  un  aperçu  général  de  la  situation  actuelle  des  reli- 
gieux, tandis  que  les  Pages  Glorieuses  entrent  dans  le  détail  des  per- 
sécjutions.  Dans  le  Noël  de  Frère  Illuminé^  le  P.  Rémi  fait  renaître  Fes- 
pérance  de  la  victoire  définitive  :  dans  la  Reconnaissance  du  Peuple  on 
Ht  un  touchant  épisode  de  la  vie  du  P.  Marie-Antoine  ;  Au  Pays  de  Pie  X, 
on  apprend  quelle  fut  Tenfance  de  ce  tertiaire  illustre,  aujourd'hui  assi» 
sur  la  chaire  de  S.  Pierre.  Lisez  encore  Les  Sources  de  l'Héroïsme^ 
vous  comprendrez  la  raison  de  la  force  de  tant  d'âmes  qui  se  dé- 
vouent ;  lisez  surtout  les  belles  pages  consacrées  à  la  Conversion  de 
Douze  Jeunes  Filles  Musulmanes ^  vous  saisirez  sur  le  vif  l'action  fran- 
iîiscaine  des  missionnaires  ;  puis,  pour  vous  égayer,  savourez  Le  Gloria 
et  le  Credo  à  la  table  du  Pasteur,  le  bon  Père  n'y  manque  pas  de  ma- 
lice. Mavil  nous  transporte  près  du  Trou  de  l'Abime  dans  le  pays 
hospitalier  de  Belgique^  conte  de  Noôl  qui,  en  définitive,  redit  le 
triomphe  de  la  foi  et  de  la  prière.  Ce  sont  encore  Les  Souvenirs  et  les 
regrets  d'un  £'.ri7^,touchante  expression  de  la  reconnaissance  d'un  séra- 
phique  ;  une  Histoire  ancienne^  bien  moderne  par  l'application.  Je  feuil- 
lette toujours  et  je  vois  dérouler  sous  mes  yeux  des  histoires  ou  des 
traits  charmants,  ce  sont  :  l'Adoro  /c.  Premières  Armes,  Novice  obéis- 
sant, La  plus  belle  Chose  du  Monde  ^  Ite  et  Vos  y  Le  B.  Gérard  de  Lunel, 
Le  Tiers-Ordre  au  Ciel,  Sœurs  blanchesy  etc.,  etc. 

Tertiaires,  pour  qui  nous  avons  travaillé,  répandez  ce  petit  trésor 
afin  qu'il  fasse,  du  bien  et  console  dans  ces  heures  det  tristesse. 

Les  Etrennes  Séraphiques  de  1904  sont  consacrées  à  l'Immaculée 
Conception  ;  elles  reproduisent  douze  remarquables  tableaux  de  maîtres 
sur  la  Sainte  Vierge  et  donnent  un  commentaire  délicieux  de  V  Ave  Maria, 
—  On  y  trouve  l'indication  des  fêtes  et  des  indulgences  si  nombreuses 
du  Tiers-Ordre.  —  12  feuillets  de  4  pages  illustrées,  avec  texte.  L'Unité 
0,10,  franco  0,1.*)!  Remises  ordinaires  par  nombre. 

P.  Eugène  d'Oisy. 

*  * 

Collection  «  Science  et  Religion  ».   Paris,    Bloud  et  Barrai. 

La  collection  «  Science  et  Religtan  «  vient  de  s'enrichir  de  dix-sept 
volumes  nouveaux  que  l'on  peut  repartir  ainsi  :  Histoire,  Apologétique, 
Economie  sociale,  Morale  et  Droit. 


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564  BIBLIOGRAPHIE 

L'Histoire  apporte  le  plus  fort  contingent  avec  ses  neuf  volumes. 
C'est  d'abord  :  «  La  Primauté  de  VEvéque  de  Rome  dans  les  trois  pre» 
miers  siècles  )>  où  M.  Ërmoni  passe  en  revue  monuments,  textes  et  faits 
des  premiers  temps  de  TEglise  et  établit  péremptoirement  la  primauté 
de  l'évêque  de  Rome.  «  L' Immaculée- Conception  »  (2  vol.)  du  R.  P. 
Xavier-Marie  Le  Bachelet  se  rattache  à  l'opuscule  du  même  auteur 
paru  en  1900  sous  ce  titre  :  «  Le  Péché  originel  dans  Adam  et  ses  des- 
cendants ».  C'est  l'ancienneté  du  dogme  défendu  par  Thisloire  de  son 
évolution  à  travers  les  siècles.  M.  Joseph  Dgnais-Darnays  dans  «  Les 
Protestants  français  sous  Henri  IV  »  démasque  l'hypocrisie  du  Protes- 
tisme  à  la  ^n  du  XVI«  siècle.  Rien  de  plus  palpitant  que  «  Zc  Symbole 
des  Apôtres  »  de  V.  Ërmoni.  C'est  l'histoire  de  notre  vieux  Credo 
nous  venant  intact  des  Apôtres  sauf  quelques  variantes  de  texte. 
M.  L.  Gondal  dans  :  »  Le  Catholicisme  en  Russie  »  nous  donne  un 
aperçu  parfait  de  la  sagesse  de  Rome  luttant  avec  la  Russie  dont 
l'odieuse  conduite  envers  la  Pologne  est  mise  à  vif.  «  La  C/iristiani- 
sation  des  foules  »  d'Albert  Dufourcq  est  la  première  réponse  donnée 
à  ces  deux  questions  :  Pourquoi  le  culte  des  Saints  a-t-il  pris  un  essor 
si  considérable  dans  les  dix  premiers  siècles  du  Christianisme  ?  Com- 
ment les  foules  ont-elles  cessé  de  croire  aux  idoles  et  sont-elles  deve- 
nues chrétiennes  ?  —  Très  curieux  l'opuscule  de  dom  Paul  Renaudin  : 
«  Luthériens  et  Grecs~ Orthodoxes  ».  —  «  La  persécution  religieuse  en 
Allemagne  i 872-79  »,  2  vol.  duR.  P.  Bernard,  est  toute  d'actualité,  on 
croirait  lire  Fhistoire  du  Culturkampf  français. 

L'Apologétique  comprend  six  volumes  :  1®  Réfutation  de  réternelle 
légende  des  monita  sécréta  «  la  plus  colossale  mystification  des  temps 
modernes  »  :  dans  les  «  Instructions  secrètes  des  Jésuites  »  du  R.  P.  Ber- 
nard. —  2°  Dans  :  «  Les  conditions  modernes  de  Vaccord  entr^  la  Foi  et 
la  Raison,  »  le  R.  P.  Largent  publie  des  conférences  de  M  Tabbé  de 
Broglie  nous  montrant  que  la  croyance  dépend  de  la  volonté,  aidée  par 
la  grâce.  Il  répond  au  reproche  d'anthropomorphisme  que  fait  Tévo^- 
tionisme  à  la  notion  spiritualiste  et  chrétienne  de  Dieu.  —  3**  M.  André 
Baudrillard  dans  «  La  Charité  aux  premiers  siècles  de  l'Eglise  »  expose 
ce  qu'était  la  charité  avant  Jésus-Christ  et  nous  montre  le  changement 
profond  apporté  par  la  religion  nouvelle.  Le  dernier  chapitre  traite  de 
l'influence  du  Christianisme  sur  le  droit  romain.  —  4®  M.  Michel  Salo- 
mon  réfute  le  positivisme  dans  :  «  Auguste  Comte  »  et  se  demande  après 
M.  F.  Brunetière  si  l'utilisation  de  cette  doctrine  pour  la  constitution 
de  l'apologétique  future  est  possible. —  5"  L'opuscule  :  «  Les  Salésiens, 


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1 


BIBLIOGRAPHIE  655 

L'œuvre  de  Dom  Bosco  »,  établit  la  vérité  historique  concernant  la  per- 
sonne et  l'œuvre  du  saint  Vincent  de  Paul  italien.  —  6®  «  Le  Renouvela 
lement  intellectuel  du  clergé  au  XIX*  siècle.  Les  Hommes,  Les  InstitU" 
tions  9  du  R.  P.  Alfred  Baudrillard,  professeur  à  l'Institut  catholique 
de  Paris,  rappelle  l'effort  intellectuel  que  le  clergé  de  France  a  fourni 
au  cours  du  siècle  passée  énumëre  les  résultats  acquis,  et  fi^it  entrevoir 
les  espérances  qu'un  tel  mouvement  permet  de  concevoir  pour  l'avenir. 

L'Economie  sociale  comprend  cinq  volumes.  C'est  d'abord  t  La  Dé- 
population en  France^  ses  causes  et  ses  remèdes  »  de  M.  Henri  Clément^ 
sujet  très  compliqué,  très  grave  et  d'une  grande  importance  pour  notre 
pays.  —  M.  Frantz  Funck-Brentano  vient  avec  trois  volumes  \\.*  ta  La 
famille  dans  l'Etat  »  vérité  prouvée  par  la  civilisation  grecque,  la  civi- 
lisation romaine  et  la  civilisation  française.  2®  «  Grandeur  et  décadence 
des  aristocraties,  »  Bref  exposé  de  la  lutte  entre  la  classe  dirigeante  et 
le  monde  du  travail.  3°  a  Grandeur  et  décadence  de  classes  moyennes.  » 
La  bourgeoisie  dans  l'histoire  :  «  sa  formation,  son  évolution  et  sa 
ruine.  »  — M.  L.  Garriguel  clôt  la  série  par  une  étude  sur  «  Le  Salaire  ». 

Trois  volumes  peuvent  se  rattacher  à  la  morale  :  «  Une  loi  injuste 
oblige-t-elle  en  conscience  t  »  par  A.  Bélanger  :  sujet  très  palpitant  à 
l'époque  où  la  loi  est  l'objet  d'un  culte  exagéré.  L'auteur  étudie  la  ques- 
tion à  la  lumière  de  la  théologie  pour  les  catholiques  et  à  la  lueur  du 
bon  sens  pour  les  autres.  «  Du  mensonge  proprement  dit  et  du  droit  à 
la  vrrité  »,  par  un  professeur  de  Théologie.  L'auteur  délimite  le  droit 
à  la  vérité  ei  le  droit  au  secret  de  la  part  des  juges,  des  parents,  des 
époux,  des  confesseurs,  etc.  »  M.  le  chanoine  R.  Planeix  dans  l'opus- 
cule :  «  L'Abstention  religieuse  dans  le  temps  présent  »,  étudie  les  causes 
el  les  remèdes  de  ce  phénomène  si  regrettable  :  pourquoi  tant  d'hommes 
vivent  sans  Dieu,  sans  culte,  sans  pratique  religieuse,  tout  en  voulant 
bien  du  prêtre  à  leur  naissance,  à  leur  mariage  et  à  leur  mort  ? 

Le  droit  comprend  deux  volumes  de  sujet  très  divers  :  L'Etat^  sa  na- 
ture et  ses  fonctions,  »  du  R.  P.  Calmes.  Origine  du  pouvoir  civil, 
son  développement  et  sa  transformation.  «  De  la  location  des  sièges  de 
r  Eglise  »,  où  M.  l'abbé  Lucien  Crouzil  contribue  à  la  solution  paci- 
fique des  difficultés  entre  fabriques,  communes,  locataires  et  conces- 
sionnaires. 

Comme  on  le  voit,  tous  ces  volumes  par  la  recherche  rationnelle  de 
la  vérité  mettent  la  science  au  service  de  sa  sœur  aînée  :  la  Religion  ; 
<;t  justifient  une  fois  déplus  le  titre  de  collection  :  «  Science  et  Religion  ». 

Z. 


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&56  BIBLIOGRAPHIE 

Les  Etudes  Franciscaines  ont  encore  reru  : 

Couvin,  Notice  sur  les  RécoUets^  la  statue  de  Notre-Dame  de  Consola- 
tion et  les  Récollectines ,  par  le  P.  Ubald  d'Alençon.  Couvin  ,  maison 
Saint  Roch,  1903,  in-8**  de  32  pages  avec  gravures.  Prix  :  0,00  Iranco. 
—  Les  Capucins  de  Versailles  devant  le  Tribunal  correctionnel.  Plaidoi- 
rie de  M*  Pierre  Rudelle.  Vannes,  Lafolye,  1903,  in-8**  de  45  p.  —  Unr 
statuette  de  sainte  Eniérance  au  Longeron  (Maine-et-Lioire),  par  M.  If 
chanoine  Urseau,  correspondant  du  ministère  de  Tlnstruction  publique. 
(Extr.  du  BulL  archéologique^  1902,  in-8*  de  11  p.  avec  gravures.  — 
Les  Capucins  [de  Paris]  en  correctionnelle.  Plaidoirie  de  M*  Boullay. 
Extr.  des  n°*  5  et  7  de  la  Revue  des  Grands  Procès.  Paris,  Chevalier- 
Marescq,  1903,  in-4*  de  28  p.  —  Bibliothèque  ornaise,  Canton  de  Vi- 
moutiers.  Essai  de  bibliographie  cantonale  par  MM.  le  comte  Gérard  de 
Contades  et  l'abbé  A.-L.  Letacq,  membres  de  la  Soc.  arch.  de  TOme. 
Paris,  Champion,  1893.  —  Siège  du  fort  du  Maily  couvent  des  Capucins 
de  Carcassonnè^  par  Tabbé  M.  Barde  [P.  Anselme  de  Cette],  nouv.  édit. 
revue  et  corr.  6*  mille.  Carcassonne,  Bonnafous-Thomas,  1903,  in-l<» 
de  8  p.,  n.  ch.  et  122  p.  —  Etude  historique  sur  le  couvent  des  Capucins 
à  Vinça  (i 589-1 793),  par  l'abbé  Jean  Sarrète.  Vannes,  Lafolje,  1903. 
in-8*  de  39  p.  —  Rome  et  les  Triomphes  de  V Eglise.  Conférence  avec 
projections.  Paris,  Bonne  Presse,  broch.  in-12  de  40  p. 


CLR  LICENCIA  SUPERIORUM 

Le  gérant  : 
F.  CHEVALIER. 


Vannei.  —  Imprimerie  LAFOLYË  Frères,  2,  place  des  Lices.  ^ 


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Gor-' 


SOIT  LOVÉ  NOTRE-SBIGNEVR  JÉSUS-CHRIST  TOUJOURS  ! 

.UNE 

NOUVELLE  HISTOIRE  DE  BELGIQUE 


Histoire  de  Belgique  par  H,  Pirenne,  professeur  à  TUniversité  âfi  Gand  iii-8*  tom.  I. 
Des  origines  au  commencement  du  XIY*  siècle.  XII-431  p.  —  Topi.  II,  Du  com- 
mencement du  XIV*  siècle  à  la  mort  de  Charles  le  Téméraire.  VIII-470.  Avec  une 
carte.  Bruxelles,  Lambertin,  1900  «t  1903  (t). 

C'est  en  vérité  une  besogne  très  ardue  que  celle  de  faire 
une  histoire  comme  celle  des  Pays-Bas.  Il  faut  en  effet  pro- 
duire une  œuvre  qui  ait  de  Tunité  ;  or  est-ce  possible  quand 
il  s'agit  d'un  territoire  qui  n'a  ni  unité  géographique,  ni  unité 
de  race,  ili  unité  politique,  ni  unité  de  langue,  ni  unité  reli- 
gieuse ?  La  Belgique  n'a  pas  de  frontières  naturelles,  et  son 
rôle  semble  bien  avoir  été  précisément  d'être  un  pays  de 
marches,  d'avoir  été  un  de  ces  Etats  dont  les  puissances  po- 
litiques voisines  se  jalousent  la  possession,  et  où  elles  en 
viennent  aux  mains.  L'élément  germanique,  l'élémeAt  romain 
s'y  sont  longtemps  partagé  le  territoire  ;  l'Allemagne  et  la 
France  s'y  sont  disputé  l'hégémonie  politique  depuis  le  traité 
de  Verdun  jusqu'au  X®  siècle;  une  foule  de  principautés  sou- 

(1)  Parmi  les  récentes  publications  concernant  l'histoire  belge,  il  convient 
de  citer  les  Lectures  historiques  recueillies  dans  les  travaux  des  principaux 
historiens  et  accompagnées  de  tableaux  synoptiques  par  R.  d'Awans  et  Eug. 
Lameere,  et  allant  jusqu'à  la  domination  bourguignonne.  —  La  formation 
territoriale  des  principautés  belges  au  moyen  âge,  par  un  professeur  à  TUni- 
versité  de  Bruxelles,  M.  Léon  Vandcrfindere  2  vol.  in-8%  Bruxelles.  Lamertin  ; 
—  la  Belgique  commerciale  sous  l'empereur  Charles  F/,  et  un  Essai  sur  le  règne 
du  prince  évêque  de  Liège  Maximilien  Henri  de  Bavière  y  ces 'deux  derniers  ou- 
vrages par  M.  Michel  Huisman  ;  ~-  la  Bibliographie  de  V histoire  de  Belgique 
par  M.  Pirenne,  véritable  catalogue  méthodique  et  chonologique  des  sources 
et  des  ouvrages  principaux  relatifs  à  l'histoire  de  tous  les  Pays-Bas  jusqu'en 
1598  et  à  l'histoire  de  Belgique  jusqu'en  1830,  précieux  recueil  où  je  ne  re- 
procherai à  l'auteur  que   de  ne  pas  avoir  assez  pensé  à  l'histoire  religieuse. 

E,  F.  —  X.  —  37 


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558  UNE  NOUVELLE  HISTOIRE  DE  BELGIQUE 

vent  bilingues  s'y  sont  disputé  l'influence.  Au  point  de  vue 
religieux  enfin  lé  pays  a  relevé  de  centres  opposés,  Reims  et 
Cologne. 

Toutefois,  si  la  Belgique,  à  tous  ces  égards,  a  suivi  les  fluc- 
tuations de  la  vie  politique  de  ses  voisins  de  Test  et  du  midi, 
s'il  est  vrai  que  par  suite  pour  étudier  Thistoire  de  oe  pays  il 
faille  trouver  chez  ses  proches  les  Germains  ou  les  Francs 
les  éléments  de  cette  histoire  ;  d'autre  part  il  est  certain 
qu'il  y  a  dans  la  même  Belgique  une  véritable  unité  de  vie 
sociale  et  c'est,  ce  qui  permet  à  l'éminent  historien  qu'est 
M,  Pirenne  de  donner  corps  et  suite  à  son  nouvel  ouvrage. 
Cette  vie  sociale,  elle  vient  de  la  nature  de  la  Belgique  qui 
est  un  pays  de  frontière,  le  champ  de  bataille  de  l'Europe,  le 
marché  où  se  fait  le  commerce  des  idées  entre  Celtes  et 
Germains,  entre  Francs  et  Allemands,  entre  le  nord  et  le  midi 
par  ses  ports  et  ses  débouchés  sur  la  mer.  Et  c'est  cette 
unité  de  vie  sociale  qui  finira  par  détacher  au  XV®  siècle  la 
Flandre  de  la  France  et  la  Lotharingie  de  l'Allemagne,  pour 
former  ces  Etats  de  Bourgogne,  premier  noyau  de  la  Belgique 
actuelle. 

—  «  En  réalité,  l'histoire  de  Belgique  pendant  le  uioyen 
âge,  c'est  l'histoire  d'un  morceau  de  l'Allemagne  et  d'un 
morceau  de  la  France  qui,  se  soudant  ensemble,  arrivent  à 
former  un  Etat  nouveau  entre  les  deux  grands  Etats  dont  ils 
se  sont  détachés  (1)  ». 

L'ouvrage  de  M.  Pirenne  comprend  jusqu'il  présent  deux 
volumes.  Dans  le  premier,  divisé  en  trois  parties,  le  premier 
livre  est  consacré  à  l'étude  des  Pays-Bas  jusqu'au  XII*  siècle, 
le  second  aux  Pays-Bas  des  XII*  et  XIU'  siècles,  le  troisième 
à  la  lutte  entre  la  Flandre  et  la  France.  Au  second  volume 
viennent  les  princes  et  les  villes  au  XIV*'  siècle,  Tunification 
des  Pays-Bas  et  l'Etat  bourguignon.  Le  plan,  on  le  voit,  est 
tout  différent  de  celui  des  écrivains  qui  ont  nom  des 
Roches,  Juste  Lipse,  Moke,  Mgr  Namèche  et  David,  et 
leurs  œuvres  sont  de  beaucoup  distancées  par  celle  de 
M.  Pirenne.  î 

(1)  Pirenne,  HisL  de  Belgique,  tome  I,  p.  49. 


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UNE  NOUVELLE  HISTOIRE  DE  BELGIQUE  559 


A  rorigine  différents  peuples  se  trouvaient  établis  sur  le 
territoire  de  la  Belgique  :  les  Bataves  en  Zélande,  les  Teu- 
tons aux  bords  du  Rhin,  les  Morins  en  Frandre,  les  Ména^ 
piens  et  les  Nervins  dans  le  Brabant  et  le  Hainaut,  les 
Eburons  au  Limbourg,  les  Aduatiques,  Condruses,  Cérèses, 
Péinanes  et  Trévires  en  Ardenne  (1).  Les  Romains,  à  la 
conquête,  en  formèrent  une  province  sous  Auguste,  qui  fu* 
démembrée  au  temps  de  Dioclétien  pour  constituer  la 
Germanica  inferior  et  la  Belgica  secunda.  Une  longue  route 
les  traversait,  allant  de  Cologne  à  TEscaut  en  passant  par 
Maestricht  et  Tongres,  les  rives  de  la  Meuse  et  de  la  Sambre 
pour  aboutir  à  Cambrai.  C'était  le  chemm  de  Brunehaut^  si 
connu  du  moyen  âge.  Il  longe  à  peu  près  la  frontière  lin- 
guistique si  étrange  qui  court  de  Dunkerque  à  Aix-la-Cha- 
pelle et  sépare  sans  qu'on  s*en  aperçoive  les  pays  flamands 
des  pays  wallons. 

Il  suffit,  du  reste,  de  se  reporter  en  arrière  pour  avoir 
Texplication  de  cette  frontière  linguistique  persistante  depuis 
le  V*  siècle.  Les  Francs,  lors  de  leur  invasion,  se  trouvèrent 
arrêtés  par  la  Forêt  Charbonnière  dont  il  ne  reste  plus  rien 
ou  presque  rien,  mais  qui  courait  alors  des  bords  de  l'Escaut 
jusqu'aux  plateaux  d'Ardenne,  et  les  Celtes  romanisés,  les 
Walla,  comme  disaient  les  Germains,  restèrent  étrangers  à 
toute  influence  de  la  langue  teutonique. 

L'évangélisation  chrétienne  n'apparait  sérieusement  qu'au 
III"  siècle  ;  encore  est-ce  seulement  au  milieu  du  IV* 
que  le  premier  évêque  bien  authentique,  saint  Servais, 
établit  son  siège  à  Tongres.  A  la  chute  de  Tempire  romain^ 
l'organisation  ecclésiastique  fut  détruite  pour  ne  renaître 
qu'au  VI 1'=  siècle  avec  saint  Amand  ;  et,  chose  remarquable, 
les  nouvelles  circonscriptions  religieuses  furent  délimitées 
avec  des  idées  toutes  romaines,  sans  tenir  compte  des 
limites  de  races  ou  de  langues^  en  sorte  que  jusqu'à  Phi- 
\ 

(1)  On  eut  aimé  trouver,  dans  le  livre  de  M.  Pîrenne,  une  page  sur  la 
religion  de  ces  peuples. 


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560  UNE  NOUVELLE  HISTOIRE  DE  BELGIQUE 

lippe  II,  jusqu^au  XVI*  siècle,  la  Belgique,  de  par  son  orga- 
nisation religieuse,  se  trouve  plus  que  jamais  appelée 
à  jouer  le  rôle  de  pays-frontière  qu'elle  avait  rempli  jus- 
qu'alors. 

Trop  éloignée  d'un  pouvoir  central  pouvant  la  régenter  à 
son  aise,  la  Belgique  s'est  également  trouvée  terrain  favo- 
rable à  l'éclosion  de  la  féodalité  au  XI®  siècle,  ce  La  crois- 
sance des  petits  états  féodaux  qui  se  sont  créés  entre  la 
Meuse  et  la  mer,  écrit  M.  Pirenne,  a  été  singulièrement  hâ- 
tive et  vigoureuse.  Difficilement  accessibles,  par  suite  de  la 
situation  excentrique  qu'ils  occupent,  à  l'action  personnelle 
de  leurs  suzerains,  étrangers  à  l'idée  (nationale  comme  au 
sentiment  monarchique,  ces  princes  belges  sont...  de  purs 
féodaux,  et  le  coin  de  terre  où  ils  dominent  est  par  excellence 
le  pays  du  particularisme  provincial  (1).  » 

La  féodalité,  en  Belgique,  a  les  mêmes  origines  qu'en 
France.  Fonctionnaire  royal,  le  comte  devient  bientôt  grand 
propriétaire  foncier,  puis  seigneur  et  justicier  de  la  terre. 
En  même  te'mps  qu'il  s'arroge  la  souveraineté,  le  pouvoir 
central  devient  indivisible,  et  au  XV  siècle  a  un  seul  des  fils 
du  défunt,  ordinairement  l'aîné,  recueille  la  terre  et  la  cou- 
ronne paternelle  ;  ses  frères  cadets  sont  pourvus  de  fiefs  et 
d'apanages  (2)  ».  Ajoutons  aussi  une  cause  spéciale  à  la  con- 
trée :  l'appropriation  des  abbayes  par  les  dynastes  locaux. 
Auprès  du  comte,  dès  le  X®  siècle,  figure  une  administration 
centralisatrice  sur  le  type  carolingien,  que  Robert  Le  Frizon 
porte  à  sa  perfection  en  1089  en  créant  l'office  de  chancelier 
de  Flandre.  Tout  autour  rayonnent  les  fonctionnaires,  ceux 
qui  dirigent  les  finances  ou  régissent  les  domaines  dans  les 
ministeria,  ceux  qui  exercent  le  pouvoir  militaire  et  judi- 
ciaire dans  les  castellaniae^  l'une  et  l'autre  administration 
rattachée  au  château,  résidence  des  premiers  vassaux  du 
comte. 

G'est  à  cette  même  époque  de  la  fondation  des  institutions 
féodales  que  les  Pays-Bas  manifestent  déjà  l'intensité  de  leur 
vie  économique  et  littéraire. Tout  le  territoire  peut  se  partager 

(1)  Uist.  de  Belg,  tome  I,  p.  103. 

(2)  Pirenne,  Hist,  de  Belgique^  tome  I,  p.  108. 


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UNE  NOUVELLE  HISTOIRE  DE  BELGIQUE  561 

en  trois  portions  :  au  sud  les  exploitations  réunies  en  aglomé* 
rations  ou  villages  à  la  mode  germanique  ;  au  nord  les  ex- 
ploitations isolées  à  la  mode  fran(][ue  ;  dans  la  Campine,  les 
paysans  libres  qui  luttent  contre  les  envahissements  de 
la  mer,  vivent  de  leurs  moutons  et  des  fruits  de  leur  pêche.  La 
Flandre  maritime,  au  contraire,  présente  déjà  «  un  contraste 
très  nettement  marqué  avec  le  reste  de  la  Belgique.  Différents 
de  leurs  voisins  par  la  langue  et  le  droit,  ses  habitants  en 
diffèrent  aussi  par  leur  condition  juridique,  par  leurs  occu- 
pations habituelles,  par  le  genre  de  leur  alimentation.  Ils 
constituent  pour  la  Flandre  une  réserve  de  forces  fraîches  et 
d'énergie  (1).  »  Et  rien  n'est  plus  caractéristique  comme  cette 
famille-souche,  établie  dans  sa  ferme  salienne,  avec  sa 
maison  unique,  ses  champs  et  ses  prairies  :  le  bâtiment  est 
entouré  d'une  cour  clôturée,  dans  laquelle  s'élève  comme 
autant  de  constructions  séparées,  Tétable,  la  grange,  le  four, 
etc.  «  Tout  cela  s''est  conservé  jusqu'aujourd'hui  et  la  ferme 
flamande  du  XIX*"  siècle,  si  Ton  substitue  par  la  pensée  des 
murs  en  terre  battue  à  ses  murs  en  briques  et  des  toits  de 
chaume  à  ses  toits  de  tuile  rouge,  présente  encore  une 
image  fidèle  de  la  ferme  salienne  du  V*  siècle  (2).  » 

Quant  à  la  vie  littéraire,  on  ne  peut  douter  qu'elle  ne  fut 
alors  remarquable.  C'est  au  monastère  de  Saint-Âmand  que 
l'on  a  retrouvé  fe  plus  ancien  poème  de  la  littérature  française, 
la  cantilène  de  sainte  Eulalie,  et  l'un  des  plus  vieux  monu- 
ments des  lettres  allemandes,  le  Ludwigslied.  Le  français, 
ou,  pour  dire  mieux,  le  roman,  devient  dès  la  fin  du  XII® 
siècle,  le  complément  indispensable  de  toute  bonne  édu- 
cation, la  langue  du  clergé  et  de  l'aristocratie,  comme  le 
germain  reste  le  langage  du  peuple.  Dans  les  abbayes  s'épa- 
nouissent de  florissantes  écoles  littéraires  et  c'est  à  Gembloux 
que  naîtront  le  traité  de  Sigebert  de  scriptoribus  ecclesiasticis 
et  la  chronique  universelle  qui  seront  consultés  jusqu'à  la 
Renaissance.  Toute  la  littérature  est  cultivée  d'ailleurs  dans 
les  abbayes,  et  ces  abbayes  sont  prospères  grâce  aux  efforts 
de  Gérard  de  Brpgne  et  à  la  réforme  clunisienne. 

(1)  Hist.  de  Belg.,  tome  I,  p.  138. 

(2)  Loc,  cit.,  p.  24. 


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562  UNE  NOUVELLE  HISTOIRE  DE  BELGIQUE 


Depuis  Jésus-Christ  jusqu'à  la  fin  du  Xr  siècle  Thistoire 
de  Belgique  peut  se  ramener  à  quelques  événements  capitaux  : 
Toccupation  romaine,  —  la  domination  franque  avec  Gladion 
et  Glovis,  —  la  puissance  carolingienne  établie  avec  Ghar- 
lemagne  à  Aix-la-Chapelle,  —  la  fondation  et  la  chute  du  duché 
de  Lotharingie,  —  l'établissement  du  comté  de  Flandre. 
Beaudoin  domine  à  ce  moment,  de  sa  haute  stature  et  de  sa 
figure  majestueuse,  toutes  les  destinées  du  pays  et  par  ses 
enfants  il  a  prise  sur  le  Hainaut  et  la  Hollande.  Aux  XIP  et 
XIII^  siècle,  la  Belgique  qui  avait  été  le  pays  des  monastères 
devient  le  pays  des  villes,  grâce  à  l'activité  commerciale  qui 
c'y  développe  fébrilement.  Les  Normands,  depuis  la  victoire 
d'Hastings,  sont,  en  effet,  maîtres  de  l'Angleterre,  et  c'est  là 
désormais  qu'ils  vont  s'établir,  qu'ils  font  diriger  leurs  vivres, 
et  les  barques  flamandes  remontent  la  Tamise  au  chant  du 
Kyrie  eleison.  De  toutes  parts  l'industrie  se  développe  :  celle 
des  draps  en  Flandre,  celle  des  métaux  du  côté  de  Huy  et  de 
Dinant;  en  Brabant  l'agriculture  devient  prospère,  et  bientôt 
des  cités  nouvelles  s'établissent  :  Bruges  et  Nieuport  à  l'em- 
bouchure d'un  fleuve,  Gand  et  Liège  au  confluent  de  deux 
rivières,  Saint-Omer,  Lille,  Douai,  Valenciennes,  Cambrai, 
Anvers,  Malines,  Huy,  Dinant,  Maestricht  sur  un  cours  d'eau 
navigable,  Bruxelles  et  Louvain  à  l'endroit  où  la  Senne  et 
la  Dyle  commencent  à  porter  des  barques,  ailleurs  encore 
Nivelles,  Tirlemont,  Léau  et  Vilvorde.  Et  bientôt  les  fabri- 
cants et  les  marchants  veulent  leur  liberté  et  leur  autonomie, 
ils  s'organisent  en  gildes,  et  de  leur  côté  les  paysans  s'affran- 
chissent pour  toujours. 

La  France  trouvait  son  compte  à  ce  mouvement  d'idées  et 
d'institutions  sociales.  A  la  suite  du  traité  de  Melun  et  de  la 
lutte  des  Dampierre  et  des  d'Avesnes,  elle  voit  grandir  son 
influence  sur  la  Belgique,  au  détriment  de  l'Allemagne.  Ne 
peut-on  pas  dire  qu'à  cette  époque,  la  Belgique  aurait  pu 
jouir  d'un  gouvernement  personnel,  si  les  villes  et  les  prin- 
cipautés laïques  ou  épiscopales  s'étaient  unies?  La  bourgeoi- 
sie s'est  rendue  maîtresse  du  clergé  et  débarrassé  de  la  petite 


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UNE  NOUVELLE  HISTOIRE  DE  BELGIQUE  €63 

noblesse  en  s'annexant  le  pouvoir  comtal  à  tel  point  qu'il  n'y 
avait  souvent  plus  de  différence  entre  Vurbs  comitis  et  le 
burgus  mercatorum.  Mais  par  ailleurs  les  princes  ont  créé  un 
nouveau  type  de  fonctionnaire,  le  bailli,  amovible  et  salarié, 
qui  se  surbordonne  les  maires,  les  ammans,  les  écoutètes, 
d'où  naît  un  grand  ressentiment  dans  l'aristocratie  flamande 
contre  son  suzerain;  et  tandis  que  les  villes  suffisent  ample- 
ment à  leurs  dépenses  par  la  levée  des  assises,  les  princes 
en  sont  réduits  aux  impôts,  aux  emprunts. 

La  plus  grande  cause  de  l'affaiblissement  des  Pays-Bas  à 
cette  époque  est  au  fond  la  décision  très  politique  d'Inno- 
cent III  et  du  roi  saint  Louis,  à  la  suite  du  différend  entre  les 
fils  de  Marguerite  de  Flandre  (1246).  Elle  attribuait  à-Jean 
d'Avesnes  le  comté  de  Hainaut,  et  à  Guillaume  de  Dampierre 
le  comté  de  Flandre  ;  elle  amoindrissait  du  même  coup,  pour 
de  longues  années,  la  puissance  territoriale  de  la  maison  des 
Dampierre,  à  la  fois  en  diminuant  l'étendue  de  ses  domaines 
et  en  créant  contre  elle  l'existence  d'un  rival  dangereux. 
Cette  décision  fut  aussi  une  grande  victoire  de  la  France  au 
détriment  de  l'Empire  :  victoire  toute  morale  et  pacifique  qui 
non  seulement  augmentait  l'influence  du  roi  sur  un  gratid 
vassal,  mais  encore  l'étendait  sur  des  pays  d'empire  alle- 
mand. 

Il  serait  curieux  d'étudier  à  quel  point  la  Belgique  a  été 
tributaire  de  la  France  au  XIP  et  XIIP  siècle.  C'est  de  la 
France,  bien  plus  que  de  l'Allemagne  qu'elle  accepte  les 
impulsions  politiques  ;  c'est  de  la  France  qu'elle  a  reçu  l'ins- 
titution de  la  paix  de  Dieu  ;  c'est  à  la  France  qu'elle  emprunte 
tout  naturellement  la  langue  romane.  «  Le  meilleur  moyen 
d'apprécier  dans  toute  son  intensité  l'action  exercée  par  la 
France  sur  la  Flandre,  c'est  de  suivre,  dans  les  parties  germa- 
niques de  cette  contrée,  les  progrès  de  la  langue  française.  » 
Le  français  pénètre  «  sans  efforts  et  par  la  vertu  même  de  la 
force  des  choses  dans  ce  pays  rattaché  à  la  France  par  sa 
situation  géographique,  par  la  subordination  politique,  par 
ses  circonscriptions  diocésaines  et  par  les  intérêts  de  son 
commerce  (1)  ». 

(1)  TUst.  de  Belg,,  tome  I,  p.  303,  304. ~  Cf.  G.  Kurth,  La  Frontière  lin- 
guistique en  Belgique. 


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5$4i  UNB  NOUVELLE  HISTOIRE  DE  BELGIQUE 

La  littérature  romane,  dès  le  XII*  siècle,  on  la  trouve 
dans  les  grandes  villes  fortunées,  dans  les  monastères  cister- 
ciens ;  et  rien  n^est  plus  français  d'éducation  qu'un  prince 
comme  Thierry  d'Alsace,  les  deux  Baudoin  VIII  et  IX,  comme 
les  deux  sœurs  Jeanne  et  Marguerite,  comtesses  de  Hainaut, 
^comme  toute  l'aristocratie.  <(  Au  XIIP  siècle  la  seule  langue 
qu'emploient  les  comtes  et  que  Ton  parle  dans  leur  entou- 
rage est  le  français.  C'est  en  français  que  sont  rédigés  les 
comptes  de  leur  hôtel  et  leur  correspondance  privée,  et  c'est 
en  français  encore  qu'ils  font  dresser  les  mandements  des- 
tinés à  leurs  baillis  et  les  actes  émanés  de  leur  chancellerie. 
En  fait,  le  français  est,  depuis  lors,  la  langue  officielle  de 
l'administration  centrale  de  la  Flandre  (1)  »,  celle  aussi 
qu'emploient  couramment  la  bourgeoisie  et  les  gens  de 
commerce. 

Le  peuple  seul  reste  réfractaire  et  conserve  son  idiome 
d^origine  germanique  :  lui  et  le  brabançon  restent  davantage 
attachés  à  la  langue  indigène,  intermédiaire  forcé  entre 
l'allemand  et  le  français.  Mais  en  flamand  même,  ce  ne  sont 
guère  des  œuvres  originales  que  la  littérature  produit  pour 
offrir  à  ce  peuple  ;  ce  sont  presque  toujours  des  traductions 
de  gestes  romans  et  c'est  à  Paris,  c'est  à  la  montagne  Sainte- 
Geneviève  que  les  savants  belges  vont  puiser  leurs  connais- 
sances ou  déployer  leur  activité  pour  en  communiquer  les 
fruits  à  leurs  compatriotes  (2). 

Et  «  il  en  alla  en  Belgique  de  l'art  comme  de  la  littérature. 
Lui  aussi,  au  XIP  et  XIII*»  siècle,  subit  l'influence  de  la 
France,  et  c'est  également  dans  les  parties  wallonnes  du 
pays  qu'on  trouve  son  foyer  le  plus  actif.  Ce  foyer  n'est  pas 
Liège,  dont  l'importance  artistique  n'a  pas  plus  survécu  que 
l'importance  littéraire  à  la  chute  de  l'église  impériale  :  c'est 
Tournai  (3)  ».  Comme  l'art  roman  d'Allemagne  s'y  était  jadis 
introduit  par  Liège,  par  Tournai  l'art  ogival  de  France  s'in- 

(1)  Loc,  cit.,  p.  306. 

(2)  Cf.  les  Annales  Hannoniœ  du  franciscain  Jacques  de  Guise,  dont  le 
texte  a  été  publié  par  le  marquis  de  Fortin  d'Urban,  21  vol.  in-12.  Paris, 
1826-1836. 

(3)  Ilist.  de  Belg.,  tome  I,  p.  328. 


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UNE  NOUVELLE  HISTOIRE  DE  BELGIQUE  56! 

filtra  en  Belgique,  sauf  en  Brabant  et  dans  la  Flandre  mari- 
time où  surgit  un  style  neuf  et  autonome^  cette  architecture 
dont  la  vogue  sera  si  grande  au  XV"  et  au  XVI*  siècle. 


Contre  ce  mouvement  français  la  réaction  aux  Pays-Bas 
devait  s'opérer  au  XIV*  siècle,  époque  toute  d'héroïsme  e1 
d'activité  passionnée^  période  de  révolution  sociale  qui 
devait  faire  échouer  la  politique  d'annexion,  traditionnelle 
en  France  depuis  Philippe-Auguste,  période  où  le  nom  des 
Dampierre  fait  place  à  celui  d'Ârtevelde,  où  les  batailles  de 
l'Ecluse,  de  Crécy  et  d'Azincourt  font  oublier  celle  de 
Bouvines. 

L'activité  marchande  du  siècle  précédent  a  abouti,  en  effet 
à  la  création  d'un  véritable  patriciat  ;  la  gilde  ne  renferme 
plus  que  les  gros  commerçants,  ceux  de  laine  et  de  drap 
l'artisan  en  est  systématiquement  exclu,  comme  il  Test  déj£ 
de  Téchevinage  et  il  se  constitue  en  petites  corporations 
d'étage  inférieur.  De  là  à  la  lutte  il  n'y  a  qu'un. ^as,  et  ce  pas 
est  vite  franchi.  Le  peuple  jalouse  le  pouvoir  communa! 
accaparé  par  les  bourgeois  qui  en  ont  fait  une  coterie  ;  i 
s'adresse  au  comte  et  lui  réclame  très  impérieusement  à  h 
fois  l'établissement  d'un  contrôle  sur  les  magistratures 
l'abolition  de  l'échevinage  héréditaire,  la  représentation  des 
gens  de  métier  dans  le  Conseil,  la  restauration  des  préroga- 
tives des  baillis,  l'observation  des  règles  relatives  à  la  nomi- 
nation de  ces  derniers,  l'abrogation  des  privilèges  de  h 
gilde,  le  droit  pour  chacun  d'importer  de  la  laine  sans  devoii 
se  faire  afGlier  à  la  Hanse  de  Londres. 

Que  fait  alors  le  pratriciat  ?  Abandonné  par  son  seigneur 
ému  avant  tout  de  la  perte  de  son  autonomie  communale,  ei 
voulant  la  recouvrer,  il  se  tourne  du  côté  du  roi  de  France 
Ce  dernier  était  Philippe  le  Bel.  La  vraie  politique  française 
eut  été  alors  de  profiter  de  ce  mouvement  des  esprits  en 
Belgique,  et  non  d'outre-passer  les  desseins  du  patriciat. 
Mais  Philippe  commet  des  imprudences.  Il  ne  se  borne  pas 
à  envoyer  ses  sergents  à  Gand,  à  Bruges  et  ailleurs  ;  il  fail 


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56Ô  UNE  NOUVELLE  HISTOIRE  DE  BELGIQUE 

défendre  son  commerce  avec  son  ennemie  TAngleterre,  il 
introduit  d^office  en  Flandre  ses  fatales  réformes  monétaires; 
il  ne  se  contente  pas  de  secourir  dans  ce  pays  ceux  qui  font 
appel  à  sa  puissance,  il  les  dompte,  il  les  brise,  il  emprisonne 
leur  chef  Gui  de  Dampierre  comme  Philippe-Auguste  l'avait 
fait  pour  Ferrand.  C'en  était  trop.  La  Flandre  se  voit  jouée, 
elle  se  révolte  tout  entière.  Seigneurs,  bourgeois  et  artisans 
oublient  leurs  querelles  pour  se  retourner  contre  leur 
ennemi  commun  ;  Pierre  DeConinck,  un  rustre,  fait  cause  com- 
mune avec  Guillaume  de  Juliers,  un  descendant  des  comtes, 
pour  battre  Robert  d'Artois  à  Gourtrai  en  1302.  Et  si  la  Wal- 
lonie était  perdue  pour  la  Flandre,  du  moins  cette  dernière, 
déjà  libérée  de  l'autorité  germanique,  échappait  pour  jamais 
à  l'absorption  française  ;  pour  la  première  fois  battait  au  cœur 
du  Belge  l'émotion  patriotique  et  le  sentiment  national  : 
l'œuvre  du  duc  de  Bourgogne  devenait  possible  (1). 


* 


Pour  la  rendre  réelle,  il  fallait  éteindre  les  foyerà  d'ébul- 
lition  locale,  apaiser  les  rancunes  des  artisans  et  la  compé- 
tition des  bourgeois,  donner  une  assiette  ferme  aux  consti- 
tutions régionales,  en  particulier  à  celles  de  la  Flandre,  du 
Brabant  et  du  Pays  de  Liège  ;  en  un  mot  il  fallait  unifier  les 
Pays-Bas.  Ce  fut  l'œuvre  du  XIV*  siècle,  œuvre  anonyme, 
invisible  aux  contemporains,  opérée  sans  parti  pris,  ni  but 
déterminé,  par  la  seule  évolution  des  événements. 

Guillaume  1°'  par  un  règne  sage  et  tempéré  pacifie  le 
Hainaut  et  la  Hollande,  canalise  et  facilite  les  mouvements 
commerciaux  de  son  territoire  avec  l'Angleterre.  Les  Dam- 
pierre et  les  d'Avesnes  oublient  leur  haine  et  disparaissent, 
La  démocratie  artisane,  wallonne  ou  thioise,  relève  la  tête, 
reprend  place  à  côté  des  patriciens  et  souvent  les  éclipse. 
La  bourgeoisie  urbaine  est  obligée  de  vider  la  place  et  de 
se  fondre  avec  la  noblesse  campagnarde  pauvre  dont  elle 
redore  le  blason.  Les  métiers  reprennent,  quand  ils  l'ont 
perdue,  la  direction  de  la  vie  politique,  ou  du  moins  ren- 

(1)  Histoire  de  la  Belgique,  tome  I,  page  397. 


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à;;  •_       ""*^ 


UNE  NOUVELLE  HISTOIRE  DE  BELGIQUE  567 

trent  dans  la  direction  des  affaires  d'où  ils  étaient  exclus. 
Les  princes,  devenus  tous  puissants  au  XlIP  siècle,  sont 
maintenant  obligés  de  fractionner  leur  pouvoir  et  d'en  par- 
tager un  morceau  avec  leurs  sujets  :  à  Liège,  au  moment  de 
la  paix  de  Fexhe  et  du  traité  des  XXII,  en  Brabant  avec  la 
charte  de  Gortenbert  et  la  Joyeuse  Entrée,  dans  le  Hainaut 
avec  les  «  journées  »  ou  «  Parlemens  »,  ailleurs  enfin  avec 
les  «  trois  membres  de  Flandre  ».  Quant  à  la  vie  commer- 
ciale, cette  vie  qui  domine  tout  en  Belgique,  elle  finit  fatale- 
ment par  dominer  Tétat  social.  Comtes,  bourgeois,  paysans, 
tous  ne  se  dirigent  plus  que  par  une  pensée  économique 
Gand,  Bruges  et  Ypres  s'allient  avec  la  France  ou  l'Angle- 
terre, ou  se  désallient  au  mieux  de  leurs  intérêts. 

L'histoire  de  la  Belgique  au  XIV®  siècle  est  ainsi  remplie 
de  mille  détails  ;  c'est  un  véritable  dédale,  un  labyrinthe  oi 
i  chaque  recoin  se  noue,  se  débat  et  se  termine  une  lutte 
individualiste,  un  combat  souvent  meurtrier.  Bornée  danî 
son  horizon,  la  vie  y  prend  des  proportions  énormes,  h 
moindre  fait  y  peut  devenir  un  événement  ou  enfanter  leî 
conséquences  les  plus  inattendues  :  «  Par  un  singulier  con- 
cours de  circonstances,  la  plupart  des  vieilles  dynasties 
nationales  s'éteignirent  dans  les  Pays-Bas,  à  peu  d'intervalle 
les  unes  des  autres,  pendant  la  seconde  moitié  du  XIV®  siè- 
cle. Des  maisons  étrangères  se  virent  appelées  à  hériter  suc 
cessivement  tout  d'abord  du  Hainaut  et  de  la  Hollande,  puit 
du  Brabant  et  enfin  de  la  Flandre,  aux  vieilles  races  prin 
cières,  qui  portaient  sur  leurs  écus  ces  lions  figurant  rnïcon 
de  nos  jours  dans  les  armoiries  de  la  plupart  des  pro- 
vinces belges,  que  leurs  origines,  leurs  traditions  et  leurs 
intérêts  de  famille  se  rattachaient  étroitement  au  pays 
dont  l'histoire  se  confondait  avec  celle  de  ses  divers 
territoires,  qui  y  avaient  fondé  la  plupart  des  monas- 
tères et  qui  y  avaient  doté  les  villes  de  leurs  chartes 
se  substituèrent  des  suzerains  ignorant  les  besoins,  lei 
mœurs  et  la  langue  des  populations  (1\  »  La  maison  d( 
Bavière  et  sa  rivale,  celle  de  Luxembourg,  s'installent  côte  i 
côte  dans  le  Hainaut,  en  Brabant,  et  en  Hollande.  La  fille  d( 

(1)  Pircnne,  Ilist,  de  la  Belg.,  tome  II,  p.  160. 


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568  UNE  NOUVELLE  HISTOIRE  DE  BELGIQUE 

Louis  de  Maie,  Marguerite  de  Flandre,  se  marie  au  frère  du 
roi  de  France,  Philippe  le  Hardi,  duc  de  Bourgogne. 
Charles  V  est  tout  fier  de  ses  négociations  qui  ont  abouti  à 
ce  résultat  :  il  est  loin  de  penser,  ce  roi  sage,  que  le  moyen, 
employé  pour  rattacher  la  Belgique  à  son  domaine,  constitue 
précisément  la  cause  qui  Ten  éloignera.' 

Louis  de  Maie  ne  s'inspire,  en  effet,  dans  sa  politique,  que 
de  ses  seuls  intérêts.  Après  le  mariage  de  sa  fille,  il  n^entre 
nullement  dans  Talliance  française,  et  la  maison  de  Bour- 
gogne qui  possède  en  même  temps  la  Flandre,  Malines, 
Anvers,  Nevers,  Rethel^  la  Franche-Comté  et  la  Bourgogne, 
se  sent  déjà  de  taille  assez  élevée,  d'âge  assez  mûr  pour  se 
conduire  elle-même,  vivre  d'une  vie  propre  et  autonome.  Et, 
à  sa  mort  en  1404,  le  duc  laissera  de  plus  sa  dynastie 
maltresse  du  Limbourg,  et  en  possession  de  la  suprématie 
sur  les  maisons  voisines  Wittelsbach  et  Luxembourg. 

Philippe  le  Hardi  et  Jean  sans  Peur,  toutefois,  ne  sont 
nullement  venus  en  Belgique  avec  l'idée  d'y  fonder  un  état 
Leur  but  a  été  d'agrandir  leur  territorialité,  et  par  suite  leur 
pouvoir,  et  d'arriver  par  ce  moyen  à  vaincre  leur  parti  rival, 
les  Armagnacs,  à  prendre  en  France  ou  du  moins  à  la  cour, 
si  Ton  peut  ainsi  dire,  le  haut  du  pavé.  Après  le  crime  de 
Montereau  (10  septembre  1419),  au .  contraire  «  ce  n'est  plus 
en  France  ni  par  la  France,  c'est  hors  de  France  et  contre  la 
France,  que  la  dynastie  bourguignonne  poursuivra  Taccom- 
plissementde  ses  desseins  »,  et  le  premier  acte  de  Philippe 
le  Bon  est  un  acte  de  souverain  indépendant,  un  traité  d'al- 
liance avec  l'ennemi  de  ses  ancêtres,  le  roi  d'Angleterre  (1). 

Et  cette  conduite  nouvelle  s'explique  :  des  intérêts 
nouveaux  ont  surgi  dans  cette  agglomération  nouvelle,  et 
Philippe  le  Bon  avec  un  art  politique  consommé  se  sert 
de  l'Angleterre  pour  se  garder  à  la  fois  du  côté  de  la 
France  et  du  côté  de  l'Empire,  et  pour  achever  du  même 
coup  l'œuvre  ébauchée  par  ses  devanciers  (2).  Il  conquiert 
la  Hollande,  il  fait  l'acquisition  du  Brabant,  il  achète  le 
Namurois,  il  crée  à  sa  maison  cette  magnifique  situation,  il 

(1)  Hist.  de  Belgique,  tome  II,  p.  219. 

(2)  Loc,  cit.,  tome  II,  p.  221. 


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UNB  NOUVELLE  HISTOIRE  DE  BELGIQUE  569 

rorne  de  ce  prestige  dont  le  roi  Charles  VII  est  obligé  de 
reconnaître  et  de  consacrer  l'existence  par  la  paix  d'Arras  le 
21  septembre  1435,  et  cela  malgré  les  protestations  nullement 
platoniques  de  l'Empire  à  Test,  et  de  l'Angleterre  au  delà  du 
détroit. 

Quoi  d'étonnant  si  le  duc  de  Bourgogne  songe  alors  au 
titre  royal  ?  Il  étend  son  autorité  du  côté  du  Rhin,  et  plus 
tard,  après  les  batailles  d'Othée  et  de  Brusthem  (1467),  Charles 
le  Téméraire  dominera  cette  principauté  épiscopale  de  Liège 
si  originalement  échelonnée  le  long  de  la  Haute-Meuse,  terre 
classique  de  la  plus  ancienne  liberté,  si  terriblement  domptée 
par  les  sacs  de  Dinant  et  de  sa  capitale  ! 

Et  ce  n'est  plus  à  posséder  un  simple  litre  royal,  c'est 
àjceindre  la  couronne  de  roi  des  Romains  qu'aspire  la  na- 
ture fougueuse  et  conquérante  de  l'ancien  comte  de  Charo- 
lais.  Ironie  du  sort  :  son  père,  sans  espoir  d^  réussite,  avait 
vu  toutes  ses  entreprises  couronnées  de  succès  au  delà  de  ses 
prévisions.  Lui-  croit  que  l'avenir  lui  appartient,  il  ne  sait 
pas  se  borner,  s'arrêter  au  moment  où  la  fortune  ne  sourit 
plus,  et  il  succombe  à  Granson  et  à  Morat  et  il  meurt  sous  les 
murs  de  Nancy  (1477). 


La  nature  de  cet  Etit  bourguignon,  formé  par  le  duc  Phi- 
lippe le  Bon,  et  agrandi  par  Charles  le  Téméraire,  il  im- 
porte de  l'approfondir  davantage  puisque  c'est  cet  Etat  qui 
donnera  naissance  aux  Pays-Bas,  et  plus  tard  à  la  Hollande,  à 
la  Belgique.  C'est  du  reste  sur  cette  étude  que  se  ferme  le  se- 
cond des  deux  remarquables  ouvrages  de  M.  Pirenne. 

La  constitution  d'un  nouvel  Etat  politique,  résultat  de 
circonstances  fortuites,  donna  naturellement  une  direction 
nouvelle  aux  idées  sociales.  Au  XV'  siècle,  l'édifice  des  trois 
classes  craque  :  la  bourgeoisie  foraine,  la  démocratie  des 
villes  jadis  la  reine  des  cités,  tombe  en  décadence  ;  le  clergé 
n'a  plus  le  monopole  de  la  science  ;  la  noblesse  abandonne  ses 
châteaux^  laisse  passer  son  rôle  de  soldat  à  des  armées  de 
mercenaires,  substitue  à  la  courtoisie  formaliste  et  à  la 
politesse  de  caste,  des  mœurs  mondaines  plus  raffinées,  plus 


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570  UNE  NOUVELLE  HISTOIRE  DE  BELGIQUE 

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délicates,  plus  sociables  ;  elle  perd  son  caractère  féodal  pour 
graviter  autour  du  trône  ducal.  Tout  le  pays  enfin  organise, 
sousTinfluence  des  nouveaux  maîtres,  sa  vie  politique,  admi* 
nistrative^  économique  et  intellectuelle. 

Ce  n'est  pas  une  constatation  banale  à  relever,  que  de 
remarquer  que  le  système  constitutionnel  des  Pays-Bas  créé 
au  XV*  siècle  Ta  été  de  toutes  pièces  ;  que  cette  création  a 
été  rapide,  qu'elle  a  duré  jusqu'à  la  fin  du  XVIII*,  et  que 
pour  Forganiser,  les  princes  belges  se  sont  inspirés  des  ins- 
titutions françaises.  «  Il  est  incontestable,  écrit  M.  Pirenne(l  i, 
que  les  ducs  ^e  sont  largement  inspirés  de  la  France  et  il 
n'y  a  là  rien  qui  puisse  étonner  (2).  Nulle  part,  en  effet,  les 
principes  fondamentaux  de  l'Etat  moderne  ne  s'étaient  déve- 
loppés aussi  complètement  que  dans  ce  royaume.  Dès  le 
XV®  siècle,  les  princes  belges  l'avaient  pris  pour  modèle 
dans  leurs  essais  de  réforme  politique,  et,  en  agissant  de 
même,  la  dynastie  bourguignonne  ne  fiti^qu'entrer  dans  une 
voie  déjà  tracée.  Elle  s'y  avança  à  mesure  que  la  réunion 
des  divers  territoires  des  Pays-Bas  en  un  seul  corps  d'Etat 
exigea  plus  impérieusement  la  centralisation  gouvernemen- 
tale. Ce  n'est  donc  point  à  cause  de  son  origine  étrangère, 
c'est  à  cause  des  nécessités  politiques  qui  s'imposèrent  à  elle, 
qu'elle  transplanta  dans  ses  domaines  un  certain  nombre 
d'institutions  françaises.  Les  Pays-Bas  entretenaient  d'ail- 
leurs avec  la  France  des  rapports  trop  étroits  pour  pouvoir 
échapper  à  son  influence.  Ils  lui  empruntèrent  en  partie  son 
système  politique,  comme  ils  lui  avaient  emprunté  aupara- 
vant la  chevalerie  et  la  paix  de  Dieu.  »  En  Flandre,  le  15 
février  1386,  s'établit  la  chambre  de  Lille,  et  bien  différente 
de  l'ancienne  Audience,  cette  administration  n'est  pas  seule- 
ment un  tribunal,  c'est  aussi  une  cour  des  comptes.  «  En 
même  temps  qu'elle  exerce  la  juridiction  sur  les  baillis 
ducaux,  juge  en  appel  les  causes  portées,  devant  elle,  poursuit 
d'office  les  délits   contre    Tordre   public   (guerres   privées, 

(1)  Hist»  de  Belgique^  tome II,  p.  345,  346. 

(2)  Les  institutions  monarchiques  françaises  passaient,  dans  les  Pays-Bas, 
depuis  le  XIV'  diccle,  aux  yeux  des  princes  et  de  leurs  conseillers,  comoM 
le  modèle  à  imiter.  Voy.  par  exemple  Philippe  de  hcyàe^  Du  cura  reipublicae, 
p.  39. 


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UNE  NOUVELLE  HISTOIRE  DE  BELGIQUE  57t 

pillages  des  soldats^  oppression  des  faibles  par  les  puis- 
sants), elle  doit  encore  reconstituer  le  domaine  princier, 
veiller  à  sa  bonne  administration,  entendre  les  comptes  de 
tous  les  receveurs  et* officiers  de  finances  de  son  resïjort. 
Ces  attributions  forment  même  la  partie  la  plus  importante 
et  la  plus  lourde  de  ses  devoirs  (1)  ».  La  langue  qu'on  y  parle 
est  le  français;  mais  au  Conseil  de  Flandre  à  Gand,  les  parties 
peuvent  parler  et  plaider  en  flamand.  En  Hainaut  le  grand- 
bailli,  en  Luxembourg  le  lieutenant-gouverneur  impriment  à 
Tadministration  un  caractère  régulier  et  centralisateur. 
Partout  les  Conseils,  sous  Tautorité  directe  des  ducs,  unifor- 
misent Faction  de  la  justice.  «  En  quelques  années  on  vit 
disparaître  les  restes  encore  nombreux  de  la  vieille  procédure 
formaliste  du  moyen  âge,  ainsi  que  le  duel  judiciaire  et  les 
guerres  privées.  La  justice  fut  désormais  la  môme  pour  tous  ; 
on  ne  fit  plus  de  distinctions  entre  les  plaideurs  ;  les  enormia 
delictay  jadis  si  facilement  remis  à  ceux  qui  pouvaient  les 
racheter,  furent  impitoyablement  poursuivis  (2)  ».  Et  cette 
transformation  s'opéra  sans  bruit,  car  le  rôle  en  demeura 
toujours  attribué  à  des  juges  nationaux,  et  Temploi  des  lan- 
gues resta  constamment  réglé,  au  désir  des  gens. 

C'est  dans  le  nouveau  gouvernement  central  qu'il  y  eut 
au  contraire  affluence  de  l'élément  étranger.  Et  ce  gouver- 
nement est  tout  à  la  mode  française  avec  son  chancelier 
tout  puissant,  d'abord  ecclésiastique  puis  laïque,  d'abord  à 
temps  puis  à  vie  ;  avec  ses  secrétaires  du  duc,  véritables 
mandataires  du  prince  ;  avec  ses  maîtres  des  requêtes  ;  avec 
son  grand  conseil  surtout,  collège  permanent,  à  la  fois  con- 
seil d'Etat  et  cour  de  justice  que  Charles  le  Téméraire 
scindera  en  deux  en  décembre  1473,  pour  constituer  le  Par- 
lement de  Malines  et  le  grand  Conseil  ;  avec  enfin  ses  trois 
chambres  de  comptes  de  Lille,  de  Bruxelles  et  de  La  Haye. 
Tel  qu'il  est,  cependant,  ce  gouvernement  «  ne  plonge  pas 
ses  racines  dans  la  tradition  populaire  ...Il  faut  y  voir  beau- 
coup plus  le  gouvernement  de  la  maison  de  Bourgogne  que 
le  gouvernement  des  Pays-Bas...  Il  faut  y  voir  en  somme 
une  monarchie  tempérée  »,  car  «  la  liberté  politique,  bannie 

(1)  Hist.  de  Belgique,  tome  H,  p.  35t. 

(2)  Hist.  de  Belgique,  tome  II,  p.  358. 


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ft72  UNE  NOUVELLE  HISTOIRE  DE  BELGIQUE 

du  gouvernement  central,  s'est  conservée  vivace  dans  les 
provinces  ;  [et]  le  droit  de  voter  l'impôt,  non  seulement  s'est 
maintenu  intact,  mais  c'est  à  lui  [à  ce  pouvoir  ducal]  que  Von 
doit,  à  la  fin  du  règne  de  Philippe  le  Bon<  la  création  des 
Etats  généraux  qui  ont  cimenté  l'unité  politique  des  pays  de 
par  deçà  et  achevé  ainsi  dans  la  nation  l'œuvre  commencée 
par  le  pouvoir  princier.  Les  grandes  assemblées  constituent, 
une  de  ces  principales  «  nouveautés  »  que  les  ducs  de  Bour- 
gogne empruntèrent  à  la  France  (1)  »,  nouveauté  qui  permit 
du  reste  au  souverain  bourguignon  d'affaiblir  l'individualisme 
régional  et  qui  devint  dans  la  suite  la  vraie  et  l'unique  repré- 
sentation politique  du  pays.  En  effet,  «  le  gfand  privilège  im- 
posé en  1477  à  Marie  de  Bourgogne  leur  reconnut  le  droit  de 
s'assembler  quand  ils  le  voudraient,  et  de  s'opposer  à  toute 
guerre  entreprise  sans  leur  consentement  (2)  ».  En  résumé, 
c'est  le  pouvoir  qui  passe  des  villes  et  des  principautés  aux 
ducs,  comme  il  avait  passé  jadis  des  féodaux  aux  cités. 

Dans  l'ordre*  économique,  même  évolution.  Autrefois  l'é- 
conomie urbaine  s'était  substituée  à  l'économie  domaniale  ; 
celle-là  commence  maintenant  à .  s'effacer  devant  l'économie 
de  l'Etat.  «  Les  grandes  communes  cherchent  vainement  à 
résister  au  courant  qui  les  entraine.  Elles  s'épuisent  à  lutter 
pour  des  franchises  et  des  monopoles  également  incompa- 
tibles avec  les  phénomènes  sociaux  et  économiques  qui  se 
manifestent  dès  la  fin  du  XIV®  siècle  (3).  »  Ces  phénomènes, 
ce  sont  l'unification  monétaire  (4),  le  libre  parcours  entre 
les  provinces,  l'ordre  et  la  sécurité  indispensables  au  com- 
merce. Ces  changements,  utiles  à  tous,  n'allèrent  pas  évi- 
demment sans  cahots.  L'industrie  drapière  de  la  Flandre  et 
du  Brabant  succombe  sous  le  poids  de  la  concurrence 
anglaise  ;  Bruges  décline  de  son  apogée  capitaliste  et  s*é- 
touffe  elle-même  sous  l'oppression  de  son  vieux  régime  de 
protection  à  outrance.  Mais  alors  aussi  naît  l'industrie  de  la 

(1)  Uist.  de  Belgique,  tome  II,  p.  377. 

(2)  Loc,  cit.,  p.  379. 

(3)  Uist.  de  Belgique,  tome  II,  p.  380. 

(4)  C'est  Charles  le  Téméraire  qui  introduisit  l'usage  de  frapper  en 
chiffres  arabes  le  millésime  sur  les  monnaies.  Cet  usage  fat  plus  tard 
adopté  en  France.  Cf.  Pirenne,  tome  II,  p.  385. 


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UNE  NOUVELLE  HISTOIRE  DE  BELGIQUE  573 

toile  ;  Anvers  devient  une  métropole  commerciale  d'esprit 
cosmopolite  et  ouverte  à  tous  ;  Amsterdam,  plus  au  nord, 
natt  et  grandit  sous  les  robustes  efforts  d'un  peuple  encore 
jeune  et  frais  émoulu  ;  la  population  rurale  introduit  dans  la 
culture  d'incessants  progrès,  u  La  disparition  de  l'omni- 
potence des  grandes  communes  affranchit  le  paysan  de  la 
subordination  politique  et  économique  où  il  était  tombé  au 
XIV*  siècle.  11  put  librement  se  livrer  à  l'industrie,  et  il 
posséda  dans  les  conseils  de  justice  un  recours  contre  les 
échevinages  urbains.  D'autre  part,  les  dernières  traces  du 
régime  domanial  disparurent  alors  dans  le  pays-plat.  La 
noblesse  cessa  de  se  mêler  encore  de  l'exploitation  de  ses 
terres  et  se  contenta  d'en  percevoir  le  revenu.  Ce  qui  sub- 
sistait des  droits  de  main-morte  et  de  corvée  fut  remplacé 
par  de  simples  taxes.  Le  bail  à  ferme,  introduit  dans  les 
Pays-Bas  dès  la  fin  du  Xll"  siècle,  se  généralisa.  L'achat  de 
nombreuses  terres  par  des  bourgeois  riches  et  des  fonc- 
tionnaires du  prince  commença  de  faire  brèche  dans  le 
monopole  exclusif  que  la  noblesse  et  l'Eglise  avaient  jus- 
qu'alors exercé  sur  le  sol.  La  diffusion  du  capital  mobilier, 
la  mobilité  croissante  de  l'argent  permirent  de  transformer 
la  terre  en  un  objet  de  commerce.  Enfin  la  longue  paix  dont 
on  jouit  sous  Philippe-le-Bon,  la  meilleure  répartition  de 
l'impôt,  la  disparition  des  guerres  privées,  l'augmentation 
de  la  sécurité  et  la  facilité  plus  grande  des  communications 
furent  autant  de  bienfaits  dont  les  classes  agricoles  jouirent 
plus  encore  peut-être  que  le  reste  de  la  population  (1).  » 

Aussi  s'explique-t-on  qu'il  faille  réduire  à  de  très  faibles 
proportions  l'importance  du  règlement  promulgué  en  Brabant 
en  1459  et  appliqué  en  Flandre  en  1461  au  sujet  de  la  men- 
dicité. Aussi  s'explique-t-on  mieux  encore  le  contentement 
général  des  deux  millions  de  sujets  du  bon  duc  Philippe  : 
«  Leurs  villes  s'ornent  d'ornements  ;  la  fertilité  de  leurs 
campagnes  étonne  les  voyageurs.  Comparés  à  la  Bourgogne 
«  qui  n'a  point  d'argent  et  sent  la  France  (2)  »,  il  regorge  de 
bien-être.  On  y  sent  la  joie  de  vivre,  le  sensualisme  épais  et 

(1)  Pirenne.  Jffist»  de  la  Belgique,  tome  II,  p.  406. 

(2)  Gachard,  Documents  inédits,  tome  I,  p.  220. 

E.  F.  —  X.  —  38 


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574  UNE  NOUVELLE  HISTOIRE  DE  BELGIQUE 

luxuriant  qui,  depuis  lors,  est  resté  un  des  traits  caractéris- 
tique des  mœurs  nationales.  Les  étrangers  s'émerveillent  du 
luxe  des  vêtements,  des  «  convis  et  banquets  plus  grans  et 
plus  prodigues  que  en  iiul  autre,  des  baignoiries  et  autres 
festoyements  avec  femmes,  grans  et  désordonnez  (1)  ». 

Cette  époque  de  formation  politique  et  économique  est 
aussi  le  temps  où  la  littérature  et  Tart  prennent  une  tournure 
d'originalité.  Les  souverains,  loin  de  soulever  la  question  des 
langues,  autorisent  officiellement  Tusage  du  français  et  du 
thiois,  celui-là  restant  employé  par  les  classes  dirigeantes. 
Et  apparaissent  alors,  au  pays  de  Maerlant,  des  poètes  comme 
Jean  Boendale  (c.  1280-1365),  des  prosateurs  mystiques 
comme  Jean  Ruysbroech  (1294-1381)  ou  Gérard  de  Groote 
avec  ses  libri  teutonici  qui  forment  «  la  fleur  de  la  littérature 
néerlandaise  à  la  fin  du  moyen  âge  »  ;  des  chroniqueurs 
comme  les  wallons  Jean  le  Bel  et  Froissart,  Jean  d'Outre- 
meuse,  Jacques  de  Henricourt  et  Jean  de  Stavelot,  et  plus 
tard  Monstrelet  et  le  flamand  Georges  Châtelain.  «  Ce  der- 
nier, écrit  Gaston  Paris,  devint  le  père  d'une  école  littéraire 
bourguignonne  qui  eut,  pour  chefs  successifs  après  lui,  Jean 
Molinet  de  Yalencienncs  et  Jean  le  Maire  de  Belges  et  qui 
en  France  même,  à  la  fin  du  siècle,  triompha  avec  Guillaume 
Crétin  et  Jean  Marot  (2)  ». 

Plus  encore  que  les  lettres,  Tart  belge  devient  national  ; 
c'est  que  «  le  siècle  de  Jacques  Van  Artevelde  a  rendu  possi- 
ble le  siècle  des  Van  Eyck  »,  et  celui  de  Memling.  L*empioi 
de  la  peinture  à  Thuile  par  un  flamand  (3)  donne  aux  tableaux 
cette  chaleur  et  plus  tard  ce  coloris  que  Tartiste  chercherait 
vainement  chez  les  primitifs  italiens  aux  lignes  si  pures,  aux 
dessins  si  nets.  Et  de  toutes  parts  voici  une  forêt  entière 
d'édifices  qui  surgissent  du  sol  sous  l'inspiration  des  archi- 

(1)  Comniines,  éd.  Dupont,  tome  I,p.  20.  —  Pirenne,  Hist.  de  la  Belgiqaet 
tome  11,  p.  382 

(2)  Pirenne,  Uist.  de  Belg.  tome  II,  p.  425.  —  A  la  suite  des  poètes  wallons 
qui  écrivent  en  roman,  il  est  bon  d'ajouter  Watriquet  dont  les  dits  ont  été 
publiés  en  1868,  par  Scheler. 

(3)  Voyez,  dans  un  des  petits  cabinets  du  Louvre,  un  de  ces  petits  tableaui 
flamands  peints  à  l'huile,  mais  où  la  perspective  est  «ncorei  l'état  d'eiiibryi»i| 
La  Vierge  au  donateur. 


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UNE  NOUVELLE  HISTOIRE  DE  BELGIQUE  575 

tectes  :  rhôtel-de-ville  de  Bruges,  commencé  en  1376,  celui 
dé  Bruxelles  (1402-1404),  celui  de  Louvain  (1448),  de  Mons, 
de  Damme,  d'Alost,  de  Gand,  d'Audenarde,  de  Middelbourg, 
de  Saint-Quentin  et  d'Arras.  Ce  ne  sont  plus  des  forteresses 
que  Ton  construit,  ce  sont,  semble-t-il,  des  reliquaires  à  pro- 
portions immenses  ;  des  villes  entières  deviennent  de  véri- 
tables musées,  comme  Bruges  ;  des  centres  comme  la  Grand'- 
Place  de  Bruxelles  semblent  le  rendez-vous  des  chefs- 
d'œuvre. 


C'est  ici,  à  la  fin  du  XV''  siècle,  à  la  mort  de  Charles  le 
Téméraire,  que  s'arrête  pour  le  moment,  VHistoire  de 
Belgique  de  M.  le  professeur  Pirenne.  Le  résumé  rapide  qui 
précède  montre  avec  quelle  ampleur  le  savant  écrivain  a 
traité  son  sujet,  avec  quelle  compétence  il  s'est  mis  à  son  ou- 
vrage, avec  quelle  justesse  de  coup  d'oeil  il  a  jugé  des  évé- 
nements où  l'élément  individualiste  fait  trop  souvent  perdre 
de  vue  la  marche  des  idées  qui  mènent  le  monde.  Sera-t-il 
permis  au  lecteur,  enfermant  le  livre,  d'exprimer  une  de  ces 
impressions  ? 

La  Belgique,  le  pays  des  monuments  aux  pignons  roses,  des 
maisons  à  façades  grises,  ce  pays  des  immortelles  et  poétiques 
béguines  que  le  monde  entier  connaît  de  nom  et  qui  ne  flori- 
renf  ^'^ox.  Pays-Bas  (1),  la  Belgique,  d'après  son  nouvel 
historien,  est  cfe  s^aaiture  un  «  pays  frontière  ».  C'est  à  l'aide 
de  celle  notion,  enseigne  totr^^urs  M.  Pirenne,  que  Ton  peut 
comprendre  toute  la  série  des  événemwits  qui  se  sont  déroulés 
sur  son  territoire.  Je  m'en  voudrais  de  contrecarrer  l'opinion 
d'un  homme  autorisé  comme  Test  M.  Pirenne.  Mais  sera-t-il 

(I)  M.  Pirenne  donne  une  très  juste  idée  de  la  béguine  :  «  Le  béguinage 
répondait  parfaitement  aux  nécessités  de  la  vie  bourgeoise  :  ce  fut,  pour  les 
villes  belges  du  moyen  âge,  une  manière  de  résoudre  «  la  question  féminine  ». 
La  béguine  ne  fait  pas  de  vœux  perpétuels.  Elle  peut  rentrer  dans  le  monde 
et  se  marier.  La  vie  qu'elle  mène  n'est  pas  exclusivement  contemplative  :  si 
ses  ressources  ne  lui  permettent  pas  une  existence  indépendante,  elle  a  re- 
cours au  travail  manuel.  Beaucoup  de  béguines  s*adonnent  au  XIII<^  siècle  à 
l'industrie  de  la  laine  ;  d'autres  instruisent  les  enfants  de  la  bourgeoisie.  La 
prospérité  des  béguinages  fut  inouïe  au  XIII*. siècle.  »  {Ilisl.  de  Belgique 
tome  I,  p.  334-335.) 


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576  UNE  NOUVELLE  HISTOIRE  DE  BELGIQUE 

au  moins  loisible  d'élever  un  doute,  de  poser  une  question  ? 
La  Belgique,  avant  tout,  parait  bien  être  un  pays  de  com- 
merce et  d'industrie,  et  telle  est  bien  en  effet  sa  vocatioD. 
Ce  qu'elle  a  toujours  cherché  premièrement,  ç*a  été  non  sa 
liberté  politique,  mais  son  autonomie  commerciale  et  elle  n'a 
jamais  voulu  celle-là  que  pour  posséder  celle-ci.  Toujours 
les  Belges  sont  Celtes' ou  Allemands,  Guelfes  ou  Gibelins. 
Anglais  ou  Français  «  non  par  conviction,  mais  par  calcul  (1)  ». 
Si  la  communauté  politique  finit  par  s'établir  aux  Pays-Bas, 
c'est  parce  qu'elle  facilite  les  rapports  économiques  (2).  Liège 
ne  compte  guère  dans  l'histoire  que  du  jour  où  l'exploitation 
du  charbon  et  la  fabrication  des  armes  font  de  cette  ville  une 
grande  cité  industrielle  (3).  Au  fond  ce  sont  toujours  les  mé- 
tiers, artisans  ou  patriciens,  minores  ou  majores^  qui  dirigent 
la  politique  jusqu'au  XV*  siècle  ;  les  relations  avec  l'Angle- 
terre naissent,  grandissent,  s'affaiblissent  ou  disparaissent 
selon  les  besoins  commerciaux  (4)  ;  c'est  l'argent  ou  le  capi- 
taliste qui  désigne  les  détenteurs  du  pouvoir  (5).  C'est  une 
raison  économique  encore  qui  maintient  à  tout  prix  le  bilin- 
guisme, afin  de  favoriser  les  rapports  avec  les  peuples  d'ori- 
gine latine  et  ceux  de  provenance  teutonique.  Caria  Belgique 
est  un  pays  souverainement  riche,  son  sol  est  phénoménale- 
ment  productif,  son  peuple  actif,  agricole  et  industrieux,  et  de 
toute  nécessité  elle  doit  écouler  ses  propres  produits  qui  lui 
sont  sa  richesse,  écouler  ceux  des  pays  voisins  qui  passent  en 
transit  sur  son  territoire  et  lui  constituent  un  moyen  de  revenu. 
Aussi  croirions-nous  être  plus  dans  le  vrai,  non  en  disant 
que  l'histoire  de  la  Belgique  et  des  Pays-Bas  est  proprement 
celle  d'un  pays  de  frontières,  mais  en  prétendant  que  l'histoire 
personnelle,  particulière  et  spéciale  de  la  Belgique,  au  moins 
jusqu'à  la  fin  du  XV'  siècle,  c'est  l'histoire  de  son  commerce 
et  de  sa  vie  économique.  Pour  le  reste,  son  histoire  se  con- 
fond presque  toujours  avec   celle  des  peuples  ses  voisins. 

F.    UbALD    n'ALENÇON. 

(1)  Pirenne,  Hist.  de  Belgique,  tome  II,  p.  6. 

(2)  Loc^  cit,  tome  II,  p.  157. 

(3)  Loc.  cit.  tome  II,  p.  262. 

(4)  Loc.  cit.  tome  II,  p.  94. 

(5)  Loc.  cil.  tome  II,  p.  63. 


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MALADIES  INTELLECTUELLES 


Suite  (1) 

Dilettantisme    —    Intellectualisme    —    Action    sÉPAnÉE. 

«  L^homme  qui  ne  médite  pas  vit  dans  raveuglement  ; 
rhomme  qui  médite  vit  dans  Tobscurité  :  nous  n^avons  que 
le  choix  du  noir  (2)  ». 

Cette  boutade  d'un  poète  qui,  ce  jour-là,  devait  sûrement 
broyer  du  noir  y  est  la  formule  exacte,  en  deux  mots,  du  pes- 
simisme intellectuel. 

C'est  aussi  la  pensée  peu  agréable  qui  doit,  ce  nous  sem* 
ble,  hanter  constamment  une  âme  imprégnée  de  criticisme 
de  Kant.  N'est-ce  pas,  en  effet,  vivre  dans  l'obscurité,  ou 
plutôt  dans  le  plus  pénible  aveuglement,  que  de  ne  rien  voir 
autour  de  soi,  quoi  qu'on  ouvre  les  yeux  de  tous  côtés  ?  Que 
m'importent  les  phénomènes  ou  les  reflets  de  mon  intelli* 
gence,  si  ces  reflets  ne  m'apprennent  rien,  s'ils  n'ont  pas  de 
valeur  objective  ? 

Et  dès  lors,  si  le  résultat  de  la  science  n'est  qu'une  igno- 
rance plus  savamment,  c'est-à-dire,  plus  solidement  établie, 
s'il  est  décidément  prouvé  que  l'intelligence  est  impuissante 
à  atteindre. le  vrai  ;  à  quoi  bon  la  mettre  à  la  torture  dans  la 
poursuite  d'une  chimère  ?  Pourquoi  renouveler,  dans  notre 
siècle  positiviste,  les  stériles  enthousiasmes  des  Chevaliers ^ 
de  la  Table  Jionde  ?  Le  seul  parti  à  prendre,  le  seul  raison- 
nable est  celui-ci  :  laisser  là  les  problèmes  de  la  métaphysi- 
que, de  la  philosophie,  etc.,  tous  les  problèmes  ;  se  débar- 
rasser une  bonne  fois  de  ce  cauchemar  :  quid  est  veritas  ? 
dév^elopper  tant  bien  que  mal,  ou  plutôt,  le  moins  mal 
possible,  à  travers  les  phénomènes,  la  seule  réalité  dont 
on  ait  une  conscience  suffisante,  sa  propre  vie  : 

(t)  Voir  la  livraison  de  septembre  1903. 
(2)  Victor  Hugo,  Shakespeare. 


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578  MALADIES  INTELLECTUELLES 

Voiler  les  cieux 

'    Passer  comme  un  troupeau,  les  yeux  fixés  à  terre 
Kt  renier  le  reste.  . 

C'est  ce  qu'enseignait  déjà  Pyrrhon,  après  avoir  démoli, 
lui  aussi,  l'œuvre  scientifique  si  péniblement  édifiée  par 
Socrate,  Aristole  et  Platon.  Sur  le  problème  ardu  de  la 
vérité,  disait-il,  la  sagesse  nous  ordonne  de  suspendre  notre 
assentiment.  Notre  intérêt  nous  le  conseille  aussi,  car  cette 
étude,  féconde  en  déceptions,  semée  de  difficultés,  ne 
pourrait  nous  imposer  que  fatigue  sans  profit  d'aucune 
sorte. 


I 


Eh  bien  !  Pyrrhon  avait  tort  ;  et  après  lui  se  tromperaient 
fort  ceux  qui,  au  sortir  de  Técole  de  Kant,  jugeraient  la  vie 
intellectuelle  nuiôible  à  Thumanité.  Le  raisonnement  de 
Pyrrhon  était  par  trop  simpliste.  Il  avait  bien  posé  les  vraies 
données  du  problème  intellectuel  ;  mais  il  n'avait  pas  sut 
de  ces  prémisses,  tirer  la  seule  conclusion  légitime. 

Que  l'intelligence  no  puisse  pas  sauter  hors  d'elle-même, 
pour  atteindre  la  réalité  extérieure  ;  qu'elle  ne  puisse  pas 
non  plus  l'attirer  dans  son  propre  sein,  pour  s'en  pénétrer, 
et  en  reproduire  une  représentation  exacte  :  tout  cela  est  de 
la  plus  nette  évidence.  Mais  pourquoi  donc  alors^  réclamer 
tout  cela  de  l'intelligence  ?  Et  pourquoi  la  bouder  quand 
elle  ne  réussit  pas  à  faire  l'impossible  ?  Ce  qui  gâte,  ce  qui 
empoisonne  la  vie  intellectuelle,  c'est  qu'on  s'obstine  à  ne  la 
considérer  que  comme  un  moyen,  alors  qu'elle  est  une  fin. 
Tous  les  êtres  qui  nous  entourent  trouvent  d'instinct  la  loi 
de  leur  existence  :  ils  prennent  au  dehors,  comme  ils  peu- 
vent, les  matériaux  qui  leur  conviennent  ;  ils  les  transfor- 
ment en  eux-mêmes,  ils  se  les  assimilent,  et  le  cycle  de 
leurs  opérations  vitales  est  achevé,  quand  cette  œuvre  est 
accomplie.  Quelle  aberration  de  ne  pas  accepter  la  même 
loi  pour  la  vie  intellectuelle  !  Et,  d'un  point  de  vue  plus 
large,  quand  les  êtres  inférieurs  sont  à  eux-mêmes  leur  propre 
fin,  quelle  iniquité  de  faire  de  l'âme  humaine,  intelligence  et 


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MALADIES  INTRLLBCTURLLBS  !i7» 

volonté,  un  instrument,  une  esclave  au  service  d*un  féti( 
métaphysique  ! 

La  vie  est  une  promenade,  et  Terreur,  cause  de  tou 
nos  déceptions,  c'est  de  la  considérer  comme  un  voya 
Elle  est  une  charmante  promenade  à  travers  la  réa 
ou  ce  qu'il  est  d'usage  d'appeler  de  ce  nom.  L'intc 
gence  qui  vit  et  qui  pense  est  comme  une  abeille 
quête  de  miel.  Une  idée,  un  sentiment,  une  émotif 
une  forme  de  vie,  une  conviction  :  aulant  de  fleurs  ( 
nous  pouvons  à  notre  gré  (aire  épanouir  sous  nos  p 
et  chacune  de  ces  fleurs  distille  pour  nous,  dans  son  cali 
une  goutte  de  miel.  Comme  Tabeille,  reposons-nous  donc 
moment  sur  les  bords  de  chaque  corolle,  prenons  le  gr 
de  sucre  et  d'or,  puis  allons  butiner  ailleurs,  et  de  l'en 
loppe  qui  va  se  dessécher  et  tomber,  n'ayons  plus  au( 
souci.  Gorgés  ainsi  de  ce  qui  se  crée  autour  de  nous  de  p 
délicat,  de  la  moelle  des  choses,  rentrons  de  temps  en  ten 
dans  la  ruche,  c'est-à-dire,  renfermons-nous  dans  nos  p 
sées  pour  imprégner  tout  cela  des  qualités  de  notre  espr 
il  est  assez  fécond  et  assez  riche  pour  faire  lui-même,  com 
Tabeille,  l'aliment  de  sa  vie  et  la  substance  de  son  bonhe 
Et  le  miel  ainsi  formé,  mixture  exquise  de  la  sav^i^r  < 
sentiments,  de  l'éclat  des  pensées,  de  la  grâce  des  imag 
ce  miel  sera  notre  aliment  et  notre  breuvage,  et  toute  no 
vie  consistera  à  nous  en  nourrir.  Après  cela,  que  ces  idé 
que  ces  sentiments,  etc.,  nous  viennent  de  la  philosopli 
de  la  littérature,  de  la  religion,  de  la  morale,  de  l'histoin 
qu'importe  ?  La  forme  n'est  rien,  c'est  le  suc  qui  nourrit. 

Il  faut  donc  savoir  donner  un  sens  délicat  à  ces  expr 
sions  si  lourdes  :  rechercher  la  vérité,  se  connaître  s 
même,  le  monde  et  Dieu,  choisir  entre  le  vrai  et  le  faux, 
bien  et  le  mal.  Et  ce  sens  délicat  qu'il  leur  faut  donner 
celui-ci:  dans  les  idées,  dans  les  affections,  prenez  ce  ( 
vous  plait,  ce  qui  est  pour  vous  la  goutte  de  miel,  laissez 
reste,  laissez  surtout  l'absinthe.  Pensez,  écrivez,  parlez,  n 
pas  avec  la  sotte  prétention  de  faire  adopter  par  les  autres 
qu'ils  appellent  vos  idées,  vos  convictions,  mais  pour 
plaisir  très  fin  de  voir  briller  et  comme  trotter  devant  vc 
des  formes  élégantes.  Faites  refléter  vos  pensées,  vos  ser 


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bêO  MALADIES  INTELLECTUELLES 

ments^  dans  la  parole  ou  dans  le  livre  afin  de  pouvoir  ainsi, 
comme  sur  un  miroir,  vous  donner  un  baiser  à  vous-même. 
Critiquez,  jugez  tout,  pour  les  délices  que  vous  trouverez  à 
le  faire,  mais  non  pas  avec  le  désir  de  démêler  le  vrai  du 
faux.  Il  n'y  a  pas,  encore  une  fois,  de  vrai  ni  de  faux,  ou 
plutôt,  tout  est  vrai  qui  plaît  à  Tintelligence,  et  le  reste  est 
faux.  De  même,  tout  est  bien  qui  chatouille  agréablement 
une  sensibilité  cultivée  ;  tout  est  mal  qui  vous  inspire  de  la 
répugnance. 

<c  Jouissons  du  monde  tel  qu'il  est.  Ce  n'est  pas  une  œuvre 
sérieuse,  c'est  une  farce,  Tœuvre  d'un  démiurge  jovial. 
La  gaîté  est  la  seule  théologie  de  cette  grande  farce  (1)  ». 

«  Qu'est-ce  qui  sauve  ?  Eh  !  mon  Dieu  !  c'est  ce  qui  donne 
à  chacun  son  motif  de  vivre.  Pour  l'un  c'est  la  vertu  ;  pour 
l'autre  l'ardeur  du  vrai  ;  pour  un  autre  l'amour  de  l'art  ; 
pour  d'autres  la  curiosité,  Tambition,  les  voyages,  le  luxe, 
les  femmes,  la  richesse  ;  au  plus  bas  étage,  la  morphine  et 
l'alcool.  Les  hon^mes  vertueux  trouvent  leur  récompense  dans 
la  vertu  même  ;  ceux  qui  ne  le  sont  pas  ont  le  plaisir  (2)  », 

(c  C'est  une  grande  niaiserie  que  le  connais-toi  toi-même 
de  la  philosophie  grecque.  Nous  ne  connaîtrons  jamais  ni 
nous  ni  autrui.  11  s'agit  bien  de  cela  !...  Il  se  peut  que  l'in- 
telligence nous  serve  quelque  jour  à  fabriquer  un  univers: 
à  concevoir  celui-ci,  jamais  !  Aussi  bien  est-ce  faire  un  usage 
inique  de  l'intelligence  que  de  l'employer  à  rechercher  la 
vérité.  Encore  moin^  peut-elle  servir  à  juger  selon  la  justice 

les  hommes  et  leurs  œuvres Mais  où  elle  sertie  mieux, 

et  où  elle  donne  le  plus  d'agrément,  c'est  à  saisir  çà  et  là 
quelle  saillie  ou  clarté  des  choses,  et  à  en  jouir  sans  gâter 
cette  joie  innocente  par  esprit  de  système  (3)  ». 

Cette  nouvelle  manière  de  pratiquer  le  scepticisme,  «  dis- 
position d'esprit  très  intelligente  à  la  fois  et  très  volup- 
tueuse »  s'appelle  le  dilettantisme. 

Le  dilettantisme  est  une  maladie  intellectuelle  de  date  très 
récente.  Vers  1872,  Littré,  écrivant  son  dictionnaire,  expri- 

(1)  Renan,  Le  Prêtre  de  Né  mi,  p.  98. 

(2)  Renan,  Feuilles  détachées,  p.  382. 

(3)  Anatole  France,  Le  Jardin  d'Epicure,  p.  77. 


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•AXl 


MALADIBS  mTEtLBCTUJSLLES  58f 

mait  ainsi  le  sens  de  ce  mot  :  a  goût  très  vif  pour  la  musique, 
surtout  pour  la  musique  italienne  ». 

Evidemment  ce  n'est  pas  là  la  chose  que  nous  entendons 
aujourd'hui  sous  ce  terme  ;  et  si  Littré,  homme  de  cons- 
cience, n'a  pas  donné  un  autre  sens  au  mot  dilettantisme, 
c'est  qu'il  n'en  avait  pas  d'autre  à  cette  époque. 

Le  dilettantisme  est  un  héritage  que  nous  a  laissé  Renan, 
après  l'avoir  créé  et  mis  à  la  mode  chez  nous.  Et  il  en  est 
si  bien  l'auteur  et  le  père,  que  le  dilettantisme  s'appelle 
aussi,  de  son  nom,  Renanisme,  Le  Renanisme  exprime  ce- 
pendant quelque  chose  de  plus  raffiné  encore  dans  la  volupté 
intellectuelle  :  il  est  la  fine  fleur  du  dilettantisme  que  seules 
peuvent  cueillir  quelques  intelligences  d'élite. 

Renan  ne  fut  pas  toujours...  renanien,,.  Il  fut  même  tout 
d'abord  exactement  l'opposé.  Quand,  en  1845,  il  jugea  que  le 
progrès  de  ses  idées  lui  faisaient  un  devoir  de  quitter  le 
séminaire  et  l'habit  ecclésiastique,  à  cette  époque,  s'il  ne 
croyait  plus  à  la  théologie,  ni  peut-être  à  la  philosophie,  il 
croyait  au  moins,  et  fermement,  à.  la  science.  En  rejetant 
l'idéal  de  la  vie  sacerdotale,  il  ne  renonçait  pas,  loin  de  là, 
à  tout  idéal,  et  dans  ses  rêves,  de  jeunesse  intellectuelle  la 
science  et  la  vertu  lui  apparaissaient  non  pas  certes  comme 
des  matières  à  jouissance,  mais  avec  un  caractère  sacré, 
comme  des  idoles  auxquelles  il  allait  consacrer  tout  son 
temps,  pour  lesquelles  il  vivrait  volontiers  loin  du  bruit, 
loin  des  hommes.  Il  prenait  alors  la  vie  fort  au  sérieux.  «  Le 
but  de  l'humanité,  disait-il,  n'est  pas  le  bonheur  :  c'est  la 
perfection  intellectuelle  et  morale.  Il  s'agit  bien  de  se  repo- 
ser, grand  Dieu  !  quand  on  a  l'infini  à  parcourir  et  le  parfait 
à  atteindre.  »  Il  s'élevait  avec  conviction  contre  «  cette  légè- 
reté à  laquelle  on  fait  trop  d'honneur  en  lui  donnant  le  nom 
de  scepticisme,  et  qu'il  faudrait  appeler  niaiserie  et  nullité  ». 
Enfin,  il  apostrophait  en  termes  très  vifs  les  sceptiques  qui 
ne  croyaient  pas  à  la  raison,  à  la  dignité  de  Thomme,  à  tout 
ce  qui  est  vrai,  à  tout  ce  qui  est  beau.  Ce  fut  dans  ces  dispo- 
sitions qu'il  écrivit,  en  1848-49,  V Avenir  de  la  Science. 

Pourquoi  ne  publia-t-il  ce  travail  qu'en  1890  ?  Je  ne  saurais 
le  dire  :  mais  ce  que  tout  le  monde  conijaît,  c'est  qu'à  cette 
époque  ce  livre  était  un  anachronisme.   Renan  lui-même. 


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582  MALADIES  INTftILBGTtJELLES 

relisant  alors  ces  pages  de  sa  jeunesse  où  il  avait  mis  beau- 
coup  de  conviction  avec  des  enthousiasmes  étranges,  les 
jugeait  «  d'un  sectaire  ». 

C'est  qu'il  n'était  plus  l'austère,  quoique  bien  fantaisiste 
savant,  qui  naguère  cherchait  à  reconstruire  avec  les  ruines 
du  passé,  r Histoire  du  peuple  (T Israël^  —  V Histoire  des 
langues  sémitiques ^  —  les  Origines  du  Christianisme.  Il 
était  l'auteur  des  Dialogues  et  drames  philosophiques^ — de 
Calibany  —  de  l'Eau  de  Jouvence,  —  du  Prêtre  de  Nemi^  — 
de  VAbbesse  de  Jouarre,  —  des  Discours  et  Conférences^  — 
de  V Examen  de  Conscience  philosophique.  Il  avait  déjà,  selon 
l'expression  de  M.  Séailles  «  renversé  l'ordre  d'une  belle 
vie.  »  Dans  la  première  période  de  cette  vie  il  avait  fait 
espérer  une  fin  imposante,  «  un  coucher  de  soleil  dans 
une  gloire,  »  —  et  il  donnait  «  un  coucher  de  soleil  derrière 
les  tonnelles  ». 

Renan  chercha  quelque  temps,  —  sincèrement,  il  faut  le 
croire,  —  la  vérité  et  la  solution  du  problème  de  la  vie.  Mais 
bientôt,  n'ayant  pu  trouver  ni  Tune  ni  l'autre,  il  prit  galment 
son  parti  de  les  ignorer  et  se  mit,  aux  applaudissements 
d'une  jeunesse  corrompue  et  frivole,  à  rire  de  tout,  à  se 
moquer  de  tout.  Faisant  école,  il  apprit  à  cette  jeunesse  à  se 
mouvoir  avec  une  parfaite  aisance  au  milieu  des  plus  graves 
incertitudes.  Il  mourut,  on  le  sait,  dilettante  impénitent. 

M.  Jules  Lemaitre  s'est  habitué,  je  pense,  depuis  long- 
temps,  à  se  voir  compter  au  rang  des  disciples  de  Renan. 
Chose  curieuse,  il  commença  lui  aussi,  par  brûler  ce  qu'il 
devait  plus  tard  adorer.  Il  débuta  dans  le  monde  littéraire, 
par  un  article  sur  Renan.  Et  c'était  presque  pour  maudire, 
non  pas  l'auteur,  —  M.  Lemaitre  fut  toujours  trop  aimable 
pour   cela,  —  mais  son  œuvre  et   son  système. 

c(  Etonné,  irrité  même  de  trouver  en  ce  sceptique  un  gai 
vieillard  content  de  soi,  content  des  autres,  content  de  Tuni- 
vers  vide,  content  d'un  Dieu  qui  n'existe  pas  encore,  mais 
qui  se  forme  peut-être,  le  jeune  écrivain  lui  reprochait  d'a- 
voir tué  la  joie,  l'action,  la  paix  de  l'âme,  la'sécurité,  la  vie 
morale,  et  de  se  moquer  du  pauvre  monde  en  ses  subtiles 
métaphysiques  »  (1). 

(1)  Ed.  Rob,  Les  Idées  Morales  du  temps  pre5en<,6«  édition,  Perrin,  p.  127. 


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MALADIES  INTELLECTUELLES  58â 

Mais  bientôt,  plus  vite  que  Renan,  il  fit  son  meà  culpà  de 
ce  premier  jugement,  et  renonçant  à  être  un  sectaire,  il 
devient  le  dilettante  que  chacun  connaît. 

Nous  devrions  dire  plutôt  :  le  dilettante  que  chacun  a 
connu,  car  il  faut  rendre  à  M.  Jules  Lemaitre  cette  justice 
que  depuis  plusieurs  années  déjà  son  beau  talent  fait  de  très 
sérieux  efforts  pour  se  débarrasser  du  manteau  élégant  mais 
funeste  du  dilettantisme.  Sous  la  pression  des  événements 
actuels  son  cœur  a  trouve  des  trésors  de  colère  contre  les 
malfaiteurs  politiques  ou  autres.  Les  leçons  de  la  vie  lui 
ont  fait  ouvrir  les  yeux,  et  aujourd'hui,  le  Président  de  La 
Patrie  Française  ne  voudrait  plus,  j'en  suis  sûr,  mêler  ses . 
sabots  à  ceux  des  dilettantes.  Renan  aurait  raison  de  l'appe- 
ler un  <c  sectaire  »  —  c'est-à-dire,  dans  son  langage,  un  con- 
vaincu, un  homme  qui  appelle  bien  ce  qui  est  bien,  mal  ce 
qui  est  mal...  et  par  conséquent  aussi  Renan  un  corrupteur. 
La  seule  attache  qu'on  puisse  reprocher  à  M.  Jules  Lemaltre 
de  garder  encore  avec  son  dilettantisme  passé,  c'est  la  diffi- 
culté qu'il  éprouve  à  se  faire  une  doctrine  et  à  passer  à 
l'action.  Mais  plût  au  ciel  qu'il  n'y  eût  que  lui,  en  France,  à 
mériter  ce  reproche  ! 

M.  Anatole  France  reste  peut-être  le  seul  disciple  fidèle  à 
Renan.  Il  n'aura  pas,  lui,  à  redevenir  un  sectaire  :  il  Ta  tou- 
jours été,  mais  dans  le  sens  ordinaire  et  vrai  du  mot,  et  il  le 
restera  sans  doute  toujours.  Sous  le  voile  transparent  d'une 
indifi^érence  renanienne  à  l'égard  de  tout  idéal,  de  toute  mo- 
rale, de  toute  religion,  il  cache,  ou  plutôt  il  laisse  voir  à 
chaque  occasion  sa  haine  contre  la  religion  et  la  morale  chré- 
tiennes. Il  est  incapable,  lui,  d'imprimer  dans  sa  physiono- 
mie les  traits  durables  de  ce  dédain  transcendant,  mais  placide 
et  souriant,  qui  a  fait  de  Renan  le  type  achevé  d'un  sceptique 
bonhomme.  On  ne  trouvera  pas  non  plus  dans  ses  écrits  la 
critique  sans  fiel,  la  riche  amabilité  qui  ont  tant  aidé  au  succès 
des  œuvres  de  M.  Lemaltre.  11  semble  ne  s'être  mis  à  l'école 
de  Renan  que  pour  combattre  le  premier  idéal  du  maître,  et 
il  semble  ne  restersur  ses  traces,  que  pour  soutenir  et  accen" 
tuer  ses  négations.  Le  discours  de  Tréguier  n'est  guère  d'un 
vrai  disciple  de  Renan,  mais  il  est  bien  de  M.  Anatole  France. 

Renan  a  disparu  ;  M.  Lemaltre  maltraite  aujourd'hui  l'idole 


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584  MALADIES  INTELLECTUELLES 

à  laquelle  il  avait  d'abord  sacrifié  ;  M.  Anatole  France  ne  lui 
rend  un  culte  que  pour  la  forme,  et  pour  masquer  son  im- 
piété: de  vrais  professionnels  du  dilettantisme  ^il  n^  en  a 
guère  plus:  le  dilettantiéme  peut  donc  être  considéré  comme 
mort. 

Il  a  reçu  du  reste^  quelques  coups  qui  Tont  bien  aidé  à 
mourir,  peut-être  plus  tôt  que  ne  l'auraient  désiré  ses  fidèles. 

En  1894,  M.  G.  Léailles  ramassait  d'une  main  frémissante 
le  fouet  que  M.  Lemaltre  avait  laissé  tomber  à  terre,  et  dans 
son  Ernest  Renan  (1)  flagellait  de  bonne  et  franche  manière 
le  corrupteur  qu'on  s'était  trop  habitué  à  nommer  avec 
onction  le  gai,  mais  inofl'ensif  vieillard. 

L'année  suivante,  M.  l'abbé  Félix  Klein,  par  quelques 
études  :  Autour  du  Dilettantisme  (2)  complétait  le  réquisitoire 
déjà  fort  chargé  en  sortant  des  mains  de  M.  Séailles. 

M.  Brunetière  s'est  toujours  montré  l'ennemi  impitoyable 
du  dilettantisme  ;  il  Ta  surtout  poursuivi  sur  le  terrain  de  la 
critique  littéraire. 

M.  Le  vicomte  E.-M.  de  Vogué  initié  de  bonne  heure  à  la 
vie  sérieuse  et  pratique  n'a  jamais  caché  son  profond  mépris 
pour  cette  école. 

Enfin  M.  Paul  Bourget  qui  «  prend  au  sérieux,  presque  au 
tragique,  le  drame  qui  se  joue  dans  les  intelligences  et  dans 
les  cœurs  de  sa  génération,  affirme  assez  qu'il  croit  à  Timpor- 
tance  infinie  des  problèmes  de  la  vie  morale  »  (3)  et  pour  cela 
nous  le  comptons  aussi  parmi  les  adversaires  du  dilettantisme. 

Nous  ne  connaissons  aucun  talent  de  valeur  qui  veuille 
encore  aujourd'hui  s'affubler  des  livrées  du  dilettantisme  et 
nous  en  trouverons  au  contraire  tout-à-l'heure  quelques-uns 
qui  les  rejettent  avec  horreur.  Le  dilettantisme  est  démodé. 
Aussi  croyons-nous  bien  inutile  d'en  faire  voir  tout  au  long 
les  défauts.  Cependant  durant  les  quelques  vingt  ans  qu'il  a 
été  en  grand  honneur,  siégeant  au  Collège  de  France  ou 
dans  les  grandes  chaires  officielles,  il  a  eu  le  temps  de  répan- 


(t)  Ernest  Renan,  Essai  de  biographie  psychologique, 
(2]  Autour  du  Dilettantisme .  LecofTre,  2*  édition,  1895. 
(3;  P.  Bourget,  Essai  de  Psychologie  contemporaine  y  p.  VII.   Voir  aussi 
la  Préface  qu'il  a  écrite  en  tête  de  l'édition. complète  de  ses  oeuvres  en  1900. 


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MALADIES  INTELLECTUELLES  595 

dre  un  parfum  empoisonné,  et  ce  parfum  nous  le  respirons 
encore.  Quelques  âmes  anémiées,  âmes  de  jeunes  gens  ou  de 
femmes, incapables  de  s'élever  jusqu'aux  vues  mâles  et  fermes 
qui  chassent  à  tout  jamais  le  scepticisme,  de  quelque  nuance 
qu'il  soit,  se  laissent  griser  par  ses  émanations  capiteuses. 
Elles  ont  trop  de  mollesse  pour  se  soumettre  au  labeur  aus- 
tère de  la  recherche  consciencieuse  du  vrai  et  de  la  pratique 
du  bien,  et  elles  trouvent  très  fin  de  se  décerner  quand  même 
un  brevet  d'intelligence  supérieure  en  se  moquant  de  toutes 
les  questions  ;  très  commode  aussi  de  se  couvrir  contre  les 
reproches  de  la  conscience  d'un  scepticisme  de  si  élégante 
allure  ;  très  pratique  enfin  de  se  faire  une  source  de  délices 
de  cela  m/^me  qui  cause  le  tourment  d'autres  âmes. 

A  ces  jeunes  gens,  à  ces  femmes  nous  dirons  seulement 
ceci  :  c'est  une  indigne  profanation  que  de  faire  servir  de 
pourvoyeurs  à  la  volupté,  quelque  raffinée  qu'on  la  veuille, 
une  intelligence  qui  n'a  faim  et  soif  que  d'un  air  plus  pur, 
d'une  lumière  plus  sereine.  L'intelligence  est  à  elle-même  sa 
propre  fin  :  soit,  mais  sa  fin  alors,  c'est  une  perfection  plus 
haute,  une  vie  plus  intense;  et  seule  la  lumière  du  vrai,  en 
la  pénétrant,  en  la  transfigurant  peut  lui  donner  la  splendeur, 
la  vie  et  la  beauté. 

Ah  !  sans  doute  l'intelligence,  surtout  quand  Dieu  Ta  don- 
née vive,  pénétrante,  capable  de  saisir  et  de  goûter  le  vrai, 
le  beau  et  le  bien,  Tintelligence  peut  être  la  source  des  plus 
pures  jouissances  :  mais  c'est  à  la  condition  qu'elle  reste  dans 
son  rôle  et  qu'elle  ait  son  aliment,  car  le  plaisir  n'est  la  fleur 
que  de  l'acte  sain  et  parfait.  Il  est  une  manière  de  jouir, 
presque  animale,  qui  répugne  à  l'intelligence  parce  qu'elle 
s'y  ruine,  parce  qu'elle  s'y  dégrade,  tout  comme  il  y  a  une 
manière  de  se  servir  du  corps  qui  Fépuise  et  ruine  la  santé. 
Au  jeu  voluptueux  de  se  porter  tour  à  tour  vers  toutes  les 
formes  diverses  de  la  vie,  et  de  se  prêter  à  toutes  ces  formes 
sans  se  donner  à  aucune,  on  peut  acquérir  une  certaine 
souplesse  d'esprit  qui  parait  distinction  ;  mais  on  y  perd  à 
tout  jamais  le  sens  du  vrai,  du  juste,  du  bien,  du  beau.  Or, 
cela,  c'est  un  suicide  intellectuel,  suicide  joyeux  et  distingué 
tant  que  l'on  voudra,  comme  celui  de  Pétrone  dans  Quo 
VadiSy  mais  un  suicide  tout  de  même,  c'est-à-dire  un  crime. 


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586  MALADIES  INTELLECTUELLES 

Le  dilettantisme,  jugé  seulement  d'après  ses  effets  sur 
rintelligence,  est  «  une  tendance  désastreuse,  j'allais  dire 
sacrilège,  puisqu'elle  fait  de  l'intelligence  une  comédienne, 
et  de  la  vérité  un  jouet  »  (1),  et  qu'ainsi  elle  anéantit  Tune 
et  l'autre. 

Chose  plus  grave  encore  :  le  dilettantisme  étouffe  aussi  la 
vie  morale  dans  une  âme  quand  il  s'y  installe  en  maître.  Le 
baiser  sur  le  miroir  esX.  froid  comme  l'égoïsme,  et  le  dilettante 
est  un  parfait  égoïste.  Bien  plus,  il  se  vante  de  l'être,  et  c'est 
par  le  raffinement  même  de  son  égoïsme  qu'il  se  croît  supé- 
rieur à  tous  ceux  qui  Tenlourent.  De  tout,  jusque  du  spectacle 
des  misères  d'autrui,  il  se  fait  une  matière  à  jouissance,  et 
le  monde  entier  —  le  monde  des  corps,  celui  des  âmes  cl 
celui  des  cœurs,  —  n'est  pour  lui  qu'une  vaste  et  riche  mine 
qu'il  entend  exploiter  au  profit  de  ce  hideux  égoïsme. 

Et  à  la  société  dont  il  épuise  ainsi,  en  la  profanant,  la  meil- 
leure substance,  quels  avantages  procure-t-il  ?  Il  éteint  autant 
qu'il  dépend  de  lui,  par  ses  exemples,  par  ses  sarcasmes, 
toute  flamme  désintéressée,  toute  action,  toute  recherche, 
tout  progrès  par  conséquent.  Il  passe  danô  la  société  en 
dévastateur,  brisant  tous  les  ressorts,  flétrissant  toute  vie  et 
toute  beauté. 

Il  nous  semble  qu'il  y  a  en  tout  cela  de  qjaoLikLi:&  réfléchir 
les  âmes  que  tenteraien^L  Lft»  eiBwrses  voluptés  du  dilettan- 
tisme. Fiaiaaawff  ce  chapitre  déjà  trop  long,  par  ces  graves 
parafes  de  Pascal  :  «  C'est  assurément  un  grand  mal  que 
d'être  dans  le  doute  ;  mais  c'est  au  moins  un  devoir  indis- 
pensable de  chercher,  quand  on  est  dans  le  doute,  et  ainsi 
celui  qui  doute  et  qui  ne  cherche  pas  est  tout  ensemble  bien 
malheureux  et  bien  injuste.  Que  s'il  est  avec  cela  tranquille 
et  satisfait,  qu'il  en  fasse  profession,  et  enfin  qu'il  en  fasse 
vanité,  et  que  ce  soit  de  cet  état  même  qu'il  fasse  le  sujet  de 
sa  joie  et  de  sa  vanité,  je  n'ai  point  de  termes  pour  qualifier 
une  si  extravagante  créature  »  (2). 


(1)  P.  Venance,  Etudes  Franciscaines  y  t.  ï,  p.  408. 

(2)  Pensées,  art.  IX,  Edition  de  l'abbé  Margival,  p.  128. 


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MALADIES  INTELLECTUELLES  587 


II 


Entre  le  critieisme  et  le  dilettantisme,  prenant  au  premier 
un  peu  de  son  aspect  austère,  et  au  second  beaucoup  de  sa 
frivolité,  se  place  Y  intellectualisme  :  «  perversion  de  l'esprit 
qui  nous  réduit  à  ne  chercher  dans  la  vie  que  le  spectacle  delà 
vie^  et  dans  les  sentiments  que  les  idées  des  sentiments  »  (1). 

L'intellectualisme  est  une  maladie,  très  moderne  aussi, 
qu'il  est  assez  malaisé  de  définir^  surtout  quand  on  la  distin- 
gua^ comme  nous  avons  cru  devoir  le  faire,^  du  dilettantisme 
dont  elle  est  une  variété.  Essayons  cependant  de  la  caractériser. 

\J  intellectuel  y  le  mot  l'indique,  est  un  homme  dont  la  vie 
est  surtout  un  exercice  de  Tintelligence.  Tout  connaître  et 
tout  comprendre,  telle  parait  être  son  unique  préoccupation. 
Il  connaît  donc  toutes  les  philosophies,  toutes  les  littératures, 
toutes  les  formes  de  la  religion  et  du  culte,  et  chacune  de  ces 
doctrines  ou  formes  de  vie  est  colorée  dans  son  esprit  de 
sa  nuance  caractéristique.  Il  poursuit  son  aride  travail  de 
critique  et  d'analyse  à  travers  les  difficultés,  il  ne  se  laisse  pas 
rebuter  par  les  obstacles  ou  par  les  répugnances  ;  car  ce  qu'il 
cherche,  lui,  dans  ces  systèmes,  ce  n'est  pas,  comme  le  dilet- 
tlînte,  la  sensation,  le  chatouillement  agréable,  la  goutte  de 
miel  :  c'est  la  trame  idéale,  la  formule  intellectuelle.  Toutes 
ses  préoccupations  sont  dirigées  dans  ce  sens,  toutes  les 
activités  de  soij  âme  sont  absorbées  dans  ce  travail.  Après 
cela,  que  le  monde  tourne  bien  ou  mal;  qu'en  tournant  il 
écrase  quelques  individus,  en  meurtrisse  beaucoup  d'autres, 
et  que  ces  individus  poussent  des  cris  de  douleurs  :  cela  ce 
n'est  pas  son  affaire,  ou  plutôt  il  écoutera  ces  cris,  pour  en 
extraire  encore  l'idée.  Mais  soulager  les  malheureux  ne  le 
regarde  pas  ;  il  laisse  à  d'autres  le  soin  de  vouloir,  d'aimer  et 
d'agir.  Non  pas  qu'il  y  ait  chez  lui,  comme  chez  le  dilettaole, 
parti  pris,  égoïsme  calculé  :  s'il  se  désintéresse  de  no#  luttes 
et  de  nos  souffrances,  ce  n'est  que  par  abstracûon  :  il  n'y 
pense  pas,  il  n'a  pas  le  loisir  d'y  songer^  Vivant  dans  le 
monde  des  idées,  il  laisse  aux  autres  le^  monde  des  faits.  — 

(1)  Henry  Bérenger,  L Effort.  Préface. 


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588  MALADIES  INTELLECTUELLES 

Et  c'est  en  ce  dernier  point  que  Tintellectuel  se  distingue  de 
Vidéologue,  Un  idéologue  est  aussi  un  homme  d'abstraction  : 
il  construit  dans  sa  tête...  ou  dans  Taîr,  sans  compter  avec  la 
réalité,  un  monde  qui  ne  pourra  jamais  tenir  contreles  orages, 
les  tempêtes  et  les  écueils  de  la  vie  pratique.  Mais  lui  au 
moins  a  le  désir,  il  a  même  la  manie  de  s'occuper  d'action, 
il  prétend  aider  le  monde  à  mieux  tourner,  tandis  que  l'intel- 
lectuel n'a  même  pas  le  soupçon  d'une  pareille  préoccupation. 
Il  critique,  il  comprend  :  cela  le  dispense  évidemment  de 
tout  le  reste. 

Mais,  direz-vous,  s'il  ne  s'occupe  pas  d'action,  il  cherche 
au  moins  la  vérité  à  travers  tous  les  systèmes  et,  s'il  ne 
contribue  pas  à  affermir  le  monde  sur  ses  bases,  à  le  fixer  aux 
pôles,  il  l'éclairé  au  moins  dans  sa  marche  :  à  ce  titre  il  a 
droit  à  notre  respect,  à  notre  reconnaissance  même. 

Eh  bien  !  non,  l'intellectuel  ne  cherche  pas  précisément  à 
connaître  la  vérité.  Sans  doute  il  ne  la  dédaigne  pas,  il  ne  la 
regarde  pas  comme  une  chimère,  une  illusion,  et  s'il  la  ren- 
contre il  la  saluera  poliment  ;  mais  il  la  saluera  comme  on  sa- 
lue une  étrangère,  sans  ce  soucier  de  savoir  d'où  elle  vient, 
où  elle  va.  Quand  il  revient  de  ces  explorations,  il  tient  dans 
le  creux  de  sa  main  ou  dans  les  plis  de  son  cerveau  :  quoi  ? 
Des  miettes  de  vérité  recueillies  de  côté  et  d'autre  et  dont 
il  va  pétrir  un  pain  pour  son  intelligence  et  pour  la  vôtre  ? 
Non  pas  :  mais  des  résumés  exacts  et  condensés  de  tous  les 
systèmes,  des  miniatures  soignées  où  le  bien  et  le  mal  se 
trouvent  pêle-mêle  sur  le  même  plan,  avec  le  même  rang 
d'importance.  Mais  après  cela,  au  moins,  vous  pensez  qu'il 
va  faire  un  triage,  qu'il  va  séparer  le  vrai  du  faux,  le  bien  du 
mal?  Non  pas  encore.  11  n'en  a  pas  le  temps,  il  faut  qu'il  coure 
à  d'autres  analyses.  L'intellectuel  n'est  pas  un  savant,  ni  un 
philosophe,  ni  un  artiste  ;  il  n'a  en  vue  «ni  une  démonstration, 
ni  une  vérité,  ni  un  idéal.  Il  n'est  pas  un  Jouffroy,  ni  un 
Taîne  cherchant,  avec  la  contention  maladive  d'une  intelli- 
gence égarée,  la  vérité  qui  délivre  du  doute  et  sauve  du  déses- 
poir. L'intellectuel  n'éprouve  aucun  de  ces  tourments.  Tout 
ce  qu'il  veut,  c'est  connaître  :  la  vérité  ou  l'erreur,  peu  lui 
importe.  Aussi,  bien  qu'il  passe  son  temps  à  juger  les  pensées 
des  autres,  il  n'est  rien  moins  qu'un  penseur  ;  il  fait  la  cri- 


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Qoo^ 


MALADIES  INTELLECTUELLES  589 

tique  des  œuvres  d'art  sans  être  pour  cela  un  artiste  ;  il  verra 
Tabsurdité  des  sectes  religieuses  et  la  vérité  de  la  seule  re- 
ligion catholique  et  restera  pourtant  un  indifférent  :  il  domine 
tout,  et  ne  se  donne  à  rien.  C'est  un  juge  incorruptible  qui 
ne  veut  se  faire  partie  ni  avec  la  vérité  ni  avec  Terreur. 

Eh  bien  !  cette  disposition  d'esprit  nous  la  trouvons 
funeste  et  coupable  ;  c'est  elle  surtout  qui  fait  de  l'intel- 
lectualisme une  maladie. 

Selon  la  belle  pensée  de  saint  Augustin,  le  rôle  de  l'intel- 
ligence est  de  rechercher  la  vérité,  non  pas  pour  voleter 
autour  d'elle  par  l'analyse  et  le  raisonnement,  mais  pour  s'en 
imprégner  par  Taraour.  «  Quœrendum  est  bonum  animœ^  non 
cui  supervolitet  /udicando,  sed  cui  hœreat  amando  »  (l).  Si 
c'est  flétrir  et  profaner  la  plus  belle  faculté  de  Tâme  que  de 
la  faire  servir  d'instrument  à  la  volupté,  c'est  la  réduire  en 
servitude  et  l'affamer  que  de  la  contraindre  à  refléter  indiffé- 
remment l'erreur  et  la  vérité.  Sans  doute  il  faut  connaître 
aussi  le  mal  et  l'erreur  ;  mais  pour  s'en  débarrasser  et  pour 
raffermir  dans  le  cœur,  par  le  spectacle  de  leurs  difformités, 
l'amour  du  bien,  du  beau  et  du  vrai.  «  C'est  pour  l'âme  une 
curiosité  aussi  dangereuse,  aussi  coupable  peut-être,  de  âe 
complaire  dans  la  contemplation  passive  de  Terreur,  que  dans 
les  sentiments  de  haine  ou  de  volupté.  Pas  plus  que  Ton  se 
forme  la  conscience  morale  en  essayant  tous  les  actes  bons 
ou  mauvais  pour  savoir  lesquels  valent  mieux,  on  ne  se  forme 
pas  l'intelligence  en  la  promenant  sans  règles  et  sans  principes 
à  travers  n'importe  quelles  doctrines  (2)  ».  —  Or,  ce  qu'il 
importe  d'avoir,  dirait  Montaigne,  c'est  une  tête  bien  faite^ 
beaucoup  plus  ({u!une  tête  bien  pleine. 

Cet  usage  excessif  et  sans  règle,  cette  hypertrophie  de 
l'intelligence,  se  produit  aux  dépens  des  autres  facultés  de 
Tâme  et  c'est  encore  là  un  grave  désordre.  Les  philosophes 
grecs  se  plaisaient  à  exprimer  la  perfection  de  l'être  intelligent 
par  l'idée  d'harmonie  :  harmonie  de  toutes  les  facultés  sous 
la  direction  d'une  saine  raison.  Les  intellectuels  brisent  dans 
leur   âme  cette  harmonie.  En  détournant   au  profit  de  la 


(1)  De  Trinitate,  yiîl.  3. 

(2)  Klein,  Autour  du  Dilettantisme^  p.  228. 

K.  F.  —  X.  —  39 


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190  MALADtBS  INTKLLEGTUELLtSS 

connaissance  sèche  et  froide  toute  la  sève,  toute  la  vie,  ils 
laissent  végéter  la  volonté,  le  cœur  et  Tamour.  Ils  deviennent 
dans  Tordre  intellectuel  ce  que  sont  dans  Tordre  physique 
les  êtres  dont  la  vie  est  une  agitation  continuelle  des  nerfs, 
les  névroses.  Dans  Tàtne  il  y  a  deux  facultés,  —  au  moins 
deux,  —  rintelligence  et  la  volonté  :  la  véritable  vie  humaine 
et  raisonnable  doit  fournir  à  chacune  de  ces  facultés  un  travail 
et  un  aliment.  Malheur,  disait  Bossuet,  à  la  connaissance  stérile 
qui  ne  se  tourne  pas  à  aimer  ;  malheur  aussi,  dirons-nous  tout 
à  rheure^  à  Tamour  qui  ne  voudrait  pas  s'éclairer.  La  santé  de 
Tâme,  sa  pleine  vigueur,  s'obtient  par  Texercice  réglé  de  la 
connaissance  et  de  Tamoui*.  Quand  Tune  ou  l'autre  de  ces 
deux  facultés  se  développe  aux  dépens  de  sa  compagne,  il  y 
a  dans  l'âme  ce  qu'on  nomme  dans  la  nature  un  monstre. 


III 


L'abus  de  la  critique  conduisant  au  scepticisme  ;  le  dileh 
tantisme  prenant  honteusement  son  parti  de  ce  scepticisme»  et 
le  tournant  en  source  de  jouissance  égoïste/  C intellectualisme 
confisquant  au  profit  de  l'esprit  toutes  les  ressources  de 
l'âme  :  tous  ces  excès  où  Tintelligence  apparaît  comme  la 
grande  coupable,  —  pour  avoir  fait  le  mal  ou  pour  n'avoir  pas 
su  l'empêcher  —  tous  ces  excès  ont  amené  contre  l'intelli- 
gence une  réaction  violente  qu'il  nous  reste  maintenant  à 
étudier. 

Depuis  une  quinzaine  d'années,  à  côté  des  sceptiques,  des 
blasés ,  des  gourmets  intellectuels  ou  des  névrosés  de 
l'esprit,  une  nouvelle  génération  a  poussé,  et  son  attitude 
contraste  singulièrement  avec  toutes  celles  que  nous  avons 
jusqu'ici  considérées.  C'est  une  génération  d'âmes  vigou- 
reuses, de  jeunes  gens  aux  énergies  viriles.  Ces  jeunes  ont 
compris  tout  d'abord  que  ,  malgré  Kant,  le  monde  où  ils 
vivent  est  à  leur  partie,  que  la  vie  est  chose  bien  réelle,  et 
que  ce  serait  un  crime  d'en  rire.  Mais  ils  ont  compris  aussi 
que  la  vraie  vie  n'est  pas  celle  des  dillettantes  :  une  volup- 
tueuse promenade  à  travers  la  réalité  pour  y  cueillir  des 
sensations  ;  ni  celle  des  intellectuels  :  une  course  à  travers 


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MALADIES  INTELLECTUELLES  59l 

les  systèmes  pour  eii  prendre  les  formules.  Ënfln^  ils  se 
sont  dit  :  Puisque  Fintelligence  est  un  champ  où  il  ne 
pousse  qu'épines  et  fruits  vénéneux,  laissons  Tintelligence 
en  friches  el  cultivons  la  volonté.  Ne  cherchons  pas  tant  les 
raisons  des  choses,  mais  travaillons  à  répandre  et  k  produire 
le  bien  autour  de  nous.  Laissons  les  Dieux  garder  en  pail 
leurs  secrets,  quittons  les  nuages,  fixons-nous  à  la  terré, 
creusons-y  notre  sillon,  pénétrons  ce  monde  de  notre  acti- 
vité, et  puisqu^il  y  a  un  idéal  possible  de  progrès,  consacl^ons 
tous  nos  efforts  à  pousser  Thumanité  dans  cette  voie. 

S'il  n'y  avait  dans  cette  attitude  qu'une  résolution  pratique 
de  travailler  au  lieu  de  rêver ,  d'agir  au  lieu  de  critiquer 
seulement  ou  d'analyser;  si  cette  réaction  n'atteignait  que 
les  excès  ou  les  occupations  stériles  de  l'intelligence,  nous 
•n'aurions  qu'à  applaudir  et  à  encourager.  Vraiment,  oui  : 
nous  avons  eu  assez  de  rêveurs  en  cabinet  et  au  coin  du  feuj 
assez  de  beaux  esprits  donneurs  de  bons  conseils.  La  maison 
brûle,  il  est  temps  de  se  mettre  à  l'œuvre  pour  la  sauver. 

Malheureusement  aux  yeux  de  la  nouvelle  école,  ce  n'est 
pas  seulement  l'abus,  c'est  l'usage  même  de  Fintelligence 
qui  est  stérile  et  nuisible,  et  la  volonté  seule,  éclairée  s'il  le 
faut  par  le  sentiment  et  par  une  foi  instinctive^  la  volonté 
suffit  à  la  vie  morale,  à  toute  la  \ie.  «  Il  faut  souffHr,  il 
faut  aimer,  il  faut  créer,  c'est  là  loUte  l'éthique  et  toute  Tes* 
thétique  ;  c'est  aussi  toute  la  vie.»  L'intelligence  orgueilleuse^ 
maîtresse  d'erreur,  ne  nous  donne  que  des  conceptions  fausses 
sur  le  monde  et  sur  la  vie,  elle  ne  fait  qu'embrouiller  l'éche- 
veau,  la  volonté  le  déroule. 

En  1893,  l'un  des  chefs  de  la  nouvelle  école  et  non  pas  le 
moitis  ardent  ni  le  moins  distingué,  M.  Henry  Bérenger, 
donnait,  sous  la  forme  d'un  roman,  V Effort,  le  manifeste  de 
cette  école.  Un  personnage  du  roman^  Georges  Lauzerte,  un 
intellectuel,  est  conduit  logiquement  au  suicide  par  son 
intellectualisme  même.  Conclusion  :  l'intellectualisme  est 
une  maladie  mortelle.  Fort  bien.  Mais  vers  quel  personnage 
M.  Henry  Bérenger  veut-il  que  se  portent  nos  sympathies  ? 
Vers  Jean  Darnay,  une  volonté  droite,  un  cœur  vaillant. 
Jean  Darnay  ne  sait,  à  la  vérité,  ni  ce  qu'il  croit,  ni  ce  qu'il' 
veut,  ni  même  exactement  ce  qu'il  doit  faire.  Mais  il  a  pour 


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592  MALADIES  INTELLECTUELLES 

se  diriger  Timpulsion  spontanée  de  sa  bonne  volonté,  il  a  le 
sentiment  du  bien  à  faire  :  que  désirez-vous  de  plus  ? 

Deux  ans  plus  tard,  1895,  un  autre  écrivain,  M.  Téodor 
Wyzewa,  dans  un  livre  intitulé  Nos  Maîtres^  développait  la 
même  thèse,  à  savoir  :  que  la  science  et  la  raison  sont  non 
seulement  impuissantes  à  sauver  les  âmes,  mais  inutiles  à 
rhumanité,  nuisibles  peut-être,  —  que  seuls  l'amour,  Teffort 
et  la  volonté  portent  en  eux  une  puissance  de  salut. 

Eh  bien  !  cette  manière  d'entendre  Vaction^  séparée  de 
rintelligence,  est  encore  un  abus,  une  maladie.  Ce  n'est  plus 
l'hypertrophie,  c'est  l'atrophie  de  l'intelligence. 

Sans  doute  il  y  a  ici  moins  de  danger,  infiniment  moins, 
pour  la  vie  morale  que  dans  le  dilettantisme.  Le  dilettantisme 
est  la  ruine  de  cette  vie,  V action  séparée  en  est  au  contraire 
l'exaltation.  Mais  c'est  une  exaltation  morbide,  qui  amènerait 
bien  vite  un  affaissement  de  toutes  les  énergies  morales. 

((  Il  faut  souffrir,  il  faut  aimer,  il  faut  créer  ».  Très  bien  : 
mais  que  créer  ?  qui  aimer  ?  pourquoi  souffrir  ?  —  «  Il  faut 
faire  quelque  chose  de  la  vie  et  ce  qu'il  y  a  de  mieux  à  faire 
de  la  vie^  c'est  de  travailler  à  diminuer  les  misères  humai- 
nes ».  —  Fort  bien  encore.  Mais  comment  travailler  à  dimi- 
nuer des  misères  qu'on  s'abstient  de  définir?  —  A  procurer 
des  biens  dont  on  ne  veut  pas  éclairer  la  notion  ?  —  D'abord 
quelles  sont  ces  misères  ?  —  Les  uns  disent  qu'il  s'agit  surtout 
des  misères  physiques,  les  autres  prétendent  que  ce  sont 
des  misères  morales  ;  ceux-ci  affirment  que  la  question  so- 
ciale est  surtout  une  question  morale  ;  ceux-^là,  au  contraire, 
qu'il  y  a  en  plus,  et  surtout  une  question  d'économie  poli- 
tique :  lesquels  suivrez-vous  ?  Il  faudra  bien  que  vous 
adoptiez,  si  vous  voulez  faire  quelque  chose,  l'une  ou  l'autre 
de  ces  manières  de  voir  ;  il  faudra  donc  que  vous  appliquiez 
votre  intelligence  à  discerner  le  vrai,  ou  au  moins  le  vrai- 
semblable... A  moins  que  vous  ne  fassiez  le  discernement 
par  pile  ou  face  :  mais  est-ce  une  manière  raisonnable  de 
diriger  sa  vie  ? 

Pour  faire  le  bien,  il  faut  tout  d'abord  savoir  quel  est  le 

bien  à  faire  ;  —  il  faut  ensuite  connaître  les  vrais  moyens 

'  de  le  faire.  Or,  ces  connaissances  ne  s'acquièrent  que  par  la 

réflexion,  par  le  raisonnement,  en  un  mot  par  le  travail  de 


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MALADIES  INTELI,EGTU£LLES  593 

rintelligence.  Si  vous  voulez  vous  fier  uniquement  à  votre 
bonne  volonté,  guidée  par  une  foi  instinctive,  mais  aveugle  ; 
si  vous  n'avez  pas  la  conviction  réfléchie,  la  certitude  raison- 
née,  lumineuse,  que  c'est  vraiment  le  bien  que  vous  voulez, 
et  que  vous  prenez  pour  le  réaliser  les  vrais  moyens  ;  si  vous 
n'avez  pas  cela,  vous  ne  serez  jamais  forts,  vous  n'aurez 
pas  en  vous  une  vie  pleine,  chaude,  rayonnante,  et  vous  ne 
la  communiquerez  pas  autour  de  vous.  Quoi  que  vous  fas- 
siez, votre  volonté  restera  ce  qu'elle  est,  c'est-à-dire  une 
faculté  qui  ne  s'avance  qu'à  la  lumière  de  la  raison.  Après 
les  entraînements,  les  enthousiasmes  de  l'action,  une  voix 
s'élèvera  du  fond  de  votre  âme  :  «  Pourquoi  fais-tu  ceci  ? 
à  quoi  bon  tout  cela  ?  »  Et  cette  voix  brisera  les  ressorts  de 
votre  activité. 

L'action  est  féconde  tant  qu'elle  s'éclaire  de  l'intelligence  ; 
mais  Faction  séparée,  l'action  soustraite  aux  influences  de  la 
raison,  cette  action-là  est  d'avance  condamnée  à  la  stérilité. 
Elle  ne  produira  que  de  l'agitation  ;  et  l'agitation  au  lieu  de 
procurer  la  joie  si  pure,  si  substantielle  que  donne  le  senti- 
ment du  bien  accompli,  ne  laisse  après  elle  que  lassitude  et 
bientôt  dégoût. 

C'était  bien  de  mépriser  le  dilettantisme  et  l'intellectua- 
lisme :  c'était  justice  et  sagesse.  Mais  c'est  une  erreur  et 
c'est  un  autre  abus  de  raéprisisr  l'intelligence.  Si  Ton  a  com- 
mis en  son  nom  des  excès,  elle  n'en  est  pas  responsable,  et 
l'abus  qui  peut  être  fait  d'une  chose  n'est  jamais  une  raison 
d'en  condamner  l'usage. 

La  volonté  n'est  forte,  énergique,  que  si  elle  est  dirigée, 
et  elle  ne  se  dirige  que  par  des  principes  stables,  par  des 
vues  lumineuses  ;  et  ces  principes  et  ces  vues  supposent, 
encore  une  fois,  l'exercice  actif  et  fécond  de  l'intelligence. 

L'harmonie,  qui  est  la  perfection  de  l'âme,  ne  s'obtiendra 

pas  plus  en  mutilant  l'intelligence  qu'en  atrophiant  la  volonté. 

Ou  elle  n'existera  pas,  ou  elle  sera  le  duo  de  l'intelligence  et 

'de  la  volonté,  chacune  s'exerçant  dans  son  rôle,  et  toutes 

deux  se  prêtant  un  mutuel  appui,  un  concours  incessant: 


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58^  MALADIES  INTELLECTUELLES 


Conclusion 

II  y  a  daQS  )a  constitutioa  même  de  Tintelligence  une 
aptitude  naturelle  et  innée  à  comprendre,  tout  comme  il 
y  a  dans  Toeil  une  aptitude  à  voir,  et  dsins  Toreille  une  pré- 
disposition à  entendre.  C'est  ce  que  saint  Thomas  appelait 
habitus  primorum  principiorum ,  Tintelligence  ,  à  Fétat 
d'habitude,  des  premiers  éléments  de  la  science.  Mais 
pour  qiie  cette  habitude  passe  à  Tacte  et  produise  les  pre- 
mières idées,  il  faut  que  les  sens  apportent  du  dehors  à  Tin- 
telUgence  une  excitation  et  un  objet. 

Despartes  ignorait  cela,  comme  il  ignorait  tant  d'autres 
choses  qui  avaient  été  dites,  et  très  bien  dites  avant  lui. 
Frappé  pependant  de  la  facilité  de  rintelligence  à  acquérir 
certaines  idéas,  et  de  sa  persistance  à  les  garder,  il  pensa 
qn'plle  naissait  non  pas  seulement  avec  l'aptitude  à  produire 
du  premier  coup  des  représentations  idéales  des  choses,  mais 
avpc  quelques'  idées  déjà  toutes  faites,  des  idées  innées, 

Kcintt  luii  ni^  et  les  idées  innées,  et  l'intelligence  habituelle 
de  la  vérité  :  ce  fut  Torigine  de  son  subjectivisme.  Toute  sa 
philosophie,  manquant  de  base,  ressemblait  à  un  superbe 
palais  construit  sur  le  sable  :  au  moindre  orage  elle  s'est 
trouvée  à  terre. 

Il  faut  en  revenir  aux  doctrines  des  grands  maîtres  de  la 
pensée  philosophique  :  Platon  ,  Âristote ,  saint  Augustin , 
saint  Thomas,  saint  Bonaventure,  etc.  Il  faut  revenir,  dis-je, 
à  ces  maîtres,  non  pas  pour  les  suivre  servilement  en  tout, 
môme  sur  les  points  où  l-insufiisance  de  leurs  moyens  les 
condamnait  k  être  imparfaits  ou  encore  à  se  >tromper,  mais 
pour  les  compléter,  pour  enrichir  des  apports  dq  la  science 
et  de  Texpérîence,  l'héritage  qu'ils  nous  ont  légué. 

A  ces  conditions,  il  est  permis  de  croire  à  l'avenir  de  la 
science^  c'est  môme  un  devoir  d'y  croire  et  de  rejeter  le 
scepticisme. 

On  a  trop  répété,  après  M.  Brunetière,  que  la  science  a  lait 
banqueroute  ;  ou  plutôt,  on  a  trop  répété  cela,  sans  redire 
en  môme  temps  les  distinctions  et  les  restrictions  qu'un 
esprit  de  cette  trempe  ne  manqua  pas  de  faire. 


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Gor^7l^ 


MALADIES  INTELLECTUELLES  595 

La  science  —  et  par  ce  mot  nous  entendons  ici  toute 
science  :  la  philosophie,  la  chimie,  la  physiologie,  etc.  —  la 
science  n'est  ni  en  faillite,  ni  en  banqueroute.  Quelques 
théoriciens  qui  n'étaient  pas  des  savants,  quelques  enthou- 
siastes au  cerveau  creux,  à  la  parole  plus  creuse  encore,  ont 
été  déçus  :  mais  est-ce  pour  avoir  cru  à  la  science  ?  Non, 
mais  pour  avoir  fondé  sur  elle  des  espérances  folles  que  la 
science  ne  les  avait  jamais  autorisés  à  concevoir. 

Quelques  méthodes  philosophiques  et  scientifiques  ont 
été  condamnées  par  l'expérience  et  par  leurs  propres  résul- 
tats. Est-ce  une  faillite  de  la  science?  Bien  au  contraire,  c'est 
une  preuve  de  sa  réalité  immortelle  :  si  elle  était  le  néant 
elle  s'accommoderait  de  toutes  les  utopies  ;  si  elle  n'avait 
pas  la  vie,  elle  ne  réagirait  pas. 

En  tout  cela,  je  ne  vois  que  les  défaites  de  l'erreur.  La 
vraie  science,  très  modeste,  continue  à  travers  ces  écueils 
son  travail  lent,  mais  sûr  et  fécond.  11  faut  savoir  en  démas- 
quer, en  mépriser  et  en  rejeter  les  abus,  de  quelque  appa- 
rence spécieuse  qu'ils  se  parent;  mais  il  faut  en  aimer  l'usage. 
Voyez  l'histoire  :  c'est  là  le  propre  des  âmes  saines,  fortes 
et  sages. 

Fr.  Aimé. 


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LES  FOUILLES  DU   FORUM 

DE  1898  A  1902 


PREMIER  ARTICLE 


'  Quiconque  s'intéresse,  je  ne  dis  pas  seulement  aux  fouilles 
du  Forum,  mais  à  Thistoire  du  peuple  romain  et  de  son  déve- 
loppement, —  ce  qui  est,  j'aime  à  le  croire,  le  cas  de  toute 
âme  vraiment  latine,  —  ne  peut  s'empêcher  de  s'émerveiller 
lorsqu'il  vient  à  considérer  les  découvertes  qui  ont  jalonné 
le  cours  des  dernières  années.  Les  Rostres,  le  Comice, 
la  Basilique  Emilienne,  le  Temple  de  César,  la  Regia,  le 
Temple  de  Vesta,  son  Atrium,  heurtés  de  la  pioche,  ont 
livré  des  trésors  de  secrets.  Ce  ne  sont  plus  seulement, 
d'après  la  pittoresque  expression  d'un  homme  éminent,  des 
feuillets  déchirés  au  hasard  dans  les  derniers  chapitres  des 
annales  de  Rome  que  l'on  arrache  maculés  à  ce  livre  immense 
qu'est  le  Forum,  ce  sont  les  origines,  la  préface  même  et 
Tintroduction  qui  s'ouvrent  et  dont  les  pages  semblent 
d'elles-mêmes  se  tourner  devant  nous.  ^ 

Cette  facilité  de  découvertes  étonnantes  n'est  pas,  on  le 
pense  bien,  simple  effet  du  hasard.  Une  volonté  ferme,  une 
intelligence  peu  commune  se  devinent,  ce  n'est  pas  assez,  se 
sentent  dans  cette  affluence  de  trouvailles.  C'est,  —  il  n'y  a 
qu'une  voix  pour  le  proclamer,  —  à  l'énergie,  à  l'incroyable 
force  de  travail,  à  la  lucidité  de  vue  de  M.  Boni,  le  directeur 
actuel  des  fouilles,  que  sont  dues  ces  merveilles.  Je  voudrais 
en  dire  quelques  mots  très  brefs  aux  lecteurs  des  Etudes. 
Puis  je  m'étendrai  un  peu  plus  sur  tout  un  groupe  dont  je 
n'ai  pas  encore  fait  mention,  celui  qui  se  trouvait  enseveli 
sous  l'église  Santa  Maria  Libératrice.  J'en  traiterai  plus  en 
détail  parce  que  son  intérêt  pour  nous  est  plus  grand  encore 
que  celui  du  premier.  Si  celui-ci  captive  l'homme,  le.  chrétien 


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LES  FOUILLES  DU  FORUM  B97 

s'émeut  à  celui-là.  Car  son  ensemble  comprend  quelques- 
uns  des  monuments  les  plus  vénérables  des  premiers  siècles 
de  l'Eglise  :  la  chapelle  des  Quarante  Martyrs  et  S.  Maria 
Antiqua. 

Au  point  de  vue  de  l'histoire  de  Tart,  cette  dernière  est 
comme  une  lumière  éblouissante  qui,  après  avoir  été  en- 
fouie pendant  des  siècles,  revient  nous  éclairer.  Elle  dissipe 
de  ses  rayons  les  préjugés  accumulés  contre  le  Pontificat 
Romain  et  son  influence  sur  le  développement  de  Fart.  Les 
personnag€jf  ressuscites  de  ses  fresques  sortent  de  terre  et, 
témoins  irrécusables,  viennent  déposer  contre  les  calomnies 
dont  on  nous  étourdissait.  On  nous  parlait  sans  cesse  de  la 
nuit  de  barbarie  que  les  Papes  avaient  jelée  sur  le  monde, 
comme  un  immense  filet,  pour  mieux  le  dépouiller,  de 
même  que  le  pêcheur  trouble  Teau  afin  de  mieux  pêcher. 
Et  voici  qu'ils  sortent  de  terre  et  que  leur,  muette  et  ra- 
dieuse présence  proclame  bien  haut  qu'au  dixième  siècle 
Rome  était,  comme  au  treizième,  comme  au  seizième,  comme 
aujourd'hui,  comme  toujours, le  très-doux  refuge  des  artistes. 

Pour  écrire  ces  pages  je  me  suis  servi,  —  en  plus  des 
observations  prises  surplace,  au  cours  de  trois  séjours  qu'il 
m'a  été  donné  de  faire  à  Rome  pendant  la  durée  des  fouilles, 
—  des  travaux  suivants  : 

Baudrillart  A.  Correspondant,  n®  du  25  juin  1901,  pages 
1039  et  s. 

Boni  G.  Harper's  Monthly  Magazine,  année  1903,  p.  626  s. 

Borsari.  Le  Forum  Romain  d'après  les  dernières  fouilles. 
Officina  poligrafica  romana.  1901. 

Dieulafoy,  membre  de  l'Institut.  Communication  à  l'Aca- 
démie des  Inscriptions  et  Belles-Lettres.  Comptes  rendus 
des  séances,  année  1899^  p.  753  s. 

Huelse.n  Ch.  Die  Ausgrabungen  auf  dem  Forum  Roma- 
num.  Rome.  Lœscher  et  C^^  1903. 

Marucchi.  Le  Forum  Romain  et  le  Palatin.  Paris  et  Rome. 
Desclée  Lefebvre  et  C^^  19Q3. 

Rushforth.  The  Church  of  S.  Maria  Antiqua,  dans  Papers 
of  the  British  School  at  Rome,  Londres,  Macmillan  et  C**. 
1902. 


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S9S  LK8  FOUILLAS  DU  FORUM 


Les  fouilles  étaient  interrompues  depuis  treize  ans.  Lors- 
qu'à l'automne  de  Tannée  1898  elles  furent  reprises,  grâce  k 
la  sollicitude  de  M.  Baccelli,  ministre  de  Tinstruction  pu- 
blique, le  Forum  se  trouvait  limité  au  Nord,  du  côté  de 
Saint-Adrien,  par  le  haut  mur  en  talus  de  la  rue  Bonelia. 
Non  loin  du  pied  de  ce  mur  et  tout  près  du  pavé  antique  (1) 
de  la  route  qui  conduit  à  Tare  de  Sévère  on  apercevait  de* 
puis  des  années  la  tranche  d'une  épaisse  plaqu^  de  marbre 
blanc  émergeant  du  sol  de  dix  centimètres  environ. 
f^  Le  savant,  l'archéologue,  le  simple  curieux  même  se  de- 

^.  mandaient  à  quel  mystérieux  monument  elle  appartenait.  Le 

jour  où  la  pelle  et  la  pioche  l'attaqueraient,  où  on  balaierait  la 
poussière  sécujaire  qui  l'enserrait,  quels  reliefs,  quelles  rui- 
nes, quel  cadavre  de  l'antiquité  ou  quel  trésor  découvrirait- 
on  ?  Tout  mystère  irrite.  On  résolut,  dès  les  premiers  jours 
de  Tannée  1899,  d'éclaircir  celui-ci.  On  creusa,  et  bien  vite  (2) 
on  s'aperçut  que  cette  tranche  de  marbre  se  continuait  dans 
le  sol.  Elle  était  la  partie  supérieure  d'une  barrière  carrée 
haute  d'un  mètre  environ  dont  le  pied  était  enchâssé  dans 
de  gros  blocs  de  travertin  (3).  Ceux-ci  étaient  posés  autour 
d'un  pavé  de  marbre  noir  et  formaient  avec  lui  comme  une 
boîte  de  pierre  sans  couvercle. 

Le  pavage  noir  qui  formait  le  fond  de  la  boîte  a  3  m.  70  de 
côté  ;  les  blocs  de  marbre  qui  le  composaient  25  à  30  centimètres 
d'épaisseur.  Des  incendies  et  le  lent  effort  du  temps  les  ont 
si  bien  endommagés  qu'on  se  rend  d'abord  difficilement 
compte  du  soin  avec  lequel  ils  ont  été  assemblés.  Mais  quand 
on  regarde  le  travail  de  plus  près  on  ne  tarde  pas  à  s'aper- 
cevoir qu'il  est  de  la  plus  exacte  précision.  La  matière  elle- 
même  est  belle  et  rare,  d'une  admirable  finesse  de  grain  et 
d'un  noir  superbe. 
Qu'était  ce  monument  ?  Avec  son  entourage  de  marbre 

(1)  Ce  pavé  date  des  dernières  années  de  l'empire  ou  du  haut  moyen-âge. 

(2)  C'est  exactement  le  10  janvier  1899  que  le  dallage  noir  a  été  découvert. 

(3)  Le  travail  négligé  de  cette  barrière  de  marbre  ne  permet  pas  d'en  faire 
remonter  la  construction  plus  haut  que  le  4ine  siècle  après  J.-C,  mais  il  est 
probable  qu'elle  en  remplaçait  une  autre  placée  là  bien  des  siècles  auparavant. 


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LES  POUlLLfiS  DU  FORUM  hW 

blanc,  il  faisait  sqnger  k  une  forge  citerne  carrée,  k  un  réser- 
voir d'eau  où  le  constructeur  se  fut  amusé  à  marier  la  moire 
sombre  du  fond  avec  la  blancheur  soyeuse  des  côtés.  C^c^st  lu 
fontaine  de  Gurtius,  ditTun.  —  C'est  le  Vulcanal,  dit  un  autre- 
—  Ce  pavé  noir  entouré  d'une  barrière  de  marbre,  dit  un  troi- 
sième, n'est  autre  chose  qu'un  locus  sacer  (1),  un  endroit  frappé 
de  lafoudre,  —  C'est  l'emplacement  du  tribunal  du  préteur,  -^ 
C'est,  disî^it  le  plus  grand  nombre,  le  tombeau  de  Romulus. 
Et  ils  citaient  un  texte  mutilé  de  Festus  qui  commence  par 
ces  mots  (2)  :  1x4  pierre  noire  qui  se  voit  au  Comice  désigne 
un  lieu  funeste  où  l'on  dit  que  Romulus  devait  être  enterré. 

Cette  dernière  explication  était  plausible.  Mais  de  suite 
une  objection  s'élevait  dans  les  esprits  :  le  scoliaste  d'Horace 
qui,  lui  aussi,  dit  que  Romulus  a  été  enterré  près  des  Rostres, 
ajoute  qu'on  plaça  près  de  son  tombeau  deux  lions  de  pierre, 
comme  on  le  faisait  encore  de  son  temps  pour  les  morts 
illustres  (3).  Or,  on  n'apercevait  autour  du  pavé  noir,  du 
lapis  niger  pour  l'appeler  par  son  nom,  aucune  trace  de  Uonil. 
La  question  restait  donc  entière. 

Pour  la  résoudre  il  n'y  avait  qu'un  moyen  :  voir  ce  qu'il  y 
avait  sous  le  pavage.  M.  Boni  le  comprit.  Dès  le  printemps  U 
fit  faire  des  travaux  et  dans  les  derniers  joiu's  de  mai  vdici  ce 
qu'on  trouva,  enfoui  dans  le  sol  (4):  écartées  l'une  de  l'autre 
d'un  mètre  environ,  les  assises  inférieures  de  deux  bases, 
longues  de  2*°  65,  larges  de  P  30,  qui  semblaient  avoir  si|p- 


(1)  On  se  sert  aussi,  pour  désigner  ces  endroits^  de  l'expression  de  bidentël 
parce  que  les  aruspices  les  purifialept  p^r  )e  si^cHiice  <)'i4ne  brebU  4^  deux 
ans,  hidens,  Iluelsen,  Gatti,  et  d'autres  emploient  ce  mot  dans  l'étude  de  la 
question  qui  nous  occupe. 

(2)  Voici  le  texte  tel  qu'il  a  été  restitué  par  Petlefseo  ;  Niger  laph  in  Co- 
miciQ  locum  funestuni  iignificat,  ut  alii,  BomuU  morti  destinalumt  4^^  n^n 
u$u  obvenisse  ut  ihi  sepelir^tur^  sed  Paustulum  nutriçium  e/H9,  ut  (liii  diçunt 
Uostilium  avum  Tulli  Hostilii  Romanorum  regU,  cujus  familia  e  MeduHia 
Romam  venit  post  destructionem  ejus.  Detlefsen,  de  arie  Rom,  antiquUsima 
p.  Ul,p.  1,2. 

(3)  Voici  le  passage  du  sooliastc  :  Plerumque  aiunt  in  rostris  Homulum 
sepultum  fuisse,  et  memorian  hujus  rei  leones  d*^os  ibi  fuisse^  sicut  hQdieque 
in  sepulcris  uidemus,  atque  ideo  esse  utpro  rostris  viortui  laudarentur,  @cbol« 
Horat.  cod.  Paris.  7975  ad  epod.  16,  13. 

(Jk)  C'est  l'ensemble  de  monuments  dont  nous  allons  parler  que  l'on  ooniprend 
sous  la  dénomination  générique  de  Monuments  Archaïques  du  Forum, 


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600  LES  FOUILLES  DU  FORUM 

porté  chacune  un  lion  coucha,  adossées  elles-même  à  une 
base  plus  grande  encore,  longue  de  3"50,  large  de  1™60»  sur 
laquelle  devait  reposer  un  monument,  enleVé  dès  la  plus 
haute  antiquité,  et  que  les  deux  lions  couchés,  vraisembla- 
blement, gardaient.  —  Entre  ces  bases,  èv  l'avant,  un  support 
de  pierre  sur  lequel  on  semblait  avoir  tué  des  victimes.  — 
Entre  le  monument,  les  lions  et  le  support,  une  fosse  carrée. 
—  Le  tout,  enfoui  dans  du  gravier  mêlé  de  cendres  et  d'osse- 
ments d'animaux,  de  fragments  de  vases  à  figures  noires  et  de 
terres  cuites  du  6"*  et  du  7™®  siècle  avant  notre  ère,  de  petits 
objets  en  bronze  et  en  ivoires,  de  restes  d'ustensiles  et  d'autres 
menus  objets  (1). 

Ces  bases,  sous  cette  pierre  noire,  plus  de  doute.  On  était 
bien  en  présence  du  monument  que  les  anciens  appelaient 
tombeau  de  Romulus.  Le  texte  de  Festus  et  celui  du  scoliaste 
d'Horace  se  trouvent  tous  deux  vérifiés.  On  a  la  pierre  noire 
et  les  lions,  le  monument  devant  lequel  s'allongent  ceux-ci 
était  le  tombeau  (2)  ;  le  support  de  pierre  à  l'avant,  à  la  hauteur 
des  pattes,  Tautel  ;  la  fosse,  celle  où  Ton  jetait  les  restes  des 
victimes;  ces  ossements,  des  vestiges  de  sacrifices;  ces  vases, 
ces  figurines,  ces  objets  de  bronze  et  d'ivoire,  des  ex-votos. 

Mais  on  n'était  pas  au  bout  des  découvertes  sensation- 
nelles. A  l'ouest  et  tout  près  des  bases  on  découvrit  bientôt 
une  borne  tronconique  et  une  stèle,  toutes  deux  brisées  inten- 
tionnellement à  la  hauteur  d'un  demi-mètre  environ.  La 
stèle  était  toute  couverte  d'inscriptions.  Mais  quelles  ins- 
criptions ! 

Cette  stèle  est  aujourd'hui  fameuse.  Elle  a  sa  littérature. 


(1)  Il  n'a  pas  encore  été  dressé  de  catalogue  détaillé  des  objets  ainsi  tronrés  : 
il  est  donc  impossible  de  les  faire  servir  à  une  élude  scientifique.  Mais  on 
peut  affirmer,  dès  maintenant,  qu'ils  soni  presque  tous  antérieurs  au  V«  siècle 
avant  notre  ère.  Plusieurs  sont  de  tipe  étranger.  Telle  statuette  archaïque 
en  bronze  est  de  pur  style  phénicien  ;  les  figurines  en  os  sculpté  rappelent 
l'Egypte  ;  les  vases  noirs  {hucckeri)  l'Etrurie.  On  remarque  aussi  une  antéfixe 
archaïque  avec  tète  de  Gorgone,  un  petit  bas-relief  en  terre  cuite  représen- 
tant up  guerrier  ^  cheval  armé  de  sa  lance  et  de  son  bouclier  etc.  -—  Les 
ossements  proviennent  surtout  de  bœufs,  de  sangliers  et  de  chèvres .  —  C'est 
dans  la  couche  de  cendres  qu'ont  été  trouvés  les  objets  les  plus  intéressants. 

(2)  On  ne  l'a  pas  encore  fouillé.  Il  nous  réserve  peut-dire  de  nouvelles 
surprises. 


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LES  FOUILLES  DU  FORUM  601 

On  discute  sur  elle.  Longtemps  encore,  probablement,  on 
en  discutera.  Disons  donc  à  notre  tour  un  mot  d'elle  (1). 

Ses  dimensions  à  la  base  (2)  sont  de  0,47  sur  0,52.  La  hau- 
teur des  arêtes  varie  entre  0,45  et  0,61  (nous  avons  vu  qu'elle 
a  été  écourtée  irrégulièrement  à  coups  de  pioche).  Les  quatre 
côtés  sont  couverts  de  caractères  gréco-chalcidiens  disposés 
en  boustrophedon  (3),  c'est-à-dire  que  les  lignes  vont  alter- 
nativement de  droite  à  gauche  et  de  gauche  à  droite.  Elles 
sont,  non  pas  couchées  horizontalement,  mais  dressées  ver- 
ticalement, ce  qui  devait  en  rendre  la  lecture  particulièrement 
difficile.  En  plus,  parmi  les  quatre  lignes  gravées  sur  le  côté 
est,  deux  le  sont  en  lettres  renversées,  la  tête  en  bas.  Toutes 
ces  lettres,  est-il  bien  utile  de  le  dire  ?  ne  sont  pas  groupées 
par  mots.  Elles  sont  écrites  Tune  à  côté  de  l'autre,  sans 
intervalle  et  sans  ponctuation. 

Lorsqu'on  découvrit  cette  étrange  pyramide  on  espéra  y 
déchiflrer  le  récit  de  quelque  fait  important  qui  éclairerait 
comme  un  phare  les  lointains  obscQrs  de  l'histoire  du  peuple 
romain.  Hélas  !  cet  espoir  fut  bien  vite  déçu  :  les  mots  de  Vins- 
cription  sont  si  anciens  que  le  sens  nous  en  est  inconnu  !  Dans 
les  seize  lignes  de  texte,  les  quatre  seuls  vocables  dont  on 
ait  pu  jusqu'à  présent  fixer  la  valeur  avec  quelque  certitude 
sont  les  suivants  : 

Sacros  esed  (sacer  erit)  —  regei  (régi)  —  kalatorem  (cala- 
torem)  — joyxmentn  (jumenta). 

(1)  S.  M.  le  roi  d'Italie  en  a  envoyé  des  moulages  aux  grands  musées 
d'Europe.  Le  Louvre  en  possède  un  que  nos  lecteurs  pourront-y  étudier. 

(2)  «  La  base  de  la  stèle  est  entourée  d'un  dallage  qui  laisse  un  large  joint 
ou  plutôfun  vide  entre  les  faces  de  la  pyramide  et  les  pierres  qui  l'entou- 
rent. On  peut  ainsi  se  rendre  compte  que  les  chanfreins  de  celle-ci  se  pro-* 
longent  au-dessous  de  la  plate-forme  que  signalant  les  dalles.  C'est  là  un 
indice  certain  que  la  pyramide  est  antérieure  à  l'établissement  de  cette  ^ 
plate-forme  »,  Dieulafoy,  op.  cit.,  p.  760.  —  Cette  remarque  est  à  retenir,, 
car  elle  établit  en  même  temps  l'antériorité  de  la  stèle  par  ;*apport  aux  bases 
des  lions. 

(3)  Boustrophedon,  comme  les  bœufs  qui  labourent  et  qui,  après  avoir 
tracé  un  sillon  dans  un  sens^  se  retournent  et  en  tracent  un  en  sens  contraire. 
—  De  l'emploi  de  caractères  gréco-^lialcidicns  je  me  permets  de  rapprocher 
ce  fait  que  parmi  les  fragments  de  po.  ne  trouvés  près  de  la  stèle,  plusieurs 
proviennent  de  vases  originaires  de  CÂalcis.  —  En  plus,  M.  Huelsen,  dans 
une  savante  étude  publiée  dans  Bcrl.  philol.  Wochenschr,  1899,  1005,  fait 
remarquer  que  c^est  le  pied  attique  de  0,295  qui  a  été  employé  pour  la 
coûstruction  des  bases. 


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AOa  LES  FOUILLES  DU  FORUM 

C'est  pëUi  Et  cependant  si  Ton  se  souvient  que  le  calator 
était  rofliciei*  public  chargé  d'assister  les  pontifes  dans 
l'exercice  de  leurs  fonctions  ;  —  que  le  roi  dont  il  s'agit 
ici  est,  oti  le  roi  proprëtnent  dit,  dans  Texercice  de  ses 
fonctions  de  pontife,  ou  le  rex  sacrorum,  c^st-à-dire  ce 
magfi&tt^at  qui^  après  Tabolition  de  la  monarchie,  était  élu 
poUi*  là  célébration  de  certains  rites  sacrés  ;  —  que  le 
liiôt  jumenta  (1),  dans  son  acception  primitive,  désignait 
les  àdimaux  soumis  au  joug,  et  plus  particulièrement  les 
bdèufs,  ces  holocaustes  préférés  dans  les  sacrifices  ;  —  si 
Ton  tient  compte  aussi  de  l'expression  sacjer  erit  ;  —  on 
n^aura  pas  de  peine  à  se  persuader  que  le  texte  tout  entier 
ftdt  allusion  aux  choses  sacrées,  à  celles,  veux-je  dire,  qui  se 
rattachaient  au  tombeau  voisin. 

M.  Comparetti  (2)  y  voit  Tacte  de  consécration  du  tombeau 
«t  un  règlement  de  police  qui  le  complète.  Il  a  probablement 
raison^  et  voici  pourquoi  :  il  résulte  clairement  de  la  lumi- 
neuse communication  de  M.  Dieulafoy,  que  nous  avons  citée 
au  commencement  de  cette  étude,  que  notre  monumeni 
s'élevait  à  Tintersection  de  deux  voies  rttiportantes,  le  viens 
fani  et  ce  qu'il  appelle  la  voie  transversale^  qui^  dans  ces 
temps  reculés,  coupaient  le  Forum,  iren  résulte  aussi  que 
la  borne  tronconique  s'élevait  en  bordure  de  la  voie  transver- 
sale, et  la  stèle  en  bordure  du  vicus  Jani.  Dès  lors  le  but  de 
ces  deux  monuments  apparaît  clairement  :  Tun  signalait  l'ap- 
proche du  tombeau,  l'autre  faisait  connaître  le  règlement  de 
police  qui  le  concernait.  La  stèle  d'ailleurs,  nous  l'avons  fait 
remarquer,  est  antérieure  aux  bases  des  lions,  et  son  texte 
protégeait  le  terrain  avant  même  que  les  monuments  que 
nous  y  avons  trouvés  ne  s'y  élevassent.  Notons  bien  ce  point 

Notons  aussi  celui-ci  :  la  borne  tronconique  et  les  bases 
sont  à  peu  près  de  la  même  époque,  celle-là  peut  être  un 
peu  plus  ancienne  que  celles-ci,  de  l'époque  de  Tarquîn 
l'Ancien  environ  (3). 

(1)  Du  satiscrîl /rt^am,  joug. 

(2)  t).  Comparetti,  hcrizione  arcaica  del  Foro  Bomano,  Firenze^Roioa. 
1900,  24  p.  in-folio. 

(3)  Voir  dans  Dieulafoy,  op.  cil,  p.  759  comment  on  arrive  à  rétabiiseement 
approximatif  de  cette  date. 


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LES  FOUILLÉS  DU  FORUM  603 

Et,  munis  de  ces  données,  apf  es  avoir  bien  pesé  totls  les 
mots  du  texte  de  Festus  et  du  Scoliaste^  après  arolr  lotigue- 
ment  considéré  Tensemble  de  monuments  que  nous  avons 
sous  les  yeux,  essayons  d'en  écrire  Thistoire  sommaire  (t). 

Sous  les  rois,  alors  qu'une  partie  de  l'emplacement  actuel 
du  Forum  était  encore  un  marais,  on  enterre  au  bo"rd  de  ce 
marais  un  mort  illustre.  Ce  mort  illustre,  FestUs  nous  Ta 
appris^  est,  ou  Romulus  (2)  lui-même,  ou  Faustutus,  Sofi 
père  nourricier,  ou  encore  un  parent  de  TullUs  Mdâtitius  (3). 

Arrive  Tarquin  l'Aticien  (4).  Il  creuse  la  Cloacd  Malctma. 
Par  elle  les  eaux  croupissantes  s'écoulent  dans  le  Tibre,  et 
le  marais  est  desséché.  Dès  lors  la  circulation  devient  plus 
active  autour  de  la  vieille  et  vénérée  sépulture.  Le  ForUm 
devient  le  centre  de  la  ville.  C'est  en  même  temps  le  mar- 
ché, la  bourse,  le  palais  de  justice,  le  lieu  de  réunion  pu- 
blique. Toutes  les  passions  s'y  donnent  rendez-vous.  Ces 
gens  agités  risquent  fort  de  fouler  aUX  pieds  ces  ossements, 
de  leur  manquer  de  respect  par  ignorance  ou  par  irréflexion. 
On  élève  alors  la  stèle  protectrice,  et  sur  ses  quatre  côtés 
on  inscrit  un  texte  qui  rappelle,  et  la  sainteté  du  lieu  et  les 
devoirs  qu'elle  impose. 

Cependant  Rome  grandit,  et  s'enrichit.  Le  Forum  se  gar- 
nit de  boutiques.  Les  voies  qui  y  mènent  s'affirment.  Les 
deux  principales,  le  vicus  Jani  et  la  voie  transversale,  ont 
pris  la  vieille  sépulture  comme  point  de  direction.  Elle  est 
là,  à  leur  intersection,  signalée  par  la  stèle.  On  décide  d'y 
ajouter  un  monument  qui  honorera  le  mort  et  en  même 
temps  embellira  cet  angle.  Et  en  attendant  qu'il  soit  achevé 
on  protège  par  la  borne  tronconique,  sur  la  voie  transversale, 
cet  emplacement  où  il  s'élèvera,  comme  il  l'est  déjà,  sûr  le 
vicus  Jani,  par  la  stèle.  Puis,  on  se  met  au  travail  ;  et  bientôt 
le  monument  se  dresse  et  à  ses  pieds  deux  lions  couchés, 


(1)  Ceux  de  ûoâ  lecteurs  que  ce  sujet  iatéresse  en  trouveront  la  bibliogra- 
phie complète,  due  à  la  plume  de  G.  Tropea,  dans  Rivista  di  Storia  antica^ 
IV,  470-509  ;  V.  101-136,  301-359  ;  VI,  167-184  ;  VII,  36-45. 

(2)  Romulus,  d  après  l'histoire  traditionnelle,  753  à  716  av.  J.-C. 

(3)  Tullus  Hostilius,  toujours  d'après  Thisloirc  traditionnelle,  673  ft  640 
av.  J.-C* 

(4)  Tarquin  l'Ancien,  616  à  578  av.  J.-C. 


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604  LES  FOUILLES  DU  FORUM 

les  pattes  étendues,  semblent  en  défendre  rapproche.  Nous 
sommes  à  la  fin  de  Tépoque  des  rois. 

Les  années  passent,  puis  les  siècles.  Le  Forum  est  le 
cœur  de  Rome.  Les  boutiques  sont  plus  riches.  Des  temples, 
çà  et  là,  se  sont  élevés.  L'habitant  devient  insolent.  Quand, 
un  jour'd'été,  le  19  juillet  390  avant  J.-C.j  un  vent  de  terreur 
balaie  tout  cet  orgueil  et  courbe  ces  têtes  d'oiseau  de  proie  : 
soixante-dix  mille  Gaulois  ont  hier,  défait  l'armée  romaine. 
Us  ont  passé  TAllia.  Les  voici.  La  Ville  va  périr. 

La  malaria  la  sauve.  A  l'approche  des  hordes  du  Breun. 
sénat,  magistrats,  et  la  (leur  de  la  jeunesse  se  sont  réfugiés 
au  Capitole.  Les  Gaulois  arrivent  comme  une  trombe,  mon- 
tent à  l'assaut,  sont  repoussés,  s'étonnent,  puis  se  résignent 
au  blocus.  Ils  campent  sur  le  Forum.  Ce  monument,  ces  lions, 
cette  stèle,  s'élèvent  maintenant  au  milieu  de  leur  camp. 
Mais  le  vieux  marais  s'est  reformé  sous  le  piétinement  de  ces 
milliers  d'hommes  et  de  chevaux,  pendant  les  pluies  de  cet 
hiver  néfaste.  La  fièvre  fait  rage.  11  faut  partir.  Avant  de  s'y 
résigner  les  barbares  incendient  ce  qui  reste  encore  de  la 
ville  et  détruisent  les  monuments.  Du  tombeau  de  Romulus 
ils  ne  laissent  que  les  assises,  la  borne,  et  la  partie  inférieure 
de  la  stèle,  en  un  mot,  ce  que  nous  en  avons  sous  les  j'^eux. 

Cependant  les  détritus  accumulés  par  l'armée  assiégeante 
joints  aux  décombres  des  monuments  ruinés  et  à  Tapport 
insensible  des  siècles  élèvent  le  sol  du  Forum.  Ils  engloutis- 
sent et  submergent  ces  assises,  cette  borne,  ce  reste  de  stèle. 
Et  quand,  la  prospérité  revenue,  on  pave  l'espace  qui  les 
recouvre  on  indique  par  un  dallage  (l)  de  marbre  noir  l'en- 
droit où  s'élevait  le  tombeau  vénérable  que  les  barbares  ont 
profané  :  Niger  lapis  lociun  funestum  significat.  Et  bientôt 
on  l'entoure  d'une  barrière  de  marbre  qui  empêche  de  le 
fouler  aux  pieds. 

Est-ce  tout-à-fait  ainsi  que  les  choses  se  soïît  passées?  La 


(1)  Il  est  bien  entendu  que  le  pavage  original  a  été  restauré  ou  refait  bien 
souvent  depuis  cette  époque.  On  a  peut-être  même  rectifié  légèrement  son 
orientation.  Ce  qui  le  fait  croire  c'est  1**  qu'il  ne  recouvre  plus  complètement 
le  groupe  des  monuments  inférieurs.  2°  Qu'il  est  orienté  d'après  la  Curia 
Julia,  ce  qui  tend  à  prouver  qu'il  fut  refait  lors  des  grands  travaux  de  r<?ga- 
larisation  du  Forum  entrepris  par  Jules  César. 


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LB8  FOUILLES  DU  FORUM  60& 

plus  grande  partie  des  archéologues  Tadmettent.  Ce  qui 
prouve  en  tous  cas  que  la  catastrophe  qui  a  englouti  notre 
groupe  de  monuments  remonte  à  une  haute  antiquité  c'est 
ce  détail  que  nous  avons  déjà  signalé  :  l'inscription  de  la  stèle 
n'a  pas  été  vue  par  les  auteurs  classiques.  Elle  était  depuis 
longtemps  enfouie,  quand  ils  ont  écrit.  Les  mots  dont  elle 
est  composée,  ils  ne  s'en  servent  pas.  Comme  nous  les  igno-. 
rons,  ils  les  ignoraient. 

En  ressuscitant  ce  vieil  et  illustre  monumedt,  M.  Boni  a 
ressuscité  du  même  coup  l'histoire  traditionnelle  de  Rome. 
Car,  quels  que  soient  la  teneur  et  le  sens  de  l'inscription  qu'elle 
porte,  la  découverte  de  la  stèle  prouve  d'une  manière  irréfu- 
table que,  dès  les  temps  les  plus  reculés,  les  Romains  fixaient 
.  par  des  inscriptions,  exposées  aux  yeux  de  tous,;  les  fastes 
de  leur  histoire,  le  texte  de  leurs  lois  et  de  leur  décrets,  leurs 
règlements  de  police,  leurs  souvenirs  nationaux.  Quand  il  se 
promenait  au  Comice  et  au  Forum,  le  vieux  Romain  voyait 
partout,  affichées  autour  de  lui,  les  pages  de  son  histoire.  Il 
s'en  imbibait.  La  tradition  chez  lui  prenait  la  solidité  de 
l'histoire  écrite,  non  pas  seulement  sur  le  papier,  mais  dans 
la  pierre  et  le  bronze.  Et  c'est  cette  tradition,  que  Tite-Live, 
qu'Ovide,  qu'Horace,  que  Tacite  lisaient  sur  tous  les  murs, 
qu'on  nous  avait  appris  à  rejeter.  Quand  ils  nous  disaient  : 
dans  telle  vieille  inscription  j'ai  lu  tel  fait,  telle  décision, 
nous  haussions  les  épaules  avec  un  sourire.  La  vieille  stèle, 
en  revenant  au  jour,  nous  apprend  que  ce  sourire,  que  noua 
croyions  le  sourire  de  la  force,  était  celui  de  l'ignorance.  Elle 
porte,  à  rhypercriticisme,  un  coup  terrible.  Elle  rend,  à  la  so. 
lidité  de  la  tradition  romaine,  un  éclatant  hommage.  Elle  nous 
apprend  que,  même  sur  le  terrain  de  l'histoire  politique,  elle 
faisait  preuve  d'une  vitalité,  d'une  constance,  d'une  fermeté, 
d'une  solidité  que  nous  ne  lui  soupçonnions  pas.  A  ce  titre, 
ce  premier  groupe  de  découvertes  valait,  nous  semble-t-il, 
que    nous  nous   y   arrêtions. 


Le  tombeau  de  Romulus  était  un  des  monuments  les  plusf 
respectés  du  vieux  Forum  ;    mais  il  n'en  était  pas  le  plus 

B.  F.  -  X.  —  40 


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é06  LES  FOUILLES  DU  FORUM 

ancien.  Les  lieux  consacrés  par  les  premiers  rois  le  précé- 
daient en  date  et  en  dignité. 

Parmi  eux,  le  Vulcanal  était  un  des  plus  fameux.  On  dési- 
gnait par  ce  nom  l'espace  qui  entourait  un  autel  consacré  à 
Vulcain,  disent  les  historiens,  par  Romulus  en  personne. 

La  détermination  de  cet  emplacement  illustre  était  impor- 
tante. Elle  devait  aider  à  préciser  Tendroit  où  se  trouvait  le 
Comice  ;— -car  le  Vulcanal  était  un  peu  plus  élevé  que  lui  etle 
dominait  :  in  Vulcanaliquod  est  supra  Comitiu7n{i)  ;  —  et  ce- 
lui où  s'élevaient  les  stationes  municipiorum,  carPlinenousap- 
prend,  que  près  de  Tautel  de  Vulcain  un  lotus  croissait  dont  les 
racines  avaient  pénétré  jusqu'au  Forum  de  César  en  traver- 
sant les  stationes  :  Radiées  ejus  in  Foriun  usque  Cœsaris  per 
stationes  municipioruni  pénétrant  (2).  Nous  savons  que  le 
Forum  de  César  se  trouve  dans  la  via  del  Gheltarello.  Les 
stationnes  étaient  donc  situées  entre  cette  rue  et  le  Vulcanal. 
Pour  connaître  leur  position  il  suffisait  de  retrouver  ce 
dernier.  ' 

Maint  souvenir,  ou  pittoresque,  ou  historique  s'y  rattachait 
d'ailleurs.  Les  plus  anciennes  réunions  populaires  s'y  étaient 
tenues,  aux  temps  lointains  où,  des  sept  collines  de  la 
Ville,  deux,  le  Palatin  et  le  Capitole,  étaient  occupées,  et 
encore  à  leur  sommet  seulement.  —  C'est  là  aussi  que 
Gneus  Flavius,  malgré  les  cris  de  colère  de  la  noblesse, 
éleva  un  petit  édicule  de  bronze  à  la  Concorde,  Gneus  Fla- 
vius qui  avait  porté  un  coup  mortel  à  l'omnipotence  des 
grands  en  divulguant  au  peuple  les  lois  de  la  procédure. 
Avant  lui  elles  n'étalent  connues  que  des  seuls  patriciens.  11 
en  ajDGicha  le  tableau  en  plein  Foruni  ;  et  dès  lors  chacun  put 
défendre  ses  droits,  sans  recourir  à  l'intermédiaire  des 
nobles.  — '  Vulcain,  on  ne  l'a  pas  oublié,  forgeait  la  foudre. 
Aussi,  lorsque  la  statue  d'Horatius  Coclès  eut  été  frappée 
par  le  feu  du  ciel  dans  le  Comice  où  elle  s'élevait  (3),  ce  fut 
auprès  de  son  autel  qu'elle  fut  transportée  après  l'accident  : 
le  dieu,  pensàit-on,  en  la  touchant  de  son  doigt,  l'avait 
réclamée  pour  lui.  —  C'est  là  encore  que  fut  enseveli  ce 

(1)  Festus,  De  vet.  verb.  signif.y  éd.  Mullcr,  p.  290. 

(2)  Pline,  Ilist.  Nal.  XVI,  86. 

(3)  Aulu-Gelle,  Noct,  Au,,  IV,  5. 


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LES  FOUILLKS  DU  FORUM  607 

cocher  (1)  que  l'éclair  tua  au  milieu  du  cirque  et  c'est  là  que, 
sur  Tordre  des  oracles  et  par  décret  du  Sénat,  lui  fut  élevé 
une  colonne  avec  son  effigie. 

Eh  bien  î  ce  monument  intéressant  à  tant  de  points  de 
vue  vient,  lui  aussi,  d'être  reconnu,  à  quelques  pas  à  peine 
du  tombeau  de  Romulus,  de  Tautre  côté  de  Tare  de  Sévère, 
vei's  Touest.  Il  en  reste  bien  peu  de  choses  :  un  mur  taillé 
à  pic  dans  le  rocher,  des  traces  d'enduit  et  de  peinture 
rouge  de  la  plus  haute  antiquité,  quelques  indices  de  culte 
et  de  vénération,  c'est  tout.  Mais  c'est  suffisant  pour  les  be- 
soins topographiques  et  pour  expliquer  que  ce  lieu  ait  été 
choisi,  aux  origines  de  Rome,  comme  tribune  aux  harangues: 
situé  au  commencement  de  la  pente  du  Capitole,  là  où  le 
terrain  s'élève  déjà  légèrement,  Tautel  commandait  la  place 
et  permettait  à  l'orateur  qui  se  tenait  à  ses  pieds  de  dominer 
la  foule  et  de  s'en  faire  entendre  sans  fatigue. 

Cette  découverte  explique  aussi,  —  ou  plutôt  aide  à  expli- 
quer avec  d'autres  raisons,  —  le  choix  que  firent  César  et 
Auguste  de  l'emplacement  des  Rostres.  Si,  lorsqu'ils  les 
enlevèrent  au  Comice,  ils  les  transportèrent  ici-même,  c'é- 
tait pour  réédifier  ou  avoir  Tair  de  réédifier  la  tribune  aux 
harangues  à  sa  place  primitive  :  le  maître  du  monde  revenait 
parler  à  l'endroit  môme  d'où  ses  lointains  ancêtres  avaient 
harangué  la  troupe  de  brigands  qu'était  alors  leur  peuple. 

Mais,  répétons-le,  l'importance  de  la  découverte  du  Vul- 
canal  est  surtout  topographique.  Il  servira,  à  l'avenir,  de 
point  de  repaire  et  de  direction  pour  mille  recherches  in- 
téressantes qui  eussent  été  difficiles,  sinon  impossibles, 
sans  lui. 


Enfin,  pour  ne  parler  aujourd'hui  que  des  environs  immé- 
diats du  lapis  niger,  constatons  que  les  fouilles  récentes  ont 
permis  de  reconstituer  d'une  manière  exacte  la  forme  des 
Rostres  et  leur  histoire.  On  sait  maintenant  ce  qu'ils^taient 
réellement  et  l'historien  peut  suivre  les  étapes  de  leur  forma- 
tion, de  leur  croissance  et  de  leur  décadence. 


(1)  Festus,  De  vet.  ver  h.  signif.,  édit.  MuUer,  p,  290. 


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608  LES  FOUILLES  DU  FORUM 

Le  nom  de  Rostres,  nul  ne  Tignore,  désignait  la  tribune  aux 
harangues,  à  cause  des  éperons  des  navires  antiates  qui  l'or- 
naient. Mais  on  n'avait  jusqu'à  présent  sur  leur  compte  que  des 
données  incertaines.  Mainte  question  se  posait  à  leur  sujet 
dont  on  ignorait  la  réponse.  On  savait  qu'à  l'époque  de  la  Ré- 
publique ils  s'élevaient  dans  le  Comice, c'est-à-dire  en  dehors 
du  Forum,  et  que  Jules  César,  disait-on,  les  en  avait  enlevés, 
en  l'an  44,  pour  les  réédifier  au  pied  du  Capitole,  à  l'ouest 
du  Forum, qu'ils  fermaient  de  cecôté.  Mais,  est-ce  le  dictateur 
lui-même  qui  avait  construit  tout  l'ensemble  compris  sous 
le  nom  de  Rostres,  c'est-à-dire  la  tribune  proprement  dite 
et  l'hémicycle  qui  la  surplombait,  ou  ces  différentes  parties 
s'étaient-elles  formées  séparément,  puis  agglutinées  ?  Dans 
ce  dernier  cas,  à  quel  moment  s'étaient-elles  formées,  et  dans 
quel  état,  je  veux  dire  :  sont-elles  encore  aujourd'hui  telles 
qu'elles  sont  sorties  du  cerveau  de  l'architecte  primitif  ou 
ont-elles  subies,  après  leur  construction,  des  modifications 
importantes,  et  lesquelles  ? 

César,  les  historiens  nous  le  font  pressentir,  avait  enlevé 
du  Comice  la  tribune  aux  harangues  par  mesure  politique, 
dans  l'espoir  de  faire  oublier  la  liberté  qui  y  régnait  autre- 
fois, en  dépaysant  les  souvenirs.  Il  avait  choisi  pour  le  faire 
l'occasion  de  l'incendie  de  la  Curie  au  cours  des  funérailles 
tumultueuses  du  tribun  Publius  Clodius  ;  il  parla  bien  haut 
d'embellissement,  de  régularisation  du  Forum  ;  —  cela,  on 
le  savait  déjà.  Mais  ce  n'est  que  depuis  la  découverte  du 
Vulcanal  tout  près  des  Rostres  que  nous  comprenons  com- 
bien le  choix  du  nouvel  emplacement  était  habile  ;  nous  l'a- 
vons remarqué  :  César,  en  rétablissant  la  tribune  là  où  elle 
était  sous  les  Rois  ne  semblait  que  reprendre  une  tradition 
interrompue,  que  remettre  les  choses  dans  leur  état  primi- 
tif. Seulement  l'éloquence  au  lieu  d'être  libre  était  pacifiée, 
selon  le  mot  de  Tacite,  c'est-à-dire  asservie,  et  seul  le  prince 
ou  son  représentant  eut  dès  lors  accès  aux  Rostres. 

Après  cette  première  remarque  faisons  en  une  seconde  : 

i««  r»^^*^^3  n'ont  pas  été  construits  par  César  en  l'an  44  av. 

le  on  l'avait  prétendu  jusqu'ici,  mais  bien  par  Au- 

3  l'an  42.  On  s'en  convainquit  au  cours  d'une  dé- 

[ui  fit  grand  bruit.  En  1899  les  fouilles  mirent  au 


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LES  FOUILLES  DU  FORUM  ,  609 

jour,  derrière  rhémicycle,  huit  chambres  basses,  voûtées, 
hautes  de  1.60,  larges  de  1.70,  profondes  de  1.50  à  2.15,  sé- 
parées Tune  de  l'autre  par  des  murs  de  près  d'un  mètre 
d'épaisseur  et  closes  sur  trois  côtés  seulement.  Dans  la 
direction  du  Forum  les  murs  se  terminent  en  pilastres  d'une 
hauteur  de  1  m.  environ,  ornés,  mais  très  simplement.  Le 
pavé  est  en  briques  de  grande  dimension,  -r-  On  a  échafaudé 
sur  cette  découverte  les  hypothèses  les  plus  extravagantes. 
Les  imaginations  ont  travaillé  et  forgé  des  romans.  La  vérité 
tojjte  nue  est  bien  simple,  la  voici  :  ces  soi-disant  chambres 
ne  sont  que  les  arches  d'un  viaduc  construit  par  Munatius 
Plancus  lorsque,  en  l'an  42  av-  J.-C,  à  l'occasion  de  la 
reconstruction  du  temple  de  Saturne,  il  rejeta  de  deux 
mètres  vers  l'est  le  chemin  qui  conduisait  au  Capitole, 
le  clivus  capitolinus.  Au  lieu  d'avoir  recours  à  un  haut  ta- 
lus, il  fit  un  viaduc.  Rien  de  plus.  — Mais,  et  c'est  ici  que 
nous  revenons  à  l'histoire  des  Rostres,  s'il  jugea  à  pro- 
pos d'orner  son  viaduc  de  pilastres  ,  c'est  qu'il  était 
alors  visible.  Or,  il  ne  l'eût  pas  été  si  la  tribune  avait 
été  déjà  construite.  Donc  la  tribune  n'était  pas  cons- 
truite en  Tan  42  av.  J.-C.  S'il  en  est  ainsi,  que  signifie  le 
texte  de  Dion  disant  qu'en  l'an  44  av.  J.-C,  tô  pîiua  i^tbv  vuv  totcov 
avej^wpicôïi  ?  (XLIIl,  49,  adannum44.)  î*  Simplement  qu'en  cette 
année-là  le  transfert  des  Rostres  fut  décidé.  Cela  explique 
d'ailleurs  la  sobriété  d'ornementation  des  pilastres  du  viaduc. 
C'était  du  provisoire;  dans  deux,  trois,  quatre  ans,  on  ne  les 
verrait  plus  ;  il  était  inutile  de  faire  des  frais. 

Voilà  donc  un  premier  point  établi  :  la  tribune  a  été  cons- 
truite après  l'an  42  av.  J.-C.  L'hémicycle  l'a-t-il  été  à  la  même 
époque?  Non,  il  est  prouvé  qu'il  a  été  construit  en  même  temps 
qu'on  pavait  de  briques  le  sol  de  la  tribune  ;  or  les  dernières 
fouilles  ont  montré  que  ces  briques  sont  marquées  du  cachet 
suivant  : 

Opus.  dol.  ex.  fig,  ponticul 
Domin.  nostror. 

lequel  est  un  cachet  des  temps  de  Septime  Sévère  et 
Caracalla. 

César,  ou  plutôt  Auguste  n'a  donc  construit  que  la  tribune 


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610  LES  FOUILLES  DU  FORUM 

proprement  dite.  L'a-t-il  construite  dans  sa  forme  actuelle? 
Non.  Elle  a  été  notablement  agrandie  au  cinquième  siècle 
après  Jésus-Christ.  Le  mur  de  façade  que  nous  voyons  aujour- 
d'hui date  de  cette  époque'.  Une  inscription  qui  se  trouve  à 
Saint  Gosme  et  Damien  le  prouve,  outre  maint  autre  indice. 

Mais  coupons  court  à  tous  ces  préliminaires  et  refaisons 
l'histoire  des  Rostres  telle  que  nous  la  montrent  les  beaux 
travaux  exécutés  sous  la  direction  de  M.  Boni. 

Après  Tan  42  av.  J.-C,  en  vertu  d'une  décision  prise  en 
Tan  44  av.  J.-C,  du  vivant  de  Jules  César,  la  tribune  aux 
harangues  est  construite  à  Touest  du  forum.  Elle  consiste 
alors  en  une  simple  estrade  de  pierre,  longue  de  21  mètres 
environ,  profonde  de  4  à  5.  sur  laquelle  Torateur  peut  se 
promener  de  long  en  large  et  devant  laquelle  le  public  se 
groupe  pour  entendre.  Elle  est  élevée  de  3  m.  au-dessus  du 
sol  de  la  place. Des  balustrades  l'entourent,  sauf  au  milieu,  oii 
un  espace  laissé  libre  permet  de  voir  l'orateur  en  pied.  Les 
éperons  de  bronze  des  navires,  conquis  sur  l'ennemi  trois 
siècles  auparavant,  ornent  sa  partie  antérieure.  Des  statues 
et  des  colonnes  honoraires  l'entourent,  les  nouvelles,  celles 
que  le  Sénat  décerne  sans  relâche,  et  les  anciennes,  trans- 
portées ici  du  Comice.  Parmi  ces  dernières  la  célèbre 
colonne  de  Duilius,  élevée  en  l'honneur  du  vainqueur  des 
Carthaginois,  avec  sa  précieuse  inscription.  Derrière  s'arron- 
dit la  pente  du  Capitole. 

Sous  Tibère  on  construit  un  arc  de  triomphe  à  gauche  de 
la  tribune  ainsi  conditionnée.  Sous  Septime  Sévère  on  en 
construit  un  second  à  droite,  —  celui  que  nous  voyons 
encore  intact  après  tant  de  siècles,  —  et  on  modifie  com- 
plètement le  mur  de  façade  du  monument  qui  s'étale  main- 
tenant glorieusement  entre  deux  arcs  de  triomphe. 

En  même  temps  on  travaille  à  embellir  le  fonds.  Les  flancs 
arrondis  du  Capitole. sont  taillés  en  hémicycle  et  revêtus  de 
marbres  roses  richement  sculptés  (1).  De  cet  hémicycle  cinq 
degrés  descendent  à  la  tribune.  A  Tune  de  ses  extrémité? 
s'élève  ÏUmbiUcus  Urbis  Romm,  la  borne  qui  indiquait  le 
centre  de  Rome  comme  à  l'autre  extrémité  le  Milliaire  d'or 

(1)  A  quoi  servait  cet  hémicycle  ?  M.  G.  Boissier  pense  avec  raison  qu'il 
était  réservé  aux  personnages   importants.  Les  jours   où  l'empereur  ou  un 


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'       LES  FOUILLES  DU  FORUM  611 

marquait,  depuis  longteiïips  déjà, le  point  de  départ  de  toutes 
les  routes  de  TEmpire,  —  autant  dire  du  monde  —  et  la  dis- 
tance qui  en  séparait  les  capitales,  de  la  Ville.  En  même 
temps  des  colonnes  honoraires  élèvent  leur  couronne  sur  le 
pourtour  de  Thémicycle  et  la  tribune  se  clôt  de  grilles  de 
marbre  surmontées  de  têtes  d'Hermès  (1). 

Puis,  de  nouveaux  embellissements  se  font.  Colonnes, 
bustes,  monuments  se  multiplient.  C'est  là  que  brille  la 
statue  en  argent  et  en  bronze  votée  par  le  Sénat  en  l'honneur 
d'Honorius  ;  c'est  là  qu'en  406,  après  ses  victoires  sur  les 
Barbares,  on  dresse  à  Stilicon  une  statue  d'or  et  d'argent 
a  pour  conserver  éternellement  la  mémoire  de  ses  actions  »• 

Au  cinquième  siècle  on  élargit  la  tribune  du  côté  de  la 
place  ;  on  la  double  presque  en  profondeur  et  on  l'orne  de 
nouvelles  proues  de  navires,  peut-être  de  celles  conquises 
sur  Genséric  par  les  flottes  réunies  des  empires  d'Orient  et 
d'Occident  :  rosira  Vandalica,  Elles  étaient  disposées  sur 
deux  rangs  et  ont  voit  encore  aujourd'hui  leç  trous  larges  de 
10  centimètres,  profonds  de  50  à  60,  où  étaient  enfoncés  les 
crampons  de  fer  qui  les  retenaient. 

Enfin,  après  tant  de  siècles  d'enivrante  grandeur,  les  années 
sombres  du  moyen-âge.  La  place  où  seuls  avaient  accès  les 
empereurs  et  leurs  représentants,  où  parlaient  Vespasien, 
Trajan,  Marc-Aurèle  et  Sévère,  est  envahie  par  les  monu- 
ments les  plus  humbles  :  une  fontaine  s'y  profile,  une  pierre 
taillée  en  forme  d'auge  et  un  édicule  de  destination  plus  mo- 
deste encore.  Sic  transit  gloria  mundi  ! 

(A  suivre.)  H.  Matrod. 


membre  de  sa  famille  parlait,  les  étrangers  de  marque  et  les  augustans  se 
tenaient  là.  Ils  jouissaient  du  eoiip  d'œil  de  la  place  entière;  rien  ne  leur 
échappait  de  ce  qui  se  passait  sur  la  tribune  elle-même,  ni  des  mouvements  de 
la  loule.  Ajoutons  que  les  dernières  fouilles  ont  établi  que  rhémicyclc  était 
orné  de  colonnes  et  pouvait  le  cas  échéant  être  couvert  de  voiles  qui  tamisaient 
la  lumière  du  soleil. 

(1)   Voir  la  représentation   des   Rostres  dans   les  bas-reliefs  de  l'arc  de 
triomphe  de  Constantin. 


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LE  ce  LIBER  GONFORMITATUM  i> 

DE  BARTHÉLÉMY  DE  PISE. 


C'est  une  chose  extraordinaire  que  la  diversité  des  juge- 
ments qui  sont  portés  sur  la  valeur  historique  de  ce  livre 
fameux.  Les  uns  l'ont  exalté  et  couvert  de  louanges,  les  autres 
Font  censuré  de  la  façon  la  plus  sévère.  Sans  parler  du  mépris 
qu'affichent  Luther  et  les  protestants  préoccupés  qu^ils  sont 
d'établir  leur  système  théologique,  sans  parler  de  la  critique 
peu  sereine  de  Marchand  dans  son  dictionnaire  historique 
(La  Haye,  1758:  vol,  1,  p.  3-^10),  si  nous  nous  arrêtons  au 
jugement  des  auteurs  autorisés,  nous  trouvons  le  P.  Stilting, 
boUandiste,  qui  traite  l'auteur  des  conformités,  d'écrivain 
plus  pieux  et  crédule,  que  sévère  dans  sa  critique  (1).  Par 
contre,  le  P.  Irénée  Affo,  M.  Observant,  juge  le  livïe  sotte- 
ment décrié  par  les  hérétiques  et  inéprisé  sans  fondement  par 
des  gens  qui  n'ont  jamais  eu  la  patience  de  le  lire  (2). 
D'après  Tiraboschi,  il  faut  le  laisser  dans  l'oubli,  sous  la 
poussière  des  bibliothèques  où  l'a  enfoui  la  critique  avisée  (3). 
Sbaralea  ne  se  prononce  pas  (4),  mais  son  collègue  le  cé- 
lèbre Père  Conventuel  Papini,  sans  donner  un  jugement  ex- 
plicitement favorable,  se  montre  comme  lui  un  peu  confiant(5}. 
Et  tout  récemment,  tandis  que  M.  l'abbé  LeMonnier  assurait 
que  le  livre  était  tombé  dans  un  profond  discrédit,  à  tel  point 
qu'en  parler  aujourd'hui  c'était  provoquer  le  rire,  les  PP.  Mar- 
cellin  et  Théophile  des  Frères  Mineurs,  observaient  que  de 
nos  jours  une  saine  critique  avait  enfin  rendu  à  ce  livre  la 
justice  qui  lui  avait  été  déniée  dans  les  siècles  passés  et  que 

(ly  ActaSS.  oct.  II.  p.  531.  n.  31. 

(2)  Vita  del  B,  Giovanni  da  Parma.  Parma.  1777.  p.  209. 

(3)  Storia  délia  litter.  itaL  Venezia  1795.  tpm.  V.  p.  170. 

(4)  Sup.  ad  Script.  Ord,  Min.  Roma.  1806,  p.  294. 

(6)  Notizie  sicuredella  morte..,  di  S.    Franc.   Foliguo.  1824.  p.  168-172. 


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LE  «  LIBER  GONFORMITATCM  »  DE  BARTHÉLÉMT  DE  PISE    613 

l'on  pouvait  s'en  reposer  de  confiance  sur  ses  ailirm^tions  (1). 

II  est  difficile  de  dire  qui  a  raison.  Etudiant  les  Conformités, 
nous  tâcherons  seulement  de  fixer  quelques  points. 

Avant  tout  il  convient  de  préciser  les  dates.  Barthélémy 
mourut  à  Pise,  le  10  décembre  1401,  comme  le  prouve  l'ins- 
cription gravée  sur  sa  pierre  funéraire  :  Hic  iaces  Venerabilis 
Frater  Bartholomaeus  Domitii  Albisi  Ordinis  Minorufn^  qui 
abiit  a.  D.  MCCCCIdie  X  decembris  (2). 

La  première  édition  de  son  livre,  avec  date  certaine,  est 
celle  de  1510  (3),  elle  est  par  conséquent  postérieure  d'un 
siècle  à  sa  mort.  La  seconde  édition  est  de  1513,  la  troisième 
de  1590.  On  doit  donc  se  poser  une  question  :  ces  trois  édi- 
tions représentent-elles  le  texte  même  de  l'auteur  ?  A-t-on 
pris  la  peine  de  coUationner  les  manuscrits  entre  eux  ?  Les 
imprimés  correspondent-ils  aux  textes  écrits  ?  Ne  pas  répon- 
dre tout  d'abord  à  ces  questions,  c'est  rendre  presque  inutile 
toute  discussion  sur  la  valeur  historique  des  conformités. 
Oublions  cependant  ces  doutes,  pour  le  moment,  car  ils  ne 
peuvent  être  élucidés  actuellement  et  parlons  du  livre,  non 
comme  il  fut  en  réalité  écrit  par  l'auteur,  mais  comme  nous 
ïo  transmettent  les  livres  imprimés.^ 

Voici  du  reste  l'énumération  de  quelques  manuscrits  parmi 
les  plus  importants  : 

1.  Urbino.  Bibliothèque  ducale.  Ce  serait  le  manuscrit 
original  (4). 

2.  Assise.  Codex  de  la  bibliothèque  du  Sacré-Couvent, 
exemplaire  très  ancien  qui  passe  aussi  pour  l'original.  II  se 
trouve  déjà  mentionné  dans  la  continuation  d'un  inventaire 
de  1381  ;  mais  depuis  combien  de  temps  existait-il,  c'est  ce 
qu'on  ignore.  Il  est  aujourd'hui  perdu  (5). 

(l)Ia  Legenda  di  S.  Franc,  scritta  da  ire  suoi  comp.  Roma,  1899.  p.  LIV. 

(2)  Sbaralea,  loc .  cit. 

(3)  La  première  édition  indiquée  par  Hain,  ReperU  hihliog.  I.  2630,  est 
antérieure  ;  mais  ceUe  édition  c'est  le  Quadragesimale  de  Barthélémy  et  non 
ses  conformités.  Ce  Quadragesimale  est  un  livre  excessivement  rare,  dont 
il  existe  une  description  dans  le  catalogo  di  Edizioni  del  secolo  XVpossedute 
da  D,  Baldassare  Boncompagni,  compilato  da  Enrico  Nardueci,  Rome, 
1893,  p.  28,  n»  47.  —  Cf.  Miscell.  franc,  VII,  120,  no  2. 

(4)  Acta  Sanctorum,  Octohris,  II.  552. 

(5)  Papini.  A^o<«;ie  sicure...  Foligno,  1824.  p.  169. 


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614  LE  *  LIBER  CONFORMITATUM  «  DE  BARTHÉLÉMY  DR  PISE 

3.  Modène.  Manuscrit  mulîlé,  mais  très  important,  puis- 
qu'il est  antérieur  à  Papprobation  donné  au  livre  en  1399:  il 
porte  la  date  de  1385,  et  appartient  à  la  bibliothèque  d'Esté  (i;. 

4.  Cuneo.  Codex  du  XIV®  siècle,  provient  de  la  bibliothè- 
que des  Anges  de  cette  ville  (2).  Parchemin,  248  feuillets. 
Une  miniature  en  tête. 

5.  Modène.  Second  codex  de  la  bibliothèque  d'Esté,  pareil- 
lement du  XIV*'  siècle  (3). 

6.  Rimini.  Manuscrit  de  1412,  mentionné  par  le  P.  Righini, 
Mineur  Conventuel  (4). 

7.  Rome.  Manuscrit  de  la  bibliothèque  de  TAra  Cœli, 
copié  en  1418,  par  le  Fr.  Marc  de  Trévise  (5). 

8.  Capistrano.  Manuscrit  antérieur  à  1456,  puisqu'il  a  ap- 
partenu à  Saint-Jean  de  Capistran  (6). 

9.  Angers.  Codex  du  milieu  du  XV*^  siècle,  provient  des 
Cordeliers  de  la  Baumette,  cote  n*  737  (7). 

10.  Ferrare.  Codex  transcrit  en  1465  par  le  Fr.  Paul  de 
Marostica  (8). 

11.  Monteprantone.  Codex  antérieur  à  1496,  ayant  appar- 
tenu à  S.  Jacques  de  la  Marche  (9). 

12.  Rome.  Manuscrit  de  la  bibliothèque  de  Victor-Emma- 
nuel (n.  1015),  du  XV®  siècle,  ne  contient  que  le  premier 
livre. 

13.  Rome.  Bibliothèque  Casatanense.  D.  VIL  12.  col. 
n.  17.  XV«  siècle. 

14.  Milan.  Bibliothèque  ambrosienne,  codex  signalé  par 
Monfaucon  (10).  Ce  manuscrit  est  au  plus  tard  du  XV*  siècle. 
C'est  un  résumé  des  conformités.  Il  est  côté  E.  54.  sup. 


(1)  Vandini.  Appendice  I  al  cataL  dei  mss»  Campori,  Modena^i^^^,  p. 6. 

(2)  Mazzalindi.  Inventarii  dei  ms,  délie  Bibliotecke  d^Italia,  Tornio,  188T. 
*vol.  1,  p.  96. 

(3)  Vandini,  loc.  cit.  p.  52. 

(4)  Righini.  Provinciale  Ordinis  frairum  mînorum ,  Roma,  1771. 

(5)  Wadding.  Annales  Minoruni.  Ad   an.  1399,  n.  X. 

(6)  Miscellanea  Francescana,  t.  V.  p.  8. 

(7)  Catalogue  par  Lcmarchaud.  Angers,  1863. 

(8)  Sbaraglia.  Supplementum,  Roma,  1806,  p.  294. 

(9)  Miscellanea  Francescana,  VI,  20. 

(10)  Bihlioiheca  bibliothecarum ,  Paris,  1739,  tom.  1,  p.  509. 


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LE  «  LIBER  GONFORMITATUM  •  DE  BARTHÉLÉMY  DE  PISE  C15 

15.  Assise.  Bibliothèque  de  S.  Marie  des  Anges,  aujour- 
d'hui perdu  (1). 

16.  Corte  Maggiore.  Bibliothèque  des  Franciscains,  men- 
tionné par  le  P.  Irénée  Affo  (2). 

17.  Deruta.  Bibliothèque  des  Franciscains  (3). 

Parmi  les  éditions  imprimés,  celles  qu'il  faut  connaître  sont 
les  trois  suivantes  : 

1.  Milan,  1510.  C'est  la  première  édition.  Elle  est  assez  rare. 
Elle  se  trouve  à  Rome  à  la  bibliothèque  Victor-Emmanuel,  à 
Assise  au  couvent  de  la  Portioncule,  à  Paris  à  la  bibliothèque 
franciscaine.  C'est  un  volume  in-4'*  de  CCLVI  feuillets  à  deux 
colonnes,  intitulé  :  Liber  conformitalum.  Sans  nous  arrêter 
aux  diverses  particularités  typographiques,  rappelons  seule- 
ment que  l'éditeur  du  livre  fut  le  F.  Francesco  de  San  Colum- 
bano,  comme  on  le  lit  en  tète  de  l'ouvrage.  Il  y  a  également 
une  lettre  d'éloges  du  Vicaire  général  de  l'Ordre,  F.  François 
Zenon  de  Milan.  A  la  fin  du  volume  on  lit  :  Impressum 
Mediolani  per  Gotardum  Ponticu  :  eu-  \  iiis  Officina  libraria 
est  apud  templum  Sancti  Sativi,  \Anno  Domini  M,  CCCCCX, 
Die  xviii.  Mcnsis  Se-  \  piembris, 

2.  Milan,  1513.  L'édition  du  F.  Francesco  de  SanColumbano 
fut-elle  en  trois  années,  toute  épuisée,  ou  resta-t-elle  au 
contraire  dan^  l'oubli,  toujours  est-il  que  le  F.  Giovanni 
Mapello,  franciscain  milanais  (4),  republia  l'œuvre  du  Pisan 
en  1513,  et  la  dédia  au  cardinal  M.  Vegelio  évêque  de  Pales- 
trina.  Cette  réimpression  est  une  véritable  énigme  :  elle  fut 
exécutée  comme  la  première  à  Milan ,  peu  de  temps 
après  elle,  par  les  soins  des  frères  milanais.  Il  en  existe 
un  exemplaire  à  la  Portioncule.  C'est  un  volume  in-4**  de 
229  feuillets,  sans  compter  une  table  à  deux  colonnes  en  tête 
du  livre,  table  plus  complète  que  celle  de  l'impression  de 
1510.  Voici  le  titre  :  OPUS.  Aura  et  inesplicabilis  bonitatis^ 


flj  Senesi.  Dissertazione  sopra  le  Conformitates,  Ms.  1838  de  la  biblio- 
ibt-que  Angelica  à  Rome. 

(2)  Senesi,  loc.  cit. 

::})  Papini.  La  Storia  di  S,  Francesco.  Foligno,  1827,  tom.  II,  p.  248.  — 
Cf.  Miscellanea Francescana,  tom.  VII,  p.  129. 

('i)  C'est  ce  frère  qui  en  1498  avait  fait  imprimer  le  Qaadragesimale  de 
B.  de  Pise. 


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616  LE  «  LIBER  CONFORMITATUM  »  DE  BARTHÉLÉMY  DE  PISB 

et  continentie.  Conformitatum  scilicet  Beati  Fra.  ad  vUa, 
d.  nri  Jesu  xpL  Vient  ensuite  la  lettre  dédicatoîre  du 
Fr,  Giovanni  Mapello,  et  au  verso  du  feuillet  229,  se  trouve 
une  souscription  typographique  très  déclamatoire  qui  com- 
mence par  ces  paroles  :  Impressum  Mediolani  in  edibus  Za- 
noti  Castilionei  \  huius  artis  no  infimi.  Anno  a  nativitaU 
Dni.  1513,  I  Et  perfectum  infra  octava  Assumptionis  Glo- 
riosissi  -  |  me.  V,  Marie  et  ad  eius  laudate  et  gloria  F.  die. 
XV  iij  Augu...  etc. 

3.  La  troisième  édition  est  celle  de  Bologne,  1590.  Nous  la 
devons  8\u  P.  Geremia  Bucchio,  conventuel,  qui  la  dédia  au 
cardinal  Girolamo  délia  Rovere.  L'éditeur  ne  s'est  pas  con- 
tenté de  réimprimer  l'ouvrage,  mais  de  plus  il  Ta  complété. 
C'est  un  livre  in-4**  de  330  feuillets,  avec  en  plus,  la  table, 
la  dédicace,  etc.  Le  titre  tout  entier  mérite  d'être  transcrit  : 
Liber  aureus  \  inscriptus  \  liber  \  Conformitatum  vitœ 
Beati  \  ac  SerapHici  Patris  Francisci  \  ad  vitam  lesn 
Christi  Domini  nostri  \  Nunc  denuo  in  lucem  éditas^  atq. 
infinitis  propemodum  mendis  \  correctus  a  Révérende^  ac 
doctissimo  P.  F.  leremio  Bucchio  \  Utinensi  sodali  Francis- 
cano  Doctore  Theologo,  laboriosis  \  orfiatissimisgue  lucubra- 
tionibus  illustratus.  |  Cui  plane  addita  est  perbrevis^  et 
facilis  historia  omnium  virorum^  qui  Sanctitate  \  probitate 
innocentia  vitàe^  ac  doctrina  ecclesiasticisq  ;  dignitaiibus 
Franciscana  \  Religione  usq  ;  ad  nostra  haec  tempora  exceU 
luerunt  \  Accessit  duplex  rerum,  et  verborum,  ac  mater iarum. 
toto  opère  memorabilium  \  Index  locupletissimus.  \  Ad 
Illustriss.  I  De  Ruvere  Ord.  Min.  Conventualium  Protectorem 
Vigilantissimum.  \  Bononixe.  Apud  Alexandrum  Benatium, 
Facultate  a  Superioribus  concessa,  Î590.  \  L'histoire  des 
Franciscains  illustres,  annoncée  au  titre,  commence  à  la 
page  96,  c'est  une  amplification  de  la  VHP  conformité /Vfl/î- 
ciscus  fœcundator  et  une  continuation  qui  s'étend  jusqu'à 
l'époque  du  troisième  éditeur  (1). 

A  s'en  tenir  au  texte  et  aux  documents  insérés  dans  chacune 
de  ces  trois  éditions,  le  livre  de  Conformités  aurait  été  pré- 
senté par  Barthélémy  de  Pise  au  général  des  F.  Mineurs 

(1)  Cf.  Brunet.  Manuel  du  Libraire.  Braxelles,  1838,  tom*  III.  1052.  — 
Chevalier,  Répert.  des  Sources  hist.  Bio-hibliog.  Paris,  1877,  col.  62  et  2391 


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LE  a  LIBER  GONFORMITATUM  »  DE  BARTHÉLÉMY  DE  PISE  617 

Henri  d'Asti,  à  Assise,  au  Sacro  Convento  de  Saint  François 
cujus  corpus  in  hoc  sacro  loco  requiescit^  et  cette  présentation 
aurait  eu  lieu  le  1  août  1399.  Et  non  seulement  on  aurait  fait 
hommage  d'un  exemplaire  de  l'ouvrage,  mais  de  plus  on  au- 
rait offert  un  arbre  figuré,  c'est-à-dire,  une  toile  peinte  repré- 
sentant, dans  une  synthèse,  les  ressemblances  et  les  confor- 
mités du  Christ  et  de  saint  François  (1).  Dans  son  premier 
prologue,  Barthélémy  de  Pise  décrit  avec  soin  son  arbre,  il 
énumère  les  rameaux,  les  branches,  il  en  explique  le  texte 
et  les  légendes  qui  s'y  trouvant  çà  et  là  :  invention  plus  ingé- 
nieuse qu'utile,  elle  n'existe  plus  de  nos  jours.  Dans  les  trois 
éditions  de  1510,  1513,  1590,  il  n'y  en  a  une  simple  repro- 
duction (2). 

La  lettre  de  Barthélémy  de  Pise  est  intéressante.  En  voici 
la  teneur  : 

Copia  littère  a  magistro  Bartholomeo  directe  generali  minis- 
tro  et  capitulo  generali  pro  approbationne  operis  precedentis. 

Reverendis  in  Christo  patribus,  fratribus  Henrico  generali 
ministro  et  aliis  ministris,  ceterisque  diffinitoribus  capitulo 
generalis  ordinis  fratruni  minorum  apud  sacrum  conventuni 
Assisii  in  proximo  festo  sacrae  indulgentie  sanctae  Mariœ 
de  portiuncula^  ibidem  celebrandi  :  Frater  Bartholomeus  de 
Pisis  sacre  théologie  magister  insignus.  Reverentia  débita 
cum  omni  subjectione  devota  :  devotione  :  confessione  :  ac 
beneficiis  perceptis  :  quibus  obligor  beato  patri  nostro  Fran- 
cisco :  cupiens  aliquid  componere  ad  eius  laudem  gloriam  et 
honorem  :  Christo  predocente  qui  ipsum  Patrem  Franciscum 
sibi  per  ^omnia  similem  reddidit  et  conforniitate  vite  beati 
Francisci  :  ad  vitam  ipsius  Doniini  nostri  lesu  Christi  intitu- 
latur  compenci  cum  arbore  figurata  :  que  personaliter  assis^ 
tens  iuxta  papalia  nostri  ordinis  instituta  vestre  prudentie 
tribuo  corrigenda  examinanda  ac  approbanda  :  atque  aliis 


(1)  Le  Pisan  avait  tout  d'abord  composé  un  ouvrage  sur  la  sainte  Vierge, . 
Opus  Conformiiatum  B,  Virginis,  cum  Christo,  Cet  ouvrage  fut  imprimé  en 
1596  à  Venise,  chez  Pierre  Dusinelli,  par  les  soins  du  P.  Guido  Bartolucci 
d'Assise,  mineur  conventuel,  un  volume  in-folio. 

(2)  Edition  de  1510,  folio  1  verso  ;  —  édition  1513,  (04  yo  ;  —  édit.  1590, 
fol»  5  ro. 


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618  LE  (  UBER  CONFORMITATUM  »  DE  BARTHELEMY  DE  PISE 

i 

inira  nostrum  ordineni  et  extra  coinmunicanda  ;  Humiliier 
exoro  licentiam  a  vobis  mihi  impartiri  :  deprecans  instanln 
ipsum  patre/n  'Franciscum  :  cuius  corpus  in  hoc  sacro  loco 
requiescit  :  ut  vos  et  totum  ordinem  ininorum  in  agendis 
dirigat  :  et  ad  gaudia  peYducat  eterna.  Amen. 
Data  in  loco  prefato  Assisii  die  prima  mensis  augusii. 

A  cette  lettre,  le  Général  répondait  le  lendemain,  au  nom 
du  Chapitre  des  Frères  réunis  à  Assise  : 

Littera  responsiva  capituli  generalis  istud  opus  appro- 
bantis. 

In  Christo  sibi  charissinio  fratri  Bartholomeo  de  Pish 
sacrae  theolologie  magistro,  frater  Henricus  ordinis  fratruh 
minorum  generalis  minister  et  servus,  ceterique  ministri  ffc 
diffinitores  capitali  generalis  apud  sacrum  locum  de  Assisi*^ 
die  secunda  augusti,  Anno  Domini  AL  ceci  xxxxij'.  celebrati 
salutem  et  pacem  in  Domino  sempiternam,  Opus  quod  dii'irm 
favente  clementia  et  intitulatur  de  conformitate  vite  beati 
Francisci  ad  vitam  Domini  nostri  Jesu  Christi  fecisti  :  Inspic 
discuti  et  examinari  fecimus  diligenter  :  cum  arbore  qnen: 
nobis  personaliter  presentasti  :  et  nihil  invenimus  correctionr 
dignum  :  sed  laude  :  de  quo  tue  regratiando  prudentie,  prr- 
sentibus  tibi  licentiam  faciendi  depingi  ipsam  arborent,  ac 
ipsum  opus  volentibus  videre  et  transcribere^  quod  eis  possi< 
communicare  liberaliter  impertimur.  In  cuius  rei  testimonium 
presentem  literam  in  registro  ordinis  positam  :  fecimus  sigillé 
generalatus  officii  impressione  munirL 

Data  in  dicto  sacro  loco,  anno  die  et  mense  superius 
annotatis. 

Il  est  facile  de  reconnaître  le  caractère  peu  sérieux  de  ces 
documents  ;  ce  sont  des  écrits  de  convention,  des  pièces 
oflicielles  ;  ou  ne  peut  savoir  ce  qu'elles  contiennent  de  vrai. 
La  présentation,  l'approbation  du  livre  eurent  lieu  dans  de> 
circonstances  exceptionnelles,  pleines  de  ces  brigues  et  Je 
ces  multiples  occupations  qui  se  rencontrent  en  un  chapitre 
général  composé  d'une  foule  de  Religieux.  Le  premier  août. 
Barthélémy  soumet  au   général  son  volumineux  ouvrage  et 


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LE  «  LIBER  CONFORMITATUM  »  DE  BARTHÉLÉMY  DE  PISE  619 

son  arbre  afin  que  l'un  et  l'autre  soient  «  corriges,  examinés 
et  approuvés  ».  Or  dès  le  lendemain  2  août,  malgré  les  nom- 
breuses occupations  de  la  fête  de  l'indulgence  de  la  Portion- 
cule  qui  tombait  ce  jour-là,  le  général  répond  une  lettre 
onicielle,  transcrite  aux  registres  de  l'Ordre,  et  d'après 
laquelle  l'ouvrage  .a  été  «  lu,  discuté,  examiné  »  et  la  permis- 
sion est  accordée  de  faire  reproduire  le  dessin  de  l'arbre  et 
de  copier  le  livre. 

Autant  de  choses  qu'il  n'était  pas  possible  d'accomplir  en 
un  seul  jour.  Aussi  faut-il  penser  que  le  livre  avait  déjà  été 
noté  et  apprécié  (1),  et  que  la  correspondance  des  1  et  2  août 
est  toute  de  convention. 

En  résumé,  le  livre  des  Conformités  n'a  pas  grande  valeur 
historique  ;  il  n'a  en  tous  cas  reçu  aucune  estampille  oflîcielle  ; 
quant  au  texte,  nous  n*'en  possédons  aucune  édition  critique, 
et  il  est  probable  que  l'établissement  véritablement  critique 
de  ce  texte  résoudra  beaucoup  de  controverses  d'histoire 
franciscaine. 

XXX 


(1)  SuW  integrità  del  corpo  di  S.  Francesco  Patriarca  neila  Basilica  di 
Assisi,  Assisi,  1900.  p.  70. 


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DE  LA  CONFESSION  DES  RELIGIEUSES 


Les  Etudes  Franciscaines  ont  publié  dans  leur  numéro  de 
décembre  1902  un  travail  sur  la  confession  des  religieuses.  In 
docte  théologien,  dont  le  nom  est  une  autorité,  nous  a  adressé 
à  ce  propos  quelques  remarques.  Nous  nous  faisons  un  devoir 
de  les  publier.  Elles  intéresseront,  pensons-nous,  les  nom- 
breux prêtres  qui  lisent  nos  Etudes,  La  question  de  la  con- 
fession des  religieuses  vaut  d'ailleurs  la  peine  d'être  étudiée 
longuement. 

Mon  Révérend  Père, 

«  Votre  savante  Revue  à  publié  dans  son  fascicule  de 
décembre  1902  un  article  remarquable  sur  la  confession 
des  religieuses.  Cet  article  toutefois  n'a  pas  dissipé  complè- 
tement mes  doutes.  Permettez-moi  d'user  de  votre  entremise 
pour  les  soumettre  au  théologien  si  compétent  qui  a  rédige 
cet  article  et  pour  le  prier  de  nous  donner,  s'il  en  a  le  loisir, 
une  réponse  qui  les  efface  totalement.  I 

«  La  question  à  résoudre  est  celle-ci  :  u  Les  religieuses.  [ 
quelles  qu'elles  soient,  qui  se  confessent  dans  une  église  i 
paroissiale,  ou  dans  une  autre  chapelle  que  celle  de  leur  | 
communauté,  peuvent-elles  se  confesser  validement  à  tout  | 
prêtre  approuvé  pro  utroque  sexu  ?  »  Votre  savant  théolo-  J 
gien  répond  sans  hésiter  d'une  manière  afilrmative.  Les 
raisons  qu'il  donne  de  cette  réponse  ne  nous  ont  pas  pleine- 
ment  convaincus. 

«  Posons  d'abord  les  principes  qui  doivent  diriger  notre 
marche.  C*est  un  point  de  doctrine  :  que  les  évoques  peuvent 
donner  aux  prêtres  qu'ils  approuvent  une  approbation  plu? 
ou  moins  étendue  ;  que  les  prêtres  ne  peuvent  pas  dépasser 
les  limites  de  l'approbation  qui  leur  a  été  concédée  ;  que 
Tabsolution  serait  invalide  s'ils  venaient  malheureusement 


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DE  LA  CONFESSION  DES  RELIGIEUSES  631 

à  les  dépasser.  Il  n'est  aucun  théologien  qui  n'affirme  et  ne 
défend  ces  principes  ;  le  dernier  des  élèves  ecclésiastiques 
le  sait  ;  nous  perdrions  notre  temps  et  notre  peine  à  le 
prouver. 

«  Nous  ne  connaissons  pas  ce  que  font  les  évéques  des 
pays  étrangers.  Mais  en  France,  généralement  parlant^  les 
évéques  exceptent  les  religieuses  de  l'approbation  qu'ils 
donnent  à  un  grand  nombre  de  prêtres,  exceptis  monialibus. 
Par  ce  mot  monialibus  on  entend  évidemment  les  religieuses 
telles  qu'elles  existent  en  France.  Que  l'intention  des  évoques 
soit  de  refuser  à  ces  prêtres  le  pouvoir  de  confesser  tant 
validement  que  licitement  les  religieuses,  rien  qui  permette 
d'en  douter.  Nous  en  voudra-t-on  si  nous  ajoutons  que  Nos- 
seigneurs les  évéques  tiennent  grandement  à  cette  exception, 
qu'ils  croient  avoir  des  raisons  sérieuses  de  la  maintenir,  et 
que  bien  mal  venus  seraient  surtout  les  prêtres  qui  oseraient 
ne  pas  en  tenir  compte  ?  t 

«f  Ces  principes  que  personne  ne  conteste  ainsi  posés, 
venons-en  à  la  question.  Lorsqu'elles  se  confessent  en  dehors 
de  leur  communauté,  les  religieuses  peuvent-elles  toujours 
se  confesser  validement  à  tout  prêtre  approuvé  pro  utroque 
sexu  ?  Le  théologien  qui  a  écrit  l'article  des  Etudes  répon'd 
sans  hésiter  :  oui.  Voyons  si  les  raisons  qu'il  apporte  tranchent 
définitivement  la  difficulté. 

«  D'abord  les  réponses  émanées  de  la  S.  Congrégation  des 
Evoques  et  Réguliers.  11  en  cite  trois.  La  première  est  datée 
de  1852.  A  la  demande  qui  lui  est  faite  si  une  religieuse, 
légitimement  sortie  de  son  monastère,  peut  se  confesser  à 
un  prêtre  approuvé  par  son  évèque  pro  utroque  sexu,  bien 
que  ce  prêtre  ne  soit  pas  spécialement  approuvé  pro  monia- 
libus, le  Souverain  Pontife  répond  par  l'entremise  de  la  S. 
Congrégation  :  que  pendant  la  durée  de  son  séjour  hors  du 
monastère,  cette  religieuse  peut  se  confesser  à  tout  prêtre 
approuvé/?ro  utroque  sexu.  La  réponse,  comme  on  l'a  compris, 
concerne  les  religieuses  qui  ont  prononcé  des  vœux  solennels 
et  qui  sont  astreintes  à  la  clôture  papale,  les  seules  auxquelles 
le  droit  commun  donne  le  nom  de  moniales. 

«  Les  religieuses  à  vœux  simples  peuvent-elles  profiter  de 
concession?»  «Nous  n'en  doutons  pas»,  répond  le  théologien 

B.  F.  —  X.  —  41 


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«32  DK  LA  CONFESSION  DES  RELIGIEUSES 

des  études.  —  Est-ce  absolument  sûr  ?  C'est  une  extension 
a  casu  ad  casum  ?  Est-il  permis  de  la  faire  ?  Le  Souverain 
Pontife  ne  peut-il  pas  concéder  une  faveur  aux  vraies  reli- 
gieuses, monialibus^  et  ne  pas  la  conférer  indistinctement  à 
toutes  les  autres  religieuses  ?  Les  circonstances,  les  raisons 
sont-elles  exactement  les  mêmes  dans  les  deux  cas  ?  Les 
religieuses,  dont  il  est  question  dans  la  demande,  no  sont 
pas  nombreuses  ;  les  confesseurs  spécialement  approuvés 
ppur  elles  ne  sont  également  pas  nombreux  ;  ces  religieuses 
ne  sortent  que  très  rarement  et  pour  des  motifs  toujours 
très  sérieux.  Que  le  Souverain  Pontife  leur  accorde  une 
permission  assez  large,  on  le  comprend.  Conclure  de  là 
qu'une  religieuse  pourra  toutes  les  fois  qu'elle  sortira,  même 
poqr  une  heure,  même  sans  permission,  se  confesser  au  pre- 
mier prêtre  venu  approuvé/?ro  utroque  sexu^  est-ce  légitime 
et  n'est-ce  pas  violer  les  règles  qui  dirigent  l'extension  de 
casu  ad  casum  ? 

Mais  les  religieuses  exemptes  de  la  clôture  «  n'ont  pas  plus 
d'obligations  que  les  religieuses  qui  lui  sont  soumises,  elles 
peuvent  donc  avec  plus,  de  raison^  jouir  des  concessions  faites 
aux  religieuses  cloîtrées  (1).  »  Le  mot  avec  plus  de  raison^ 
n'est  pas  juste.  Elles  en  jouiront,  disons-nous,  lorsque  les 
motifs  qui  plaident  en  faveur  des  religieuses  cloîtrées  plai. 
deront  aussi  en  leur  faveur,  lorsqu'elles  se  trouveront  dans 
les  mêmes  circonstances.  Aussi  à  une  religieuse  qui  est  allée 
visiter  son  père  Qfialade,  prendre  les  eaux,  etc,  accorderons- 
nous  de  se  confesser  à  tout  prêtre  approuvé.  Mais  qu^elle  le 
puisse  indistinctement,  chaque  fois  qu'elle  sortira,  nous  ne 
voyons  pas  qu'on  le  tire  péremptoirement  de  la  réponse  de 
1852,  On  exagère,  semble-t-il,  lorsqu'on  affirme  sans-distinc- 
tion que  les  religieuses  non  cloîtrées  peuvent  jouir  des 
concessions  faites  aux  religieuses  cloîtrées. 

La  deuxième  des  réponses  citées  est  de  1872.  On  demande 
si  la  loi,  qui  prescrit  de  changer  tous  les  trois  ans  les  confes- 
seurs ordinaires,  doit  être  appliquée  aux  religieuses  qui 
vivent  dans  des  paroisses  rurales,  ne  sont  pas  cloîtrées,  n*ont 
pas  d'oratoire  et  reçoivent  les  sacrements  dans  l'église  parois* 

(1)  Études  Franciscaines t  p.  583. 


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D8  LA  CONFESSION  DB9  RBUGIEUSKS  629 

siale.  La  Sacrée  Congrégation  répond  que  les  religieuses 
dont  il  est  question  peuvent  se  confesser  en  dehors  de  leur 
maison  à  tout  prêtre  approuvé  par  Tévéque.  Il  en  résulte, 
conclut  le  théologien  qui  a  rédigé  l'article  des  Études  Fran^ 
ciscaineSy  que  les  religieuses  extra  piam  domum  peuvent  se 
confesser  à  tout  confesseur  approuvé  par  l'ordinaire. 

La  chose  est-elle  bien  sûre  ?  La  réponse  ne  parle  pas  des 
sœurs  en  général.  Elle  dit  :  Sorores  de  quitus  agùur,  les 
sœurs  dont  il  a  été  question  dans  la  demande.  Est-il  logique 
de  tirer  de  ces  mots  une  réponse  pour  toutes  les  religieuses 
sans  exception,  et  pour  tous  les  cas  où  elles  se  confesseront 
hors  de  leur  communauté  ?  Que  les  religieuses  qui  n'ont  ni 
chapelle  où  elles  se  confessent,  ni  aumônier,  puissent  se 
confesser  validement  à  tout  prêtre  approuvé  pro  utroque 
sexu^  soit,  nous  l'admettrons  avec  l'auteur  de  l'article.  La 
réponse  l'indique  clairement  ;  mais,  ajoutons-nous,  les  ter- 
mes dont  elle  use  vous  défendent  d'aller  plus  loin  et  de 
l'appliquer  à  toutes  les  religieuses  et  à  tous  les  cas  (1). 

La  troisième  réponse  de  la  S.  Congrégation  des  Ev.  et 
Rég.  sur  laquelle  s'appuie  le  théologien  pour  étayer  sa 
thèse,  est  datée  du  7  février  1901.  Elle  parait  plus  concluante. 
Exposons-la.  Elle  fut  motivée  par  un  doute  élevé  à  propos 
des  statuts  du  diocèse  de  Tournai.  Ces  statuts  renferment 
deux  articles  ainsi  conçus  :  1.  Nemo  praeter  confessarium 
tum  ordinarium  tu/n  extraordinarium,  sacramentalem  confes- 
sionem  religiosarum  quarumcumque  in  communitaie  viven- 
tium  in  monasterio^  valide  excipere  potest  absque prœ^via  ordi- 
narii  facnltate.  2*  Monialium^  qum  per  aliquot  dies  extra 
monasterium  versa ntur^confessiones  audire  potest  in  ecclesiiSj 
etc.  y  quilibet  confessarius  pro  utroque  sexu  approbatus.  Ce 
second  article  ne  renferme  pas  le  mot  valide  ;  mais  le 
contexte  dit  clairement  qu'il  s*agit  là  aussi  de  la  validité.  Au 
lieu  des  mo\3  per  aliquot  dies  les  statuts  du  diocèse  de  Ma- 
Unes  mettent  ad  tempus.  Or  il  arriva  ceci  :  un  vicaire,  qui 
n'avait  pas  été  approuvé  pour  les  religieuses,  entend  une 

(1)  N'est-il  pas  permis  de  conclure  de  ceUe  réponse  de  1872,  ainsi  que  le 
font  plusieurs  revues,  que  les  évoques  n^ont  pas  le  droit  de  donner  à  ces 
religieuses  un  confesseur  ordinaire,  habituellement  le  curé,  et  de  leur  ictor* 
dire  sous  peine  d'invalidité  de  se  confesser  k  tout  autre  prêtre  approuvé  ? 


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624  DE  LA  CONFESSION  DES  RELIGIEUSES 

religieuse  sortie  de  sa  communauté  pour  un  temps  très  court, 
le  temps  d'accomplir  une  commission,  et  l'absout.  Mais  un 
doute  s'élève  dans  son  esprit.  Il  recourt  donc  à  la  S.  Congré- 
gation, et  lui  demande  en  premier  lieu  si  l'absolution  qu'il  a 
donnée  était  valide,  s'il  ne  manquait  pas  de  juridiction,  tn 
second  lieu  qu'elle  est  la  conduite  qu'il  devra  tenir  si  une 
religieuse  se  présente  dé  nouveau  à  son  confessionnal, 
quelles  sont  les  interrogations  qu'il  devra  lui  adresser  (1). 

Or,  la  S.  Congrégation  répond  :  Ratione  habita  prioris 
statuti,  Titium  valide  absolvisse  ;  quoad  interrogationes  vero 
faciendas^  nisi  prudens  suspicio  suboriatur  quod  pœnitentem 
illicite  apud  ipsum  confiteatur  posse  confessarium  a  supra- 
dictis  interrogationibus  abstinere.  Ne  ressort-il  pas  évidem- 
ment de  celte  réponse  qu'un  prêtre  approuvé /)ro  utroqiie  sexa 
peut  absoudre  validement  une  religieuse,  dès  que  cette  reli- 
gieuse est  sortie  de  sa  communauté,  ne  fut-ce  que  pour  un 
temps  très  court?  Les  statuts  tournaisiens  disent/?er  aliquoi 
dies  ;  la  religieuse  était  sortie  pour  une  ou  deux  heures. Si  l'on 
s'en  tient  au  droit  particulier,  le  vicaire  n'avait  pas  le  pouvoir 
spécial  que  les  statuts  exigent  et  l'absolution  était  invalide. 
La  Sacrée  Congrégation  la  déclare  pourtant  valide.  Comment 
ne  pas  conclure  qu'une  religieuse,  qui  se  confesse  dans  une 
église  paroissiale  ou  dans  une  chapelle  publique,  peut  se 
confesser  validement  à  tout  prêtre  approuvé  pour  Tui;!  et 
Faulre  sexe  ? 

Nous  le  conclurions  très  volontiers,  nous  aussi.  Quatre 
mots  nous^  gênent,  Ratione  habita  prioris  stafutiy  dit  la  Sacrée 
Congrégation.  Pourquoi  ces  mots  ?  Quel  en  est  le  sens?  Le 
sens  en  est  :  «  Eu  égard  au  premier  article  des  statuts.  »  La 
réponse  est  donc  fondée  sur  cet  article  ?  Cet  article  n'exis- 
terait pas,  la  réponse  ne  serait  donc  pas  la  même  ?  La  S.  Con- 
grégation a  égard  au  premier  article,  elle  ne  parait  pas 
s'occuper  du  second.  Pourquoi  ?  En  résumé  la  réponse  n*a 
pas  la  clarté  et  la  netteté  indiscutable  qu'on  voudrait. 

Ainsi  des  trois  réponses  qu'apportent  les  Études^  aucune 
ne  dissipe  complètement  les  nuages,  aucune  n'a  cette  clarté 
décisive,  cette  précision  qui  ne  laisse  plus  la  moindre  place 

(1)  Le  cas  est-il  réel,  est-il  feint  au  contraire,  peu  importe. 


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DE  LA  CONFESSION  0BS  RELIGIEUSES  625 

à  la  discussion.  Il  n'en  ressort  pas  d'une  manière  abso- 
lument nette  et  péremptoire  que  toutes  les  religieuses  sans 
exception  peuvent^  dès  qu'elles  ne  se  confessent  pas  dans 
leur  communauté,  être  absoutes  validement  par  tout  prêtre 
approuvé /?ro  utroque  sexu. 

Après  avoir  affirmé  que  les  religieuses  à  vœux  simples 
peuvent  user  de  la  concession  accordée  par  Pie  IX  en  1852, 
le  théologien  qui  a  rédigé  Tarticle  des  Etudes  Franciscaines 
ajoute.:  «  Tel  est  le  sentiment  d'un  grand  nombre  de  théolo- 
giens de  renom,  Ballerini,  d'Annibale,  Bucceroni,  Génicot, 
et  des  principales  Revues  de  théologie,  telles  les  Analecta 
Ecclesiastica,  la  Nouvelle  Revue  Théologique,  Il  Monitore  Ec- 
clesiastico,  etc.  » 

Nous  n'avons  plus  en  ce  moment  sous  la  main  toutes  ces 
diverses  revues  et  tous  c^s  auteurs.  Mais  admettons  l'afTirma- 
tion.  Il  en  reste  assez  d'autres  qui  ne  partagent  pas  ce  senti- 
ment, pour  qu'il  y  ait  encore  place  au  doute  et  à  l'hésitation. 
Citons-en  à  notre  tour  quelques-uns. 

La  Nouvelle  Revue  Théologique,  dirigée  par  les  Pères 
Rédemptoristes  déclare,  c'est  vrai,  qu'un  évêque  ne  pourrait 
sans  abus  exiger  une  approbation  spéciale  pour  les  reli- 
gieuses qui  demeurent  un  temps  considérable  hors  du 
couvent;  mais  elle  ajoute  qu'il  en  est  autrement  pour  les 
sorties  faciles  et.  fréquentes.  Le  théologien  des  Études  est 
forcé  lui-même  de  le  reconnaître. 

Voici  ce  que  nous  lisons  dans  Génicot  qu'on  nous  oppose 
pourtant  î  «  Idem  ob  analogiam  dicendum  de  monialibus 
votorum  simplicium  quas  Episcopus  iisdem  legibus  specia- 
libus  subjecit,  nisi  forte  Episcopus  diserte  mentem  suam 
expressisset,  ut  invalide  confiterentur  apud  confessarium 
speciali  facultate  carentem  sorores  quœ  extra  monasterium 
versentur  »  (1). 

A  la  question  :  «  An  apud  nos  (il  s'agit  des  Etats-Unis, 
mais  la  situation  est  la  même  en  France)  absolvi  possint  a 
quolibet  confessario  Moniales  dum  extra  monasterium  ver- 

(1)  Génicot,  De  Pxnit,  n©  340. 


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eîG  DE  LA  GOIirBSSION  DBS  RBLI6IEU8BS 

santur  ?  Oui,  répond  le  Père  Sabetti,  si  iia  çersantur  extra 
monasterium  ut  non  amplius  dici  possint  in  eo  proprie  degere; 
non,  au  contraire,  si  elles  ne  sont  sorties  de  leur  monastère 
que  pour  quelques  heures,  et  si  on  se  trouve  dans  un  de  ces 
diocèses  dont  les  Evèques  exigent  expressément  ou  tacite** 
ment  une  approbation  spéciale  pour  les  religieuses  qui 
vivent  en  communauté  »  (1). 

A  son  tour  Tanquerey  s'exprime  ainsi  :  ^  Moniales  autem 
votorum  simplicium  quœ  in  ecclesia  parochiali  sacramenta 
suscipiunt  possunt  ibidem  à  quolibet  sacerdote  approbato 
absolvi,  nisi  aliter  Episcopus  statuerit  »  (2). 

Haine  n'entre  dans  aucune  explication.  Tout  ce  qui  regarde 
la  confession  des  religieuses  à  vœux  simples,  se  contente* 
t-il  de  dire,  dépend  absolument  des  évéques  (2). 

Il  est  vrai,  Haine,  Sabetti,  Génicot  ne  connaissaient  pas 
la  réponse  de  1901.  Mais  ils  connaissaient  les  réponses  de 
1852  et  de  1872,  et,  comme  on  Ta  vu,  ils  n'en  ont  pas  moins 
laissé  aux  évèques  le  pouvoir  d'invalider  les  confessions  des 
religieuses,  qui  sortent  de  leur  communauté  ad  brève  tempus. 
La  réponse  de  1901  eut-elle  modifié  leur  sentiment?  Il  serait 
également  téméraire  de  Taffirmer  et  de  le  nier.  Mais  Tanque- 
rey, dont  le  traité  a  paru  en  1902,  devait  connaître  certaine- 
ment cette  réponse  de  1901. 

On  rencontre  donc  encore  des  auteurs  de  renom  qui  ne  par- 
tagent pas  le  sentiment  si  nettement  afflrmatif  du  théologien 
dos  Etudes.  Que  ce  manque  d'unanimité  laisse  planer  encore 
dans  plusieurs  esprits  je  ne  sais  quel  doute,  je  ne  sais  quelle 
hésitation,  personne  n'en  sera  surpris. 

Du  reste  une  autre  réflexion  à  propos  des  théologiens  se 
présente.  Lés  Evéques  peuvent  donner  aux  prêtres  le  pou- 
voir d'absoudre  les  fidèles  utriusque  sexuSy  sans  autre  expli- 
cation. Ils  peuvent  leur  donner  ce  pouvoir  pro  utroque  sexu, 
mais  en  exceptant  nommément  et  expressément  les  reli- 
gieuses, quelles  qu'elles  soient,  qui  se  confessent  hors  de 
leur  communauté,  ne  parlent-ils  pas  uniquement  des  prêtres 

(1)  Sabetti-Gury,  n»  778,  qu.  3. 

(2)  Tanquerey,  De  Pœnit,  no  323. 

(3)  Haine,  De  Pvnit,^  qu.  78. 


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DE  LA  CONFESSION  DES  RELIGIEUSES  627 

approuvés  d'une  manière  indéterminée,  sans  exception  et 
sans  explication  ?  Parlent-ils  aussi  des  prêtres  approuvés, 
mais  dans  l'exception  formelle  des  religieuses  ?  Leur  vrai 
sentiment  dépendra  de  la  réponse  qu'on  donnera  à  ces  deust 
questions. 

Qu'on  nous  permette  une  réflexion  encore,  c'est  la  der- 
nière» De  droit  commun ^  le  mot  «  moniales  »  ne  désignant 
que  les  religieuses  qu|  ont  prononcé  des  vœux  solennels,  et 
l'approbation  spéciale  n'étant  exigée  que  pour  elles,  tous 
les  prêtres  aprouvés  pro  utroque  sexu  pourraient  absoudre 
validement,  même  dans  leur  communauté,  même  dans  leur 
clôture,  les  religieuses  qui  n'émettent  que  des  vœux  sim- 
ples. Les  évêques  peuvent  cependant  exiger  ad  vcdiditatem 
une  approbation  spéciale  pour  ces  religieuses,  au  moins 
lorsqu'elles  ce  confessent  dans  leur  oratoire,  et  ils  l'exigent. 
Mais  en  agissant  ainsi  les  évêques  dérogent  au  droit  com- 
mun. De  leur  seule  et  propre  autorité,  ils  mettent  au  pouvoir 
des  prêtres  qui  confessent  les  deux  sexes  une  restriction 
que  le  droit  commun  ne  connaît  pas.  Les  théologiens  admet* 
tent  pourtant  unanimement  que  les  évêques  agissent  de  cette 
manière.  Or,  si  un  évéque  a  le  pouvoir  de  restreindre  et  de 
rétrécir  dans  ce  cas  les  limites  du  droit,  ne  l'a-t-il  pas  aussi 
dans  d'autres  cas  7  Peut-on  aifirmer  d'une  manière  absolue 
qu'il  ne  l'a  pas  ? 

Ce  sont  les  réflexions  que  le  savant  article  des  Etudes 
Franciscaines  m'a  suggérées,  au  moins  les  principales. 
Votre  savant  rédacteur  les  trouvera*t-il  dignes  de  son  atten- 
tion et  voudra-t-il  y  répondre  ?  Cette  question  de  la  confes- 
sion des  religieuses  préoccupe  un  grand  nombre  de  prêtres 
et  de  religieux.  Qu'il  serait  à  désirer  qu'elle  fut  élucidée 
de  manière  à  ne  plus  laisser  aucun  doute  dans  les  esprits  ! 

F.  T. 


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NOTES  THEOLOGIQUES 

SUR  L'UNIOiN  DE  L'HOMME  A  JÉSUS-CHRIST 

{Suite)  (1). 


DEUXIÈME  PARTIE 


De  notre  union  a  Jésus-Christ  par  l'usage  du  sacrement 

DE  l'eucharistie. 


LA   COMMUNION    SACRAMENTELLE    ET    LA    COMMUNION    SPIRITUELLE 

Nous  avons  vu  dans  la  première  partie  de  ces  notes  théolo- 
giques que,'  dans  la  grâce  du  Baptême,  rincorporation  de 
l'homme  à  Jésus-Christ  se  fait  par  une  manducation  spiri- 
tuelle de  l'Eucharistie  ;  et  que  par  suite,  dans  tout  acte 
méritoire,  il  y  a  manducation  du  corps  eucharistique  du 
Christ  et  augmentation  de  l'incorporation. 

On  pourrait  penser,  d'après  cela,  que,  faire  un  acte  quel- 
conque de  vertu,  ce  soit  faire  usage  du  sacrement  de  l'Eucha- 
ristie et  recevoir  ce  Sacrement  d'une  manière  spirituelle; 
mais  il  n'en  est  pas  ainsi.  Bien  que  l'Eucharistie  soit  le  prin- 
cipe de  toute  incorporation  au  Christ,  parce  que  c'est  dans 
ce  Sacrement  que  le  corps  du  Christ  opère  dans  l'ordre  de  la 
grâce,  comme  organe  de  la  divinité  et  comme  aliment  vivi- 
fiant, il  ne  s'ensuit  pas  cependant  que,  dans  toute  augmenta- 
tion de  la  grâce,  il  y  ait  réception  spirituelle  de  l'Eucharistie 
et  qu'on  fasse  usage  de  ce  Sacrement. 

(1)  Voir  le  fascicule  de  novembre  1903. 


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NOTES  THÉ0L06IQUBS  «S9 

En  effet,  on  ne  participe,  à  proprement  parler,  à  ce  Sacre- 
ment que  par  sa  réception  réelle  ou  par  la  vertu  du  désir 
de  le  recevoir  ;  et  on  n'en  t'ait  usage  que  par  la  communion 
sacramentelle  et  par  la  communion  spirituelle.  C'est  ce  que 
nous  avons  à  étudier  dans  cette  seconde  partie. 

Nous  dirons  comment  on  fait  spirituellement  usage  du 
Sacrement  de  TEucharistie,  et  comment  on  le  reçoit  avec  ses 
fruits  et  ses  avantages,  soit  d'une  manière  parfaite  dans  la 
communion  sacramentelle^  soit  dans  une  certaine  mesuré  par 
la  simple  communion  par  le  désir.  Et  nous  verrons  que  cette 
participation  à  TEucharistie  par  le  désir  constitue  une  ma- 
nière spéciale  et  particulièrement  excellente  d'augmenter 
l'incorporation  à  Jésus-Christ. 


CHAPITRE  PREMIER 

Considérations  générales 
SUR  l'usage  du  sacrement  de  l'eucharistie 

Avant  de  traiter  directement  de  la  communion  sacramen- 
telle et  de  la  communion  spirituelle,  et  de  dire  en  quoi  elles 
diffèrent  l'une  de  l'autre,  il  est  nécessaire  de  faire,  sur  Tusage 
du  Sacrement  de  l'Eucharistie,  quelques  considérations 
générales,  qui  sont  communes  à  ces  deux  manières  de 
communier. 

§  I 

Comment  il.  y  a  deux  manières  de  s'unir  a  Jésus-Christ  : 
l'une  en  faisant  usage  du  sacrement  de  l'Eucharistie, 
l'autre  sans  en  faire  usage. 

On  augmente  son  union  à  Jésus-Christ  en  faisant  usage  du 
Sacrement  de  l'Eucharistie,  quand  on  communie  soit  sacra- 
mentellement  soit  spirituellement.  On  augmente  cette  union 
sans  faire  usage  de  ce  Sacrement,  quand  on  reçoit  les  autres 
sacrements,  et  généralement  par  tout  acte  méritoire. 

Cette  doctrine,   dont  l'importance  est  considérable,    est 


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6t0  NOTES  THBOLOatQUSS 

clairement  exposée  par  le  B.  Albert  le  Grand  et  par  Dominique 
Soto. 

Le  B.  Albert  le  Grand  :  «  Y  a-t-il  une  manière  spirituelle 
de  recevoir  le  sacrement  de  TEucharistie  ?  —  Là-deaaus, 
beaucoup  d'auteurs  ont  dit  beaucoup  de  choses  ;  «nais  il  nous 
semble  qu'on  peut  dire,^  sans  inconvénient,  qu'il  y  a  trois 
nianières  de  manger  spirituellement  ce  Sacrement  :  la  pre- 
mière est  générale,  c'est  Tincorporation  au  corps  mystique 
du  Christ  et  à  Jésus-Christ,  chef  de  l'Église,  par  la  foi  et  par 
la  charité  envers  le  chef  et  ses  membres.  La  seconde  est  à 
plus  proprement  parler  une  manducation  du  Sacrement.  Elle 
consiste  à  goûter  la  douceur  de  la  communion  au  corps  de 
Jésus-Christ,  par  une  pieuse  méditation  des  choses  dont  ce 
Sacrement  est  le  signe.  La  troisième  enfin  est  la  réception 
proprement  dite  du  Sacrement  ;  c'est  la  grâce  de  la  commu- 
nion au  corps  de  Jésus-Christ,  par  l'effet  direct  de  l'Eucha- 
ristie. »  {In  IV.  dist.  IX.  art.  2.) 

Dominique  Sot^  :  «  Il  y  a  une  manducation  spirituelle  du 
corps  de  Jésus-Christ  par  la  foi.  C'est  d'elle  que  le  Seigneur 
a  dit  :  «  Je  suis  le  pain  descendu  du  ciel,  qui  me  mange  vivra 
par  moi.  »  Et  ce  n'est  pas  là  une  manducation  du  Sacre- 
ment, mais  du  Christ  lui-même.  En  effet,  par  la  foi  en 
Jésus-Christ  nous  lui  sommes  incorporés  comme  l'aliment 
au  corps.  Cette  manducation  est  appelée  spirituelle,  à  cause  du 
Saint-Esprit,  car,  comme  le  dit  l'apôtre  saint  Paul  :  «  La  foi 
est  un  don  de  Dieu.  »  —  Il  y  a  une  autre  manducation  spiri- 
tuelle du  corps  de  Jésus-Christ,  dans  laquelle  on  reçoit 
l'Eucharistie,  non  pas  sacramentellement,  mais  par  le  désir. 
On  l'appelle  spirituelle,  parce  qu'elle  se  produit  seulement 
par  des  acles  de  l'esprit.  -—  Il  y  a  eniSn  une  manducation,  qui 
est  à  la  fois  spirituelle  et  sacramentelle.  Elle  a  lieu  quand  on 
reçoit  en  état  de  grâce  le  Sacrement,  d  [In  IV.  Dist.  XJl 
Q.i.A.l.) 

Ainsi,  d'après  Albert  Le  Grand  et  Soto,  il  y  a  trois  manières 
de  manger  spirituellement  le  corps  du  Christ  :  la  première, 
dans  tout  exercice  de  la  foi  et  de  la  charité  ;  la  seconde  par 
le  désir  de  l'Eucharistie,  et  la  troisième  par  la  communion 
sacramentelle. 
La  première  se  trouve  dans  toute  argumentation  d'union  à 


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SUR  L'UNION  DB  L'HOMME  A  JÉSUS-CHRIST  631 

Jé8U8-*Chri8t,  et  ne  constitue  pas  un  usage  et  une  réception  du 
sacrement  de  l'Eucharistie.  Les  deux  autres  sont,  bien  qu'à 
des  degrés  différents,  deux  manières  de  faire  usage  de  ce 
Sacrement  et  de  le  recevoir. 

Le  B.  Albert  le  Grand  et  Soto  enseignent  la  même  doctrine. 
Cependant  il  y  à  un  point  qu'ils  exposent  d'une  manière 
différente,  et  où  ils  pourraient  sembler  d'abord  opposés  l'un 
à  l'autre.  Le  B.  Albert  Le  Grand  dit  que  toute  incorporation 
au  Christ  et  à  l'Église,  par  la  foi  et  la  charité,  est  dans  un 
sens  général  une  manducatioh  spirituelle  de  l'Eucharistie  ;  et 
Soto  dit  que  l'incorporation,  prise  dans  ce  sens,  n'est  pas 
une  manducation  du  Sacrement,  mais  seulement  une  man- 
ducation  du  Christ. 

Or  le  B.  Albert  Le  Grand,  en  s'exprimant  ainsi,  a  parlé 
selon  le  langage  traditionnel,  qui  attribue,  à  l'Eucharistie 
toute  incorporation  au  Christ  ;  d'où  il  suit  que  toute  incor- 
poration au  Christ  par  la  foi  et  la  charité  est  dans  ce  sens 
large  une  manducation  du  Sacrement.  Et  Soto  est  d'accord 
avec  lui  sur  ce  point,  car  il  professe  aussi,  comme  le  mattre 
de  saint  Thomas,  que  l'Eucharistiaestde  nécessité  de  moyen. 
En  disant  que  la  simple  manducation  du  corps  du  Christ  par 
la  foi  et  la  charité  n'est  pas  une  manducation  du  Sacrement, 
Soto  a  voulu  seulement  marquer  qu'elle  n'est  pas  à  proprement 
parler  un  usage  du  sacrement  de  l'Eucharistie.  Et,  en  effet, 
pour  que  les  actes  qui  procèdent  de  la  foi  et  de  la  charité, 
soient,  non  seulement  une  manducation  du  Christ,  mais  un 
usage  du  Sacrement,  il  faut  que  ces  actes  aient  directement 
pour  objet  Jésus-Christ  considéré  dans  son  état  sacramentel, 
avec  le  désir  de  recevoir  l'Eucharistie  :  ce  qui  n'existe  pas 
dans  cette  manducation  du  corps  du  Christ,  qui  est  commune 
à  tous  les  actes  méritoires. 

Cette  doctrine,  d'ailleurs,  est  conforme  à  l'enseignement  de 
saint  Thomas.  «  Saint  Thomas,  en  effet,  distingue  deux  es- 
pèces de  communions  spirituelles  :  la  communion  spirituelle 
au  Sacrement  et  la  communion  spirituelle  au  Christ,  sans  la 
pensée  du  Sacrement.  »  (Landriot.  La  Sainte  Communion^ 
7*  conférence.)  Après  avoir  fait  remarquer  que  Jésus-Christ 
est  l'aliment  spirituel  par  lui-même  et  indépendamment  de 
son  état  sacramentel,  le  docteur  Angélique  ajoute  :  (c  On  peut 


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632  NOTES  THÉOLOGIQUES 

«  donc  manger  spirituellement  le  Christ,  sans  manger  spiri- 
<c  tuellement  le  sacrement  de  TEucharistie.  On  mange  spiri- 
«  tuellement  le  Christ,  en  produisant  des  actes  de  foi  et 
«  d'amour  envers  lui,  sans  les  rapporter  à  TEucharistie  ; 
«  mais  on  mange  spirituellement  le  Sacrement,  quand  on 
«  produit  des  actes  de  foi  et  d'amour  envers  Jésus-Christ 
«  dans  l'Eucharistie,  avec  le  désir  de  le  recevoir  sacramen- 
«  tellement.  »  (In  IV.  Dist.  IX  et  IL  vol.  4.  Q.  1.) 

Dans  tout  exercice  de  la  foi  et  de  la  charité,  il  y  a  mandu- 
cation  spirituelle  du  corps  du  Christ,  et  cette  augmentation 
de  l'incorporation  est  attribuée  à  TEucharistie,  parce  qu'elle 
est  le  principe  et  la  Gn  de  la  vie  spirituelle  ;  mais  ce  n'est  que 
par  la  communion,  soit  sacramentelle,  soit  spirituelle,  qu'on 
fait  usage  du  sacrement  de  TEucharistie,  et  qu'on  reçoit  les 
effets  particuliers  que  Jésus-Christ  produit  dans  les  âmes  en 
raison  de  son  état  sacramentel. 

Il  y  a  donc  deux  manières  d'augmenter  l'union  à  Jésus- 
Christ  :  Tune,  simplement  chrétienne^  par  tous  les  actes 
méritoires  ;  et  Tautre,  eucharistique,  par  la  communion 
sacramentelle  et  par  la  communion  spirituelle. 

§11 

Des  deux  manières  de  participer 
AU  Sacrement  et  aux  fruits  de  l'Eucharistie. 

Il  y  a  deux  manières  de  recevoir  le  Sacrement  et  les  effets 
de  l'Eucharistie,  la  communion  sacramentelle  et  la  commu- 
nion par  le  désir,  faites  l'une  et  l'autre  en  état  de  grâce. 

Il  y  a  encore  une  autre  manière  de  recevoir  le  Sacrement  : 
c'est  la  communion  sacramentelle,  faite  en  état  de  péché  ; 
mais  alors  on  ne  reçoit  pas  les  fruits  du  Sacrement.  C'est  la 
communion  sacrilège.  Nous  devions  en  faire  mention,  mais 
nous  n'avons  pas  à  en  traiter  ici. 

Saint  Thomas  :  «  Il  y  a  trois  manières  de  manger  l'Eucha- 
ristie :  la  première  est  sacramentelle  seulement  ;  la  seconde 
est  seulement  spirituelle  ;  la  troisième  est  tout  à  la  fois 
sacramentelle  et  spirituelle  ».  [Opusc.  57.  Cap.  Il,) 

Le  saint  Concile  de  Trente  s'exprime  presque  dans  les 


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SUR  L'UNION  DE  L'HOMME  A  JESUS-CHRIST  W 

mêmes  termes,  au  chapitre  huit  de  la  treizième  session,  où 
il  confirme  de  sa  suprême  autorité  la  doctrine  traditionnelle 
sur  les  différentes  manières  de^recevoir  le  sacrement  de  l'Eu- 
charistie. 

«  De  Tusage  du  Sacrement  admirable  de  l'Eucharistie.  » 
■—  «  Quant  à  l'usage  du  sacrement  de  l'Eucharistie,  nos  Pères 
ont  justement  et  sagement  distingué  trois  manières  de  le 
recevoir.  Ainsi  qu'ils  l'enseignent,  les  uns  le  prennent  seu- 
lement d'une  manière  sacramentelle  :  ce  sont  les  pécheurs. 
D'autres  le  reçoivent  seulement  spirituellement:  ce  sont 
ceux  qui,  mangeant  par  le  désir  ce  Pain  céleste  qui  leur  est 
proposé,  en  vertu  dé  cette  foi  vivante  qui  opère  parla  charité, 
goûtent  le  fruit  et  l'utilité  de  ce  Sacrement.  Les  troisièmes 
enfin  le  reçoivent  à  la  fois  sacramentellement  et  spirituelle- 
ment, ce  sont  ceux  qui  se  sont  auparavant  éprouvés  et  pré- 
parés, de  telle  sorte  qu'ils  s'approchent  de  la  table  sainte 
revêtus  de  la  robe  nuptiale  ». 

11  faut  joindre  à  ce  texte  du  Concile  de  Trente  le  commen- 
taire officiel  que  le  catéchisme  de  ce  Concile  en  a  fait  :  «  On 
doit  enseigner  aux  fidèles  quels  sont  ceux  qui  reçoivent  les 
fruits  admirables  de  l'Eucharistie,  et  leur  apprendre  qu'il  n'y 
a  pas  qu'une  seule  manière  de  communier...  Nos  Pères  donc, 
comme  le  Concile  de  Trente  le  dit,  ont  justement  et  sage- 
ment distingué  trois  manières  de  recevoir  ces  Sacrements  h. 

«  En  effet,  les  uns  reçoivent  seulement  le  Sacrement,  sans 
en  goûter  les  fruits,  ce  sont  les  pécheurs  ». 

«  II  y  en  a  d'autres,  qui  reçoivent  l'Eucharistie  seulement 
par  l'esprit;  ce  sont  ceux  qui,  étant  animés  de  celte  foi 
vivante  qui  opère  par  la  charité,  mangent  par  le  désir  et  par 
l'intention  ce  Pain  céleste,  qui  leur  est  proposé.  S'ils  ne 
reçoivent  pas  tous  les  fruits  du  Sacrement,  ils  en  retirent 
certainement  de  très  grands  avantages  ». 

«  Les  autres  enfin  reçoivent  l'Eucharistie  sacramentelle- 
ment et  spirituellement  tout  ensemble.  Selon  l'avertissement 
de  l'Apôtre,  ils  se  sont  approchés  de  la  Sainte-Table  après 
s'être  éprouvés  et  étant  revêtus  de  la  robe  nuptiale  ;  et  ainsi 
ils  reçoivent  dans  toute  leur  abondance  les  fruits  de  l'Eu- 
charistie : 

«  Ceux  donc  qui,  pouvant  se  disposer  à  recevoir  le  Sacre» 


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63%  NOTES  THEOLOGIQUBS 

ment  du  corps  du  Seigneur,  se  contentent  de  faire  seulement 
par  Tesprit  la  sainte  Communion,  ceux-là  se  privent  de  dons 
célestes  très  excellents  ».  {2^^Pars.  D'eSacr.  Euch.) 

Ce  texte  du  catéchisme  ne  fait  guère  que  reproduire  celui 
du  Concile  de  Trente.  On  y  trouve  cependant  une  affirmation 
importante  et  qu'il  convient  de  relever  :  c'est  que  les  pasteurs 
doivent  enseigner  aux  fidèles  qu'il  y  a  deux  manières  de 
communier,  et  qu'on  peut  recevoir  le  Sacrement  et  les  fruits 
de  TËucharistie^non  seulement  par  la  communion  sacramen- 
telle,  mais  aussi  par  le  désir  de  la  communion.  La  volonté 
de  la  sainte  Eglise  est  donc  qu'on  fasse  connaître  aux  fidèles 
la  communion  spirituelle  et  ses  avantages. 

Il  faut  remarquer  aussi  cette  expression  du  catéchisme  du 
concile  de  Trente,  que  par  le  désir  de  TEucharistie  «  on  fait 
«  spirituellement  la  sainte  Communion  ».  Cette  expression 
se  trouve  aussi  dans  le  7.  Louis  de  Blois^  qui  écrivait  avant 
que  le  catéchisme  eût  paru.  Le  concile  de  Trente  applique 
aussi  le  mot  de  communion  à  la  réception  spirituelle  de  l'Ea- 
cbaristie.  «  Le  saint  concile,  dit-il  désirerait  qu'à  chaque 
«  messe  célébrée  les  fidèles  présents  communiassent,  non 
(c  seulement  par  les  affections  de  l'esprit^  mais  encore  sacra- 
«  mentellement,  afin  de  recueillir  par  là  le  fruit  de  ce  Sacri- 
«  fice  avec  plus  d'abondance  ».  Le  concile  de  Trente  Semble 
recommander  ici  de  faire  la  communion  spirituelle  propre- 
ment dite,  quand  on  assiste  à  la  sainte  messe  sans  y  commu- 
nier sacramentellement  :  et  cette  pratique  est  fort  conseillée 
par  les  saints.  Cependant  cette  communion  explicite  au 
Sacrement  n'est  pas  nécessaire  pour  que  l'union  au  saint 
Sacrifice  soit  profitable.  En  effet,  le  concile  en  approuvant 
les  messes  où  le  prêtre  seul  communie  sacramentellement, 
dit  que  ces  messes  doivent  être  considérées  comme  commu- 
nes, «  parce  que  le  peuple  y  communie  spirituellement  ». 
Ici,  l'expression  de  communion  spirituelle  a  un  sens  plus 
étendu,  car  le  peuple  chrétien  ne  fait  pas,  communément  à  la 
sainte  messe,  la  communion  spirituelle  proprement  dite  ;  il 
communie  cependant  d'une  manière  spirituelle  au  Sacrifice, 
parce  qu'il  en  reçoit  des  fruits  de  sanctification,  en  raison 
de  l'intention  générale  qu'il  y  apporte  d'accomplir  un  acte 
de  religion*  Et  cette  participation  aux  fruits  du  sacrifice  est 


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SUR  L'UNION  DE  L'H0M1#B  A  JÉSUS-CHRIST  ^ 

appelée  dans  un  sens  large  une  communion  spirituelte^  parce 
qu'elle  augmente  par  Tefficacité  de  TEucharistie  Tunion  des 
fidèles  à  Jésus-Christ  et  entre  eux.  D'où  il  suit  qu'il  y  a 
deux  degrés  dans  la  participation  aux  fruits  du  saint  Sacrifice 
de  la  Messe  :  soit  en  y  assistant  avec  la  simple  intention 
d'accomplir  ^n  devoir  de  religion  :  soit  en  y  ajoutant  une 
participation  formelle  au  Sacrement,  en  y  faiçapt  la  commu- 
nion, soit  sacramentellement,  soit  seulement  par  le  désir. 

De  ce  que  nous  venons  de  dire,  il  résulte  qu'il  y  a  vrai- 
ment deux  manières  de  communier,  Tune  sacramentelle  et 
l'autre  spirituelle  ;  et  que  cette  doctrine  appartient  au  dogme 
catholique. 

En  ce  qui  concerne  spécialement  la  communion  spirituelle^ 
voici  ce  qui  est  contenu  dans  les  textes  que  nous  avons  rap- 
portés :  communier  spirituellement,  c'est  faire  usage  du 
Sacrement  de  l'Eucharistie  ;  c'est  recevoir  par  le  désir  ce 
Sacrement  ;  c'est  fair«  par  Tesprit  la  sainte  communion  ;  c'est 
manger  par  le  désir  et  l'intention  le  Pain  céleste  de  l'Eucha- 
ristie ;  c'est  goûter  par  la  foi  et  la  charité  le  fruit  et  l'utilité 
de  ce  Sacrement.  Quand  nous  traiterons  de  la  communion 
spirituelle,  nous  aurons  à  expliquer  chacune  de  ces  propo>* 
sitions. 

§  III 

De  la  manducation  spirituellk  du  sacrement 
DE  l'Eucharistie 

La  communion  sacramentelle  et  la  communion  par  le  désir 
ont  cela  de  commun,  qu'elles  sont  l'une  et  l'autre  une  man- 
ducation spirituelle  du  sacrement  de  l'Eucharistie. 

Nous  traiterons  ici  de  cette  manducation  spirituelle,  en 
tant  qu'elle  est  commune  aux  deux  manières  de  communier; 
et,  quand  nous  parlerons  en  particulier  de  la  communion 
sacramentelle  et  de  la  communion  spirituelle,  nous  dirons 
ce  qu'elle  a  de  spécial  dans  l'une  et  dans  Tautre. 

Trois  choses  sont  nécessaires,  pour  que  la  m)inducatioQ 
spirituelle  puisse  se  produire.  Dans  la  nutrition  spirituelle» 
comme  dans  l'alimentation  corporelle,   trois  choses  sont 


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636  NOTES  THÉOLOGIQUBS 

nécessaires.  Il  faut  d^abord  une  substance  qui  ait  la  propriété 
de  nourrir  :  puis,  un  organisme  capable  de  s*assimiler  Tali- 
ment.  Il  faut  de  plus  que  Taliment  soit  mangé. 

1.  Le  corps  vivifiant  de  Jésus-Chrit  est  un  aliment  spirituel, 
car  le  Seigneur  lui-même  a  dit  :  «  Ma  chair  est  vraiment  un 
aliment  et  mon  sang  est  vraiment  un  <(  breuvage  o.  Saint- 
Thomas  :  u  Les  choses  corporelles  sont  des  similitudes  des 
choses  spirituelles,  parce  qu'elles  en  dérivent  et  qu'elles  sont 
causées  par  elles  ;  et,  à  cause  de  cela^  elles  portent  en  elles- 
mêmes  la  ressemblance  des  choses  spirituelles.  De  même 
que  Taliment  est  ce  qui  soutient  les  forces  du  corps,  de 
même  Taliment  spirituel  est  ce  qui  soutiei^t  les  forces  de 
Tesprit,  quelque  chose  que  ce  soit.  »  [Exposit.  in  Év.  Joan. 
Cap.  VI.) 

Ainsi  les  sacrements,  la  prière,  les  bonnes  œuvres  sont 
autant  d'aliments  spirituels,  mais  de  tous  les  aliments  de  la 
vie  spirituelle  le  plus  parfait  est  la  chair  et  le  sang  de  Jésus- 
Christ. 

2.  Pour  qu'un  aliment  produise  ses  effets  salutaires^  il 
faut  que  l'organisme  qui  le  prend  soit  capable  de  se  l'assi- 
miler ;  il  faut  qu'il  soit  vivant,  car  la  nutrition  est  une  fonction 
vitale,  et  ce  qui  est  mort  ne  peut  pas  se  nourrir.  Le  chrétien 
doit  donc  être  en  état  de  grâce  pour  pouvoir  se  nourrir 
spirituellement  :  il  doit  avoir  la  foi  et  la  charité.  La  foi  seule 
en  effet  ne  suffit  pas,  car  sans  la  charité  elle  est  morte  en 
elle-même.  11  faut  qu'elle  soit  vivifiée  par  la  charité,  pour 
opérer  par  elle  et  pour  s'assimiler  l'aliment  divin.  Et,  comme 
dans  cette  nutrition  spirituelle,  la  manducation  est  réciproque 
entre  le  Christ  et  le  chrétien,  et  que  le  Christ  nous  mange 
quand  nous  le  mangeons,  il  faut  que  nous  soyons  vivants  de 
la  vie  de  la  grâce,  pour  que  le  Christ  puisse  nous  manger  et 
nous  assimiler  à  lui-môme,  car  le  Christ  vivant  ne  se  nourrit 
pas  dé  substances  qui  n'ont  pas  la  vie. 

Quand  on  se  nourrit  de  ce  Pain  céleste,  <(  on  mange,  dit 
«  saint  Thomas,  et  on  est  mangé  ».  Saint  Bernard  expose 
admirablement  comment  nous  sommes  la  nourriture  du  Sei- 
gneur :  «  En  nous  donnant  cet  aliment,  dit-il,  Jésus-Christ 
lui-même  se  nourrit,  et  d'un  aliment  qui  lui  est  singulière- 
ment agréable,  c'est-à-dire  de  nos  progrès  spirituels  ;  car, 


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SUR  L  UNION  DE  L'HOMME  A  JÊSUS-GHRIST  037 

aeloa  la  Sainte  Ecriture»  notre  fermeté  dans  le  bien  est  la 
joie  du  Seigneur.  Ainsi  donc^  quand  il  se  donne  en  nourri* 
ture,  Jésus-Christ  se  nourrit  lui-même  ;  il  nous  réconforte 
du  vin  fortiGant  de  la  joie  céleste^  et  il  savoure  le  plaisir  que 
lui  donnent  nos  progrès  dans  la  vertu.  Tout  ce  qui  est  bon 
en  nous  lui  est  un  aliment  délicieux^  la  pénitence,  les  vertus^ 
tout  nous-mèmres.  11  me  mange,  il  m'engloutit,  il  me  fond  en 
lui-même  par  une  divine  transformation.  Ne  vous  étonnez 
pas  de  cela  :  nous  le  mangeons  et  il  nous  mange,  et  c'est 
ainsi  que  se  fait  Tunité  parfaite,  m  (Serm,  7i,  in  Cant.) 

3.  Un  aliment  n'opère  que  s'il  est  appliqué  à  l'organisme 
par  voie  de  manducation  :  il  faut  qu'il  soit  mangé.  Mais, 
comme  saint  Thomas  le  fait  observer,  le  Pain  Eucharistique, 
étant  un  aliment  spirituel  qui  ne  se  transforme  pas  en  nous, 
mais  nous  transforme  en  lui-même,  il  s  ensuit  que  pour  qu'il 
soit  mangé  et  que  son  opération  s'exerce,  il  n'est  pas  néces- 
saire qu'il  soitappliqué  corporeilement  et  sacramentellement, 
bien  qu'alors  il  opère  avec  plus  d'eOicace  ;  il  suffit  qu'il  soit 
appliqué  par  des  actes  intérieurs  de  foi,  d'amour  et  de  désir, 
comme  il  arrive  dans  la  communion  spirituelle. 

§  IV 

Des  cinq  Eléments 
qui  constituent  la  m.4nduca.tion  spirituelle  parfaite. 

Toutes  les  choses  créées,  visibles  ou  invisibles,  portent 
l'empreinte  de  la  divinité.  Les  êtres*  corporels,  comme  les 
êtres  spirituels,  sont  des  images  plus  ou  moins  parfaites  de 
leur  commun  Auteur  ;  et,  comme  les  uns  et  les  autres  repro- 
duisent un  même  modèle,  il  en  résulte  entre  eux  de  pro- 
fondes similitudes. 

Si  nous  pouvions,  pénétrer  les  secrets  de  noire  nature,  et 
contempler  l'harmonieuse  union  de  notre  àme  et  de  notre 
corps,  nous  verrions  avec  admiration  que  notre  àme,  avec  aa 
substance,  ses  facultés  et  ses  opérations  est  une  fidèle  image 
de  la  divinité  ;  et  que  notre  corps,  avec  ses  organes  et  ses 
fonctions,  reproduit  dans  l'ordre  matériel  ce  que  l'âme  est  et 
opère  dans  Tordre  spirituel. 

E.  F.  —  X.  —  42 


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638  NOTES  THÉOLOGIQUES 

Et  comme  les  choses  corporelles  et  sensibles- nous  sont 
plus  facilement  connues  que  les  choses  spirituelles  et  invi- 
sibles, il  en  résulte  que  la  considération  des  premières  est 
souvent  le  meilleur  moyen  d'arriver  à  la  connaissance  des 
secondes. 

11  ne  faut  donc  pas  s'étonner  que  les  théologiens  aient 
recours  aux  phénomènes  de  la  manducation  corporelle, 
pour  nous  faire  comprendre  les  mystères  de  Talimentation 
des  âmes. 

Or,  comme  ils  le  font  observer,  il  y  a  cinq  choses  surtout 
à  considérer  dans  la  nutrition  corporelle  :  d'abord,  Tappétit, 
qui  dispose  à  prendre  Taliment  et  à  en  profiter  ;  puis,  la 
mastication,  qui  fait  apprécier  les  qualités  de  Taliment  et  qui 
le  prépare  à  être  incorporé.  Ensuite,  Tincorporation,  qui 
commence  la  transformation  de  Taliment  en  lui  communi- 
quant les  propriétés  générales  d'une  substance  humaine, 
et  qui  le  fixe  dans  une  partie  déterminée  du  corps.  Il  y  a  de 
plus  l'assimilation,  dans  laquelle  la  partie  du  corps  où  l'ali- 
ment s'est  fixé,  achève  de  le  transformer  en  lui  communi- 
quant ses  propriétés  particulières,  et  en  retire  en  même  temps 
les  principes  qui  lui  conviennent  pour  entretenir  sa  propre 
vie  et  exercer  ses  fonctions.  Il  y  a  enfin  la  délectation  et  le 
bien-être,  qui  accompagnent  naturellement  toutes  les  fonc- 
tions organiques  et  particulièrement  celle   de  la  nutrition. 

Ces  cinq  éléments  de  la  nutrition  corporelle,  les  théolo- 
giens les  signalent  dans  l'alimentation  de  l'âme,  et  spéciale- 
ment dans  l'usage  du  sacrement  de  l'Eucharistie.  «  Dans  la 
manducation  spirituelle,  dit  saint  Thomas,  comme  dans  la 
corporelle,  il  y  a  trois  choses  :  l'appétit,  la  mastication  et  la 
délectation  ».  [Opusc,  57.  c.  19).  Saint  Bonaventure  fait  consis- 
ter la  manducation  spirituelle  de  l'Eucharistie,  principale- 
ment dans  la  mastication  et  l'incorporation,  mais  il  indique 
aussi  l'assimilation  et  la  délectation,  qui  en  sont  le  complé- 
ment. [In  IV,  dist.  IXarL  i,  9,  2).  —  Alexandre  de  Aies  et 
saint  Bernardin  de  Sienne,  qui  le  reproduit,  indiquent  la 
mastication,  la  délectation  ou  réfection  spirituelle,  l'assimi- 
lation et  rîncorporation. 

En  ajoutant  à  ces  quatre  éléments  l'appétit  spirituel  ou 
désir  de  TEucharistie,  qui  est  la  première  condition  d'une 


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SUR  L'UNION  DE  L'HOMME  A  JÉSUS-GHRIST  639 

bonne  nutrition,  nous  trouvons  les  cinq  choses  qui  consti- 
tuent Talimentation  parfaite. 

Nous  allons  étudier  successivement  ces  cinq  éléments 
dans  la  manducation  spirituelle  du  sacrement  de  TEucha- 
ristie. 

1.  Du  désir  ou  appétit  spirituel,  —  L'appétit  est  le  senti- 
ment du  besoin  qu'on  a  de  prendre  un  aliment  pour  réparer 
ses  forces.  Dans  Tordre  spirituel,  le  désir  de  l'Eucharistie 
est  un  mouvement  du  cœur  vers  cet  aliment  divin,  pour  en 
goûter  la  force  et  les  délices. 

Jésus-Christ  dans  l'Eucharistie  est  l'aliment  de  la  vie  spiri- 
tuelle ;  il  est  ce  pain  céleste  «  Panem  celestem  propositum  », 
toujours  posé  devant  nous  et  proposé  à  notre  amDur.  11  a 
soif  de  se  donner  et  d'être  désiré,  et, quand  nous  souhaitons 
de  le  recevoir  dans  ce  Sacrement,  il  nous  en  fait  goûter  les 
fruits  vivifiants  et  il  s'unit  à  nous  d'une  manière  spirituelle. 

Ce  désir,  cette  faim  spirituelle  de  l'Eucharistie  est  la  prin- 
cipale disposition  pour  recevoir  les  effets  de  ce  Sacrement. 
Voici  ce  que  saint  Jérôme  dit  à  ce  sujet,  dans  son  commen- 
taire sur  ces  paroles  du  roi  prophète  :  «  Dilate  ta  bouche 
«  et  je  la  remplirai.  »  Dilate  ta  bouche,  c'est-à-dire  dilate 
ton  cœur,  et  je  le  remplirai  de  moi-même.  «  Voulez-vous, 
«  dit-il,  recevoir  l'aliment  du  Seigneur  ?  Voulez-vous  man- 
«  ger  votre  Seigneur  lui-même,  votre  Dieu  et  votre  Sauveur? 
«  Entendez  ce  qu'il  dit  :  «  Dilatez  votre  bouche  et  je  la 
Cl  remplirai.  **  En  effet,  il  est  notre  Dieu  et  notre  pain  ;  et  en 
«  même  temps  qu'il  nous  invite  à  manger,  c'est  lui-même 
((  qui  se  donne  à  nous  comme  aliment.  Ouvrez  donc  la 
«  bouche  de  votre  cœur,  car  vous  recevrez  à  proportion  que 
«  vous  la  dilaterez.  Ainsi  le  Seigneur  vous  dit  :  la  mesure 
«  des  biens  que  vous  recevrez  ne  dépend  pas  de  moi,  mais 
«  de  vous.  Si  vous  le  voulez,  vous  me  recevrez  tout  entier.  » 

C'est  donc  l'ardeur  du  désir  de  l'Eucharistie,  qui  fait  la 
mesure  de  la  participation  à  ce  Sacrement  et  de  la  nutrition 
spirituelle.  Aussi,  il  n'y  a  rien  de  plus  important  pour  bie^ 
communier,  soit  sacramentellement,  soit  spirituellement, 
que  d'exciter  dans  son  cœur  un  grand  amour  envers  notre 
Seigneur  dans  l'Eucharistie  et  un  vif  désir  de  le  recevoir. 

Or,  ce  qui  produit  cet  amour  et  ce  désir,  c'est  la  méditation 


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! 


6tô  NOTES  TfiÉOtOGIQUBS 

dt^s  chosiâs  t]Ui  BoM  sighiliées  piar  tB  Sacrement  admirable  ; 
et  ces  considérations  Eucharistiques  constituent  ce  que  lë« 
théologiens  »pt)eUiènt  là  Ihasticiatîon  ispii'itUeUé  du  S^t^re- 

2.  De  la  mastication  spirituelle  du  sacrement  de  rEuéké- 
riHve.  —  Le  feàciVemenl  de  i'EuchaHstliè  est  altnli^M  spirituel 
à  double  titre  :  d'abord,  et  t^è^  princi))àlëlheAtv  {lart^  quHl 
c^htièht  le  corps  de  JéBUs-Gh^îst,  qUi  ^^\  Talinlent  par  et^ 
ctèlléht^ë  ;  et  au^si,  secondairemetlt,  en  tant  qu'il  e«t  Ib  siga« 
et  le  symbole  de  plusieurs  choses^  dont  la  considéràlion  ^t 
pai^  elle-théine  uUe  alimentation  pour  l'Ame,  en  même  tem^s 
qu'elle  extîitiô  le  désir  de  recevoir  BadrameuteUement  c« 
Paitt  éélfest^. 

«  Giè  que  nous  nous  effôi^çous  en  toutes  maniènss  de 
«  prouver,  dit  saint  Augustin,  c'est  que  le  satremetit  de 
«  l'feglise  consiste  en  deux  choses,  dans  l'espèce  visible  de« 
«  éléments  et  daUs  le  corps  invisible  du  coirps  du  Christ^  de 
«  même  que  la  personne  de  Jésus-Christ  est  composée  de 
«  Dieu  et  de  l'homme.  »  (Cf  S.  th.  vpusc.  57.  —  €.  Xi,) 

<(  II  y  danà  rhomme^  dit  lencore  saint  Augustin,  un  setts 
intéHeur  et  Un  sens  extérieur,  et  Tuh  et  Tautt^è  ont  leur  bien 
propre  et  leur  aliment.  Le  setts  intérieur  se  nourrit  4aiis  la  i 
cbhtempiation  de  la  divinité,  et  le  feens  e^ctérîeur  daii«  la  [ 
contemplation  de  Thumanité  de  Jéfeu^-Christ.  Dieu  «'est  fait  | 
homme,  afin  de  béatifier  en  lui-même  l'hottàme  tout  entier.  I 
Il  est  boh  en  effet  pout»  Thomlne,  soit  qu'il  entre  ou  qu'il  j 
sôtle,  de  trouver  en  «oA  Dieu  de  quoi  fce  nourrifv  îau  dehws 
dans  la  ehaii»  de  son  SèUveur,  et  au  dedans  dane  ki  divinité 
de  soh  Créateur  ».  (Lib.  de  spir,  ^  éinim.  ^-  f.  VI^  p.  7e?4. 
Edà,  Migne.) 

Saint  An^brôise  exprime,  sut*  le  sacrement  de  i'Eut^ia- 
rîstie,  Hihe  \5^ns'ée  se^nblable  ^  celle  de  saint  Aug^«tin  sur 
l'inoat-n'atibn. 

«  De  même,  dit-il,  q\ie  l'hY)mme  est  composé  <ie  deux 
choses,  ^'utt  corps  et  d'une  âme  ;  de  même  aussi  le  Christ 
a  voulu  que  l'aliment  de  son  corps  fût  composé  de  deux  élé- 
ments, le  Sacrement  visible  et  «on  corps  invisible,  tout  Ireœ- 
pli  de  la  grâce,  afin  que  l'homme  intérieur  et  l'homme  exté- 
rîenr  trouvent  l'un  et  l'autre  leur  réfection  dan«  ce  Sacrement. 


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SUR  L'UNfON  W  L'»Q|«UE  A  JÉSUS-CHRIST  Mt 

fit  c'est  là  ce  qvie  dit  Tapôtre  saiqt  Jean  :  h  l\  entrera  et  il 
flortira,  el  il  trouvera  de  quoi  se  nourrip  ».  (Cité  par  Je  B. 
Albert  le  Grs^iid,  i)e  S^cr.  Euch.,  di^(.  IJJ,  tract,  i,  c.  5,  -^ 
T.  XXI,  p.  39.) 

Cô  qu'il  y  a  d'extérieur  et  de  sensible  d^pa  le  saprçfiient 
de  l'fiuqhAriatie  est  donc  aussi  d'une  çertaiDe  manière  \}ji 
priqoipe  de  réfection  spirituelle. 

Le  pain  et  le  vin  en  effet  opt  des  significations  mysté- 
rieuses, dont  la  considération  est  pour  Tàme  une  nourriture. 
Aussi  il  est  important  de  conn^Upe  ces  sig^idpations,  et  le 
catéchisme  romain  insiste  sur  ce  point. 

«  I^es  pasteurs,  dit-il,  doivent  expliquer  soigneusement 
ce  que  le  sacrement  de  TEucharistie  signifie,  afin  qw^  les 
fidèles,  en  considérant  des  yeux  du  corps  ce^  mystères 
sacrés,  nourrissent  en  même  temps  leur  âme  par  la  contem- 
plation des  choses  divines.,.  Il  faut  enseigner  pi|](  fidèles  ce 
dont  rSucharistie  est  le  symbole,  afin  qu*ils  s'enfisimm^n^ 
du  désir  de  ce  qui  est  signifié  par  oe  Sac^ejnent  ».  (2^  P-  de 
$acr,  Euch.  -^  n.  Xet  XI.) 

3.  De  l'Incorporation  à  Jé^us-Chrisf,  —  Saint  Xhom^^  : 
«  Dans  la  mandncation  seulement  spirituelle  du  sacrement 
de  TElMcharistie,  il  y  a  une  vraie  participation  au  corps  du 
Christ  pour  h  s^lut  éternel  ».  (Opusc.  57.  cap.  19.) 

u  liO  corp?  de  Jésus-Christ  ne  se  change  pas  en  celvii  qni 
le  mange,  mais  il  le  change  en  lui-même...  Celui  qui  le 
mange,  le  Seigneur  le  fait  membre  de  son  corps  mystique, 
il  Tincorpore  avec  son  corps  qu'il  p  pris  de  )ft  Vierge,  et  il 
h  fait  en  quelque  aorte  nne  môme  chose  avec  lui.  i^  Npus 
n  sommes  un  môme  corps  et  qn  môme  pain,  nous  tons  qui 
a  partioipons  à  un  môme  Pain  ».  Saint- Augustin  :  »  {^e 
K  Christ  nous  a  confié  dans  ce  Sacrement  son  corps  et  son 
«  sang  ;  car  nous-mômes  nous  sommes  devenus  son  corps- 
«  En  effet,  notre  chair  étant  unie  et  incorporée  à  sa  chair, 
K  devient  une  môme  chose  avec  lui  «•  (Opusc.  ,07.  Cap.  KfV.) 

l4%  B.  Algsr,  a  Jésus-Christ  est  vraiment  et  parfaitement 
communiqué  à  nous.  U  s'est  uni  et  inporporé  son  Eglise 
par  une  grâce  si  signalée,  que  lui-môme  est  s^  tète  et  qu'elle 
est  son  corps  ;  et  ce  n'est  pas  là  une  simple  manière  de  dire, 
mais  Jésus-Christ  s'est  vraiment  concorporé  l'Église  dans  la 


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642  NOTES  THÊOLOGIQUES 

vérité  de  son  corps,  de  telle  sorte  qu'il  n'y  a  aucune  sépa- 
ration de  grâce  entre  nous  et  celui  à  qui  nous  appartenons 
parle  Sacrement  d'une  si  parfaite  unité  ».  {De  Sacr,  corp.ei 
sang,  Dhi.  Cap,  III.  Migne,  t,  180,  p.  747.) 

Saint  Bonaventure  :  «  L'union  de  Taliment  à  celui  qui 
s'en  nourrit  est  grande,  parce  que  l'aliment  s'unit  à  la  chair 
et  au  sang.  Or,  c'est  ainsi  que  le  Christ  nous  unit  mystérieu- 
sement à  lui-même  par  l'aliment  de  son  corps  ».  [Serm.  I\\ 
in  cœn,  Drd,) 

Saint  Thomas  :  «  L'homme  est  assimilé  à  Dieu  par  la  vertu 
du  corps  du  Christ  ».  (Opiisc,  57.  Cap.  25.) 

Quand  on  fait  usage  du  sacrement  de  l'Eucharistie,  on 
reçoit  par  voie  de  manducation  spirituelle  une  augmentation 
d'incorporation  au  Christ,  de  grâce  et  de  tout  ce  qui  cons- 
titue la  vie  chrétienne. 

4.  ^Assimilation,  —  Le  B.  Albert  le  Grand  :  «  L'aliment 
incorporé  reçoit  d'abord  la  nature  du  corps  qui  s'en  nourrit  ; 
et  ensuite,  il  reçoit,  par  l'assimilation,  la  vertu  et  les  opéra- 
tions du  membre  particulier  auquel  il  est  uni  ».  {Lib.  de 
Sac.  Euch,  —  DisL  IL  —  Cap.  8,  p.  47.) 

Le  Sacrement  de  l'Eucharistie  produit  dans  ceux  qui  en 
font  usage  Tincorporation  à  Jésus-Christ  et  la  vie  spirituelle, 
qui  sont  les  mêmes  dans  tous  les  membres  du  corps  mystique 
du  Christ  ;  et  de  plus,  il  opère  dans  chaque  membre  en  par- 
ticulier les  grâces  spéciales  et  les  vertus  qui  lui  conviennent 
pour  qu'il  puisse  produire  les  œuvres  qui  lui  sont  propres. 
Et  c'est  cet  effet  particulier  que  nous  appelons  l'assimilation. 

5,  De  la  délectation  ou  douceur  eucharistique.  —  Alexandre 
DE  Halès.  «  Dans  la  manducation  spirituelle,  comme  dans 
l'a  corporelle,  il  y  a  la  délectation  ou  réfection,  la  réfection  de 
la  délectation,  lorsqu'elle  est  produite  par  la  considération 
des  excellences  de  nos  aliments  précieux,  qui  est  le  Pain 
descendu  du  ciel,  et  qui  contient  toutes  délices.  » 

Le  p.  Albert  le  Grand.  «  Manger  spirituellement  l'Eucha- 
ristie, c'est  goûter  la  douceur  de  la  communion  au  corps  de 
Jésus-Christ,  par  une  pieuse  méditation  des  choses  dont  ce 
Sacrement  est  le  signe.  » 

«  Il  y  a  une  manière  de  savourer  la  douceur  des  deux 
natures  de  Jésus-Christ  et  de  ses  grâces...  Par  la  dévotion 


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SUR  L'UNION  DE  L'HOMME  A  JÉSUS-CHRIST  6tô, 

et  par  le  désir  du  cœur,  Thomine  goûte  la  douceur  du  corps, 
de  l'esprit  et  de  Tâme  de  Jésus-Christ.  Il  s'abreuve  à  cette 
source  divine  et  il  est  tout  pénétré  de  sa  douceur.  »  {De 
sacr.  Euch.  cap.  VIL  n.  5.) 

«  Le  corps  de  Jésus-Christ  est  une  source  de  délices 
spirituelles,  dont  les  ondes  bienfaisantes  se  distribuent, 
comme  par  autant  de  canaux,  à  toutes  les  puisg^ances  de 
l'àme  et  du  corps.  C'est  là  cette  source,  dont  il  est  écrit 
dans  la  Genèse  :  «  une  source  jaillissait  de  la  terre,  et  arro- 
sait toute  la  surface  du  «  paradis  ».  Cette  terre,  c'est  le 
corps  du  Seigneur  dans  TEucharistie,  et  ce  Paradis  de  délices, 
c'est  cet  ()iliment  de  l'Eglise,  qui  répand  en  elle  ses  eaux 
délicieuses,  et  qui  rafraîchit  jusque  dans  leurs  profondeui^s 
les  plus  intimes  notre  âme  et  notre  corps...  Le  Seigneur 
Jésus  dans  l'Eucharistie  est  la  source  des  délices  spiri- 
tuelles. »  {Ibid.  n.  6.  p.  46.) 

Saint  Thomas  :  «  Le  sacrement  ^e  l'Eucharistie  nous  est 
donné  sous  la  forme  d'un  aliment  et  d'un  breuvage.  Aussi,  il 
«  a  la  propriété  de  délecter.  (Ç.  79.  a.  i.)  «  Ce  Sacrement, 
par  la  vertu  qui  lui  est  propre,  n'opère  pas  seulement  l'aug- 
mentation de  la  grâce,  mais  il  excite  les  actes  de  la  charité  ; 
et,  à  cause  de  cela,  par  sa  vertu.  Pâme  est  spirituellement 
refaite  et  restaurée,  en  raison  de  la  douceur  spirituelle 
dont  elle  est  enivrée.  »  (Q,  19.  a.  1.  —  ad  3.) 

Philippe  de  la  Sainte  Trinité  :  «  L'Eucharistie  est  ce  fleuve 
dont  rîmpétupsité  réjouit  la  cité  de  Dieu.  Il  répand  conti- 
nuellement l'abondance  de  ses  grâces  et  de  sa  douceur  dans 
ceux  qui  le  reçoivent,  soit  sacramentellement,  soit  spiri- 
tuellement. »  (Sum.  theol.  myst.  t.  llly  p.  347.) 

P.  Tesnikre  :  «  Quoi  qu'on  puisse  dire  contre  les  dévotions 
sentimentales,  tant  à  la  mode  de  nosjours,  il  faut  répéter  avec 
le  Sauveur,  avec  tous  les  Pères  et  tous  les  théologiens,  que 
l'Eucharistie  est  le  Sacrement  de  la  joie,  de  la  douceur,  des 
consolations  et  des  délices  spirituelles  ».  (Somm.  de  la  pré- 
die.  Euch.  Conféi\  XI.  T.  L  p.  30i). 

Dans  la  liturgie  mozarabique,  le  prêtre,  avant  de  se  com- 
munier, dit  les  invocations  suivantes  :  «  Salut  à  jamais,  chaire 
«  très  sainte  du  Christ,  souveraine  et  éternelle  douceur  !  » 
«  Salut  à  jamais,  céleste  breuvage,  qui  m'est  plus  doux  que 


« 


toute  chose  de  la  terre. 


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•M  NOTES  TBÉOLOGIQUES 

Le  sacrement  de  TEucharistie  a  donc  la  propriété  de  pro- 
duire la  douceur  spirituelle.  C'est  un  effet  normal  et  régulier 
de  cet  aliment  céleste,  et  les  âmes  pieuses  TéprouTent  fré- 
quemment dans  la  communion  sacramentelle  et  aussi  dans  la 
communion  spirituelle. 

Tels  sont  les  cinq  éléments,  qui  constituent  la  parfaite 
manducation  spirituelle  du  sacrement  de  TEucharistie. 

Il  nous  reste  à  étudier  les  choses  qui  sont  signifiées  par  ce 
Sacrement,  et  dont  la  considération  produit  cette  douceur 
spirituelle  dans  laquelle  surtout  consiste  la  réfection  eucha- 
ristique, tant  dans  la  communion  sacramentelle  que  dans  la 
communion  par  le  désir. 

s  V 

Des  choses  signifiées 

PAR    LE    SACREMENT    DE    l'EuGHARISTIE 

Les  Sacrements  sont  des  signes  visibles  de  la  grâce  invi- 
sible ;  et  ce  sont  des  signes  sanctifiants  et  efficaces,  car  cette 
grâce  qu'ils  signifient  et  qu'ils  contiennent,  ils  ont  la  vertu 
de  la  produire  dans  ceux  qui  les  reçoivent  dignement. 

Catéchisme  romain.  «  Un  sacrement  est  une  chose  sensi- 
ble,  qui  par  l'institution  divine  a  la  propriété  de  signifier  et 
en  même  temps  de  produire  la  sainteté  et  la  justice.  :è.(Pars 
2^  de  sacr*^\  /i.  X.) 

Il  est  donc  important  de  considérer  les  significations  de 
l'Eucharistie,  parce  qu'elles  nous  font  connaître  les  effets 
propres  à  ce  Sacrement.  La  sagesse  divine  en  effet  a  établi 
une  harmonie  si  parfaite  entre  les  signes  visibles  et  leur 
grâce  invisible,  que  les  sacrements  opèrent  tout  ce  qu'ils 
signifient  et  n'opèrent  que  ce  qu'ils  signifient.  «  De  tous*  les 
effets  qu'il  produit,  le  sacrement  en  est  le  signe  ».  (IV  sent 
dist,  fV.)  Le  Maître  des  Sentences  dit  cela  du  Baptême,  mais 
ces  paroles  s'appliquent  aussi  aux  autres  sacrements.- <<  La 
«  forme  des  sacrements,  dit  saint  Thomas,  n'a  pas  seulement 
c<  la  propriété  de  signifier,  mais  elle  a  la  vertu  d'opérer  ; 
«  car  elle  opère  en  signifiant  ».  (In  epist,  i.  ad  Cor.  —  Cap. 


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SUR  L'UNION  DE  L'HOMME  A  JESUS-CHRIST  6%& 

XI,  lect.  5.  Aussi  elle  n'opère  directement  que  ce  qu'elle 
signifie.  C'est  ainsi  que  la  forme  de  la  consécration  du  pain 
ne  produit  par  la  force  des  paroles  que  la  transsubstantiation 
du  pain  au  corps  du  Christ. 

L'élément  matériel  du  sacrement  de  l'Eudharistie  étant  un 
aliment  et  un  breuvage,  une  chose  qui  nourrit  quand  elle 
est  mangée  et  bue,  cela  signifie  que  l'Eucharistie  est  un 
aliment  spirituel  ;  et  qu'il  nourrit  les  &mes,  quand  il  est  pris 
pa^  une  manducation  spirituelle. 

Saint  Thomas  :  «  L'élément  matériel  dans  l'Eucharistie  est 
un  aliment.  II  faut  donc  que  l'effet  propre  de  ce  Sacrement 
soit  de  nourrir.  Or  le  premier  effet  de  la  manducation,  c'est 
de  transformer  l'aliment  en  celui  qui  s'en  nourrit.  Et  ainsi 
l'effet  propre  de  l'Eucharistie  est  la  conversion  de  l'homme  au 
Christ  ».  (In  IV.  dist.  XII .  Q,  2.  —  A.  1,  —  Soliit.  i\)  «  Ce 
qui  est  signifié  extérieur,ement  répond  à  l'effet  intérieur. 
La  manducation  corporelle  du  sacrement  de  l'Eucharistie 
signifie  que  le  Christ  est  incorporé  dans  le  chrétien 
et  le  chrétien  dans  le  Christ  ».  (In.  Cap.  VL  Joan,  — 
Lect.  VIL  ri.  6.) 

Le  B.  Alger  :  «  L'office  de  ce  Sacrement  est  de  nous  faire 
entendre,  que  par  la  manducation  corporelle  de  son  corps, 
Jésus-Christ  s'incorpore  à  son  Eglise  ».  (Z)c  sacr.  corp.  et 
sang.  Dni.  Lib.  III.  cap.  /.) 

Hugues  de  saint  Victor  :  «  Ce  qui  est  mangé  est  incor- 
poré ;  et  c'est  pourquoi  Jésus-Christ  a  voulu  être  mangé, 
pour  nous  incorporer  à  lui  ».  [De  Sacr.  Euch.  —  Lib,  III. 
Pars  VIIL  C.  5.  —  T.  IL  P.  465-  —  Edit.  Aligne.) 

Bellarmin  :  «  La  manducation  extérieure  du  sacrement 
signifie  la  manducation  intérieure  et  la  réfection  spirituelle  ». 
(De  Euch.  —  Lib.  IV.  —  Cap.  6.) 

Remarquons  que,  de  tous  les  Sacrements,  l'Eucharistie  est 
le  seul  qui  signifie  par  son  mode  d'application  lïncorporation 
au  Christ  ;  et  de  môme,  qu'il  est  le  seul  dont  l'élément  maté- 
riel signifie  l'unité  de  l'Eglise. 

Tous  les  Sacrements  ont  une  triple  signification.  Outre  la 
grâce  qu'ils  contiennent  et  qu'ils  signifient  comme  présente 
ils  indiquent  aussi  une  chose  -passée,  qui  est  la  passion  du 
Sauveur,  principe  de  toutes  les  grâces,  et  une  chose  future, 


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646  NOTES  THÉOLOGIQUES 

qui  est  la  béatitude  éternelle^  terme  et  consommation  de  tout 
Tordre  de  la  grâce. 

Catéchisme  romain  :  «Il  convient  aux  Sacrements,  en  raison 
de  leur  institution  divine,  de  signifîer  non  seulement  une 
chose,  mais  plusieurs  à  la  fois.  Chacun  d^eux  en  effet,  comme 
on  peut  le  reconnaître,  outre  la  sainteté  et  la  justice,  signifie 
deux  autres  choses,  qui  sont  très  intimement  liées  à  la  sain- 
teté elle-même,  à  savoir  :  la  passion  du  Christ  rédempteur, 
qui  est  la  cause  de  cette  sainteté,  et  la  vie  éternelle  ou  .la 
béatitude  céleste,  à  laquelle  notre  sainteté  se  réfère  comme 
à  sa  fin.  Et  comme  cela  se  vérifie  dans  tous  les  Sacrements, 
c'est  justement  ce  que  les  saints  docteurs  nous  ont  transmis  : 
que  chaque  sacrement  a  trois  significations  différentes,  Tune 
qui  rappelle  le  souvenir  d'une  chose  passé  ;  l'autre  qui  in- 
dique et  montre  une  chose  présente  ;  et  la  troisième  qui 
annonce  une  chose  future  ».  {Ibid.  n.  XI.) 

Le  sacrement  de  l'Eucharistie  signifie,  comme  les  autres 
Sacrements,  et  avec  une  perfection  qui  leur  est  propre,  la 
passion  de  Jésus-Christ,  la  grâce  et  la  béatitude  :  et  les 
différents  noms  par  lesquels  la  tradition  le  désigne  se  rap- 
portent à  cette  triple  signification. 

Sàint-Thomas  (Ç.  73.  art,  IV.  Conclusion)  :  «  Le  sacrement 
de  TEucharistie  est  une  commémoration  de  la  Passion  du 
Seigneur,  et,  à  cause  de  cela,  on  l'appelle  le  Sacrifice.  II  signi- 
fie l'unité  de  l'Eglise,  et  sous  ce  rapport  il  reçoit  le  nom  de 
communion  ou  synaxe.  Il  figure  aussi  la  béatitude  future,  et 
de  là  son  nom  d'Eucharistie,  de  viatique  ». 

A.  —  Ce  que   le  sacrement  de  l'Eucharistie  signifie  comme 

présent. 

1.  L'Eucharistie  signifie  le  corps  du  Christ  comme  présent 
et  comme  source  de  vie. 

Catéchisme  romain  :  «Le  sacrement  de  l'Eucharistie  signi- 
fie comme  présentes,  deux  choseç  :  le  vrai  corps  et  sang  du 
Seigneur,  et  la  grâce,  qui  en  dérive  en  ceux  qui  le  reçoivent 
dignement  ».  {Pars  2*  de  Sacr.  n.  XII.) 

«  Les  symboles  du  pain  et  du  vin  signifient  Jésus-Christ 
comme  étant  la  vraie  vie  de  l'homme.  Le  Seigneur  lui-même 


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SUR  L'UNION  DE  L'HOMME  A  JÉSUS-CHRIST  W7 

en  effet  a  dit  :  «  Ma  chair  est  vraiment  un  aliment,  et  mon 
sang  est  vraiment  un  breuvage  :  Comme  donc  le  corps  du 
Christ  Seigneur  donne  l'aliment  de  la  vie  éternelle  à  ceux 
qui  le  reçoivent  purement  et  saintement,  il  était  convenable 
qu'il  fût  consacré  dans  ces  choses  qui  contiennent  la  vie  cor- 
porelle, afin' que  les  fidèles  pussent  comprendre  facilement, 
que  par  la  communion  du  corps  et  du  sang  de  Jésus-Christ^ 
Tâme  et  le  cœur  sont  nourris  et  rassasiés.  »  {Pars,  2*  dç  sacv. 
Euch.  —  n.  19.) 

2,  Le  sacrement  de  l'Eucharistie  signifie  et  opère  Tunité 
de  l'Eglise. 

L'unité  du  corps  mystique  du  Christ  est  signifiée  par  le 
sacrement  de  l'Eucharistie,  de  deux  manières  :  par  les 
espèces  sacramentelles,  et  par  le  corps  même  du  Christ 
présent  sous  ces  espèces. 

Toute  la  tradition  a  reconnu  ce  symbolisme  de  l'Eucharistie. 

Saint  Augustin  :  «  L'Eucharistie  nous  rend  immortels  et 
incorruptibles.  Elle  est  la  société  des  saints,  la  paix,  l'unité 
pleine  et  parfaite.  Et  c'est  pour  cette  raison,  ainsi  que  les 
hommes  de  Dieu  l'ont  compris  avant  nous,  que  Notre- 
Seigneur  Jésus-Cbrist  nous  a  confié  son  corps  et  son  sang 
dans  des  choses  qui  de  plusieurs  sont  réduites  en  un  même 
tout.  Car  le  pain  est  fait  de  plusieurs  grains  de  froment  et  le 
vin  de  plusieurs  grappes  de  raisin  w.  (In  Jo.  Tract.  XXVI.) 

«  Par  cet  aliment  et  par  ce  breuvage,  Jésus-Christ  a  voulu 
nous  faire  entendre  la  société  de  son  corps  et  de  ses  membres, 
c'est-à-dire  la  sainte  Eglise,  qui  comprend  les  prédestinés, 
les  justifiés^  les  saints  dans  la  gloire  et  tous  les  fidèles.  » 
{In  Jo.  Tract.  XXVII.) 

«  Le  sacrement  de  l'Eucharistie,  dit  le  saint  Concile  de 
Trente,  est  le  symbole  de  ce  corps  unique  dont  Jésus-Christ 
est  la  tète,  et  auquel  il  a  voulu  que  nous  fussions  adjoints 
comme  membres,  par  les  liens  étroits  de  la  foi,  de  l'espérance 
et  de  la  charité.  » 

Catéchisme  du  Concile  de  Trente  :  «  L'Eglise  est  un 
corps  unique  composé  de  membres  nombreux.  Or  rien  ne 
met  mieux  en  lumière  cette  union  admirable,  que  les  élé- 
ments du  pain  et  du  vin.  Le  pain  en  effet  est  formé  de 
plusieurs  grains  de  froment  et  le  vin  de  plusieurs  grains  de 
raisin  ;  et  par  là  ils  signifient  que  nous  tous,  tant  que  nous 


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•%8  NOTfiS  TH^ÛiOGIQUES 

gommes,  nous  sommes  unis  dans  le  divin  mystère  de  TEu- 
çharistie  par  des  liens  très  étroits,  qui  font  de  noua  comme 
un  môme  corps.  »  {Pars,  2*.  DeSacr,  Eueh,  C.  i9n) 

Il  y  a  dans  la  sainte  Liturgie  un  rite  qui  signiGe  d^une 
manière  très  expressive  Tnnité  du  Christ  et  de  TEglise. 
((  L'Eglise  de  Dieu  a  toujours  mêlé  de  l'eau  ail  vin  dans  le 
calice.  Or,  comme  nous  le  lisons  dans  rApocalypse,  Teau 
désigne  le  peuple.  Ainsi,  Teau  mêlée  au  vin  signifie  la 
conjonction  du  peuple  fidèle  avec  Jésus-Christ  son  divin 
chef.  »  [Catéch.  rom.  6\  11,) 

Dans  les  liturgies  orientales,  qui  remontent  à  saint  Cyrille 
d-AIexandrie,  à  saint  Basile  et  à  saint  Jean  Chrysostome, 
la  forme  même  de  Thostie  représente  d'une  manière  sensible 
Vunion  du  Christ  et  de  TEglise,  effet  propre  de  rEucbaristie. 
L'hostie,  ou  corban,  porte  l'empreinte  de  treize  carrés.  Celui 
du  milieu,  qui  est  appelé  dominical^,  représente  Jésus*Cbrist, 
centre  et  lien  de  l'Eglise.  Les  douze  autres  sont  disposés 
tout  autour  et  figurent  les  douze  Apôtres,  les  doux^  portes  da 
la  Jérusalem  Céleste  et  l'Eglise  universelle.  De  telle  sorte 
que  celui  qui  prend  cette  hostie  symbolique,  comprend  qu*il 
communie  à  la  fois  à  Jésus-Christ  et  à  toule  TEgHse,  et  qu'en 
s'unissant  au  chef  il  s'unit  aussi  à  tous  ses  membres. 

Dans  le  sacrement  de  l'Eucharistie,  ce  ne  sont  pas  seule- 
ment les  espèces  du  pain  et  du  vin  qui  signifient  l'unité  de 
TEglise  ;  mais  le  corps  même  de  Jésus^Christ,  sous  ces 
espèces,  est  aussi  le  symbole  de  son  corps  mystique. 

Saint  Bonaventure  :  «  Dans  le  sacrement  de  l'Eucharistie, 
il  y  a  trois  choseâ  :  l'espèce  visible,  le  vrai  corps  du  Christ 
et  le  corps  mystique  ».  [In,  IV.  —  dist,  VllL  Part.  IL  art,  ?• 

1.  —  «  Le  pain  est  formé  de  plusieurs  grains  fondus  en- 
semble, et  par  là  il  représente  le  corps  mystique,  qui  est 
formé  des  fidèles  dans  l'unité  de  la  foi  et  d#  la  charité.  ^ 
De  plus,  le  corps  même  de  Jésus-Christ,  en  tant  qu'il  est 
formé  du  très  pur  sang  de  Marie,  signifie  aussi  Tunité  de 
l'Eglise,  qui  est  formée  des  fidèles.  U  signifie  également  la 
diversité  des  membres  mystiques  et  de  leurs  fonctions, 
en  tant  qu'il  est  un  corps  organisé,  composé  de  plusieurs 
niembres.  » 

3  et  4.  «  Le  corps  de  Jésus-Christ  a  und  aptitude  naturelle 


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SUR  L'UNION  DK  L'fiÔîillItiS  k  JfiSUS-GHaiST  64» 

à  signifier  un  corps  docial  ;  mais  comme  il  ne  tombe  pas 
ôous  les  sens  dons  ce  Sâcreinént,  la  vertu  qu'il  a  de  signifier 
runité  de  l'Eglise  et  la  diversité  des  fonctions  da^is  Ses 
membres  mystiques,  ne  lui  appartient  pas  seioi^  cet  état, 
mais  en  raison  des  espèces  sous  lesquelles  il  existe.  » 

Skïisr  Thomas  :  «  Le  Sacrement  est  le  signe  de  ce  qui  est 
la  chose  ou  effet  propre  de  ce  sacrement.  Or  le  sacn^ment 
de  TEucharistie  s  deux  choses  :  l'une  signifiée  et  contenue, 
qui  est  Jésus^Christ  lui-même,  et  Tautre^  signifiée  et  non 
contenue,  qui  est  le  corps  mystique  du  Christ  ou  k  société 
des  saints.  Celui  donc  qui  prend  ce  Sacrement ^  signifie 
I>ar  cela  même  qu'il  est  uni  ciu  Christ  et  incorporé  à  ses 
membres  ».  {Q.  80.  art.  4)  «  Le  Christ^  dans  ce  S^crement^ 
se  propose  *  nous  pour  être  reçu  comme  signe  de  Tunioa 
spirituelle  que  nous  avons  avec  lui  et  dvec  ses  membres  ». 
{Ibid.trd,  i.) 

Nous  Venons  de  dire  que  les  espèces  sacramentelles  de 
TËucharistie  signifient  Tunité  de  l'Eglise.  Il  faut  ajouter  que 
le  pain  et  le  vin,  outre  cette  signification  qui  leur  est  com- 
mune, ont  aussi  chacun  plusieurs  significations  particulièreSy 
par  où  ils  se  distinguent  Tun  de  l'autre. 

Ainsi,  le  pain  signifie  spécialement  Tlncarnation^  et  le  vin 
la  Passion  du  Seigneur.  Sxïnt  Thomas  :  «  Le  p«iin  représeutd 
le  mj^tère  de  Tïncarnalion.  Le  sang  représente  directement 
la  Passion,  où  îl  a  été  répandu  »  f/w.  Epist.  l  €id.  ûùt,---  CiOp, 
XI,  —  Lect,  <k)  Dans  h.  Passion  de  Jésus-Christ,  le  sang  a 
été  séparé  dû  corps  ;  et  c'est  pour  cela  que  dans  ce  Sacre* 
ment,  qui  est  le  mémorial  de  la  Passion  du  Seigneur^  ott 
prend  séparément  le  pain  -comme  sacrement  de  son  rorps  et 
le  vin  comme  sacrement  de  son  sang  ».  (Ç.  76.  an.  i.) 

De  pltss,  le  pain  signifie  spécialement  la  sanctification  du 
corps,  et  le  viû  la  sanctification  de  réme,  S.unï  Thomas  : 
<(  On  prend  séparément  le  pain  et  le  vin,  pour  signifier  ies 
«  effets  qu'ils  produisent  en  celui  qui  les  reçoit  »  ;  csar,  dit 
SAIM  Ambroise  :  «  Ce  Sacrement  opère  à  la  fois  pour  rame 
«  et  pour  le  corps.  Le  corps  du  Seigneur  est  offert  s^us 
«  l'espèce  dû  pain  pour  le  salut  du  corps,  et  le  saïig  sous 
«  l'espèce  du  vin  pour  lé  salut  de  l'Ame  ».  {'Q.  74,  a^yt,  L) 
((  l\  faut  saVHoir,  dit  le  B.  Alg«^,  que  le  corps  et  le  sang  d« 


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650  NOTES  THË0L06IQUES 

<(  Seigneur  doivent  être  pris  non  seulement  spiritueUement^ 
«  mais  corporellementy  par  la  bouche  du  cœur  et  par  la 
«  bouche  du  corps.  Le  Seigneur,  en  effet,  est  venu  racheter 
«  les  corps  et  les  âmes,  et  il  veut  se  communiquer  au  corps 
«  et  à  Tâme  dans  ce  Sacrement,  afin  de  sauver  Tun  et 
«  l'autre  ».  (De  sacr.  corp,  et  sang,  DnL  —  Lib,  1, —  Cap.  22. 
P.  806.) 

Enfin  le  pain  a  spécialement  la  propriété  de  soutenir  et 
de  fortifier,  et  le  vin  celle  de  réjouir  et  d'enivrer.  Caté- 
chisme ROMAIN  :  a  II  faut  considérer  avec  soin  la  nature  du  " 
pain  et  du  vin,  qui  sont  les  symboles  de  ce  Sacrement  ;  car 
tous  les  effets  qu'ils  produisent  pour  la  nutrition  corporelle, 
ils  les  opèrent  aussi  dans  l'Eucharistie  pour  le  salut  et  pour 
la  joie  de  Tàme,  et  cela  d'une  manière  meilleure  et  plus 
parfaite  ».  (2*  P.  de  sacr.  Euch.  n.  49.) 

BossuET  :  «  Jésus-Christ  s'est  servi  de  pain  et  de  vin  pour 
noujs  donner  son  corps  et  son  sang,  afin  dé  donner  à  TEu- 
charistie  le  caractère  de  force  et  de  soutien,  et  le  caractère 
de  joie  et  de  transport  ;  et  afin  aussi  de  nous  apprendre  par 
la  figure  de  ces  choses  qui  font  notre  aliment  ordinaire,  que 
nous  devons  tous  les  jours,  non  seulement  soutenir^  mais 
encore  échauffer  notre  cœur  :  non  seulement  nous  fortifier, 
mais  encore  nous  enivrer  avec  lui,  et  boire  à  longs  traits 
dès  cette  vie  l'amour  qui  nous  rendra  heureux  dans  l'éter- 
nité ».  {Médit,  sur  VEvang.  —  La  Cène,  i"  Part,  52^  Jour.) 

Le  sacrement  de  l'Eucharistie  est  donc  le  signe  de  la  pré- 
sence réelle  de  Jésus-Christ  et  le  symbole  de  l'unité  de 
l'Eglise. 

3.  —  11  y  a  une  autre  signification  de  l'Eucharistie,  très 
importante  à  considérer  :  c'est  le  don  total  que  Jésus- 
Christ  fait  de  lui-même  par  ce  Sacrement  à  chacun  de 
nous  en  particulier.  En  effet,  Jésus-Christ  en  s'unissant  à 
nous,  comme  aliment  et  par  une  manducation  corporelle,  nous 
fkit  comprendre  d'une  manière  sensible  qu'il  se  donne  et 
qu'il  appartient  véritablement  à  chacun  des  fidèles.  Car  rien 
n'est  plus  donné  et  uni  que  l'aliment  ;  rien  ne  peut  être 
approprié  d'une  manière  plus  parfaite  et  plus  personnelle.  Ce 
caractère  de  l'Eucharistie  est  intimement  lié  à  sa  nature  et  à 
sa  fin,  qui  est  de  communiquer  à  chaque  homme  en  parti- 


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SUR  L'UNION  DB  L  HOMME  A  JÉSUS-CHRIST  651 

culier  le  mystère  et  les  fruits  de  rincarnation.  De  plus,  cette 
considération  excite  puissamment  nos  cœurs  à  Famour  de 
Jésus-Christ. 

BossuET  fait  ressortir  avec  force  cette  signification  de 
TEucharistie.  «  O  mon  Sauveur,  dit-il,  vous  êtes  donc  ma 
victime  :  mais  si  je  ne,  faisais  que  vous  voir  sur  votre  autel  et 
sur  votre  croix,  je  ne  saurais  pas  assez  que  c^est  à  moi,  que 
c'est  pour  moi  que  vous  vous  offrez.  Mais  aujourd'hui  que  je 
vous  mange^  je  sais,  je  sens  pour  ainsi  parler  que  c'est  pour 
moi  que  vous  vous  êtes  offert.  Ah  !  je  vois  maintenant  et  je 
connais  que  vous  avez  pris  pour  moi  cette  chair  humaine, 
que  vous  en  avez  porté  les  infirmités  pour  moi,  que  c'est 
pour  moi  que  vous  l'avez  offerte,  qu'elle  est  à  moi.  Je  n'ai 
qu'à  la  prendre,  à. la  manger,  à  la  posséder,  à  m'unir  à  elle. 
En  vous  incarnant  dans  le  sein  de  la  Très  Sainte  Vierge,  vous 
n'avez  pris  qu'une  chair  individuelle  ;  maintenant  vous  prenez 
la  chair  de  nous  tous,  la  mienne  en  particulier,  vous  vous 
l'appropriez,  elle  est  à  vous.  Vous  la  rendez  comme  la  vôtre 
par  le  contact,  par  l'application  de  la  vôtre.  »  [Médit,  sur 
l'Émug,  —  La  Cène.  P°  Part.  35*  Jour.) 

B.  —  Ce  que  le  Sacrement  de  l'Eucharistie  signifie  par 
rapport  au  passé. 

Le  Sacrement  de  l'Eucharistie,  étant  toujours  consacré* 
séparément  sous  les  deux  espèces  du  pain  et  du  vin,  rappelle 
et  signifie  la  Passion  du  Seigneur,  où  le  corps  et  le  sang  ont 
étéifcéparés  réellement  l'un  de  l'autre  ;  et  comme  l'espèce  du 
pain  demeure  dans  cet  état  de  séparation  d'avec  l'espèce  du 
vin,  la  Sainte  Hostie  est  un  mémorial  perpétuel  de  la  Passion. 

Le  corps  de  Jésus-Christ  ne  nous  est  donné  que  dans  cet 
état  où  Ae  sacrifice  l'a  constitué,  et  nous  ne  pouvons  pas 
communier  à  sa  substance,  sans  communier  en  même  temps 
à  son  immolation.  En  se  donnant  à  nous  dans  ce  Sacrement, 
Jésus-Christ,  notre  divin  chef  et  rédempteur,  ne  nous  unit 
seulement  à  son  corps  vivifiant,  mais  à  son  corps  immolé,  et 
faisant  de  nous  ses  membres  spirituels,  il  vient  continuer  son 
propre  sacrifice  et  achever  en  nous  ce  qui  manque  à  sa 
Passion. 


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«52  NOTES  THÉOLOGIQUES 

Le  Cardinal  Franzelin  enseigne  que  la  condition,  où  Jésus- 
Christ  existe  sous  les  espèces  eucharistiques,  constitue  par 
elle-même  un  véritable  Sacrifice,  car  c'est  là  une  sorte 
d'anéantissement,  et  moralement  un  état  d'immolation  et  de 
mort.  Cette  doctrine  fait  ressortir  davantage  ia  raison  de 
sacrifice  dans  le  sacrement  de  TEucharistie.  En  effet,  par  la 
consécration  sous  les  deux  espèces^  la  séparation  du  corps 
du  Christ  et  de  son  sang  est  seulement  représentée,  mats 
elle  n'existe  pas  en  réalité,  puisque  le  corps  et  le  sang  se 
trouvent  à  la  fois  sous  les  deux  espèces  ;  et  cette  séparation 
mystique,  qui  est  produite  par  l'acte  du  sacrifice,  ne  ferait 
pas  que  chacune  des  espèces  consacrées  fût  vraiment  ea 
elle^-môme  un  sacrifice,  et  que  le  Christ  fût  sous  les  espèces 
dans  Tétat  de  victime  :  tandis  que  le  mode  d'existence  de 
Jésus-Christ  sous  les  espèces  eucharistiques,  constituant  par 
lui-même  une  mort  et  une  destruction  morale,  il  s'ensuit  que 
Jésus^hrist,  sous  Tune  et  lautre  espèce,  est  véritablement 
immolé,  et  que  son  état  sacramentel  est  un  état  peroianent 
d'immolation  et  un  sacrifice  perpétuel.  Et  c'est  ainsi  que  se 
vérifie  réellement  cette  dénomination  si  fi*équente  dans  la 
tradition,  par  laquelle  le  sacrement  de  l'Eucharistie  est 
appelé  le  Sacrifice. 

Ainsi  le  sacrement  de  TEucharistie  est  le  Sacrifice,  non 
seulement  parce  qu'il  est  consacré  séparément  sous  les  deux 
espèces  dans  l'acte  du  sacrifice,  mais  parce  que  Jésus-Christ, 
|>ar  le  mode  même  de  son  existence  sous  les  espèces  du 
sacrement,  est  constitué  dans  un  état  de  sacrifice. 

Il  y  à  une  autre  considération,  qui  montre  combien  est 
véritable  le  Sacrifice  de  l'Eucharistie  :  c'est  que  Jésus-Christ, 
qui  nons  aime  autant  aujourd'hui  que  lorsqu'il  était  sur  la 
terre,  serait  prêt,  si  cela  était  possible  et  nécessaire,  à 
renouveler  pour  nous  sauver  le  sacrifice  sanglant  de  la 
croix,  et  que  cette  disposition  perpétuelle  de  notre  divin 
Sauveur  se  retrouve  et  nous  est  manifestée  dans  chacun  des 
sacrifices  denos  autels,  et  par  son  état  permanent  de  victime 
dans  le  sacrement  de  l'Eucharistie. 

Le  sacrement  de  TEucharistie  est  donc  véritablement  le 
mémorial  et  aussi  la  rénovation  toujours  vivante  du  sscrîfice 
de  Jésus-Christ. 


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SUR  L'UNION  DE  L'HOMME  A  JSSUS-GHRIST  653 


G.  —   Ce  que  le  sacrement   de   VEucharistie  signifie  par 
rapport  à  V avenir. 

«  Jésus-Christ  a  voulu,  dit  le  Concile  de  Trente,  que  TEu- 
«  charistie  fût  le  gage  de  la  gloire  future  et  de  Téternelle 
félicité.  »  {Sess.  XIII.  Cap,  2.) 

De  Lugo  :  «L'Eucharistie  opère, à  un  titre  particulier,  Tob- 
tention  de  la  gloire  ;  car,  en  tant  qu'aliment,  elle  a  pour  fin 
de  faire  parvenir  à  la  perfection  de  la  grâce  et  de  la  vie  spiri- 
tuelle. Elle  a  aussi  cette  propriété,  sous  sa  raison  de  signe. 
En  effet,  Jésus-Christ  en  se  donnant  à  nous  maintenant  sous 
les  voiles  du  Sacrement,  nous  annonce  la  béatitude  du  Ciel, 
où  nous  le  verrons  face  à  face  dans  une  jouissance  éternelle 
et  parfaite.  »  (De  Euch.  —  Disput.  XII.  —  Sect.  4.) 

Telles  sont  donc  les  choses  que  le  sacrement  de  l'Eucha- 
ristie signifie,  et  les  effets  qu'il  doit  produire,  en  ceux  qui 
le  reçoivent. 

Or  la  considération  attentive  et  pieuse  de  ces  significations 
de  l'Eucharistie,  est  le  meilleur  moyen  d'obtenir  les  grâces 
de  ce  Sacrement,  soit  dans  la  communion  sacramentelle,  soit 
dans  la  communion  spirituelle.  Aussi,  il  est  important  de  le 
connaître  et  il  était  nécessaire  d'y  insister. 

Ces  considérations  eucharistiques,  faites  avec  dévotion, 
constituent  par  elles-mêmes  une  manducation  spirituelle  de 
l'Eucharistie  et,  dans  un  certain  degré,  un  usage  de  ce  Sacre- 
ment. En  effet,  méditer  pieusement  les  significations  de  l'Eu- 
charistie^  repasser  dans  son  esprit  et  dans  son  cœur  l'amour 
de  Notre  Seigneur  demeurant  toujours  au  milieu  de  nous, 
son  amour  personnel  pour  chacun  de  nous  et  le  don  total 
qu'il  nous  fait  de  lui-même  dans  ce  Sacrement,  sa  Passion 
continuée,  l'obligation  qu'il  nous  donne  de  nous  unir  à  son 
sacrifice,  le  lien  spécial  quïl  produit  entre  nous  et  nos  frères, 
le  ciel  qu'il  nous  promet  et  nous  annonce  :  tout  cela,  c'est 
s'unir  à  Jésus-Christ  par  l'Eucharistie  ;  c'est  se  nourrir  du 
Christ  eucharistique  et  des  grâces  qui  sont  propres  à  ce 
Sacrement;  c'est  augmenter  dans  son  âme,  d'une  manière 
spéciale  et  par  l'Eucharistie,  la  foi,  Tamour  de  Dieu,  la  cha- 
rité envers  le  prochain,  l'esprit  de  sacrifice,  le  désir  du  ciel. 

E,  F.  -«  X.  —  43 


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6S%    NOTES  THÉOLOGIQTJES  SUR  L'UNION  DE  L'HOMME  A  JÊSUS-CHaiST 

Méditer  sur  l'Eucharistie,  c'est  donc  déjà  faire  usage  de  ce 
Sacrement  et  communier  spirituellement.  Cependant,  cette 
méditation  eucharistique  ne  constitue  à  proprement  parler 
un  usage  du  Sacrement,  que  si  elle  est  complétée  par  le  désir 
de  recevoir  le  Sacrement  lui-même. D'ailleurs,ce  désir  accom- 
pagne ordinairement  cette  méditation,  et  c'est  par  elle  sur- 
tout qu'il  se  produit. 

Dans  la  communion  sacramentelle^  ces  mêmes  considéra- 
tions eucharistiques  produisent  la  dévotion  actuelle,  qui  est 
nécessaire  pour  recevoir  pleinement  et  pour  goûter  les  fruits 
du  Sacrement. 

D'ailleurs,  bien  que  ces  considérations  soient  utiles  et 
sanctifiantes,  il  est  bien  évident  qu'il  n'est  pas  nécessaire  de 
les  faire  toutes  dans  chaque  communion  soit  sacramentelle 
soit  spirituelle  ;  mais  il  est  très  bon  d'en  faire  au  moins  quel- 
ques-unes. Et  comme  Pusage  du  sacrement  de  l'Eucharistie 
a  principalement  pour  fin  d'augmenter  notre  amour  envers 
Notre-Seigneur  et  de  nous  faire  goûter  la  douceur  de  ce  Pain 
céleste,  les  considérations  qu'il  convient  surtout  de  faire  en 
communiant,  ce  sont  celles  qui  produisent  directement  cet 
effet  ;  et  ce  sont  les  suivantes  :  Jésus  dans  l'Eucharistie  nous 
fait  participer  à  ses  grâces  et  à  tout  ce  qui  est  à  lui.  Il  se  donne 
lui-même  à  nous,  pour  nous  faire  comprendre  l'excès  de  son 
amour  il  nous  oblige  à  l'aimer.  Il  s'unit  à  nous  de  la  manière 
la  plus  intime  qui  puisse  être.  Il  désire  même  nous  faire 
sentir  la  douceur  de  son  amour  pour  nous  attacher  à  lui  davan- 
tage. Il  nous  aime  tant  qu'il  fait  ses  délices  de  s'unir  à  nous 
par  son  Sacrement.  Enfin  il  aime  chacun  de  nous  de  tout  son 
cœur,  et  il  se  donne  tout  entier  à  chacun,  avec  tout  ce  qu'il 
est  et  tout  ce  qu'il  a. 

Fr.  François  dj:  Vouillé. 


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UN  ILLUSTRE  PARISIEN 


L'INVENTEUR  DU  PHOTOMÈTRE 


C'est  par  le  fameux  Journal  des  Capucins  du  Marais  (1) 
à  Tannée  1714,  que  nous  faisons  connaissance  de  l'inventeur 
du  photomètre,  le  P.  François-Marie  de  Paris,  de  Tordre 
des  Frères  Mineurs  Capucins.  Le  Journal  lui  donne  tantôt 
le  nom  de  Jablier^  tantôt  celui  de  la  Rallier.  Ce  religieux  fut 
lecteur  en  philosophie  de  1666  à  1668  à  Auxerre,  et  en  1669 
il  enseigna  la  théologie  à  la  maison  de  Troyes.  Il  collabora 
avec  le  P.  Esprit  d'Yvoy  (Sabatier)  à  la  composition  de  la 
carte  intitulée  Idaea  scientiae  unii^ersa lis  dédiée  au  Pape 
Innocent  XI  et  à  Louis  XIY.  Il  mourut  au  Marais,  le  10  juillet 
1714,  à  Tàge  de  80  ans,  après  en  avoir  passé  soixante  dans 
la  vie  religieuse.  Il  fut  enterré  au  même  couvent,  où  Tavaient 
déjà  été  sa  mère  et  Tune  de  ses  sœurs.  Toute  sa  vie,  il  avait 
renoncé  à  toute  supériorité. 

Voici  le  titre  de  son  ouvrage  théologique  en  deux  tomes  : 
ToM.  I  :  Dilucidatio  in  explicationeni  isagogicam  mysticae 
ac  ingeniosae  P.  Spiritus  Sabbatherii  Tabulât^  cui  titulus  : 
Idealis  umbra  sappientiae  generalis.  —  Tom.  Il  :  Iconologia 
nova^  sive  no^a  descriptio  et  explicatio  physica  et  moralis 
singularum  hieroglyphicaruni  Imaginum,  quibus  constat^  et 
componitur  eadeni  Patris  Sabbatherii  Tabula.  Paris,  1689  (2). 

(1)  Un  premier  exemplaire  manuscrit  est  conservé  à  la  Bibliotiièque  natio- 
nale de  Paris,  n.  a.  f.  p.  4134,  un  second  aux  Archives  nationales,  série  S^, 
ce  dernier  mis  à  jour  jusqu'aux  événements  révolutionnaires. 

(2)  D'après  Bernard  de  Bologne,  Bibliotk.  capuc,  Venise,  1747|  in-fol. 
p.  106.  —  Il  y  eut  un  autrc'P.  François-Marie  de  Paris,  mort  A  Auxerre,  le 
26  novembre  1711,  après  40  ans  de  religion.  Cf.  Bibl.  franciscaine,  ms.  101, 
p.  659.  C'est  probablement  à  ce  dernier  qu'il  faut  attribuer  la  Relation  (Ttm 
Voyage  fait  dans  te  Levant  en  Î680,  conservée  à  la  Bibliothèque  d'Aix  en 
Provence,  ms.  231. 


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656  L'INVENTEUR  DU  PHOTOMÈTRE 

Le  P.  François-Marie  fut  attiré  à  Tétude  des  sciences  phy- 
siques par  les  découvertes  faites  de  son  temps,  le  télescope^ 
les  jumelles  (1),  le  microscope.  Et  il  s'était  fait  ces  réflexions  : 
«  Les  savants  ont  inventé  un  instrument  pour  mesurer  la 
pesanteur  de  Tatmosphère^  c'est  le  baromètre  ;  un  second 
pour  mesurer  la  chaleur,  c'est  le  thermomètre  ;  un  autre 
pour  constater  les  degrés  d'humidité,  c'est  rhygromètre. 
Ne  pourrait-on  pas  trouver  un  moyen  de  mesurer  la  lu- 
mière ?  » 

«  Quand  je  voulus  m'appliquer  à  considérer  sérieusement 
ce  qui  m'estoit  venu  en  pensée,  continue  le  Père  (2)...  j'avoue 
ingénuement  que  je  trouvay  la  chose  si  difficile,  et  si  fort 
au-dessus  de  mes  lumières^  de  ma  capacité  et  de  toute  mon 
industrie  que,  si  j'avais  eu  assez  de  bpnheur  pour  en  conce- 
voir la  pensée  et  le  désir,  j'eus  assez  de  sincérité  pour  con- 
fesser mon  impuissance  et  mon  peu  de  pénétration  à  faire 
une  telle  découverte.  » 

11  eut  tout  de  même  la  force  de  surmonter  son  décourage- 
ment. Et  par  comparaison  avec  le  thermomètre  et  les  autres 
instruments,  il  s'avisa  de  se  demander  si  la  lumière  ne  faisait 
pas  sur  certains  corps  des  impressions  sensiblement  diffé- 
rentes, si  le  physicien  ne  pouvait  pas  noter  ces  impressions 
avec  leurs  proportions  et  les  diviser  en  degrés  uniformes. 
L'air  en  effet,  suivant  qu'il  est  plus  ou  moins  pur,  laisse 
plus  ou  moins  passer  le  rayon  lumineux^  de  même  Teau,  le 
cristal,  le  verre,  le  talc. 

L'invehteur  s'arrêta  au  verre  poli,  comme  plus  propice 
aux  expériences.  11  disposa  dans  le  tuyau  d'une  lunette  d'ap- 
proche une  série  de  disques  de  même  épaisseur.  Le  degré 
de  lumière  nécessaire  à  traverser  une  de  ces  plaques  était 


(1)  Inrentées  avant  1654,  par  un  capucin  allemand  le  P.  Antoine  de  Rheyt, 
et  perfectionnées  par  le  P.  Chérubin  d'Orléans,  fameux  dioptricien.  Sur 
l'invention  du  P.  Antoine  Marie  Schyrl  de  Rheyt,  Bibl.  de  YalencienneSy  ms.  345. 

(2)  Nouvelle  découverte  sur  la  lumière  pour  la  mesurer  et  en  compter  les 
degrés.  Dédié  à  Monseigneur  le  Duc  de  Chartres,  par  le  R.  Père  François- 
(de  Paris)  capucin,  prédicateur  et  ancieu  professeur.  A  Paris.  Chez  Louis 
Sevestre...  MDCC.  in-18  de  22  p.  non  ch.  et  72  pages.  Les  approbations  sont 
du  P.  Honoré-François  de  Paris,  provincial,  des  PP.Agnan  de  Paris,  et 
Séverin  de  Paris,  tous  deux  anciens  lecteurs  en  théologie.  Achevé  d'impri- 
mer le  13  septembre  1700. 


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LiNVENTBUR  DU  PHOTOMÈTRE  657 

pris  pour  unité  de  mesure.  Une  échelle  graduée  le  long  de 
la  colonne  permettait  de  compter  plus  facilement  ces  degrés. 
Afin  d'augmenter  le  champ  d'observation,  on  pouvait  varier 
la  couleur  des  verres^  ou  les  espacer  d'une  manière  uniforme 
ou  non,  selon  les  calculs  à  établir. 

Enfin,  avec  une  colonne  d'eau^  l'expérience  était  plus 
délicate  sans  doute,  mais  aussi  plus  précise.  Une  plaque 
mobile  de  verre  désignait  alors  la  limite  de  la  force  -de  la 
lumière. 

Ce  premier  moyen,  que  le  Père  François-Marie  appelait 
moyen  direct,  reposait  sur  le  même  principe  qui  permit  au 
chimiste  Bunsen  (1)  de  créer  son  photomètre.  Et  c'est  aussi 
de  ce  nom  de  photomètre  que  le  Père  capucin  baptisa  son 
invention.  Il  l'appelait  encore  métrophote,  et  surtout 
lucimètre  (2). 

Il  inventa  un  second  instrument  pour  le  même  usage.  Le 
premier  reposait  sur  la  transparence  des  corps,  le  second  sur 
l'opacité  et  la  réflexion.  Certains  corps  en  effet,  un  miroir 
par  exemple,  un  verre  poli  (3)  ont  la  propriété  de  réfléchir  le 
rayon  lumineux  tombant  en  incidence  sur  leur  surface  ;  et  la 
puissance  de  la  lumière  varie,  avec  le  degré  de  poli  de  la 
surface  diffusante,  avec  la  nature  du  corps,  avec  sa  couleur, 
avec  l'angle  d'incidence. 

Si  donc  on  dispose  soit  dans  une  chambre  noire,  soit  dans 
un  tuyau  de  lunette  d'approche,  une  série  de  miroirs  se  ren- 
voyant les  uns  aux  autres  successivement  le  rayon  lumineux, 
on  arrivera  ainsi  à  mesurer  la  puissance  d'un  faisceau  de 
lumière  en  constatant  jusqu'à  quelle  surface  polie  le  rayon 
aura  la  force  de  parvenir. 

L'inventeur  rédigea  l'exposé  de  ses  découvertes  et  pré- 
senta son  ouvrage  manuscrit  à  l'Académie  royale  des  Scien- 
ces et  des  Arts  assemblée  au  Louvre  le  26  août  1699  ;  le 
24  mars  1700,  le  président,  qui  était  l'abbé  Bignon  (Jean- 
Paul)  (4),  le  reçut  officiellement  pour  l'approuver  et  cette 

ê 

(i)  Né  en  1811. 

(2)  Nouvelle  décous^erte,  p.  56. 

(3)  Ganot,  Traité  élém,  de  Physique,  Paris,  1894,  liv.  VII. 

(4)  C'est  cet  abbé  Bignon,  un  oratorien,  qui  donna  son  premier  règlement 
à  l'Académie  des  sciences,  on  1699. 


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668  L'INVENTEUR  DU  PHOTOMÈTRE 

approbation  fut  effectivement  ancordée  par  Fontenelle  alors 
secrétaire,  le  25  mars  1700.  Les  instruments  étaient  en 
vente  chez  Charles  de  Fougerais,  marchand  miroitier  et 
lunettier,  sur  le  quai  de  THorloge  du  Palais,  à  la  Fleur  de 
Lys  Couronnée,  à  Paris. 

Les  savants  devaient  plus  tard  perfectionner  grandement 
le  photomètre,  en  particulier  trouver  un  moyen  de  mesurer 
mécaniquement  la  lumière.  Les  instruments  du  P.  François- 
Marie  ne  permettaient  en  effet  de  faire  ces  expériences  qu'au 
point  de  vue  physiologique,  puisque  la  sensibilité  de  l'œil 
entrait  comme  instrument  nécessaire  dans  la  mensuration  de 
la  lumière. 

Mais  déjà  Tinventeur  de  la  fin  du  XVIP  siècle  devine 
Tutilit^  que  la  science  tirera  de  son  invention  :  constatation 
de  la  pureté  de  Tair  et  de  la  différence  des  degrés  de  la 
lumière  aux  diverses  époques  de  Tannée  ou  du  jour,  mesure 
des  éclipses,  mesure  de  la  longueur  ou  de  la  puissance  du 
rayon  visuel  de  Tœil,  etc. 

La  photométrie  moderne  se  basera  sur  les  mêmes  données. 
Le  choix  de  Tétalon  de  lumière  seul  variera.  Cet  étalon, 
c'était,  pour  le  premier  inventeur  du  photomètre,  la  quan- 
tité de  lumière  nécessaire  pour  traverser  un  disque  de  verre 
dépoli  ;  c'est  maintenant  la  quantité  de  lumière  émise  par 
1  c  •  de  platine  fondu  à  sa  température  de  solidification 
(étalon  VioUe)  (1).  Quant  à  la  méthode  du  capucin,  que  nous 
appellerions  volontiers  méthode  d^addition,  la  physique  a 
substitué,  et  avec  avantage,  la  méthode  de  comparaison.  Du 
reste  dans  la  photométrie  pratique,  on  ne  juge  entre  elles 
que  des  lumières  à  peu  près  semblables,  sans  se  préoccuper 
de  leurs  nuances,  et  leô  étalons  employés  ne  sont  nullement 
les  mêmes  dans  tous  les  laboratoires. 

F.  Ubald  d'Alençon. 


(I)  Sur  les  perfectionneçients  successifs  du  photomètre,  voir  une  thèse 
latine  De  photometris^  publiée  par  un  AUeranud  dans  la  première  moitié  du 
XIX»  siècle.  Cette  plaquette  est  à  la  bibl.  nat,  de  Paris. 


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BIBLIOGRAPHIE 


BossuET.  Lettres  de  direction.  —  Introduction  et  notes 
par  M.  Tabbé  Moïse  Cagnac,  docteur  de  FUniversité  de 
Paris;  Préface  de  M.  Félix  Klein.  — Paris,  Ch.  Poussielgue. 

Il  y  a  dans  Bossuet  deux  personnages  très  distincts  dans  leur  unité  : 
rhomme  et  le  prêtre.  Longtemps  on  a  admiré  le  génie  de  Thomme,  et 
profondément  ignoré  Tâme  du  prêtre.  On  a  étudié  Torateur,  le  théo- 
logien, et  par  théologien  j'entends  non  le  génie  scrutant  et  commentant 
les  vérités  religieuses,  l'historien,  le  philosophe,  le  polémiste  ;  mais 
le  Bossuet  intime  et  par  conséquent  plus  vrai,  le  Bossuet  prêtre,  pas- 
teur des  âmes  et  directeur  de  conscience,  qui  donc  Tavait  jamais 
sérieusement  étudié? 

On  est  revenu  sur  cet  oubli.  Sachons  gré  à  M.  Moïse  Cagnac,  d'avoir,  • 
par  sa  nouvelle  édition  des  Lettres  de  Direction  de  Bossuet,  accentué 
ce  retour. 

Séparées  de  la  volumineuse  collection  des  œuvres,  précédées  d'une 
remarquable  étude  sur  Bossuet,  directeur  de  conscience,  et  mises  à  la 
portée  d'un  grand  nombre,  les  Lettres  de  Direction  jetteront  sur  le 
Bossuet  méconnu  une  précieuse  lumière. 

On  ne  verra  plus  seulement,  en  lui,  l'homme  au  merveilleux  génie.  On 
verra  le  prêtre  à  Tâme  compatissante  et  tendrement  dévouée,  au  zèle 
ardent,  à  Tinaltérable  douceur,  à  l'entière  et  absolue  abnégation  ;  et 
c'est  de  quoi  sincèrement  nous  félicitons  l'auteur. 

Mais  ce  livre  n'est  pas  seulement  glorieux  pour  Bossuet,  il  nous  est 
aussi,  comme  ses  aînés  du  reste,  très  salutaire.  Quel  est  en  effet  le 
grand  défaut  de  la  piété  moderne  ?  C'est  le  vague,  le  sentimentalisme, 
la  multiplicité  des  petites  pratiques,  le  superficiel. 

Quelles  sont  les  qualités  mattresses  de  la  direction  de  Bossuet  ? 

c(  La  solidité,  la  précision,  la  simplicité  surtout  et  la  profondeur.  » 

Donc  lisons  les   Lettres  de  Direction  de  Bossuet  et  méditons«les. 

Nous  avons  tout  à  gagner. 

F.  Pierre-Baptiste  de  Brest. 


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660  BIBLIOGRAPHIE 


La  Morale  et  l'Esprit  laïque,  par  Eugène  Tavernier,  In-12. 
3.50,  P.  Lethielleux,  Éditeur,  10,  rue  Cassette,  Paris  (6"*). 

Les  treize  chapitres  de  ce  volumje  sont  employés  à  décrire  le  mou- 
vement des  idées  morales^  depuis  vingt-cinq  années,  dans  le  monde  de 
renseignement^  de  la  politique,  de  la  littérature,  de  la  science. 

Des  exemples  multipliés^  empruntés  à  diverses  catégories,  montrent 
l'état  d'incohérence  où  sont  tombées  les  notions  principales,  réduites  à 
des  mots  vides  assemblés  au  hasard  :  Nature,  Morale,  Conscience,  De- 
voir, Raison,  Idéal,  Liberté,  Justice,  etc. 

Sous  le  titre  «  La  légende  du  maître  d'école  3>,  M.  Tavernier  résume 
Tœuvre  de  Jean  Macé,  de  Paul  Bert,  de  Jules  Ferry,  œuvre  poursui- 
vie au  prix  d'efforts  acharnés  et  qui,  après  une  longue  période  d'en- 
thousiasme, entra,  pour  y  rester,  dans  l'ère  de  la  déception  et  de  l'in- 
quiétude. Là  se  suivent  les  témoignages  fournis  par  MM.  Lichtenberger, 
Pécaut,  Bonzon,  Sabatier,  Tarde,  Buisson,  Fouillée,  Paul  Janet^  La- 
visse,  etc. 

Après  l'historique  du  Banquet  Berthelot,  vient  une  étude  de  l'ensei* 
gnement  de  la  morale  dans  l'Université  ;  d'abord  dans  l'école  primaire  : 
les  théories  de  M.  le  Recteur  Payot,  le  kantisme,  la  doctrine  du  doute, 
l'anti-militarisme  ;  puis  la  haute  pédagogie,  les  conférences  faites  à 
l'Ecole  des  Hautes  Études  Sociales,  où  des  professeurs  de  philosophie 
renferment  l'enseignement  de  la  morale  dans  l'empirisme  ou  dans  les 
procédés  de  déclamation. 

Le  système  de  M.  Bourgeois  «  la  Dette  Sociale  o,  l'éducation  des 
jeunes  filles  (Fontenay  et  Sèvre)  ;  la  morale  socialiste,  d'après  MM.  Jau- 
rès, Renard,  Deville,  Guesde,  Fournière,  Naquet,  sont  analysés  et 
commentés. 

On  sait  que  les  lalcisateurs  se  sont  vengés  de  leurs  déceptions  et  de 
leurs  inquiétudes,  en  passant  de  la  conception  libérale  à  la  concep- 
tion autoritaire.  M.  Tavernier  décrit  les  phases  de  ce  revirement,  qui 
aboutit  à  répudier  la  neutralité,  comme  la  liberté. 

M.  Buisson,  qui  veut  a  laïciser  la  religion  »,  a  composé  une  sorte 
d'évangile,  dont  les  prétentions  et  les  contradictions  sont  exposées  en 
détail. 

  la  fin  du   dernier  chapitre,  intitulé  «  la  paille  des  mots  et  le  grain 


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BIBLIOGRAPHIE  661 

des  choses  »,  M.  Tavernier  exprime  Tespoir  d'un  retour  au  sens  com- 
mun, qui  nous  délivrera  de  ce  que  l'auteur  appelle  le  o  fétichisme  ver- 
bal »  et  la  «  contrefaçon  pédagogique  » . 

Z. 


Pourquoi  Jésus-Christ  ?  ou  La  Dogmatique  du  Sacré-Cœur 
dans  TEcoIe  franciscaine,  par  le  R.  P.  Déodat  de  Basiy, 
des  Frères-Mineurs.  —  Avec  Vlmprimatur  du  Maître  du 
Sacré-Palais.  —  Rome,  Desclée,  1903. 

Incontestablement,  dans  le  monde  intellectuel  ecclésiastique,  la  su- 
prématie semble  appartenir  aujourd'hui  à  l'école  thomiste.  L'Ency- 
clique JEterni  Patris,  de  Léon  XIII,  a,  dans  une  large  mesure,  contri- 
bué à  cette  hégémonie  de  saint  Thomas  sur  les  intelligences  catho- 
liques. Mais  rincontestable  lucidité,  la  puissance  et  Tharmonieuse 
unité  des  doctrines  du  Docteur  angélique,  plus  encore  que  la  parole 
cependant  si  autorisée  du  Souverain-*Pontîfe,  ont  fait  cette  hégémonie 

Est-ce  à  dire  que  les  doctrines  thomistes  aient  seules,  et  toujours, 
le  monopole  de  la  vérité  ?  En  toutes  choses^  gardons-nous  de  l'exclusi- 
visme :  ainsi  nous  nous  garderons  d'une  erreur  :  Terreur  de  croire 
que  l'essor  d'une  intelligence^  si  vaste,  si  puissant,  si  délié  soit-il, 
puisse  atteindre  à  des  cimes  assez  sublimes  pour  saisir,  avec  le  plan 
général  de  la  vérité,  l'infinie  multitude  des  détails  qui  le  complètent  et 
bien  souvent  l'éclairent  ;  Terreur  aussi  de  croire  qu'une  intelligence, 
de  sa  nature  relative,  puisse  saisir  l'absolu  ;  car',  en  définitive,  exclu- 
sivisme et  absolu  se  confondent.  Saint  Thomas  n'a,  très  certainement, 
jamais  fait  acte  de  foi  en  son  infaillibilité.  Que  de  docteurs,  cependant, 
au  Credo  in  Deum  ajouteraient  volontiers  le  Credo  in  T/iomaml 

Le  R.  P.  Déodat  ne  ferait  probablement  pas  cette  addition.  En  cela 
il  aurait  raison,  à  la  condition  toutefois  qu'il  s'abstint  dû  Credo  in  Sco- 
tum.  Le  Vén.  Scot  est,  visiblement,  le  Docteur  qu'il  affectionne,  autant 
par  raison  que  par  esprit  de  tradition  ;  car  il  est  franciscain,  et  c'est 
très  louablement  qu'il  a  le  culte  de  ses  saints  préférés. 

Si  le  Vén.  Scot,  en  dehors  de  TOrdre  de  Saint-François,  compte  en- 
core des  admirateurs,  et  de  nombreux,  c'est  moins  par  l'ensemble  de 
ses  doctrines,  peu  et  mal  connues,  que  par  un  dogme,  qu'il  a  magni- 
fiquement exposé  et  défendu,  et  une  hypothèse,  qui,  au  fond,  est  toute 
une  conception  originale  et  vaste  de  la  théologie  catholique. 

On  se  trompe  étrangement  quand  on  affirme  que  le  Vén.  Scot  fut 


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652  BIBLIOGRAPHIE 

surtout  un  génie  analyticfue,  il  l'était  d'instinct,  plus  que  saint  Thomas, 
plus  qu^aucuQ  autre  docteur  de  son  époque.  11  Tétait  peut-être  à  l'excès. 
Il  y  a  chez  lui  un  pressentiment  sublime  des  méthodes  scientifiques 
du  XIX®  siècle.  Et  malgré  toutes  les  dénégations,  Scot  fut  surtout  un 
génie  synthétique.  Le  temps  servit  mal  la  pensée  de  cet  homme  pro- 
digieux en  ne  lui  permettant  pas  de  se  condenser  dans  une  de  ces 
œuvres  cyclopéennes  qui  sont  le  reflet  d'une  intelligence,  d'une  époque, 
d'un  système. 

Mais,pour  ne  s'être  pas  affirmée  à  la  manière  de  saint  Thomas,  cette 
unité  n'en  est  pas  moins  réelle  et  moins  implacable.  En  philosophie, 
qui  niera  que  la  volonté  ne  soit  l'axe  autour  duquel  se  meuvent,  avec 
ampleur  et  logique,  toutes  les  doctrines  scotistes  ?  En  théologie,  cet 
axe  est  rincarnation.  Dans  le  catholicisme,  Tlncarnation  est  toujours 
le  foyer  d'où  rayonnent  tous  les  dogmes  et  tous  les  bienfaits.  L'ori- 
ginalité du  Vén.  Scot  n'est  pas  d'avoir  proclamé  cette  vérité,  mais 
d'avoir,  en  la  déplaçant,  étendu  son  rayon.  Il  a  placé  le  dogme  de  l'In- 
carnation au-delà  du  péché  originel  ;  il  en  a  fait  le  centre  glorieux  de 
toutes  les  œuvres  divines,  comme  le  soleil  est  le  centre  du  système 
qui  porte  son  nom.  Ainsi  placé,  l'Incarnation  ne  rayonne  plus  seule- 
ment à  travers  l'ignominie  du  Calvaire,  comme  l'axpression  snprème 
de  Tamour  de  Dieu  pour  Thomme  déchu,  comme  un  accident  heureux 
venant  restaurer  le  plan  divin  contrarié  par  la  malice  humaine  :  elle 
brille  surtout  comme  le  centre  d'un  monde  glorieux  dont  Dieu  voulait, 
avant  la  chute,  être  la  synthèse  glorieuse  en  unissant  dans  la  personne 
du  Verbe  la  nature  humaine,  afin  que,  toute  créature,  étant  soumise 
au  Dieu-Homme,  toutes  fussent  aussi,  par  la  perfection  de  son  adora- 
tion, rapportées  à  la  Trinité. 

Une  telle  conception  n'est  certainement  ni  étriquée  ni  banale.  Elle 
révèle  chez  son  auteur  une  puissance  de  vision  qui  s'étend  bien  au- 
delà  des  minuties  de  l'analyse  et  jusqu'aux  limites  les  plus  reculées  de 
la  synthèse  C'est  grâce  à  l'harmonie  et  à  Taisance  de  ce  plan,  que  le 
Yen.  Scot  a  eu  sur  ses  devanciers  et  ses  contemporains,  l'inappré- 
ciable avantage  de  comprendre  et  de  défendre  un. dogme  d'une  impor* 
tance  aussi  capitale  que  celui  de  Tlmmaculée-Conception.  Saint  Tho- 
mas et  saint  Bonaventure  ne  l'avaient  pas  compris,  précisément  parce 
qu'ils  s'étaient  fait  une  autre  conception  du  plan  de  rincarnation. 
C'est  que,  pour  eux,  celle-ci  n'était  une  synthèse  que  secondaire- 
ment ;  avant  tout,  elle  était  une  restauration,  et  la  femme  qui  devait  y 
coopérer,  devait  aussi  y  participer. 


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BIBLIOGRAPHIE  «63 

Le  R.  F.  Déodat  nous  donnera  sans  doute  prochainement  ce  corol- 
laire de  la  Thèse  qu'il  vient  d'exposer  dans  une  langue  peii  commune 
sous  la  plume  d'un  scolastique.  C'est  en  effet  un  rare  mérite  que  de 
savoir  traduire,  avec  élégance  et  limpidité,  la  doctrine  scotiste  de  l'In- 
carnation .  Tous  les  lecteurs  ne  partageront  peut-être  pas  toutes  les 
vues  de  l'auteur  :  c'est  parfois  affaire  de  raison  ;  c'est  plus  souvent 
affaire  de  préjugés.  Tous  auési  sans  doute  ne  trouveront  pas  le  style 
impeccable,  malgré  ses  réelles  et  très  nombreuses  qualités  «  Il  est 
difficile,  en  touchant  à  des  sujets  d'une  telle  élévation,  de  ne  pas  haus- 
ser quelquefois  l'expression  au-delà  de  cette  mesure  où  la  simplicité 
se  rencontre  avec  le  sublime.  Malgré  cela,  l'œuvre  du  R.  P.  Déodat  est 
de  celles  qui  restent  parce  qu'elles  sont  l'expression  d'une  école  et  le 
patrimoine  d'un  Ordre  religieux.  Continuée  et  achevée,  cette  œuvre 
prendra  place  à  côté  des  meilleurs  commentaires  de  la  doctrine  sco- 
tiste. 

L'abbé  Coste. 


Ascensions  par  le  P.  Désiré  des  Planches,  0.  M.  C.  —  Mar- 
seille, Impr.  Âschero^  87,  rue  Paradis,  1903,  —  in-8®  de 
161  p.  avec  une  gravure.  Prix,  2  fr. 

Un  moine  qui  chante  au  lendemain  de  son  expulsion,  ce  n'est  point 
là  spectacle  vulgaire.  En  vrai  fils  de  Sdnt  François,  le  P.  Désiré  cultive 
la  joie  parfaite.  Il  a  repris  sa  Harpe  et,  trouvant  qu'elle  ne  montait 
plus  assez  haut,  il  en  a  multiplié  les  gammes.  Mais,  comme  jadis,  il  la 
touche  délicieusement.  Ses  Ascensions  sont'  de  la  plus  pure  poésie 
franciscaine. 

L'auteur  avoue,  dans  sa  préface,  «  avoir  chanté  à  son  insu  et  comme 
malgré  lui.  »  Heureuse  inconscience  !  N'est-elle  pas  la  source  du  véri- 
table lyrisme  7  Ne  chante  pas  qui  veut  :  nascuntur  poetœ.  De  là  l'élé- 
gau'^e  et  la  richesse  de  son  verbe. 

D'aucuns  lui  reprocheront  peut-être  son  modernisme.  Certaines 
tournures,  certains  néologismes,  encore  que  peu  nombreux,  sonneront 
mal  aux  oreilles  classiques.  Le  R.  Père  est  de  l'école  de  ceux  qui 
estiment  que  le  style  peut  évoluer  autour  du  roc  immuable  de  l'idée, 
qu'un  mot  clair  et  vif,  fut-il  nouveau,  vaut  bien  une  lourde  périphrase. 
Le  style  doit  s'inspirer  delà  pensée.  Or  la  pensée  moderne  a  la  rapidité 
de  l'oiseau.  Pourquoi  ne  pas  lui  en  donner  les  ailes  ?  L'auteur  l'a  fait  ; 
qui  l'en  blâmerait  ? 


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664  BIBLIOGRAPHIE 

D*ailleurs  ne  fallait-il  pas  des  ailes  pour  nous  emporter  vers  les 
sereines  régions  de  l'idéal,  et  faire  vibrer  ce  qui  reste  de  fibres  saintes 
dans  Tâme  contemporaine  si  pitoyablement  avachie  ! 

La  sachant  avide  de  sentations,  le  R.  P.  la  veut  émouvoir  chrétien- 
nement. En  des  pages  brûlantes,  il  lui  montre  «  le  But  »  encourage 
son  «  Effort  »,  l'aide  à  prendre  son  u  Essor  »,  lui  fait  goûter  sur 
«  les  Sommets  »  éthérés  du  catholicisme  les  joies  pacifiantes  de  l'homme 
revenu  à  Dieu,  puis,  en  dé  vibrants  appels,  fiers  échos  de  son  amour 
pour  l'Eglise  et  la  France^  lui  met  au  cœur  la  flamme  du  zèle  :  Trake  nos. 

Les  Ascensians  sont  donc  bien  ce  que  les  voulait  Tauteur  :  un 
nouvel  itinéraire  de  l'âme  à  Dieu.  Gomme  saint  Bonaventare,  il  la 
composé  avec  toute  son  âme  de  poète,  de  prêtre  et  de  franciscain. 

Ce  livre  a  sa  place  marquée  dans  une  bibliothèque  déjeunes.  Puissent 
les  Ascensions  entretenir  le  feu  sacré  chez  ceux  qui  le  pos- 
sèdent encore  et  exercer  sur  les  juvéniles  blasés  de  notre  siècle  une 

invincible  attirance.  Elles  le  méritent. 

P.  DiBGO-JosBPn. 


Retraite  surles  douze  degrés  de  l'imitation  de  Jésus-Christ, 
par  l'imitation  de  saint  François.  Résumé  des  instructions, 
par  le  P.  Eugène  d'Oisy,  O.  M.  C.  Couvin,  1903,  in-32,  de 
50  pages. 

Ces  douze  degrés  sont  le  silence,  la  pauvreté,  l'humilité,  la  pénitence, 
le  travail,  Tobéissance,  la  pureté,  la  charité  envers  Dieu,  celle  envers 
le  prochain,  le  zèle,  la  prière  et  Timitation  de  la  Passion  de  N.-S. 

Sous  une  forme  affective,  par  manière  de  dialogue  entre  Tâme  du 
chrétien  et  saint  François,  le  pieux  fidèle  se  trouve  doucement  conduit 
ou  ramené  à  Dieu,  au  pied  du  trône  de  TËucharistie  d'où  découlent 
toute  vie,  toute  grâce  et  toute  force.  Nous  sommes  persuadés  que  cette 
brochure  fera  un  très  grand  bien.  Aux  âmes  qui  voudront  la  lire  comme 
on  lit  l'Imitation,  souvent  et  par  petites  doses,  elle  donnera  du  courage. 
Elle  en  a  déjà  donné. 

F.  U. 


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ETUDES  FRANCISCAINES 


TABLE  DES  MATIERES 


JUILLET  1903 


La  Noblesse  des   Pays-Bas   à    la  fia  du    XVI*  siècle,  par  la 

C*^«  M.  de  Villermont 

Notre   Architecture    religieuse  au    moyen    âge,   par  Alphonse 

Germain 14 

Le  Lieu  de  la  rencontre  d'Abraham  et  de  Melchisédech,  par  le 

P.  Victor  Bernardin 29 

Coup  d'œil  sur  le  XIII*  siècle  italien,  par  H.  Matrod.     ...       37 

De  la  Fraternité  sacerdotale,  par  le  P.    Joseph 51 

L'Infini  catégorie  et  réalité,  par  le  P.  Raymond.-    ....       61 
Notes  théologiques   sur  l'union  de  l'homme  à  Jésus-Christ,  par 

le   P.   François 67 

Le  Catholicisme  dans  la  patrie  de  saint  Paul,  par  G.  Hadighian.       86 
Mélanges.  Le  Sacrum  Commercium  B.  Franciscî.   —  Statistique 

franciscaine  de    1385,  par  le  P.    Ubald 93 

Bibliographie 98 

AOUT  1903 

Hommago  à  Sa  Sainteté  Pie  X 105 

Léon  XIII,  par  La  Rédaction 107 

Lettre  sur  Léon  XIII,  par  le  R"«  P.  Bernard 110 

Bruxelles  et  la  Cour  des  archiducs,  pa^r  la  C**"®  M.  de  Villermont.  118 
Etude  de  mœurs  religieuses.  Un  thaumaturge  au  XVII^  siècle  : 

le  P.  Marc  d'Aviano,  par  le  P.  Hilaire 136 


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666  TABLE  DES  MATIÈRES 

Les  Lois  se  découvrent  et  ne  se  font  pas,  par  L.  B.  de  Rosnay«    .  153 

Sainte  Thérèse  et  saint  Pierre  d'Alcantara,  par  le  P.  René.  .  162 
Notre   Architecture    religieuse   au   moyen  âge,   par  Alphonse 

Germain lfȔi 

Coup  d'œil  sur  le  XHI  siècle  italien,  par  H.  Matrod.  .  .  178 
Du  Féminisme  à   propos  d'un  livre  récent,  par  le  P.  Louis  de 

Gon^ague ^  191 

Notes  théologiques  sur  l'union  de  l'homme  à  Jésus-Christ,  par 

le  P.  François 203 

Bibliographie .      ^     .  ......  220 


SEPTEMBRE  1903 

De  la    Volonté   providentielle   dans  les  présentes  luttes,   par 

H.  Thévenin 225 

Un  Ennemi  de  TEglise  à  Rome  en  1819,  par  H.  Matrod.      .      .  243 

De  la  Définibilité  de  TAssomption,  par  le  P.  Timothée.     ...  254 

La  Renaissance  littéraire  en  France.  Pascal,  par  A.  Charaux.      .  260 

Des  Maladies  intellectuelles,  par  le  P.  Aimé 283 

Notes  théologiques  sur  l'union  de  l'homme  à  Jésus-Christ,  par 

le  P.  François 298 

Mélanges.  Résurrection  d'une  ancienne  méthode  de  spiritualité, 

par  le  P.  Ubald 318 

—  Le  Chevalier  de  Trélon  et  les  Stuarts,  par  F.    Mavil.      .  327 

Bibliographie 330 


OCTOBRE  1903 

Lettre  encyclique  de  Notre-Saint-Père  le  Pape  Pie  X  à  tous  les 
patriarches,  primats,  archevêques,  évéques  et  autres  ordinaires 
en  paix  et  en  communion  avec  le  siège  apostolique,  Pie  X.      .     337 
La  Situation  religieuse  aux  Etats-Unis,  par  le  P.  Joseph.     •      .     351 
Notes  théologiques  sur  Tunion  de  l'homme  à  Jésus-Christ,  par  le 

P.  François 3iM 

S|Lint  Pierre  d'Alcantara  et  sainte  Thérèse,  par  le  P.  René .      .     .     384 
Le  Concordat  de  1801  par  Son  Eminence  le  Cardinal  Mathieu, 
par  A.  Charaux.      .«....* 395 


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TABLE  DES  MATIERES  667 

Un  Thaumaturge  au  XVII®  siècle,  le  Père  Marc  d'Aviano,  par  le 

P.  Hilaire .  403 

Le  XVII*  Siècle  littéraire  :  Pascal,  par  A.  Charaux     ....  414 

UnePagede  P.  F.  Dubois  sur  Bossuet,parH.  Matrod.           .      .  430 

Bibliographie 442 

NOVEMBRE  1903 

De    rOrigine    française    de    saint    François    d'Assise,    par   le 

P.  Ubald 449 

Le  XVII*  et  le  XVIII*  siècles  littéraires  en  France.  La  Roche- 
foucauld^ par  A.  Charaux 455 

Deux  Journées  à  Djeddah,  par  E.  Suret 476 

Notes  théologiques  sur  l'union  de  Thomme  à  Jésus-Christ,  par 

le  P.  François 503 

Mélanges.  Une  Noce  Catholique  à  Malatia,  par  A.  Khorassanian.  529 
Une  Nouvelle  Vie  de  sainte  Colette,  notice  sur  un  manuscrit 

du  XV*  siècle,  par  le  P.  Ubald 534 

Bibliographie 538 

DÉCEMBRE  1003 

Une  Nouvelle  Histoire  de  Belgique,  par  le  P.  Ubald.      .      .      .  557 

Maladies  intellectuelles,   par  le  P.  Aimée 5T} 

Fouilles  du  Forum,  par  H.  Matrod. 596 

Le  Liber  conformitatum  de  Barthélémy  de  Pise,  XXX     .      .      .  612 

De  la  Confession   des  Religieuses,  E.  T 620 

Notes  théologiques  sur  Tunion  de   l'homme  à  Jésus-Christ,  par 

le  P.    François 628 

Un  Illustre  Parisien.  L'Inventeur  du  Photomètre,  par  L.  B.  de 

Rosnay 655 

'Bibliographie 659 


CUM  LICENCIA  SUPERIORUM 

Le  gérant  : 
F.  CHEVALIER. 

Vannes.  —  Imprimerie  LAFOLYE  Frères,  2,  place  des  Licet* 


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